Chez les heureux du monde/Texte entier

Chez les heureux du monde


CHEZ

LES HEUREUX DU MONDE[1]

I


Selden s’arrêta surpris. Dans la bousculade de l’après-midi, à la Grande Station Centrale, ses yeux venaient de rencontrer le visage reposant de miss Lily Bart.

C’était un lundi, au début de septembre : le jeune avocat retournait à sa besogne après une rapide fugue à la campagne ; mais que pouvait faire miss Bart en ville, à cette époque de l’année ? Si elle avait eu l’air de prendre un train, il aurait pu en déduire qu’il l’avait surprise à son passage entre deux des maisons de campagne qui se disputaient sa présence après la fin de la saison de Newport ; mais son apparence indécise le rendait perplexe. Elle se tenait en dehors de la foule, qu’elle laissait s’écouler vers le quai ou vers la rue, avec une mine irrésolue qui — Selden le soupçonnait — pouvait masquer un projet très défini. Tout de suite il lui vint à l’esprit qu’elle attendait quelqu’un ; pourtant il ne se rendait pas bien compte pourquoi cette idée l’avait saisi. Il n’y avait rien de changé en Lily Bart ; mais quoi ! il ne la revoyait jamais sans un petit sursaut d’intérêt : elle avait le don de toujours susciter la réflexion ; ses actes les plus simples semblaient le résultat d’intentions qui allaient loin.

Un mouvement de curiosité le fit se détourner du chemin qui menait à la sortie ; il dépassa miss Bart en flânant. Il savait que si elle ne désirait pas être vue, elle trouverait moyen de l’éviter ; et la pensée de mettre son habileté à l’épreuve le divertissait.

— Monsieur Selden !… quel heureux hasard !

Elle vint au-devant de lui, souriante, presque empressée, résolue à l’arrêter. Une ou deux personnes, en les frôlant, s’attardèrent à regarder : car la tournure de miss Bart était capable de retenir même le voyageur de banlieue se précipitant vers son dernier train.

Selden ne l’avait jamais vue plus rayonnante. Sa tête animée, se détachant sur les tons obscurs de la foule, était plus en relief que dans une salle de bal : sous le chapeau sombre et le voile, elle retrouvait le teint de jeune fille, pur et lisse, qu’elle commençait à perdre après onze années de veilles et de danse ininterrompue… Y avait-il vraiment onze années, Selden en était à se le demander, et avait-elle vraiment atteint le vingt-neuvième jour de naissance que ses rivales lui prêtaient ?

— Quelle chance ! — reprit-elle. — Comme c’est gentil à vous de venir à mon secours !

Il répondit joyeusement qu’il n’avait pas été mis au monde pour autre chose, et lui demanda quel genre de secours il pouvait lui apporter.

— Oh ! tout ce que vous voudrez… jusqu’à vous asseoir sur un banc et bavarder avec moi… On « cause » bien un cotillon : pourquoi ne pas « causer » l’intervalle de deux trains ? Il ne fait pas plus chaud ici que dans les salons de Mrs. Van Osburgh… et les femmes n’y sont guère plus laides.

Elle s’interrompit en riant, expliqua qu’elle arrivait de Tuxedo, qu’elle allait chez les Gus Trenor, à Bellomont, et qu’elle avait manqué le train de trois heures quinze pour Rhinebeck.

— Et il n’y en a pas d’autre avant cinq heures et demie. (Elle consulta la petite montre en pierreries cachée dans ses dentelles.) Juste deux heures à attendre. Et je ne sais que devenir. Ma femme de chambre est arrivée ce matin pour faire des courses et devait partir à une heure pour Bellomont ; la maison de ma tante est fermée et je ne connais pas une âme en ville. (Elle jeta sur la gare un coup d’œil plaintif.) Après tout, il fait plus chaud que chez Mrs. Van Osburgh. Si vous avez du temps à perdre, emmenez-moi donc quelque part respirer un peu.

Il déclara qu’il était entièrement à sa disposition : l’aventure lui paraissait plaisante. Comme spectateur il avait toujours apprécié Lily Bart. Et son genre de vie le tenait si éloigné du cercle où elle se mouvait que cela l’amusait d’être entraîné pour un instant dans l’intimité subite que sa proposition impliquait.

— Allons-nous chez Sherry prendre une tasse de thé ?

Elle eut un sourire d’assentiment, puis elle fit une légère grimace :

— Tant de gens viennent en ville, le lundi !… on est sûr de rencontrer une quantité de raseurs… Je suis vieille comme les rues, c’est vrai, et cela ne devrait pas tirer à conséquence ; mais si, moi, je suis assez vieille, vous ne l’êtes pas, — objecta-t-elle gaiement. — Je meurs d’envie de prendre du thé… mais n’y a-t-il pas un endroit plus tranquille ?

Il lui rendit son sourire qui se posait sur lui allègrement. Ses réserves l’intéressaient presque autant que ses imprudences : il était si persuadé que les unes et les autres faisaient partie d’un même plan soigneusement élaboré ! En jugeant miss Bart, il avait toujours eu recours à l’argument des causes finales.

— Les ressources de New-York sont assez maigres ! dit-il. Mais je vais d’abord chercher un hansom, puis nous inventerons quelque chose.

Il la conduisit à travers la foule des petites gens de retour de congé ; ils dépassèrent des filles au teint blême, coiffées de chapeaux absurdes, et des femmes à poitrines plates qui se battaient avec des paquets et des éventails en feuille de palmier. Était-il possible qu’elle fût de la même race ? L’apparence terne et mal dégrossie de cette moyenne humanité féminine fit sentir à Selden quel haut échelon elle occupait dans l’échelle des êtres.

Une courte averse avait refroidi l’atmosphère, et la fraîcheur des nuages était encore suspendue sur la rue humide.

— C’est délicieux ! Marchons un peu, — dit-elle en sortant de la gare.

Ils tournèrent dans l’avenue Madison et flânèrent en se dirigeant vers le nord. Comme elle allait à ses côtés, d’un pas léger et allongé, Selden devint conscient du plaisir sensuel que lui donnaient son voisinage, le modelé de sa petite oreille, la sinueuse vague montante de ses cheveux — l’art ajoutait-il tant soit peu à leur éclat ? — et la ligne épaisse des cils noirs et droits. Tout en elle était à la fois vigoureux et exquis, à la fois fort et fin. Il avait l’intuition confuse qu’elle avait dû coûter beaucoup à créer, qu’un grand nombre d’êtres incolores et laids avaient de quelque mystérieuse façon été sacrifiés à la produire. Il n’ignorait pas que les qualités par où elle se distinguait de la masse de son sexe étaient surtout de surface : — comme si un émail rare et délicat avait été appliqué sur une argile commune… Et pourtant l’image ne le satisfaisait pas, car une substance grossière ne supporte pas un haut degré de fini : ne se pouvait-il faire que la matière fût précieuse, mais que les circonstances lui eussent donné une forme futile ?

Quand il en fut arrivé à ce point dans ses réflexions, le soleil reparut, et l’ombrelle ouverte vint contrarier son plaisir. Un moment après, miss Bart s’arrêta en soupirant.

— Ah ! Dieu, que j’ai chaud et que j’ai soif ! Quel endroit hideux que New-York ! (Elle parcourut d’un regard désespéré la chaussée lugubre.) D’autres villes revêtent leurs plus beaux habits en été, mais New-York a l’air assise en manches de chemise. (Ses yeux errèrent au fond d’une rue latérale.) Quelqu’un a eu la charité de planter quelques arbres de ce côté : allons à l’ombre.

— Je suis content que ma rue ait votre approbation ! — dit Selden quand ils eurent tourné le coin.

— Votre rue ?… Vous demeurez ici ?

Elle regarda avec intérêt le devant des maisons neuves, en brique et pierre à chaux, décorées de motifs fantasques pour obéir au goût américain de la nouveauté, mais fraîches et accueillantes avec leurs stores et leurs jardinières fleuries.

— Ah ! oui… c’est cela : le Benedick… Quelle charmante construction ! Je ne crois pas l’avoir encore vue. (Elle examinait la maison de rapport qui, de l’autre côté de la rue, élevait son porche de marbre et sa façade pseudo-xviiie siècle.) Quelles sont vos fenêtres ? Celles avec les stores baissés ?

— Au dernier étage, oui.

— Et ce gentil petit balcon est à vous ? Comme il doit faire frais là-haut !

Il hésita, un instant :

— Venez-y voir ! — suggéra-t-il. — Je puis vous donner une tasse de thé en un rien de temps… et vous ne rencontrerez pas de raseurs.

Son visage se colora, — elle n’avait pas encore perdu l’art de rougir au bon moment, — mais elle accepta la proposition aussi légèrement qu’elle était faite.

— Pourquoi pas ? C’est trop tentant… je cours le risque ! déclara-t-elle.

— Oh ! je ne suis pas dangereux, — fit-il sur le même ton.

À la vérité, elle ne lui avait jamais tant plu qu’en cette minute. Il savait qu’elle avait accepté sans arrière-pensée : il n’avait pas la prétention d’entrer en ligne de compte dans ses calculs ; il y avait pour lui une surprise bienfaisante, ou presque, dans la spontanéité de son consentement.

Sur le seuil, il s’arrêta, un instant, cherchant sa clef.

— Il n’y a personne ici, mais j’ai un domestique qui est censé venir le matin, et il se peut qu’il ait sorti ce qu’il faut pour le thé et qu’il se soit procuré quelque gâteau.

Il l’introduisit dans une antichambre étroite, ornée de vieilles gravures. Elle remarqua les lettres et les cartes entassées sur la table, parmi les gants et les cannes. Puis elle se trouva dans une petite bibliothèque, sombre mais riante, avec ses murs tapissés de livres, une carpette orientale, aux nuances agréablement passées, un bureau encombré, et, comme il l’avait prédit, un plateau à thé sur une table basse, auprès de la fenêtre… Une brise s’était levée, agitant les rideaux de mousseline ; elle apportait de la jardinière posée sur le balcon une fraîche senteur de réséda et de pétunia.

Lily se laissa choir avec un soupir dans un des fauteuils de cuir usé.

— Quel délice d’avoir un endroit comme cela tout à soi ! Quelle lamentable chose que d’être une femme !

Elle s’abandonnait à toutes les voluptés du spleen.

Selden farfouillait dans une armoire, à la recherche du gâteau.

— On trouve cependant des femmes, — dit-il, — qui ont adopté le régime privilégié du petit appartement.

— Oui, des gouvernantes… ou des veuves. Mais pas des jeunes filles… pas de pauvres misérables jeunes filles à marier !

— Moi, je connais même une jeune fille qui a un petit appartement.

Elle sursauta :

— Vrai ?

— Mais oui ! — répliqua-t-il, sortant de l’armoire avec le gâteau en question.

— Oh ! je sais… vous voulez dire Gerty Farish. (Elle eut un sourire peu bienveillant.) Mais j’ai dit : « à marier… » Et puis elle vit dans un horrible petit trou, elle n’a pas de femme de chambre, et elle mange des choses si étranges ! Sa cuisinière lave le linge, et la nourriture a le goût de savon… Je détesterais cela, vous savez.

— Vous ne devriez pas dîner avec elle les jours de blanchissage, — dit Selden, découpant le gâteau.

Et de rire, tous les deux. Il s’agenouilla près de la table et alluma la lampe sous la bouilloire, tandis qu’elle mettait dans la petite théière en faïence verte la dose de thé nécessaire. Il observait sa main, polie comme un morceau de vieil ivoire, avec ses ongles roses et frêles, et le bracelet de saphir qui lui glissait sur le poignet : il sentit combien il était ironique de lui suggérer, à elle, une vie comme celle que sa cousine, à lui, Gertrude Farish, avait choisie. Elle était si évidemment la victime de la civilisation qui l’avait produite que les anneaux de son bracelet avaient l’air de menottes l’enchaînant à son destin.

Elle parut lire sa pensée :

— C’est très vilain à moi d’avoir ainsi parlé de Gerty, — dit-elle avec une componction charmante. — J’ai oublié qu’elle était votre cousine. Mais, vous savez, nous sommes si différentes !… elle aime à être bonne, et moi, j’aime à être heureuse… Et puis, elle est libre et je ne le suis pas… Si je l’étais, je ne dis pas que je ne parviendrais pas à être heureuse même dans son petit appartement. Cela doit être une joie sans mélange que de disposer ses meubles selon son goût, et de donner toutes les horreurs au chiffonnier. Si je pouvais seulement refaire le salon de ma tante, je suis sûre que je serais une meilleure femme.

— Est-il vraiment si mal, ce salon ? — demanda Selden d’un ton compatissant.

Elle lui sourit par-dessus la théière, qu’elle tenait levée, prête à être remplie.

— Cela prouve que vous y venez rarement… Pourquoi ne venez-vous pas plus souvent ?

— Quand je viens, ce n’est pas pour regarder les meubles de Mrs. Peniston.

— Allons donc ! — fit-elle. — Vous ne venez jamais… et pourtant, quand nous nous rencontrons, nous nous entendons si bien !

— Peut-être, — s’empressa-t-il de riposter, — est-ce la raison. Je crains de ne pas avoir de crème… accepterez-vous une tranche de citron, à la place ?

— Je le préfère. (Elle attendit jusqu’à ce qu’il eût coupé le citron et qu’il en eût déposé une mince rondelle dans sa tasse.) Mais ce n’est pas la vraie raison, — insista-t-elle.

— La raison de quoi ?

— De ce que vous ne venez jamais. (Elle se pencha en avant, avec une ombre de perplexité dans ses yeux d’enchanteresse.) Je voudrais tant savoir, je voudrais tant vous comprendre !… Naturellement, je sais qu’il y a des hommes à qui je ne plais pas… cela se voit tout de suite. Et il y en a d’autres qui ont peur de moi : ils s’imaginent que je désire les épouser. (Elle lui sourit franchement.) Mais je ne crois pas vous déplaire… et vous ne pouvez pas vous imaginer que je désire vous épouser.

