Choses vues/1844/Faits contemporains

Ollendorf (Œuvres complètes. Tome 25p. 111-112).


FAITS CONTEMPORAINS.


I


Aujourd’hui 20 mars 1844, j’ai failli être tué d’un coup de canon, à quatre heures après midi sur le quai de la Grève. Voici comment. Je marchais tête baissée rêvant à je ne sais quels vers. Un convoi d’artillerie passait en ce moment sur le quai. Je n’y prenais pas garde. À un certain moment j’ai traversé le quai pour gagner le bord de l’eau. Tout à coup un bruit formidable m’a réveillé comme d’un songe. Une pièce de canon venait de tomber à mes pieds sur le pavé. C’était une énorme coulevrine d’Alger qu’on transportait à Vincennes. La chaîne qui la suspendait à l’affût mobile venait de se casser et la pièce, longue d’environ douze pieds, était tombée. Un pas de plus, elle m’écrasait. C’était un canon fondu au siècle dernier à Alger par un français, et sur lequel j’ai lu ce chiffre qui indiquait sans doute le poids : 6 185.




II


4 août 1844.

Voici un fait étrange qui vient de se passer ces jours-ci et qui n’est connu que des personnes intéressées à le cacher.

M. Pradier, l’excellent statuaire, a un talent merveilleux et une femme coquette. Son talent l’enrichit, sa femme le ruine. La femme fait plus de besogne encore que le talent, d’où il suit que le pauvre grand sculpteur gagne cinquante mille francs par an et marche à l’hôpital.

Il y a deux ans, le roi lui a commandé une statue de M. le duc d’Orléans, en bronze, couchée, pour le tombeau du prince qui est à Dreux. M. Pradier a fait la statue qui a été fondue dernièrement chez un fondeur du quartier Popincourt. Cependant M. Pradier devait quatre mille francs à son fondeur. Les effets sont venus à échéance ; M. Pradier, toujours gêné et n’ayant pas l’argent, n’a pu payer ; le fondeur lui-même, pris de court, comptait sur ce payement pour payer ses ouvriers à la fin du mois. Le non-payement, c’était la faillite. Que faire ?

La statue du prince était encore chez lui. Il l’a mise en gage pour avoir les quatre mille francs. Ainsi la statue sépulcrale du duc d’Orléans, avant d’aller à Dreux, aura été au Mont-de-Piété.