L'Action sociale catholique (p. 87-94).

AU FEU !




Toute la journée, un ciel gris et lourd a pesé sur la campagne. Vers le soir, une brise chaude a soufflé, de gros nuages noirs ont roulé, très bas. Les bêtes, inquiètes, se groupent et cherchent les maisons ; à tire-d’aile, les oiseaux gagnent leurs nids. Le tonnerre gronde sourdement, on ne sait où, derrière les montagnes.

C’est une nuit d’orage qui s’annonce. Les ménagères, prudentes, ferment les contrevents, barrent les portes. Tout le monde est à l’abri ; le chien même est rentré. Le village s’endort dans une nuit sans étoiles, noire comme de l’encre…

Vers minuit, les nuages crèvent. Pluie d’abat, courte durée… Puis, une saute de vent. Une rafale fond sur le toit, qui gémit ; toute la maison craque. Dans la bourrasque, les arbres tordent leurs bras, s’entrechoquent, mêlent leurs têtes échevelées. Un éclair zigzague, et tout de suite un coup de tonnerre éclate ; un coup, sec, sans roulement… Et c’est tout ; on n’entend plus que le vent qui hurle, et la pluie qui tombe par paquets. Mais la charpente est solide, la famille est à l’abri : dormons…

Un réveil en sursaut ! Qu’y a-t-il ? La pluie a cessé. Le son de la grosse cloche de l’église arrive, lugubre, dans l’ouragan. Le tocsin !… La foudre est tombée, la foudre a mis le feu !… Un homme à cheval, ni selle ni bride, passe au galop : « Au feu ! » Une lueur se reflète sur le clocher. « Au feu ! Au feu ! »

De partout l’on accourt, avec des haches, des échelles, des chaudières. Dans le chemin du roi, il fait clair comme en plein jour. C’est chez les Saintonge, au bout du village, que le tonnerre est tombé, sur la grange neuve au sud de la maison. Quand on s’en est aperçu, déjà tout le foin était en feu, des flammes perçaient la couverture. Et le vent, qui fait rage, souffle vers l’église ! Si le feu prend à la maison des Saintonge, c’est fini : tout le village y passe. « Au feu ! Au feu ! »

On arrive ; vite, on s’organise. Pas de brigade de pompiers, dans nos campagnes, pas de pompes à incendie, pas de boyaux ; mais du cœur à l’ouvrage, et une entente qui surprend. C’est le maire de la paroisse qui commande : — « Aux échelles, les enfants ! Protégez la maison. Des couvertes, des tapis mouillés sur les bardeaux du toit, sur le lambris du pignon ! Et de l’eau partout ! Faites la chaîne, vite ! Toi, veille au coin du sorouêt, c’est là que ça va prendre. Il y a assez de monde à la chaîne. Venez avec moi, vous autres : à la grange, avec des haches ! »

Une chaîne s’est formée, double, les femmes d’un côté, les hommes de l’autre ; par là, de main en main, les chaudières vides descendent à la rivière ; par ici, de main en main, elles remontent remplies. « De l’eau ! De l’eau ! » Et le va-et-vient n’a pas de repos ni de cesse.

Cependant, une équipe s’est attaquée à la grange, cherche à étouffer le feu, démolit les pans, arrache des lambeaux de couverture. Efforts inutiles ! Le brasier, plus ardent, crépite ; on dirait une fusillade. Les flammes montent, se couchent sous le vent, viennent lécher la maison. Les braves gens qui sont au bout de la chaîne, sur le toit, se gardent comme ils peuvent sous des draps mouillés ; ils luttent ; vingt fois le feu prend aux bardeaux, vingt fois ils l’éteignent.

Quelqu’un crie :

— « Monsieur le Curé ! Allez chercher Monsieur le Curé ! »

Mais Monsieur le Curé est là ; il y était des premiers. Ceux qui, dans la première excitation de l’alerte, ne l’avaient pas vu d’abord, l’aperçoivent qui se tient, seul, entre la maison menacée et la grange en feu.

— « Monsieur le Curé, arrêtez le feu ! On ne peut plus rester ici : on brûle ! Le feu nous gagne, Monsieur le Curé. Arrêtez le feu ! Faites un miracle ! »

— « Travaillez ferme, mes enfants. Ne craignez rien. La maison ne brûlera pas. »

Ils reprennent courage. La maison ne brûlera pas. Le curé l’a dit. Il est là, il barre le chemin au feu. Le feu ne passera pas. Hardi, les gars ! de l’eau, encore de l’eau ! La maison ne brûlera pas, le feu ne passera pas ! Hardi sur le feu !

Les meubles qui garnissaient la demeure des Saintonge ont été transportés, pêle-mêle, dans un champ voisin. Seul, le crucifix de la grand’chambre n’a pas suivi le ménage : on l’a fixé au mur du pignon, face au danger.

Sous la croix protectrice, le curé est à son poste, encourage ses gens, les dirige au besoin. L’ardeur du brasier lui brûle le visage ; des flammèches font des trous dans sa soutane…

Tout à coup, quelque chose s’effondre, et de l’incendie un rideau de grandes flammes rouges monte et se rabat, en sifflant, sur la maison.

Un cri : — « Sauvez-vous ! » et les plus vaillants reculent devant l’embrasement vainqueur.

Le prêtre n’a pas bougé. Il est toujours là, immobile, sous la pluie de feu. Ses lèvres remuent…

Mais qu’est-ce que cela veut dire ? Surprise ! le vent balaye la fumée, repousse les flammes…

— « Le vent tourne ! Plus de danger ! Et le feu diminue ! Hourrah ! on va l’éteindre. De l’eau, par ici ! On a le dessus. Hourrah ! Par ici, de l’eau, des échelles, des haches ! »

Le matin paraît. La grange n’est plus qu’un amas de ruines fumantes, mais la maison des Saintonge n’a pas brûlé.

Des hommes, noirs de cendre et de fumée, des écorchures aux mains, des brûlures au visage, veillent encore sur les restes de l’incendie.

Un vieux dit :

— « C’est une chose connue : le feu du ciel, ça s’éteint pas avec l’eau de la terre. Vous l’avez vu, plus on en jetait, plus ça brûlait. Sans Monsieur le Curé, le village y passait, sûr et certain ! »

À l’église, une cloche sonne à petits coups réguliers. Monsieur le Curé monte à l’autel…