— Non… cela, je vous en absous !

— Eh bien, alors ?…

Il avait porté sa tasse près de la cheminée ; il se tenait appuyé au manteau, et regardait miss Bart avec un air de nonchalance amusée. La provocation qu’il y avait dans les yeux de la jeune fille accrut son amusement : il n’aurait pas supposé qu’elle gaspillerait sa poudre en l’honneur d’un si mince gibier, mais peut-être n’était-ce pour elle qu’un exercice d’entraînement ; peut-être aussi une personne de son espèce ne pouvait-elle parler d’autre chose que d’elle-même. En tout cas, elle était étonnamment jolie, il l’avait invitée à prendre le thé : il devait se montrer à la hauteur de la situation.

— Eh bien, alors, — hasarda-t-il, — peut-être est-ce là, justement, la raison.

— Quoi ?

— Le fait que vous ne désirez pas m’épouser… Peut-être ne vois-je pas là un si grand encouragement à vous rendre visite.

Il sentit un léger frisson dans le dos après avoir risqué cette phrase ; mais le rire de miss Bart le rassura.

— Cher monsieur Selden, voilà qui n’est pas digne de vous. C’est stupide à vous de me faire la cour, et cela ne vous ressemble pas d’être stupide.

Elle se pencha en arrière, buvant son thé à petites gorgées, d’un air si merveilleusement méditatif que, s’ils s’étaient trouvés dans le salon de sa tante, il aurait presque essayé de donner un démenti à son raisonnement.

— Ne voyez-vous pas, — continua-t-elle, — qu’il y a assez d’hommes pour me dire des choses agréables, et que ce qu’il me faudrait, c’est un ami qui n’aurait pas peur de m’en dire de désagréables quand j’en ai besoin ? J’ai songé parfois que vous pourriez être cet ami… je ne sais pas pourquoi, si ce n’est que vous n’êtes ni un fat ni un goujat, et qu’avec vous il ne me serait nécessaire ni de poser ni d’être sur mes gardes.

Sa voix était devenue sérieuse et, de son fauteuil, elle le dévisageait avec la gravité inquiète d’un enfant.

— Vous ne savez pas combien j’ai besoin d’un pareil ami, — dit-elle. — Ma tante possède bien une collection de maximes exemplaires, mais qui toutes correspondent aux mœurs d’il y a cinquante ans. Je sens toujours que les mettre en pratique supposerait que l’on porte de l’organdi et des manches à gigot. Quant aux autres femmes, mes meilleures amies… eh bien, elles se servent de moi ou elles me débinent ; mais tout ce qui peut m’arriver leur est bien indifférent. On m’a trop vue : les gens se fatiguent de moi ; ils commencent à dire que je devrais me marier.

Il y eut un moment de silence, durant lequel Selden prépara une ou deux répliques susceptibles d’ajouter une saveur momentanée à la situation ; mais il leur préféra cette simple phrase :

— Eh bien, pourquoi ne vous mariez-vous pas ?

Elle rougit et se mit à rire.

— Ah ! je vois qu’en fin de compte vous êtes un véritable ami : voilà précisément une des choses désagréables que je réclamais.

— Cela n’était pas dit avec l’intention d’être désagréable, — répliqua-t-il amicalement. — Le mariage n’est-il pas votre vocation ? n’est-ce pas pour cela qu’on vous élève toutes ?

Elle soupira :

— Je le suppose. Qu’y a-t-il d’autre ?

— En effet !… Et alors, pourquoi ne pas faire le plongeon et en finir ?

Elle haussa les épaules :

— Vous parlez comme si je devais épouser le premier homme qui se présentât.

— Je ne voulais pas dire que vous en fussiez là. Il doit exister quelqu’un avec les qualités requises.

Elle secoua la tête avec lassitude :

— J’ai repoussé une ou deux bonnes occasions, à mes débuts… J’ai idée que c’est le cas de toutes les jeunes filles… Et vous n’ignorez pas que je suis très pauvre, et horriblement dispendieuse. J’ai besoin de beaucoup d’argent.

Selden s’était retourné pour prendre sur la cheminée une boîte de cigarettes.

— Qu’est devenu Dillworth ? — demanda-t-il.

— Oh ! sa mère a pris peur… Elle craignait que je ne fisse remonter tous les bijoux de famille. Elle voulait que je promisse de ne pas toucher au salon.

— Et c’est pour cela même que vous vous mariez !

— En effet !… Aussi elle a expédié son fils aux Indes.

— Pas de chance !… Mais vous pouvez trouver mieux que Dillworth.

Il lui tendit la boîte : elle prit trois ou quatre cigarettes, en mit une entre ses lèvres et glissa les autres dans un petit étui d’or qui était attaché à sa longue chaîne de perles.

— Ai-je le temps ?… Une bouffée, alors.

Elle se pencha en avant et alluma sa cigarette à celle de Selden. Pendant ces quelques secondes, il observa, avec un plaisir tout impersonnel, combien également les cils noirs étaient plantés dans les paupières d’un blanc uni, et comme l’ombre mauve sous les yeux se perdait dans la pâleur mate de la joue.

Elle commença à errer à travers la chambre, examinant entre deux bouffées les rayons de la bibliothèque. Certains volumes avaient les tons mûrs du vieux maroquin et des fers choisis : elle les caressait voluptueusement du regard, non pas avec l’appréciation du connaisseur, mais avec la jouissance que lui procuraient les nuances et les surfaces harmonieuses, — un de ses modes de sensibilité les plus profonds. — Tout à coup son expression se modifia : la satisfaction d’un moment faisait place à des réflexions plus positives. Elle se tourna vers Selden et lui posa une question :

— Vous collectionnez, n’est-ce pas ?… vous vous y connaissez en premières éditions et autres choses ?

— Autant que le peut un homme qui n’a pas d’argent à dépenser. De temps en temps, j’attrape quelque chose en bouquinant, et j’assiste en spectateur aux ventes importantes.

Elle interrogeait de nouveau les rayons, mais ses yeux maintenant les parcouraient sans attention, et il vit qu’une nouvelle idée la préoccupait.

— Et les Americana[2]…, en faites-vous collection ?

Selden ouvrit de grands yeux et se mit à rire.

— Non, cela sort plutôt de mon domaine… Voyez-vous, je ne suis pas vraiment collectionneur : j’aime tout simplement à avoir de bonnes éditions des livres qui me sont chers.

Elle fit une légère grimace :

— Et les Americana sont horriblement ennuyeux, je suppose !

— Je le croirais volontiers… excepté pour les historiens. Mais le collectionneur-né estime un objet pour sa rareté. Je ne suppose pas que les acheteurs d’Americana passent la nuit à les lire… Le vieux Jefferson Gryce ne le faisait certainement pas.

Elle écoutait avec une attention vive.

— Et pourtant ils atteignent des prix fabuleux, n’est-ce pas ? Cela semble si bizarre de payer très cher un vilain livre, mal imprimé, qu’on ne lira jamais !… Et j’imagine que la plupart des possesseurs d’Americana ne sont pas non plus des historiens ?

— Non : très peu d’historiens sont en mesure de les acheter. Ils sont obligés d’avoir recours aux exemplaires des bibliothèques publiques ou des collections privées. Il semble bien que la rareté seule attire la moyenne des collectionneurs.

Il s’était assis sur un bras du fauteuil auprès duquel elle se tenait debout, et elle continuait à le questionner, lui demandant quels étaient les volumes les plus rares, si la collection Jefferson Gryce était réellement considérée comme la plus belle du monde, et quel était le plus gros prix qu’eût jamais atteint un volume isolé.

C’était si agréable d’être là, de la regarder tandis qu’elle prenait un livre, puis un autre, faisait voltiger les pages entre ses doigts, son profil penché se détachant sur le fond riche des vieilles reliures, qu’il continua de parler sans s’étonner de l’intérêt qu’elle manifestait subitement pour un sujet si peu suggestif. Mais il ne pouvait jamais rester longtemps avec elle sans chercher à découvrir un motif de ses actes, et, comme elle replaçait une première édition de La Bruyère et s’éloignait de la bibliothèque, il commença à se demander où elle voulait en venir.

La question qu’elle fit ensuite n’était pas de nature à l’éclairer. Elle s’arrêta devant lui avec un sourire qui semblait à la fois l’admettre en son intimité et lui rappeler les restrictions nécessaires.

— Est-ce que cela ne vous ennuie jamais, — demanda-t-elle soudain, — de ne pas être assez riche pour acheter tous les livres que vous voulez ?

Il suivait son regard qui faisait le tour de la pièce, du mobilier usé, des tentures passées.

— À qui le dites-vous !… Me prenez-vous pour un anachorète ?

— Et d’avoir à travailler… est-ce que cela vous ennuie ?

— Oh ! le travail en soi, n’a rien de fâcheux… J’aime assez le droit.

— Non… mais les attaches, la routine… est-ce que vous ne sentez jamais le désir de vous en aller, de voir des pays nouveaux, des gens nouveaux ?

— Si, terriblement… surtout au printemps quand je vois tous mes amis s’embarquer.

Elle eut un murmure de commisération.

— Mais cela vous ennuie-t-il assez… pour que le mariage vous paraisse une solution ?

Selden éclata de rire.

— À Dieu ne plaise ! — déclara-t-il.

Elle se leva en soupirant et jeta sa cigarette dans le foyer.

— Ah ! voilà la différence… une jeune fille y est forcée, un homme peut, si cela lui convient. (Elle l’examinait d’un œil critique.) Votre jaquette est un peu râpée… mais qui donc y prend garde ? Cela n’empêche pas les gens de vous inviter à dîner. Si, moi, j’avais une robe fanée, personne ne me voudrait : une femme est invitée autant pour sa toilette que pour elle-même. La toilette est le fond du tableau, le cadre, si vous voulez : elle ne détermine pas le succès, mais elle y contribue. Qui voudrait d’une femme pas élégante ? On attend de nous que nous soyons jolies et bien habillées jusqu’à la fin… et si nous ne pouvons y parvenir toute seule, il nous faut monter une association à deux.

Selden l’observait avec amusement : malgré la supplication de ses beaux yeux, il était impossible d’envisager au point de vue sentimental le cas de miss Bart.

— Eh bien, mais… il doit y avoir une masse de capitaux en quête d’un pareil placement. Peut-être votre destin vous attend-il ce soir chez les Trenor.

Elle répondit à son regard par une interrogation :

— Je pensais que vous iriez peut-être… oh ! pas à ce titre ! Mais il y aura un tas de vos amis… Gwen Van Osburgh, les Wetherall, lady Cressida Raith… et les George Dorset.

Elle s’était arrêtée, un instant, avant ce dernier nom ; elle lança entre ses cils un coup d’œil inquisiteur, mais il demeura imperturbable.

— Mrs. Trenor m’avait invité, mais je ne puis m’absenter avant la fin de la semaine, et ces grandes réunions m’assomment.

— Ah ! moi aussi, — s’écria-t-elle.

— Alors, pourquoi y allez-vous ?

— Cela fait partie du métier… l’oubliez-vous ? Et puis, si je n’y allais pas, il me faudrait faire le bésigue de ma tante, à Richfield Springs.

— Presque aussi ennuyeux que d’épouser Dillworth !

Et tous deux se mirent à rire de bon cœur, tout au plaisir de leur intimité soudaine.

Elle regarda la pendule :

— Mon Dieu ! il faut que je parte. Il est cinq heures passées.

Elle s’arrêta devant la cheminée, et s’examina dans la glace tandis qu’elle ajustait son voile. La pose mettait en valeur la ligne allongée de ses hanches fines, qui donnait une sorte de grâce sauvage à sa silhouette, — comme d’une dryade captive apprivoisée à la vie conventionnelle des salons ; et Selden songeait que c’était la même pointe de liberté sylvestre qui prêtait tant de saveur à tout ce qu’elle avait d’artificiel.

Il la suivit jusqu’à l’antichambre ; mais sur le seuil elle lui tendit la main en geste d’adieu.

— J’ai passé une heure charmante ; et maintenant vous serez obligé de me rendre ma visite.

— Mais ne voulez-vous pas que je vous accompagne à la gare ?

— Non, disons-nous au revoir ici, je vous prie.

Elle laissa sa main, un instant, dans celle de Selden et lui adressa un adorable sourire.

— Au revoir, alors… Et bonne chance, à Bellomont ! — dit-il en ouvrant la porte.

Elle s’arrêta, un moment, sur le palier et regarda tout autour d’elle. Il y avait mille à parier contre un qu’elle ne rencontrerait personne, mais on ne savait jamais, et elle expiait toujours ses rares inconséquences par un violent retour de prudence. Il n’y avait personne en vue toutefois, rien qu’une femme de ménage qui récurait l’escalier. Sa forte personne et les ustensiles qui l’environnaient occupaient tant de place que Lily, pour la dépasser, dut rassembler ses jupes et frôler le mur. Cependant la femme interrompit son ouvrage et leva les yeux avec curiosité, appuyant ses poings rougis sur le torchon mouillé qu’elle venait de tirer du seau. Elle avait un visage large et blafard, légèrement marqué de petite vérole et des cheveux clairsemés, couleur de paille, au travers desquels son crâne luisait désagréablement.

— Je vous demande pardon, — dit Lily, avec l’intention de marquer par sa politesse le sans-gêne de l’autre.

