Chez nous/Les écumeurs de tonnes

L'Action sociale catholique (p. 108-112).

LES ÉCUMEURS DE TONNES




Aimez-vous flâner sur les quais, dans l’encombrement des balles de marchandises, des cordages et des ancres ? Avez-vous écouté la grande rumeur du port, faite du sifflement de la vapeur, du heurt des ballots qui s’entre-choquent, de la respiration essoufflée des remorqueurs qui courent sous les beauprés, du clapotis de l’eau sur les bordages, du crissement des amarres enroulées sur les bittes, du grincement des palans, des cris des manœuvres, des appels des matelots ? Avez-vous vu vivre et s’agiter les quais du vieux Québec ? Vous êtes-vous mêlé jamais à ce peuple qui ne connaît pas les souffles du grand large, mais qui vit de la mer tout de même, et, sur les quais, peine et s’efforce tout le jour, parfois toute la nuit, dans la fumée, la poussière de charbon, les odeurs malsaines, parce qu’à la maison la femme et les petits ont besoin, et qu’il n’y a guère de gagne ?… Et connaissez-vous l’industrie, à la fois humble et alléchante, des « écumeurs de tonnes » ?

Chaque été, des navires, venus de la Barbade, à ce qu’on dit, déchargent sur nos quais leurs cargaisons de grosses tonnes, pleines d’un sirop épais et noirâtre, dernier résidu de la cristallisation du sucre. On range ces tonnes, côte à côte, par files. Or, la mélasse, agitée durant le voyage, s’échauffe, fermente, filtre au travers des douves mal jointes, s’échappe par les bondes mal fermées, et coule en écume jaunâtre sur les tonnes alignées.

Alors, dans les mansardes où l’on a faim, les enfants disent : « Allons au sirop ! »

Aller au sirop !… Ô volupté ! Le regard s’allume, et l’eau vient à la bouche… C’est qu’on n’en mange pas tous les jours, du sirop !

Vite, les petits se munissent d’une chaudière, d’un vaisseau quelconque, d’une cuiller, et en route pour la récolte ! La moisson, ce sera la mousse blonde qui coule des bondons écumeux. Et l’on s’appelle, d’un taudis à l’autre, et l’on s’annonce la bonne nouvelle, et les petits écumeurs s’abattent sur la cargaison fraîchement débarquée.

C’est plaisir et pitié tout à la fois, de voir les pauvres petits gars recueillir à l’aide de leurs cuillers le précieux liquide et le déposer avec soin dans leurs chaudières. C’est à qui fera la meilleure provision ; alertes, ils vont d’un tonneau à l’autre, s’appellent, courent, ramassant tout, ne laissant rien perdre du bon sirop. S’il se produit une coulée extraordinaire, des disputes peuvent s’élever : « Ce tonneau est à moi ! — Non ! Je l’ai vu le premier ! »… On va en venir aux mains, quand tout à coup, un peu plus loin, un bondon saute, un flot bouillonnant s’échappe… Tous accourent, et ce sont des cris de joie : « Oh ! du pur sirop ! »

J’ai vu à l’ouvrage toute une famille d’écumeurs : le père, un peu honteux, tenait la chaudière commune, ses enfants couraient les tonnes. Le plus jeune ne savait pas résister à la tentation trop forte : de temps en temps, à la dérobée, il léchait sa cuiller… Et sa petite figure en était toute réjouie.

Quand les tonnes sont écumées, chacun s’en retourne chez lui, emportant de quoi régaler la famille.

Sans doute, le produit de cette industrie singulière n’est pas très pur. Un délicat aurait des haut-le-cœur devant cette mélasse en fermentation, raclée sur des tonneaux malpropres par des gamins en guenilles ; il y trouverait des choses innommées, ramassées au hasard de la cuiller avec la bave des tonnes. Mais les miséreux ont le cœur solide ; et, pour eux, qui d’ordinaire mangent leur pain sec, un croûton recouvert de cette écume généreuse est un régal.