La femme, sans répondre, poussa le seau de côté et continua de fixer les yeux sur miss Bart qui passa dans un froufrou de dessous soyeux. Lily se sentit rougir sous ce regard. Que supposait cette créature ? Ne pouvait-on jamais faire la chose la plus simple, la plus innocente, sans s’exposer à quelque odieuse conjecture ? À mi-chemin de l’étage suivant, elle sourit de penser qu’une femme de ménage suffisait pour la démonter à ce point. La pauvre femme était probablement éblouie par une apparition si insolite… Mais de telles apparitions étaient-elles vraiment insolites dans l’escalier de Selden ?… Miss Bart ignorait le code moral qui régit les garçonnières, et de nouveau elle rougit en songeant que peut-être l’insistance de ce regard signifiait un éveil confus d’images antérieures. Mais elle écarta cette idée en souriant de ses propres craintes, et descendit rapidement, se demandant si elle trouverait un fiacre avant la Cinquième Avenue.

Elle s’arrêta de nouveau sous le porche xviiie siècle, explorant la rue : pas un hansom ! Mais, à peine sur le trottoir, elle se heurta à un petit homme reluisant, gardénia à la boutonnière, qui la salua et s’écria avec surprise :

— Miss Bart ? Eh bien… si je m’attendais !… Voilà une chance !

Et elle perçut entre ses paupières mi-closes une lueur de curiosité amusée.

— Oh ! monsieur Rosedale… comment allez-vous ?

Et, dans la familiarité soudaine du sourire qui parut sur la face de cet homme, elle vit le reflet de la contrariété que sa figure, à elle, n’avait pu celer.

M. Rosedale était là qui la dévisageait d’un œil approbateur. C’était un homme rondelet, au teint rose, le type du juif blond, avec d’élégants habits faits à Londres qui semblaient accrochés sur lui par un tapissier et de petits yeux obliques qui lui donnaient l’air d’estimer les gens comme s’il s’agissait de bric-à-brac. Il interrogea du regard le porche du Benedick.

— Venue en ville pour faire quelques courses, j’imagine ? — dit-il, sur un ton qui avait la privauté d’un contact.

Miss Bart recula légèrement, puis se lança dans des explications précipitées :

— Oui… Je suis venue voir ma couturière. Et je cours prendre le train pour aller chez les Trenor.

— Ah !… votre couturière, ah ! oui — fit-il d’une voix mielleuse. — Je ne savais pas qu’il y eût des couturières au Benedick.

— Au Benedick ? (Elle prit un air gentiment intrigué.) Est-ce le nom de ce bâtiment-là ?

— Oui, c’est son nom : je crois que c’est un vieux mot pour dire « célibataire », n’est-ce pas ? Il se trouve que je suis le propriétaire du bâtiment… voilà comment je le sais.

Son sourire se creusa, et il ajouta, de plus en plus à son aise :

— Mais laissez-moi vous conduire à la gare. Les Trenor sont à Bellomont, naturellement ? Vous avez tout juste le temps d’attraper le train de cinq heures quarante… La couturière vous a fait attendre, je suppose.

Lily se raidit sous la plaisanterie.

— Oh ! merci, — balbutia-t-elle.

Et, à ce moment, elle aperçut un hansom qui descendait l’avenue Madison : elle le héla d’un geste désespéré.

— Vous êtes trop aimable, mais je ne voudrais pour rien au monde vous déranger ! — dit-elle, tendant la main à M. Rosedale.

Et, sans prendre garde à ses protestations, elle sauta dans le véhicule sauveur et jeta, toute hors d’haleine, un ordre au cocher.


II


Dans le hansom, elle se renversa en soupirant.

Pourquoi faut-il qu’une jeune fille expie si chèrement la moindre infraction à la routine ? Pourquoi ne peut-on jamais faire une chose naturelle sans avoir à la dissimuler derrière tout un échafaudage d’artifices ? Elle avait cédé à l’impulsion du moment en allant chez Lawrence Selden, et il était si rare qu’elle pût s’offrir le luxe d’une impulsion ! Cette fois, en tout cas, cela pourrait lui coûter un peu plus que ses moyens ne le lui permettaient. Elle était vexée de voir que, malgré tant d’années d’application, elle avait gaffé deux fois en l’espace de cinq minutes. Cette stupide histoire de couturière était déjà assez malheureuse : — il aurait été si simple de dire à Rosedale qu’elle venait de prendre le thé chez Selden ! Il suffisait d’énoncer le fait pour le rendre inoffensif. Mais, après s’être laissé surprendre en flagrant délit de mensonge, il était doublement maladroit de rembarrer le témoin de sa déroute.

Si elle avait eu la présence d’esprit d’autoriser Rosedale à la conduire à la gare, elle eut sans doute par cette concession acheté son silence. Il tenait de sa race l’art d’apprécier exactement les valeurs, et le fait d’être vu arpentant le quai bondé, à cette heure de l’après-midi, en compagnie de miss Lily Bart lui représentait, pour parler sa langue, de l’argent comptant. Il n’ignorait naturellement pas que des invités de marque étaient attendus à Bellomont, et la possibilité de passer pour un des hôtes de Mrs. Trenor faisait sans aucun doute partie de ses calculs. M. Rosedale, dans son ascension mondaine, n’avait pas encore dépassé le point où il importe de produire des effets de ce genre.

Le pire était que Lily savait tout cela. Elle savait combien il aurait été facile de le désarmer sur place, et combien cela pouvait devenir difficile par la suite. M. Simon Rosedale était un homme qui faisait métier de tout connaître sur chacun ; sa manière, à lui, de témoigner qu’il était chez lui dans le monde consistait à étaler une indiscrète familiarité avec les habitudes de ceux qu’il désirait faire passer pour ses intimes. Lily était certaine qu’en moins de vingt-quatre heures l’histoire de sa visite à la couturière du Benedick circulerait parmi les relations de M. Rosedale. Malheureusement, elle l’avait toujours ou remis à sa place ou traité en quantité négligeable. À sa première apparition, — lorsque l’imprévoyant cousin de Lily, Jack Stepney, lui avait obtenu (en retour de services trop aisés à deviner) une carte d’invitation pour une de ces immenses « tueries » où les Van Osburgh conviaient toute leur liste, — Rosedale, avec le mélange de sensibilité artistique et de sagacité professionnelle qui caractérise sa race, avait aussitôt gravité autour de miss Bart. Elle comprenait ses motifs, car sa propre conduite était réglée par des calculs aussi subtils. Le dressage et l’expérience lui avaient enseigné à se montrer hospitalière aux nouveaux venus : ceux qui s’annonçaient le plus mal pouvaient devenir utiles, un jour ; sinon, il y avait toujours assez d’oubliettes où les engloutir. Mais une répugnance instinctive, triomphant de longues années de discipline mondaine, l’avait fait pousser M. Rosedale dans son oubliette sans l’avoir mis à l’épreuve. Il n’avait laissé derrière lui que le remous de gaîté que cette rapide exécution avait soulevé parmi ses amis, à elle ; et bien que, par la suite, il eût reparu en aval, ce n’étaient jamais que des apparitions à la surface, entre des plongeons prolongés.

Jusqu’à présent, Lily n’avait été troublée par aucun scrupule. Dans sa petite coterie, M. Rosedale avait été décrété « impossible », et Jack Stepney vertement tancé pour avoir voulu payer ses dettes en invitations à dîner. Même Mrs. Trenor, que son goût pour la variété avait entraînée à quelques expériences hasardeuses, résista aux efforts de Jack pour lui couler M. Rosedale comme nouveauté : elle déclara qu’il était le même petit juif qu’on leur avait servi une douzaine de fois, à sa connaissance, et que le monde avait toujours rejeté. Tant que Judy Trenor demeurait intraitable, il y avait peu d’espoir pour M. Rosedale de pénétrer au delà de ces limbes extérieurs qu’étaient les « tueries » Van Osburgh. Jack renonça à la lutte et dit en riant : « Vous verrez ! » Il resta bravement sur ses positions, et s’afficha dans les restaurants à la mode avec Rosedale, en compagnie de dames aux dehors brillants, mais de situation obscure, que l’on peut toujours se procurer pour ce genre de démonstrations. Mais la tentative, jusqu’à ce jour, était demeurée vaine, et comme, sans aucun doute, c’était Rosedale qui payait les dîners, ce fut son débiteur qui eut les rieurs avec lui.

M. Rosedale n’était donc pas jusqu’à présent un facteur à redouter, — à moins que l’on ne se mît en son pouvoir. Et c’était précisément ce que miss Bart avait fait. Son mensonge maladroit laissait voir à cet homme qu’elle avait quelque chose à cacher. Elle était certaine qu’il avait un compte à régler avec elle : quelque chose dans son sourire, à lui, disait qu’il n’avait pas oublié. Elle écarta cette image avec un petit frisson, mais elle ne put s’en défaire durant tout le trajet, jusqu’à la gare : l’image la harcelait encore sur le quai, avec une insistance digne de M. Rosedale lui-même.

Elle eut juste le temps de prendre sa place avant le départ du train ; après s’être installée dans un coin avec ce sens instinctif de « l’effet » qui ne l’abandonnait jamais, elle regarda tout autour d’elle, souhaitant d’apercevoir quelque autre invité des Trenor. Elle voulait s’évader d’elle-même, et la conversation était le seul moyen d’évasion qu’elle connût.

Elle fut récompensée de sa recherche par la découverte d’un jeune homme très blond à barbe rougeâtre et légère, qui, à l’autre bout du wagon, semblait se dissimuler derrière un journal déplié. L’œil de Lily brilla et un faible sourire détendit les lignes contractées de sa bouche. Elle n’ignorait pas que monsieur Percy Gryce devait aller à Bellomont, mais elle n’avait pas compté sur cette bonne fortune de l’avoir pour elle toute seule dans le train : du coup, toutes les pensées troublantes qui se rattachaient à M. Rosedale disparurent. Peut-être, après tout, la journée se terminerait-elle plus favorablement qu’elle n’avait commencé.

Lily se mit à couper les pages d’un roman, examinant paisiblement sa proie à travers ses cils baissés, tandis qu’elle organisait son plan d’attaque. Quelque chose dans l’attitude du jeune homme, son air volontairement absorbé lui disait qu’il la savait là : jamais personne n’avait été à ce point accaparé par un journal du soir ! Elle devina qu’il était trop timide pour venir à elle : c’était à elle d’imaginer quelque moyen d’approche qui ne semblât pas une avance de sa part. Cela l’amusait de songer que quelqu’un d’aussi riche que M. Percy Gryce pût être timide ; mais elle possédait des trésors d’indulgence pour des particularités de ce genre, et, d’ailleurs, ses desseins seraient peut-être mieux servis par cette timidité que par trop d’aplomb. Elle avait l’art de donner de l’assurance aux gens embarrassés, mais elle n’était pas aussi sûre de pouvoir embarrasser ceux qui ont de l’assurance.

Elle attendit que le train sortit du tunnel et poursuivît sa course, entre des talus misérables, à travers la banlieue du nord. Puis, quand il ralentit l’allure, près de Yonkers, elle quitta sa place et parcourut lentement le wagon. Comme elle passait à côté de M. Gryce, le train fit une embardée, et le jeune homme eut le sentiment qu’une petite main agrippait le dossier de son fauteuil. Il se leva en sursaut, et laissa voir un visage naïf qui semblait avoir été plongé dans un bain d’incarnat : jusqu’au roux de la barbe qui eut l’air de s’aviver.

Le wagon pencha de nouveau, jetant presque miss Bart dans ses bras. Elle raffermit en riant son équilibre et recula ; mais il était enveloppé dans le parfum que dégageait cette robe, et son épaule avait senti le fugitif contact.

— Oh ! monsieur Gryce, c’est vous ? Je suis désolée… J’étais à la recherche du conducteur pour obtenir du thé.

Elle lui tendit la main, pendant que le train reprenait sa course normale, et, debout dans le passage, ils échangèrent quelques paroles. « Oui… il allait à Bellomont. Il avait entendu dire qu’elle y serait… (À cet aveu, il rougit de nouveau…) — Et il comptait y rester une semaine ?… Oh ! parfait ! »

Mais alors un ou deux voyageurs en retard, montés à la station précédente, firent irruption dans le wagon, et Lily dut regagner sa place.

— La place à côté de moi est libre… venez donc ! — dit-elle par-dessus son épaule.

M. Gryce, on ne peut plus embarrassé, parvint à effectuer un changement qui le transporta, lui et ses sacs, à côté de miss Bart.

— Ah ! voici le conducteur ; peut-être y aura-t-il moyen d’avoir du thé.

Elle fit signe à l’employé, et, en un instant, avec l’aisance qui semblait accompagner l’accomplissement de tous ses vœux, une petite table avait été dressée entre les deux sièges, et elle avait aidé M. Gryce à caser dessous ses bagages encombrants.

Lorsqu’on eut apporté le thé, il contempla, silencieux et fasciné, ses mains qui voltigeaient au-dessus du plateau, si miraculeusement fines et frêles en regard de la porcelaine grossière et du pain de ménage. Il avait peine à concevoir que l’on pût s’acquitter avec cette nonchalante désinvolture de la tâche laborieuse de faire du thé en public, et dans un train qui a ce mouvement de lacet. Il n’aurait jamais osé s’en commander lui-même, crainte d’attirer l’attention de ses compagnons de voyage ; mais, s’abritant à l’ombre d’une pareille maîtrise, il dégusta le breuvage, noir comme de l’encre, avec une délicieuse sensation de griserie.

Lily, dont les lèvres gardaient encore l’arôme du thé de caravane bu chez Selden, n’avait guère envie de le noyer dans la drogue de wagon-restaurant qui semblait un tel nectar à son voisin ; mais, jugeant avec raison qu’un des charmes du thé réside dans le fait de le boire ensemble, elle se disposa à porter à son comble la satisfaction de M. Gryce en lui souriant par-dessus sa tasse levée.

— Est-ce bien comme cela ?… pas trop fort ? — demanda-t-elle avec sollicitude.

Et il répliqua, d’un ton convaincu, qu’il n’avait jamais bu de meilleur thé.

« Ce doit être vrai », — réfléchit-elle.

Et son imagination prit feu à l’idée que M. Gryce, qui aurait pu sonder avec complaisance les abîmes de l’égoïsme le plus raffiné, faisait peut-être son premier voyage en tête à tête avec une jolie femme.

Il lui parut providentiel d’avoir été choisie, elle, comme agent de son initiation. Certaines jeunes filles n’auraient pas su comment le manœuvrer. Elles auraient trop marqué la nouveauté de l’aventure, dans l’espoir qu’il y ressentît le piquant d’une escapade. Mais les méthodes de Lily étaient plus délicates. Elle se rappelait que son cousin Jack Stepney avait un jour défini M. Gryce « le jeune homme qui a promis à sa mère de ne jamais sortir, par la pluie, sans ses galoches » ; et, se conformant à cette indication, elle décida de donner à la scène une allure gentiment familiale, dans l’espoir que son compagnon, au lieu de sentir qu’il faisait quelque chose de téméraire et d’insolite, serait simplement amené à méditer sur l’avantage d’avoir toujours une compagne pour faire le thé en chemin de fer.

Mais, en dépit de ses efforts, la conversation languit après que le plateau eut été enlevé, et Lily fut contrainte de vérifier encore les bornes de M. Gryce. Ce n’était pas, somme toute, l’occasion, mais l’imagination qui lui faisait défaut : il avait, intellectuellement, un palais qui n’apprendrait jamais à faire la distinction entre le nectar et le thé des wagons-restaurants. Il existait toutefois un sujet auquel elle pouvait se fier, un ressort qu’il lui suffirait de presser pour mettre en mouvement son mécanisme rudimentaire. Elle s’était abstenue d’y toucher parce que c’était sa dernière ressource, et elle s’était fiée à d’autres artifices pour exciter d’autres sensations ; mais, comme un air d’ennui bien établi commençait de gagner les traits ingénus du jeune homme, elle vit que les mesures extrêmes étaient nécessaires.

— Et où en êtes-vous, — dit-elle, se penchant en avant, — avec vos Americana ?

L’œil de M. Gryce devint tant soit peu moins opaque, — comme si l’on venait de retirer une taie en voie de formation, et Lily connut tout l’orgueil d’un habile opérateur.

— J’ai quelques petites choses nouvelles, — dit-il, tout pénétré de plaisir, mais en baissant la voix comme s’il redoutait que ses compagnons de voyage n’eussent comploté pour le dépouiller.

Elle l’interrogea de nouveau avec sympathie, et peu à peu il fut conduit à parler de ses dernières acquisitions. C’était l’unique sujet qui lui permît de s’oublier, ou, plutôt, de se souvenir de lui-même sans contrainte : il y était chez lui, et pouvait affirmer une supériorité que peu de gens étaient en état de lui disputer. Presque personne parmi ses accointances ne se souciait des Americana, presque personne ne s’y connaissait le moins du monde ; et le sentiment de cette ignorance faisait agréablement ressortir le savoir de M. Gryce. La seule difficulté était d’introduire le sujet, puis de le maintenir sur le tapis : la plupart ne manifestaient aucun désir d’être instruits, et M. Gryce avait l’air d’un marchand dont les magasins sont bourrés de denrées invendables.

Mais miss Bart, apparemment, voulait être éclairée sur les Americana ; et, qui plus est, elle était déjà assez au courant pour rendre la tâche d’une plus complète éducation aussi aisée qu’elle était agréable. Elle l’interrogeait avec intelligence, et l’écoutait avec soumission ; et lui, guettant l’air de lassitude qui d’ordinaire envahissait le visage de ses auditeurs, devint éloquent sous la réceptivité de ce regard. Les points de repère qu’elle avait eu la présence d’esprit de glaner chez Selden, en prévision même de cette éventualité, servaient si avantageusement ses desseins qu’elle commença à penser que cette visite avait été le plus heureux incident de la journée. Elle avait montré une fois de plus son talent de mettre à profit l’imprévu, et des théories dangereuses sur l’opportunité qu’il peut y avoir à céder à son impulsion germaient sous la surface d’attention souriante qu’elle continuait d’offrir à son compagnon.

Les sensations de M. Gryce, bien que moins définies, étaient également agréables. Il éprouvait la titillation confuse par laquelle les organismes d’espèce inférieure accueillent la satisfaction de leurs besoins ; tous ses sens nageaient dans un vague bien-être, à travers quoi la personne de miss Bart transparaissait un peu floue, mais charmante.

L’intérêt de M. Gryce pour les Americana n’avait point pris naissance avec lui : il était impossible de se le figurer développant un goût qui lui fût propre. Un oncle lui avait légué une collection déjà célèbre parmi les bibliophiles : l’existence de cette collection était le seul fait qui eût jamais répandu quelque gloire sur le nom de Gryce, et le neveu était aussi fier de cet héritage que si la chose était son œuvre à lui. Il en arriva, petit à petit, à réellement la considérer comme telle et à éprouver un sentiment de satisfaction personnelle toutes les fois qu’il tombait sur quelque référence aux Americana de la collection Gryce. Tout désireux qu’il était de ne pas attirer l’attention sur lui-même, il goûtait à voir son nom imprimé un plaisir si exquis et si excessif qu’il semblait compenser son aversion de la publicité.

Pour jouir de cette sensation le plus souvent possible, il souscrivait à toutes les revues de bibliophilie en général, et d’histoire américaine en particulier, et, comme les allusions à sa bibliothèque abondaient dans les pages de ces périodiques, qui constituaient son unique lecture, il en vint à se regarder comme occupant une place éminente aux yeux du public, et à se représenter avec plaisir l’intérêt qui serait éveillé si les gens qu’il rencontrait dans la rue ou en chemin de fer apprenaient soudain qu’il était le possesseur de la collection Gryce.

La plupart des timidités ont de semblables compensations secrètes, et miss Bart était assez perspicace pour savoir que la vanité intime est généralement en proportion de l’humilité extérieure. Avec une personne de mine plus assurée elle n’aurait pas osé s’attarder si longtemps sur un même sujet, ni tant exagérer l’intérêt qu’elle y prenait ; mais elle avait deviné sagement que l’égoïsme de M. Gryce était un sol assoiffé, réclamant sans cesse des aliments du dehors. Miss Bart avait le don de suivre le courant profond de ses pensées, tout en ayant l’air de voguer à la surface de la conversation, et, dans cette circonstance, son excursion mentale fut un coup d’œil jeté sur l’avenir de M. Gryce en tant qu’associé au sien.

Les Gryce étaient d’Albany, et nouveaux venus dans la Métropole ; la mère et le fils s’y étaient rendus après la mort du vieux Jefferson Gryce, pour prendre possession de sa maison de l’avenue Madison : une lugubre demeure, faite de pierre brune au dehors et de sombre noyer au dedans, avec la bibliothèque Gryce dans une annexe à l’épreuve du feu, qui ressemblait à un mausolée. Lily, du reste, savait tout ce qu’il y avait à savoir d’eux : l’arrivée du jeune M. Gryce avait fait tressaillir les seins des mères, à New-York, et, lorsqu’une jeune fille n’a plus de mère pour palpiter, à son sujet, force lui est bien d’être elle-même sur le qui-vive. C’est pourquoi non seulement Lily s’était arrangée pour se trouver sur le chemin du jeune homme, mais elle avait fait la connaissance de madame Gryce, une femme monumentale, avec l’organe d’un prédicateur et un esprit tourmenté par les iniquités de ses domestiques : elle venait quelquefois bavarder avec Mrs. Peniston et apprendre de cette dame comment elle parvenait à empêcher la fille de cuisine de faire sortir des provisions d’épicerie en contrebande. Mrs. Gryce avait une sorte de bienveillance impersonnelle : les cas de besoin individuel, elle les regardait d’un œil soupçonneux, mais elle souscrivait aux Œuvres dont les bulletins annuels proclamaient un majestueux excédent. Ses devoirs de maîtresse de maison étaient multiples et divers, — depuis les visites furtives aux chambres des domestiques jusqu’aux descentes inopinées à la cave ; — mais elle ne s’était jamais permis beaucoup de distractions. Une fois pourtant elle avait fait imprimer en rouge une édition spéciale du Sarum Rule[3] et en avait offert un exemplaire à tous les pasteurs du diocèse ; et l’album doré sur tranche dans lequel étaient collées leurs lettres de remerciements constituait le principal ornement de la table de son salon.

Percy avait été élevé selon les principes qu’une si excellente femme devait infailliblement inculquer. Toutes les variétés de la prudence et du soupçon avaient été greffées sur une nature d’elle-même hésitante et circonspecte, avec ce résultat que Mrs. Gryce n’aurait même pas eu besoin de lui imposer le serment des galoches, tant il était peu vraisemblable que Percy se risquât dehors par la pluie. Après avoir atteint sa majorité, mis en possession de la fortune que feu M. Gryce avait faite grâce à un système breveté pour exclure l’air frais des hôtels, le jeune homme continua de vivre avec sa mère à Albany : mais, à la mort de Jefferson Gryce, lorsque ces nouveaux biens, qui n’étaient pas médiocres, tombèrent dans les mains de son fils. Mrs. Gryce considéra que ce qu’elle appelait les « intérêts » du jeune homme exigeait sa présence à New-York. En conséquence, elle s’installa dans la maison de l’avenue Madison, et Percy, chez qui le sentiment du devoir n’était pas moindre que chez sa mère, passa tous ses jours de semaine dans le magnifique bureau de Broad Street, où une fournée d’hommes pâles et mal rétribués avaient blanchi dans l’administration de l’empire des Gryce, et où Percy fut initié avec tout le respect convenable aux moindres détails de l’art d’accumuler.

Autant que Lily avait pu le savoir, telle avait été jusqu’à présent l’unique occupation de M. Gryce : elle était excusable de ne pas regarder comme une tâche supérieure à ses forces l’entreprise d’intéresser un jeune homme soumis à un régime si débilitant. En tout cas, elle se sentait si complètement maîtresse de la situation qu’elle s’abandonna à une sécurité où toute crainte de M. Rosedale et des difficultés auxquelles se rattachait cette crainte s’évanouit et disparut de sa conscience.

L’arrêt du train à Garrisons ne l’aurait point divertie de ces pensées, si elle n’avait surpris un soudain regard de détresse dans l’œil de son compagnon. La place de M. Gryce était vis-à-vis de la porte, et Lily devina qu’il avait été troublé par l’approche d’une personne de connaissance : intuition corroborée par les têtes qui se retournaient et par la sensation d’émoi général que sa propre entrée dans un wagon était apte à produire.

Elle reconnut aussitôt les symptômes et ne fut pas surprise de s’entendre héler par la voix perçante d’une jolie femme qui montait dans le train, accompagnée d’une femme de chambre, d’un bull-terrier, et d’un valet de pied chancelant sous le poids des sacs et des nécessaires.

— Oh ! Lily… vous allez à Bellomont ? Alors vous ne pouvez pas me céder votre place, j’imagine ? Mais il me faut une place dans ce wagon… Conducteur, il faut que vous m’en trouviez une, tout de suite… Est-ce qu’on ne peut pas déplacer quelqu’un ? Je veux être avec mes amis… Oh ! bonjour, monsieur Gryce ! Je vous en prie, faites-lui comprendre qu’il me faut une place près de Lily et de vous.

Mrs. George Dorset, sans prendre garde aux efforts bénévoles d’un voyageur à valise de tapisserie qui faisait de son mieux pour lui céder la place en descendant du train, se tenait debout au milieu du passage, diffusant autour d’elle ce sentiment d’exaspération générale que crée assez souvent une jolie femme en voyage.

Elle était plus petite et plus mince que Lily Bart, avec une flexibilité agitée, — comme si elle avait pu se contracter et passer à travers une bague, pareille aux draperies sinueuses dont elle aimait à se parer. — Sa petite figure pâle semblait n’être que la monture de deux yeux sombres et agrandis, dont le regard visionnaire contrastait curieusement avec son ton et ses gestes très décidés, — en sorte que, selon la remarque d’un de ses amis, elle avait l’air d’un esprit désincarné qui occuperait beaucoup d’espace.

Ayant finalement découvert que la place à côté de miss Bart était disponible, elle s’en empara en dérangeant encore plusieurs personnes ; elle expliqua, ce faisant, qu’elle était arrivée de Mount Kisco, en auto, le matin même, et qu’elle venait de faire le pied de grue pendant une heure à Garrisons, sans même la consolation d’une cigarette, sa brute de mari ayant oublié de lui remplir son étui avant le départ.

— Et, à cette heure-ci, je ne pense pas qu’il vous en reste une seule, n’est-ce pas, Lily ? — acheva-t-elle d’une voix plaintive.

Miss Bart intercepta le regard étonné de M. Percy Gryce dont le tabac ne souillait jamais les lèvres.

— Quelle question absurde, Bertha ! — s’écria-t-elle, rougissant au souvenir de la provision de cigarettes qu’elle avait faite chez Lawrence Selden.

— Quoi ! vous ne fumez pas ? Depuis quand avez-vous renoncé ?… Quoi ! vous n’avez jamais ?… Et vous non plus, monsieur Gryce ? Ah ! naturellement… que je suis bête !… je comprends.

Et Mrs. Dorset se renversa contre ses coussins de voyage, avec un sourire qui fit regretter à Lily qu’il se fût trouvé un siège vacant auprès du sien.


III


Le bridge, à Bellomont, durait, d’habitude jusqu’à une heure avancée de la nuit, et, quand Lily remonta se coucher, elle avait joué trop longtemps pour son bien.

Ne se sentant aucun appétit pour les réflexions qui l’attendaient dans la solitude de sa chambre, elle s’attarda sur le vaste palier, plongeant les yeux dans le hall, où les derniers joueurs formaient un groupe autour du plateau chargé de longs verres et de carafes au col d’argent que le maître d’hôtel venait de poser sur une table basse, auprès du feu.

Le hall était à arcades, avec une galerie que supportaient des colonnes de marbre jaune pâle. Aux angles des murs, de hauts massifs de plantes en fleur se détachaient sur un fond de feuillage sombre. Sur le tapis cramoisi, un limier et deux ou trois épagneuls sommeillaient voluptueusement devant le foyer ; la lumière qui tombait de la grande lanterne centrale lustrait les chevelures des femmes, et, au moindre mouvement, faisait jaillir des étincelles de leurs bijoux.

Il y avait des moments où des scènes de ce genre ravissaient Lily, où elles satisfaisaient son sens de la beauté, son aspiration vers une vie extérieurement parfaite ; il y en avait d’autres où elles donnaient une arête trop vive à la maigreur des occasions qui s’offraient à elle. À ce moment-là, le sentiment du contraste prédominait, et elle tourna impatiemment la tête à la vue de Mrs. George Dorset qui, scintillante et serpentine en ses paillettes, entraînait Percy Gryce dans son sillage vers un recoin intime, sous la galerie.

Ce n’était pas que miss Bart redoutât de perdre l’ascendant qu’elle venait d’acquérir sur M. Gryce. Mrs. Dorset pouvait bien le troubler ou l’éblouir, mais elle n’avait ni l’habileté ni la patience nécessaires à le capturer. Elle était trop occupée d’elle-même pour pénétrer les arcanes de sa timidité, et, d’ailleurs, pourquoi voudrait-elle s’en donner la peine ? Tout au plus, cela pourrait-il l’amuser, pour un soir, de se jouer de sa simplicité ; — après quoi, il lui serait à charge, et, sachant cela, elle avait bien trop d’expérience pour l’encourager. Mais la seule idée de cette femme qui pouvait à volonté adopter un homme, puis le rejeter, sans avoir à le considérer comme un facteur possible dans ses plans, remplissait Lily Bart d’envie. Percy Gryce l’avait rasée toute l’après-midi, — rien que d’y songer semblait réveiller un écho de sa voix monotone, — et pourtant elle ne pouvait l’ignorer le lendemain, il lui fallait poursuivre son succès, se soumettre à plus d’ennui encore, être prête à de nouvelles complaisances, à de nouvelles souplesses, et tout cela dans l’unique espoir que finalement il se déciderait peut-être à lui faire l’honneur de la raser à vie.

C’était un destin haïssable, — mais comment s’y soustraire ? Quel choix avait-elle ? Il lui fallait être ou elle-même ou une Gerty Farish. Lorsqu’elle entra dans sa chambre, aux lumières délicatement tamisées, son peignoir de dentelles étendu sur le couvre-pied de soie, ses petites mules brodées devant le feu, un vase d’œillets embaumant l’atmosphère, et les derniers romans et magazines, non coupés, déposés sur la table auprès de la lampe, elle eut la vision de l’étroit appartement de miss Farish, avec son confort à bon marché et son hideux papier sur les murs. Non ! elle n’était pas faite pour un décor piètre et mesquin, pour les sordides compromis de la pauvreté. Tout son être se dilatait dans une atmosphère de luxe : c’était le milieu dont elle avait besoin, le seul climat où elle put respirer. Mais le luxe des autres ne lui suffisait pas. Il y a quelques années, elle s’en était contentée : elle avait accepté sa part journalière de plaisir, sans s’inquiéter des pourvoyeurs. Maintenant elle commençait à s’irriter contre les obligations qui lui étaient imposées en retour, à se sentir simplement pensionnée par l’opulence qui avait semblé autrefois lui appartenir. Il y avait même des moments où elle avait conscience de devoir payer son écot.

Longtemps elle avait refusé de jouer au bridge. Elle savait qu’elle n’en avait pas les moyens, et elle redoutait d’acquérir un goût si dispendieux. Elle avait vu la démonstration du danger dans l’aventure de maints camarades ; — du jeune Ned Silverton, par exemple, le charmant jeune homme blond, qui maintenant se pâmait abjectement d’admiration à l’ombre de Fisher, une divorcée voyante, avec des yeux et des robes aussi remarquables que les traits saillants de son cas particulier. Lily se souvenait encore du temps où le jeune Silverton s’était fourvoyé dans leur coterie avec l’air d’un Arcadien égaré qui a publié de gentils sonnets dans le journal de son collège. Depuis lors il avait cultivé son goût pour Mrs. Fisher et pour le bridge, et le bridge au moins l’avait entraîné à des dépenses qui avaient été soldées plus d’une fois par deux sœurs, vieilles filles harassées, qui gardaient précieusement les sonnets et se privaient de sucre dans leur thé pour maintenir leur chéri à flot. La situation de Ned était familière à Lily. Elle avait vu ses jolis yeux — ils renfermaient à eux seuls plus de poésie que les sonnets — passer de la surprise à l’amusement, puis de l’amusement à l’anxiété, tandis qu’il subissait le prestige du hasard, ce terrible dieu ; et elle s’effrayait de découvrir en elle-même des symptômes identiques. L’année précédente, en effet, elle s’était aperçue que ses hôtesses attendaient d’elle qu’elle prît place à la table de jeu. C’était un des impôts qu’il lui fallait payer pour leur hospitalité prolongée, et pour les toilettes et les bijoux qui venaient parfois enrichir son insuffisante garde-robe. Et, depuis qu’elle jouait régulièrement, la passion lui en était venue. Une ou deux fois, ces derniers temps, elle avait gagné une forte somme, et, au lieu de la mettre en réserve pour parer aux pertes futures, elle l’avait dépensée en robes et en joyaux, et le désir de réparer cette imprudence, joint à la griserie croissante du jeu, la conduisit à risquer des mises plus élevées à chaque nouvelle tentative. Elle cherchait à se disculper en alléguant que, dans le clan des Trenor, il fallait, si l’on jouait, jouer cher, ou passer pour pédant ou pingre ; mais elle se savait dominée par la passion du jeu, et elle savait aussi que, dans son milieu actuel, il y avait peu d’espoir d’y résister.

Ce soir, la chance lui avait été impitoyablement contraire, et la petite bourse d’or qui pendait parmi ses breloques était presque vide quand elle regagna sa chambre. Elle ouvrit l’armoire, et, sortant sa boîte à bijoux, elle chercha, sous le plateau, le rouleau de billets où elle avait pris de quoi garnir son porte-monnaie avant de descendre dîner. Il ne restait plus que vingt dollars : cette découverte la saisit tellement qu’un instant elle s’imagina avoir été volée. Puis elle prit du papier et un crayon, et, s’asseyant devant la table à écrire, elle tenta de faire le compte de ses dépenses de la journée. Elle avait la tête bourdonnante de fatigue, et elle dut vérifier les chiffres plus d’une fois, avant de reconnaître qu’elle avait perdu trois cents dollars au jeu. Elle sortit son carnet de chèques pour voir si le solde dépassait ses prévisions ; mais elle constata que c’était dans l’autre sens qu’elle s’était trompée. Elle retourna alors à ses calculs ; mais elle avait beau compter et recompter, elle ne pouvait ressusciter les trois cents dollars qui avaient disparu. C’était la somme qu’elle avait mise de côté pour apaiser sa couturière, — à moins que décidément elle ne donnât cet os à ronger à son bijoutier. En tout cas, elle en avait si bien l’emploi que son insuffisance même l’avait poussée à jouer cher, dans l’espoir de la doubler. Mais, naturellement, elle avait perdu, — elle qui en était à un sou près ; cependant Bertha Dorset, que son mari couvrait d’or, avait dû empocher au moins cinq cents dollars, et Judy Trenor, à qui ses moyens auraient permis d’en perdre chaque soir mille, s’était levée les mains si encombrées de billets, à la fin, qu’elle n’avait pu les tendre à ses hôtes en leur souhaitant le bonsoir.

Un monde où de pareilles choses étaient possibles semblait à Lily Bart un misérable séjour ; mais quoi ! elle n’était jamais arrivée à comprendre les lois d’un univers si disposé à la laisser en dehors de ses calculs.

Elle commença à se déshabiller sans sonner sa femme de chambre : elle l’avait envoyée au lit. Elle était asservie depuis assez longtemps au bon plaisir des autres pour traiter avec certains égards ceux qui dépendaient du sien, et, dans ses heures d’amertume, elle se redisait parfois qu’elle et sa femme de chambre se trouvaient dans une position identique, sauf que les gages de celle-ci étaient payés plus régulièrement.

Elle était assise devant le miroir, à se brosser les cheveux ; elle avait le visage creusé, pâle ; elle aperçut avec effroi deux petites lignes, près de la bouche, minuscules fissures dans la courbe lisse de la joue.

— Oh ! il faut que je cesse de me tourmenter ! — s’écria-t-elle. — À moins que ce ne soit la lumière électrique…

Elle bondit et alluma les candélabres sur la table de toilette.

Elle éteignit tout le reste du luminaire et s’examina à la clarté des bougies. L’ovale blanc de son visage émergea, indécis, de l’arrière-plan ténébreux, terni par la lueur incertaine comme par une buée ; mais les deux lignes près de la bouche demeuraient toujours.

Lily se releva et se déshabilla rapidement.

« C’est seulement parce que je suis fatiguée et que j’ai de si odieuses préoccupations », — se redit-elle ; et cela lui semblait une injustice de plus que d’aussi chétifs soucis pussent laisser leur trace sur sa beauté, sa seule arme contre eux.

Mais les odieuses préoccupations étaient là et ne la quittaient point. Elle revint avec lassitude à l’idée de Percy Gryce, comme un chemineau ramasse un fardeau pesant et poursuit sa route après une courte halte. Elle était presque sûre de l’avoir mené à bon port : encore quelques jours de travail, et elle toucherait sa récompense. Mais la récompense même semblait insipide, à cet instant : Lily ne goûtait aucun plaisir à la pensée de son triomphe. Ce serait un repos après tant de tracas, rien de plus, et comme cela lui eût semblé peu de chose — quelques années auparavant ! Ses ambitions avaient décru peu à peu dans la desséchante atmosphère de l’insuccès… Mais pourquoi l’insuccès ? Devait-elle s’en accuser elle-même, ou la fatalité ?

Elle se rappelait que sa mère, après leur ruine, avait coutume de lui dire, avec une sorte de farouche esprit de vengeance : « Vous rattraperez tout cela… vous rattraperez tout cela, avec votre figure… » Ce souvenir traîna à sa suite tout un cortège d’images, et, étendue dans l’obscurité, elle se mit à reconstruire le passé d’où son présent était issu.

Une maison où personne ne dînait jamais, à moins qu’il n’y eût « du monde » ; la sonnette de la porte d’entrée qui carillonnait sans interruption ; la table du hall jonchée d’invitations et de factures ; une série de femmes de chambre françaises et anglaises, de bonnes et de valets de pied, qui donnaient congé dans un chaos de garde-robes et d’armoires rapidement saccagées ; des querelles à l’office, à la cuisine, et dans le salon ; des fugues précipitées en Europe, des retours avec des malles bondées et des journées d’interminable déballage ; des discussions, deux fois l’an, pour savoir où l’on passerait l’été ; de gris intermèdes d’économie avec de brillantes réactions de dépense, — tel était le décor des premiers souvenirs de Lily Bart.

Régnant sur cette perpétuelle tempête domestique, se dressait la figure vigoureuse et bien déterminée d’une mère encore assez jeune pour user furieusement ses robes de bal, tandis que le profil brumeux d’un père plutôt neutre occupait un espace intermédiaire entre le maître d’hôtel et l’homme qui venait remonter les pendules. Même aux yeux de l’enfance, Mrs. Hudson Bart avait l’air jeune ; mais Lily ne pouvait se rappeler une époque où son père ne fût point chauve et légèrement voûté, avec des cheveux poivre et sel et une démarche lasse. Elle apprit avec saisissement, par la suite, qu’il n’avait que deux ans de plus que sa mère.

Lily voyait rarement son père en plein jour. Toute la journée, il était en ville, et, l’hiver, la nuit était déjà tombée depuis longtemps lorsqu’elle entendait son pas traînant à la porte de la salle d’étude. Il l’embrassait en silence et posait une ou deux questions à la bonne ou à la gouvernante ; puis la femme de chambre de Mrs. Bart venait lui rappeler qu’il dînait dehors, et il s’éloignait en hâte, avec un signe de tête à Lily. L’été, quand il venait passer un dimanche auprès d’elles, à Newport ou à Southampton, il était encore plus effacé et plus taciturne que l’hiver. Le repos semblait le fatiguer davantage, et il restait assis, des heures, à contempler la mer, d’un coin tranquille de la véranda, tandis que le fracas de l’existence de sa femme se poursuivait à quelques pas de lui sans qu’il s’en aperçût. Mais, généralement, Mrs. Bart et Lily allaient en Europe l’été, et, avant que le paquebot fût à mi-chemin, M. Bart avait sombré à l’horizon. De temps en temps, sa fille entendait Mrs. Bart fulminer contre lui pour avoir négligé de lui envoyer des subsides ; mais, d’habitude, on ne parlait pas de lui et l’on n’y pensait guère, jusqu’à l’apparition de sa taille voûtée sur le quai de New-York, où il faisait tampon entre l’énormité des bagages de Mrs. Bart et les sévérités de la douane américaine.

La vie continua de cette manière, décousue et agitée, jusqu’aux dix-neuf ans de Lily ; — une ligne brisée, suivant laquelle l’embarcation familiale glissait sur un rapide courant de plaisirs, tiraillée en dessous par le flux d’un perpétuel besoin : le besoin de plus d’argent. Lily ne se souvenait pas qu’il y eût jamais eu assez d’argent, et, pour quelque raison mal définie, son père semblait toujours responsable de cette insuffisance. Ce n’était certainement pas la faute de Mrs. Bart, qui avait parmi ses amis la renommée d’une « organisatrice merveilleuse ». Mrs. Bart était célèbre à cause des effets illimités qu’elle tirait de moyens limités ; et, pour Mrs. Bart ainsi que pour ses connaissances, il y avait une sorte d’héroïsme à vivre comme si l’on était beaucoup plus riche qu’on ne l’était réellement.

Naturellement, Lily était fière des aptitudes de sa mère à cet égard ; elle avait été élevée dans cette foi qu’à n’importe quel prix il fallait avoir une bonne cuisine et être ce que Mrs. Bart appelait « décemment vêtue ». Le pire reproche de Mrs. Bart à son mari consistait à lui demander s’il attendait d’elle qu’elle « vécût comme les cochons », et la réponse négative de M. Bart était toujours considérée comme autorisant un télégramme à Paris pour commander une ou deux toilettes supplémentaires, et un coup de téléphone au bijoutier pour lui dire, après réflexion, qu’il pouvait envoyer le bracelet de turquoises que Mrs. Bart avait examiné le matin.

Lily connaissait des gens qui « vivaient comme les cochons » : leur apparence et tout ce qui les entourait justifiait la répugnance de sa mère pour ce mode d’existence. C’étaient, la plupart, des cousins qui habitaient des maisons sombres, avec des gravures inspirées du Voyage de la Vie sur les murs du salon, et des souillons de bonnes qui répondaient : « Je vais voir », à des visiteurs se présentant à une heure où tous les gens comme il faut sont théoriquement, sinon réellement, sortis. Le plus dégoûtant, c’était que beaucoup de ces cousins étaient riches : aussi Lily s’imprégna-t-elle de l’idée que, si les gens « vivaient comme les cochons », c’était par choix et parce qu’ils n’avaient pas une ligne de conduite convenable. Cette idée lui donna un sentiment de supériorité raisonnée, et elle n’avait pas besoin des commentaires de Mrs. Bart pour cultiver l’instinct qui la portait naturellement vers le luxe.

Lily avait dix-neuf ans quand les circonstances la contraignirent à réviser son système de l’univers.

L’année précédente, elle avait fait un début éblouissant, mais accompagné par une lourde nuée de notes. La lumière du début demeurait encore à l’horizon, mais le nuage avait épaissi ; et, tout d’un coup, il éclata. La soudaineté ajouta à l’horreur de la catastrophe ; et il y avait encore des heures où Lily revivait douloureusement chaque détail de la journée fatale. Sa mère et elle étaient assises, à déjeuner, devant le chaud-froid et le saumon à la gelée du dîner de la veille : — c’était une des rares économies de Mrs. Bart que de consommer dans le privé les restes de sa coûteuse hospitalité. — Lily ressentait l’agréable langueur de la jeunesse qui a dansé jusqu’à l’aube ; mais sa mère, en dépit de quelques fins sillons marqués autour de sa bouche et, au-dessous des ondulations dorées, sur ses tempes, était aussi alerte, résolue, et haute en couleur que si elle s’était levée après un sommeil paisible.

Au milieu de la table, entre les marrons glacés qui fondaient et les cerises confites, une pyramide de ces roses de serre qu’on appelle « beautés américaines » élevait leurs tiges vigoureuses ; elles portaient la tête aussi haut que Mrs. Bart, mais leur teinte rose avait tourné au pourpre répandu, et leur réapparition au déjeuner offensait chez Lily son sens des convenances.

— Vraiment il me semble, maman, — dit-elle sur un ton de reproche, — que nous pourrions avoir quelques fleurs fraîches pour le déjeuner… Quelques jonquilles, par exemple, ou quelques muguets…

Mrs. Bart la regarda, ébahie. La délicatesse de son goût ne se montrait exigeante qu’en public, et peu lui importait de quoi la table du déjeuner avait l’air, quand il n’y avait personne que la famille pour s’en apercevoir. Mais elle sourit de la naïveté de sa fille.

— Les muguets, dans cette saison, — dit-elle avec calme, — coûtent deux dollars la douzaine.

Lily ne fut nullement déconcertée : elle n’avait qu’une très vague notion de la valeur de l’argent.

— Six douzaines suffiraient à remplir cette corbeille, — affirma-t-elle.

— Six douzaines de quoi ? — demanda la voix de son père, sur le seuil de la porte.

Les deux femmes levèrent les yeux, étonnées : bien que ce fût un samedi, l’apparition de M. Bart au déjeuner était un fait insolite. Mais ni sa femme ni sa fille n’y prenant assez d’intérêt pour en demander l’explication, M. Bart se laissa tomber sur une chaise et contempla distraitement le morceau de saumon à la gelée que le maître d’hôtel avait placé devant lui.

— Je disais simplement — commença Lily — que je déteste voir des fleurs fanées au déjeuner ; et maman dit qu’une botte de muguet ne coûterait pas plus de douze dollars. Puis-je commander au fleuriste d’en envoyer tous les jours ?

Elle se penchait vers son père avec assurance : il lui refusait rarement quelque chose, et Mrs. Bart l’avait instruite à intercéder auprès de lui quand ses propres instances échouaient.

M. Bart restait assis sans bouger, toujours en arrêt devant le saumon, la mâchoire inférieure tombante ; il avait l’air encore plus pâle que d’habitude, et ses cheveux clairsemés pendaient en désordre sur son front. Tout à coup il regarda sa fille et se mit à rire, — d’un rire si étrange que Lily se sentit rougir : elle n’aimait pas qu’on se moquât d’elle, et son père semblait voir quelque chose de ridicule dans sa requête. Peut-être trouvait-il bête qu’elle l’ennuyât pour une pareille bagatelle.

— Douze dollars… douze dollars par jour pour des fleurs ? Oh ! certainement, ma chère… commandez-en pour douze cents !…

Et il continua de rire.

Mrs. Bart lui jeta un coup d’œil rapide.

— Inutile d’attendre, Poleworth : je sonnerai, — dit-elle au maître d’hôtel.

Le maître d’hôtel se retira, d’un air de désapprobation silencieuse, laissant les restes du chaud-froid sur le buffet.

— Qu’est-ce qu’il y a, Hudson ? Êtes-vous malade ? — demanda Mrs. Bart d’une voix sévère.

Elle ne tolérait pas les scènes quand ce n’était point elle qui les faisait, et il lui était odieux que son mari se donnât en spectacle devant les domestiques.

— Êtes-vous malade ? — répéta-t-elle.

— Malade ?… Non, je suis ruiné, — dit-il.

Lily poussa un cri d’effroi, et Mrs. Bart se leva, droite sur ses pieds.

— Ruiné ? — s’écria-t-elle.

Mais, se maîtrisant aussitôt, elle tourna vers Lily un visage calme :

— Fermez la porte de l’office.

Lily obéit, et, quand elle revint, son père était assis, les deux coudes sur la table, — le saumon toujours au milieu, — la tête cachée dans ses mains.

Mrs. Bart était debout derrière lui, le visage si pâle que ses cheveux devenaient d’un jaune factice. Elle regarda Lily s’approcher : le regard était terrible, mais la voix affectait une lugubre gaieté.

— Votre père n’est pas bien… il ne sait pas ce qu’il dit. Ce n’est rien… mais vous ferez mieux de remonter… Et ne bavardez pas avec les domestiques ! — ajouta-t-elle.

Lily obéit ; elle obéissait toujours quand sa mère parlait sur ce ton-là. Mais les paroles de Mrs. Bart ne lui avaient pas donné le change : elle comprit tout de suite qu’ils étaient ruinés. Durant les sombres heures qui suivirent, cette terrible certitude rejeta tout dans l’ombre, jusqu’à la mort lente et laborieuse de son père. Aux yeux de sa femme, il n’existait plus : il s’était éteint à la seconde où il avait cessé de remplir sa fonction, et, assise à son chevet, elle avait l’attitude provisoire d’un voyageur qui attend le départ d’un train en retard. Les sentiments de Lily étaient plus tendres : elle le plaignait d’une façon craintive et inefficace. Mais le fait que la plupart du temps il n’avait pas sa connaissance, et que son attention, quand elle se glissait dans sa chambre, s’écartait d’elle au bout d’un moment, le lui rendait encore plus étranger qu’à l’époque de la nursery, où il ne rentrait jamais avant la nuit. Il lui semblait qu’elle l’avait toujours vu à travers une vapeur, — une vapeur de sommeil dans son enfance, puis d’éloignement et d’indifférence, — et maintenant le brouillard s’était épaissi au point que sa personne devenait à peu près indiscernable. Si elle avait pu lui rendre quelques petits services, ou échanger avec lui quelques-unes de ces paroles touchantes que la lecture de nombreux romans lui avait appris à rattacher à des circonstances de ce genre, l’instinct filial aurait peut-être été remué en elle ; mais sa pitié, ne trouvant pas le moyen de se traduire en action, demeurait en quelque sorte spectatrice, éclipsée d’ailleurs par le ressentiment farouche et infatigable de sa mère. Chaque regard, chaque geste de Mrs. Bart semblait dire : « Vous le plaignez aujourd’hui… mais vous jugerez autrement quand vous comprendrez où il nous a réduites… »

La mort de son père fut un soulagement pour Lily.

Puis commença un long hiver. Il restait un peu d’argent ; mais, aux yeux de Mrs. Bart, c’était moins que rien, — une pure dérision auprès de ce à quoi elle avait droit. « À quoi bon vivre, s’il faut vivre comme les cochons ?… » Elle tomba dans une sorte d’apathie furieuse, un état de colère inerte contre la destinée. Ses facultés d’ « organisatrice » la désertaient, ou elle n’en tirait plus assez d’orgueil pour les exercer. C’était très bien de se montrer bonne ménagère quand, ce faisant, on pouvait avoir sa voiture ; mais quand les plus louables efforts n’arrivaient pas à dissimuler la nécessité d’aller à pied, cela n’en valait plus la peine.

Lily et sa mère errèrent de droite et de gauche, tantôt faisant de longues visites à des parents dont Mrs. Bart critiquait la tenue de maison, et qui déploraient qu’elle laissât Lily prendre son petit déjeuner dans son lit quand la jeune fille n’avait pas d’avenir assuré ; tantôt végétant dans des pensions européennes à bon marché, où Mrs. Bart se tenait hautainement à distance de ses compagnons d’infortune. Elle évitait avec un soin tout particulier ses amis d’autrefois et le théâtre de ses anciens succès. Être pauvre, cela lui semblait un aveu de fiasco équivalent au déshonneur ; elle surprenait une note d’allégresse dans les avances les plus amicales.

Il n’y avait qu’une pensée qui la consolât : c’était de contempler la beauté de Lily. Elle l’étudiait avec une espèce de passion, comme si c’était là quelque arme qu’elle avait lentement façonnée pour sa vengeance. Dans son bilan, cette beauté représentait l’actif suprême ; c’était le noyau autour duquel leur vie devait se reconstruire. Elle la surveillait jalousement, comme si c’était sa propriété personnelle et que Lily n’en fût que la gardienne ; et elle s’efforçait d’instiller à celle-ci le sentiment de la responsabilité qu’une telle charge impliquait. Elle suivait en imagination la carrière d’autres beautés, signalant à sa fille ce qu’un pareil don permettait d’accomplir, et insistant sur le tragique exemple de celles qui, en dépit de ce don, n’avaient pu réussir à obtenir ce qu’elles voulaient : aux yeux de Mrs. Bart la sottise seule expliquait le lamentable dénouement de certaines aventures. Elle était de ceux qui imputent toujours au sort, et non à eux-mêmes, leurs propres malheurs ; mais elle déblatérait avec tant d’acrimonie contre les mariages d’amour que Lily aurait pu s’imaginer qu’elle faisait allusion à son expérience personnelle, si Mrs. Bart ne l’avait fréquemment assurée que, pour elle-même, elle avait été mariée par persuasion… Qui l’avait persuadée ? elle ne s’expliquait jamais là-dessus.

Lily était impressionnée, naturellement, par la grandeur des occasions qui s’offraient à elle. La médiocrité de sa vie actuelle donnait un relief enchanteur à l’existence à laquelle elle se sentait appelée. Les conseils de Mrs. Bart auraient pu être dangereux pour une intelligence moins avertie ; mais Lily comprenait que la beauté n’est que la matière brute de l’œuvre de conquête, et que pour la convertir en succès d’autres artifices sont requis. Elle savait que trahir le moindre sentiment de supériorité n’était qu’une manifestation plus subtile de la sottise que dénonçait sa mère, et elle eut tôt fait d’apprendre qu’une femme belle a plus besoin de tact que celle pourvue d’un physique moyen.

Ses ambitions n’étaient pas aussi grossières que celles de Mrs. Bart. Un des griefs de cette dame contre son mari était que — dans les premiers temps, lorsqu’il n’était pas encore trop fatigué — il avait gaspillé des soirées à ce qu’elle appelait vaguement la « lecture des poètes », et parmi les objets vendus aux enchères après sa mort figuraient trois ou quatre douzaines de volumes sans valeur qui avaient lutté pour la vie au milieu des bottines et des fioles de pharmacie, sur les rayons de son cabinet de toilette. Il y avait en Lily une veine de sentiment, peut-être dérivée de cette source, qui donnait un peu d’idéal à ses desseins les plus prosaïques. Elle avait plaisir à se représenter sa beauté comme un pouvoir au service du bien, un moyen d’atteindre à une position où son influence se ferait sentir par une vague irradiation de raffinement et de bon goût. Elle aimait les tableaux, les fleurs, les romans sentimentaux, et elle ne pouvait s’empêcher de croire que des inclinations de cet ordre ennoblissaient son désir d’acquérir des avantages mondains. Elle n’aurait pas eu vraiment envie d’épouser un homme qui ne serait que riche : elle était secrètement honteuse de la cupidité de sa mère. Les préférences de Lily eussent été pour un noble anglais, avec des ambitions politiques et de vastes domaines ; ou, en seconde ligne, pour un prince italien, avec un château dans les Apennins et une charge héréditaire au Vatican : — les causes perdues avaient à ses yeux un charme romanesque, et elle se plaisait à s’imaginer se tenant à l’écart de la foule vulgaire qui se presse au Quirinal, et sacrifiant son agrément aux exigences d’une tradition séculaire…

Comme il y avait longtemps de tout cela, et comme tout cela semblait loin ! Ces ambitions-là n’étaient guère plus futiles ni plus puériles que les précédentes, — celles qui visaient une poupée française, articulée, avec de vrais cheveux… N’y avait-il que dix ans qu’elle avait hésité, en imagination, entre le earl anglais et le prince italien ? Impitoyablement son esprit parcourut le morne intervalle…

Après deux ans de pérégrinations stériles, Mrs. Bart était morte, — morte de dégoût profond. Elle avait haï la médiocrité, et son destin l’y condamnait. Ses rêves d’un brillant mariage pour Lily s’étaient dissipés au bout de la première année.

« Comment voulez-vous qu’on vous épouse, si l’on ne vous voit pas ?… et comment peut-on vous voir dans ces trous où nous sommes embourbés ? » Tel était le refrain de ses lamentations ; et sa dernière recommandation à sa fille fut de s’évader, si possible, de la médiocrité.

« Ne vous laissez pas envahir par elle : elle vous noierait. Frayez-vous un chemin quelconque : vous êtes jeune et vous le pouvez », insista-t-elle.

Elle était morte pendant un de leurs courts séjours à New-York, et, là, Lily devint aussitôt le centre d’un conseil de famille composé des cousins riches qu’on lui avait appris à mépriser parce qu’ils « vivaient comme les cochons ». Peut-être avaient-ils eu vent des sentiments où on l’avait élevée, car personne d’entre eux ne manifesta un bien vif désir de sa compagnie ; en fait, la question menaçait de demeurer sans solution lorsque Mrs. Peniston déclara avec un soupir :

— Je vais essayer de la prendre pour un an.

Tout le monde fut surpris, mais chacun dissimula sa surprise, de peur que Mrs. Peniston ne revînt sur sa décision.

Mrs. Peniston était la sœur de M. Bart ; elle était veuve, et, bien qu’elle ne fût point le membre le plus riche de la famille, loin de là, tous les autres néanmoins démontraient à qui voulait les entendre qu’elle était clairement désignée par la Providence pour assumer la charge de Lily. En premier lieu, elle vivait seule, et ce serait charmant pour elle d’avoir une jeune compagne. Puis elle voyageait quelquefois, et la familiarité de Lily avec les habitudes étrangères — considérées d’ailleurs comme regrettable par les plus conservateurs d’entre ses parents — lui permettrait tout au moins de tenir le rôle d’une sorte de courrier. Mais, en réalité, aucun de ces arguments n’avait touché Mrs. Peniston. Elle avait pris la jeune fille, tout simplement, parce que personne autre ne voulait d’elle, et parce qu’elle avait l’espèce de mauvaise honte qui rend difficile l’étalage de l’égoïsme en public, bien qu’elle ne gêne en rien sa satisfaction dans le privé. Il eût été impossible à Mrs. Peniston d’être héroïque dans une île déserte ; mais, avec les regards de son petit monde braqués sur elle, elle éprouvait un certain plaisir à se comporter ainsi.

Elle fut récompensée, comme c’était justice, de son désintéressement, et trouva dans sa nièce une agréable compagne. Elle s’était attendue à ce que Lily fut entêtée, difficile, et « étrangère », — car Mrs. Peniston elle-même, bien qu’elle voyageât quelquefois, partageait la terreur que toute sa famille avait de « l’étranger » ; mais la jeune fille fit preuve d’une souplesse qui, à un esprit plus pénétrant que celui de sa tante, aurait pu sembler moins rassurante que l’égoïsme avoué de la jeunesse. Les malheurs avaient assoupli Lily au lieu de la raidir, et la substance qui plie est plus difficile à briser que celle qui résiste.

Mrs. Peniston toutefois n’eut pas à souffrir des facultés d’adaptation de sa nièce. Lily n’avait nullement l’intention d’abuser du bon naturel de sa tante. Elle était sincèrement reconnaissante du refuge que celle-ci lui offrait : l’intérieur opulent de Mrs. Peniston n’était pas médiocre, au moins à en juger superficiellement. Mais la médiocrité est une qualité qui revêt les déguisements les plus divers ; et Lily découvrit bientôt qu’elle existait à l’état latent dans la coûteuse routine de la vie de sa tante, comme dans le régime d’expédients d’une pension européenne.

Mrs. Peniston était un de ces personnages épisodiques qui servent en quelque sorte à rembourrer l’étoffe de la vie. Il était impossible de se la figurer comme ayant jamais été elle-même un foyer d’activité. Le fait le plus saillant qui la concernait était que sa grand’mère eût été une Van Alstyne. Cette alliance avec la race bien nourrie et industrieuse de l’ancienne New-York se révélait dans la propreté glaciale du salon de Mrs. Peniston et dans l’excellence de sa cuisine. Elle appartenait à cette classe de vieux New-Yorkais qui ont toujours vécu largement, dépensé beaucoup pour leur toilette, et n’ont guère fait autre chose ; à ces obligations héréditaires Mrs. Peniston se conformait fidèlement. Elle avait toujours tenu dans la vie l’emploi de spectatrice, et son esprit ressemblait à un de ces petits miroirs que ses ancêtres hollandais avaient coutume de fixer à leurs fenêtres, afin que des profondeurs d’une impénétrable retraite ils pussent voir se qui se passait dans la rue.

Mrs. Peniston avait une propriété dans la province de New-Jersey ; mais elle n’y avait jamais habité depuis la mort de son mari, — événement déjà lointain qui semblait subsister dans sa mémoire surtout comme point de repère pour les souvenirs personnels qui formaient le fond de sa conversation. Elle était de ces femmes qui se rappellent les dates avec intensité, et elle pouvait sans un moment d’hésitation vous dire si les rideaux du salon avaient été changés avant ou après la dernière maladie de M. Peniston.

Mrs. Peniston trouvait la campagne triste et les arbres humides, et elle nourrissait une peur vague de rencontrer un taureau. Pour se garder contre ces contingences, elle fréquentait les villes d’eaux les plus visitées ; elle s’y installait d’une manière toute impersonnelle, dans une maison louée, et contemplait la vie à travers les stores nattés de sa véranda. Aux soins d’une semblable tutrice, Lily comprit bien vite qu’elle n’aurait que les avantages matériels d’une bonne cuisine et d’une élégante garde-robe ; et, bien qu’elle fût loin de les déprécier, elle les eût changés avec joie pour ce que Mrs. Bart l’avait instruite à regarder comme des occasions. Elle soupirait à la pensée de tout ce que les indomptables énergies de sa mère eussent accompli, si elles avaient été unies aux ressources de Mrs. Peniston. Lily elle-même était fort énergique, mais elle était entravée par la nécessité de s’adapter aux habitudes de sa tante. Elle voyait qu’il lui fallait à tout prix rester dans les bonnes grâces de Mrs. Peniston jusqu’à ce qu’elle pût, comme eût dit Mrs. Bart, se tenir toute seule sur ses pieds. L’existence vagabonde du parent pauvre ne charmait nullement Lily, et pour s’adapter à Mrs. Peniston, il lui fallait, dans une certaine mesure, imiter l’attitude passive de cette dame. Elle s’était imaginé tout d’abord qu’il serait facile d’entraîner sa tante dans le tourbillon de ses propres activités, mais il y avait chez Mrs. Peniston une force statique contre laquelle tous les efforts de sa nièce se brisèrent en vain. Tenter de la mettre en contact direct avec la vie, c’était comme si l’on voulait arracher un meuble préalablement vissé au parquet. Non qu’elle attendit de Lily que celle-ci demeurât également immobile : elle avait toute l’indulgence du tuteur américain pour la légèreté de la jeunesse. Elle avait aussi de l’indulgence pour d’autres habitudes de sa nièce : elle trouvait fort naturel que Lily dépensât tout son argent en toilettes, et, de temps en temps, elle suppléait au maigre revenu de la jeune fille par de « jolis cadeaux » destinés au même usage. Lily, qui était profondément pratique, aurait préféré une pension fixe ; mais Mrs. Peniston appréciait les périodiques retours de reconnaissance déterminés par des chèques inattendus, et peut-être était-elle assez maligne pour percevoir qu’une semblable manière de donner entretenait chez sa nièce un salutaire sentiment de dépendance.

En dehors de cela, Mrs. Peniston n’avait pas estimé que sa charge comportât d’autres devoirs : elle s’était tenue de côté, simplement, et avait laissé sa nièce entrer en campagne. Lily s’y était mise, en campagne, d’abord avec l’assurance d’un possesseur qu’on ne saurait déloger, puis avec des exigences de plus en plus restreintes, et maintenant elle en était à lutter pour un pouce de terrain sur ce vaste espace qui jadis semblait s’offrir à sa demande. Comment c’était arrivé, elle ne s’en rendait pas compte encore. Parfois elle pensait que c’était parce que Mrs. Peniston avait été trop passive ; puis elle craignait de ne pas l’avoir été assez elle-même. Avait-elle montré une excessive ardeur de vaincre ? avait-elle manqué de patience, de souplesse et de dissimulation ? Qu’elle s’accusât ou qu’elle se disculpât de ces erreurs, cela ne changeait en rien le total de sa désastreuse opération. Des filles plus jeunes et plus ordinaires qu’elle s’étaient mariées, par douzaines, et elle avait vingt-neuf ans, et elle était encore miss Bart.

Elle commençait à avoir des accès de colère et de révolte contre la destinée, des moments où elle brûlait d’abandonner la course et de se faire une vie indépendante. Mais quel genre de vie pourrait-ce être ? Elle avait à peine assez d’argent pour payer ses couturières et ses dettes de jeu ; et aucun des intérêts passagers qu’elle prenait à telle ou telle chose, et qu’elle dignifiait du nom de goûts, n’était assez prononcé pour lui permettre de vivre satisfaite dans l’obscurité. Ah ! non : elle était trop intelligente pour ne pas être sincère envers elle-même. Elle savait qu’elle haïssait la médiocrité comme sa mère l’avait haïe, et jusqu’à son dernier soupir elle ne cesserait de lutter contre elle, remontant encore et toujours au-dessus du flot, jusqu’à ce qu’elle atteignît les brillants sommets qui présentaient une surface si glissante à ses doigts crispés.

IV


Le lendemain matin, sur le plateau de son petit déjeuner, miss Bart trouva un mot de son hôtesse :


Chère Lily,

Si cela ne vous ennuie pas trop de descendre vers dix heures, voulez-vous venir dans mon petit salon m’aider à quelques fastidieuses besognes ?


Lily jeta le billet de côté, et s’affaissa sur ses oreillers en soupirant. Oui, c’était ennuyeux de descendre à dix heures, — une heure que les hôtes de Bellomont assimilaient vaguement au lever du soleil, — et elle ne connaissait que trop bien le caractère des fastidieuses besognes en question. Miss Pragg, la secrétaire, avait été appelée au loin, et il y aurait des lettres, des invitations à écrire, des adresses égarées à rechercher, et autres corvées mondaines. Il était entendu que miss Bart devait faire l’intérim en de semblables conjonctures, et, d’habitude, elle se soumettait à cette nécessité sans murmurer aucunement.

Aujourd’hui, cependant, cela ravivait le sentiment de servitude qu’avait fait naître l’examen de son carnet de chèques, la nuit précédente. Autour d’elle, tout contribuait à lui donner des sensations d’aise et de douceur. Les fenêtres ouvertes laissaient pénétrer la fraîcheur étincelante d’une matinée de septembre, et, à travers les rameaux jaunis, elle découvrait une perspective de haies et de parterres qui menait l’œil par des degrés d’une régularité décroissante aux libres ondulations du parc. Sa femme de chambre avait allumé dans l’âtre un petit feu qui rivalisait de gaieté avec les rayons obliques du soleil sur le tapis vert mousse et venait caresser les flancs bombés d’un vieux bureau en marqueterie. Près du lit, sur une table, le plateau du déjeuner portait son argenterie et ses porcelaines harmonieuses, à côté, une touffe de violettes dans un svelte cornet de cristal, et le journal du matin plié sous les lettres. Il n’y avait rien de nouveau pour Lily dans ces menus gages d’un luxe étudié ; mais, bien qu’ils fissent partie intégrante de son atmosphère, elle n’était jamais devenue insensible à leur charme. Elle se trouvait supérieure à la pure ostentation ; mais elle sentait en elle une affinité avec toutes les manifestations plus subtiles de la richesse.

La convocation de Mrs. Trenor lui rappela toutefois brusquement sa dépendance : elle se leva et s’habilla dans un état d’irritabilité où, d’ordinaire, elle était trop prudente pour s’abandonner. Elle savait que de telles émotions laissent des traces sur le visage aussi bien que dans le caractère, et elle avait été avertie d’y prendre garde par les petites rides que l’examen de minuit lui avait révélées.

Son irritation fut augmentée par l’accueil de Mrs. Trenor qui lui souhaita le bonjour le plus naturellement du monde. S’arracher du lit à une heure pareille, descendre fraîche et rayonnante, pour subir la monotonie de cette correspondance, cela méritait bien, semblait-il, que l’on reconnût d’une façon spéciale le sacrifice accompli. Mais le ton de Mrs. Trenor ne prouvait pas le moindre sentiment de la situation.

— Oh ! Lily, c’est gentil à vous d’être venue, — soupira-t-elle simplement de derrière le chaos de lettres, factures et autres documents domestiques qui prêtaient un fâcheux air commercial à l’élégance grêle de sa table à écrire. — Il y a une telle quantité d’horreurs, ce matin ! — ajouta-t-elle en déblayant un peu le milieu de ce désordre.

Et elle se leva, cédant son siège à miss Bart.

Mrs. Trenor était une grande belle femme que sa taille élevée sauvait tout juste d’un excessif embonpoint. Sa rose et blonde personne avait survécu à quelque quarante ans d’activité futile sans que le temps parût l’avoir trop maltraitée ; seulement, sa physionomie était devenue moins mobile. Elle paraissait n’avoir d’existence que comme maîtresse de maison ; il était difficile de la définir autrement : ce n’était pas tant qu’elle poussât trop loin l’instinct de l’hospitalité, mais elle ne pouvait supporter la vie que dans une foule. La nature collective de ses goûts l’exemptait des rivalités habituelles à son sexe, et elle ne connaissait pas d’autre émotion personnelle que celle de la haine pour la femme qui s’avisait de donner de plus grands dîners que les siens ou d’avoir à la campagne des séries plus amusantes que les siennes. Comme ses talents de société, soutenus par la fortune de M. Trenor, assuraient presque toujours, dans les concours de ce genre, son triomphe final, le succès avait développé en elle une indulgence dépourvue de scrupules pour tout le reste de son sexe, et, dans le classement utilitaire que miss Bart établissait de ses amis, Mrs. Trenor était rangée comme la femme qui semblait le moins devoir lui jouer un vilain tour.

— C’est tout bonnement inhumain de la part de Pragg d’être partie en ce moment ! — déclara Mrs. Trenor, comme son amie s’asseyait au bureau. — Elle dit que sa sœur est sur le point d’avoir un bébé… comme si cela pouvait se comparer avec des invités à demeure !… Je suis sûre que je vais m’embrouiller terriblement, et il y aura d’affreuses histoires… Quand j’étais à Tuxedo, j’ai invité une masse de monde pour la semaine prochaine : j’ai égaré la liste et je ne peux plus me rappeler qui doit venir… Et cette semaine aussi sera un horrible four… et Gwen Van Osburgh s’en ira raconter à sa mère combien les gens se sont ennuyés… Je n’avais pas l’intention d’inviter les Wetherall… ça, c’est une gaffe de Gus ! Ils n’approuvent pas qu’on ait Carry Fisher, vous savez. Comme si l’on pouvait s’empêcher d’avoir Carry Fisher !… Elle a fait une bêtise, c’est vrai, en s’offrant ce second divorce : Carry va toujours trop loin… Mais elle prétend que le seul moyen d’obtenir un sou de Fisher, c’était de divorcer et de le forcer à payer une pension alimentaire. Et la pauvre Carry en est à un dollar près… C’est vraiment absurde de la part d’Alice Wetherall de faire tant de façons à propos de cette rencontre, quand on pense à quel point en est la société aujourd’hui. Quelqu’un disait, l’autre jour, qu’il y a un divorce et un cas d’appendicite dans chacune des familles que l’on connaît… De plus, Carry est la seule personne qui puisse conserver Gus de bonne humeur quand nous avons des raseurs à la maison. Avez-vous remarqué que tous les maris la trouvent à leur goût ?… Tous, je veux dire, excepté les siens !… C’est assez malin à elle de s’être fait une spécialité de se dévouer aux gens ennuyeux : le champ est si vaste, et, par le fait, elle est seule à l’explorer. Elle y trouve des compensations, sans doute : je sais qu’elle emprunte de l’argent à Gus… Mais je la payerais volontiers pour le tenir en bonne humeur, de sorte qu’après tout je ne peux pas me plaindre.

Mrs. Trenor s’arrêta pour jouir du spectacle de miss Bart s’efforçant de débrouiller l’écheveau de sa correspondance.

— Mais il ne s’agit pas seulement des Wetherall et de Carry ! reprit-elle, sur un nouveau ton d’affliction. La vérité, c’est que lady Cressida Raith m’a horriblement désappointée.

— Désappointée ?… ne la connaissiez-vous pas auparavant ?

— Dieu, non !… je l’ai vue hier pour la première fois. Lady Skiddaw l’a envoyée avec des lettres de recommandation pour les Van Osburgh, et j’ai appris que Maria Van Osburgh invitait une foule de gens pour la rencontrer cette semaine : aussi me suis-je dit que ce serait piquant de la lui souffler, et Jack Stepney, qui la connaissait des Indes, a arrangé cela pour moi. Maria a été furieuse, et a positivement poussé l’impudence jusqu’à forcer Gwen à s’inviter ici, de façon à ne pas être tout à fait en dehors… Si j’avais su ce qu’était lady Cressida, ils auraient pu l’avoir, je la leur aurais laissée de bon cœur ! Mais je croyais que n’importe quelle amie des Skiddaw était sûrement amusante… Vous vous rappelez comme lady Skiddaw était drôle ? Il y avait des moments où il fallait tout bonnement faire sortir les jeunes filles… De plus, lady Cressida est la sœur de la duchesse de Beltshire, et j’ai naturellement supposé qu’elles étaient du même type ; mais vous ne pouvez jamais savoir, avec ces familles anglaises ! Elles sont si vastes qu’il y a place pour tous les genres ; et il se trouve que lady Cressida représente le genre moral : elle a épousé un clergyman et fait de l’apostolat dans les faubourgs de Londres… Penser que je me suis donné tout ce mal pour une femme de clergyman, qui porte des bijoux indiens et s’occupe de botanique !… Elle s’est fait promener hier par Gus dans toutes les serres et l’a rasé à mort en lui demandant le nom des plantes… Cette idée de traiter Gus comme s’il était le jardinier !

Mrs. Trenor lança ce dernier trait dans un crescendo d’indignation.

— Oh ! alors peut-être que la présence de lady Cressida réconciliera les Wetherall avec l’idée de rencontrer Carry Fisher, — dit miss Bart pacifiquement.

— Je le voudrais ! Mais elle ennuie terriblement les hommes, et si, comme on assure qu’elle en a l’habitude, elle se met à distribuer des brochures pieuses, ce sera une consternation… Le pis, c’est qu’elle aurait été si utile au bon moment ! Vous savez que nous sommes obligés de recevoir l’évêque une fois l’an, et elle aurait donné juste la note convenable à cette affaire-là… J’ai toujours eu une telle guigne avec ces visites de l’évêque ! — ajouta Mrs. Trenor, dont la détresse présente était alimentée par un torrent de réminiscences. — L’année dernière, quand il était ici, Gus a complètement oublié sa présence : il a ramené avec lui les Ned Winton et les Farley : cinq divorces et des enfants de six lits différents !…

— Quand lady Cressida s’en va-t-elle ? — demanda Lily.

Mrs. Trenor leva les yeux avec désespoir :

— Ma chère, si l’on savait, seulement !… J’étais tellement pressée de l’enlever à Maria que j’ai véritablement oublié d’indiquer une date, et Gus prétend qu’elle a dit à quelqu’un qu’elle avait l’intention de rester ici tout l’hiver.

— Rester ici ?… dans cette maison ?…

— Ne faites pas la bête : en Amérique !… Mais, si personne d’autre ne l’invite… vous savez, ces gens-là ne vont jamais à l’hôtel.

— Peut-être Gus n’a-t-il dit cela que pour vous effrayer.

— Non. J’ai entendu lady Cressida raconter à Bertha Dorset qu’elle avait six mois à occuper pendant que son mari faisait une cure en Engadine… Il fallait voir Bertha prendre un air absent !… Mais je ne plaisante pas, vous savez : si elle passe tout l’automne ici, elle gâtera tout, et Maria Van Osburgh exultera, simplement !

À cette affligeante vision, la voix de Mrs. Trenor trembla de pitié pour elle-même.

— Oh ! Judy… comme si quelqu’un s’était jamais ennuyé à Bellomont ! — protesta miss Bart avec tact. — Vous savez parfaitement bien que, si Mrs. Van Osburgh arrivait à réunir tous les gens agréables et vous laissait les autres, vous vous arrangeriez pour faire tout bien marcher, et elle n’y parviendrait pas.

Une telle assurance aurait généralement réconforté Mrs. Trenor. Mais, cette fois, le nuage ne disparut pas de son front.

— Ce n’est pas seulement lady Cressida, — gémit-elle. Tout a été de travers, cette semaine. Je vois bien que Bertha Dorset est furieuse contre moi.

— Furieuse contre vous ? Et pourquoi ?

— Parce que je lui ai dit que Lawrence Selden viendrait : or, finalement, il n’a pas voulu venir, et elle est assez peu raisonnable pour s’imaginer que c’est ma faute.

Miss Bart posa la plume et regarda distraitement la lettre commencée.

— Je croyais que c’était fini, — dit-elle.

— Oui, de son côté, à lui. Et, naturellement, Bertha n’a pas perdu son temps depuis. Mais je me figure qu’elle est inoccupée, en ce moment… et quelqu’un m’a insinué que je ferais mieux d’inviter Lawrence. Eh bien, je l’ai invité… mais je n’ai pu le forcer à venir. Et maintenant je suppose qu’elle me punira en étant parfaitement désagréable avec tous les autres.

— Ou bien elle peut le punir, lui, en étant parfaitement charmante pour quelqu’un d’autre !

Mrs. Trenor hocha mélancoliquement la tête :

— Elle sait que cela lui serait égal. Et, d’ailleurs, qui y a-t-il d’autre ? Alice Wetherall ne perd pas de vue son mari. Ned Silverton ne peut détourner ses regards de Carry Fisher, le pauvre garçon ! Gus ne peut pas supporter Bertha, Jack la connaît trop bien… Évidemment, il reste Percy Gryce !…

Elle se redressa, souriant à sa pensée. La physionomie de miss Bart ne refléta pas ce sourire.

— Oh ! elle et monsieur Gryce ne semblent guère faits l’un pour l’autre.

— Vous voulez dire qu’elle le scandalisera, et que lui l’ennuiera ? Eh bien, ce n’est déjà pas un si mauvais début, savez-vous ? Mais j’espère bien qu’elle ne se mettra pas en tête d’être aimable avec lui, car je l’ai invité tout exprès pour vous.

Lily se mit à rire :

— Merci du compliment !… Je ne pourrai certainement pas faire figure à côté de Bertha.

— Croyez-vous que je veuille vous dire quelque chose de désobligeant ? Ce n’est pas mon intention, je vous assure. Chacun sait que vous êtes mille fois plus belle et plus intelligente que Bertha ; mais voilà ! vous n’êtes pas méchante. Et, pour toujours obtenir à la longue ce qu’elle veut, parlez-moi d’une femme méchante !

Miss Bart la regarda en affectant un air de reproche :

— Je croyais que vous aimiez tant Bertha !

— Oh ! je l’aime… Il vaut toujours mieux aimer les personnes dangereuses… Mais elle l’est, dangereuse, et, si je l’ai jamais vue en veine de faire du mal, c’est dans ce moment-ci… L’air du pauvre George me renseigne à cet égard. Cet homme est un parfait baromètre : il sait toujours quand Bertha est sur le point de…

— De tomber ! — suggéra miss Bart.

— Ne dites pas d’inconvenances !… Vous savez qu’il croit toujours en elle. Et, bien entendu, je ne prétends pas qu’il y ait rien de réellement coupable dans le cas de Bertha. Seulement, elle adore rendre les gens malheureux, et particulièrement ce pauvre George.

— Mais c’est qu’il semble taillé pour ce rôle : je ne m’étonne pas qu’elle préfère une compagnie plus gaie.

— Oh ! George n’est pas aussi funèbre que vous pourriez le croire. Si Bertha ne le tourmentait pas, il serait tout différent… Ou si elle le laissait tranquille et libre d’arranger sa vie à sa guise… Mais elle n’ose pas lui lâcher la bride sur le cou, à cause de l’argent, de sorte que, quand lui n’est pas jaloux, elle fait semblant de l’être.

Miss Bart continua d’écrire en silence, et son hôtesse se rassit, poursuivant le cours de ses pensées : elle en fronçait le sourcil.

— Savez-vous quoi ? s’écria-t-elle après un long silence. Je crois que je vais appeler Lawrence au téléphone et lui dire tout bonnement qu’il faut qu’il vienne.

— Oh ! ne faites pas cela ! — dit Lily, rougissant brusquement.

Cette rougeur la surprit presque autant que son hôtesse. Mrs. Trenor ne remarquait pas, d’habitude, les changements de physionomie ; elle regarda pourtant Lily d’un œil intrigué.

— Mon dieu, Lily, que vous êtes belle !… Mais pourquoi ? vous déplaît-il tant que cela ?

— Pas du tout, il me plaît. Mais, si vous êtes poussée par l’intention bénévole de me protéger contre Bertha… je ne crois pas avoir besoin de votre protection.

Mrs. Trenor se mit debout, avec une exclamation :

— Lily !… Percy ?… Voulez-vous dire que c’est positivement fait ?

Miss Bart sourit :

— Je veux simplement dire que monsieur Gryce et moi sommes en train de devenir très bons amis.

— Hum !… je vois !… (Mrs. Trenor fixa sur elle un œil ravi.) On dit, vous savez, qu’il a huit cent mille dollars de rentes… et il ne dépense rien, sauf pour quelques sales vieux bouquins. Et sa mère a une maladie de cœur et lui laissera encore bien davantage… Oh ! Lily, allez doucement, je vous en prie ! — l’adjura cette amie parfaite.

Miss Bart continua de sourire, sans avoir l’air contrariée.

— Par exemple, — remarqua-t-elle, — je ne m’empresserai pas d’aller lui dire qu’il a un lot de sales vieux bouquins.

— Non, naturellement !… je sais que vous êtes merveilleuse pour vous mettre au courant des spécialités de chacun… Mais il est horriblement timide et facilement scandalisé, et… et…

— Pourquoi ne pas le dire, Judy ? J’ai la réputation de courir après un mari riche ?

— Oh ! je ne veux pas dire cela… Il ne le croirait pas de vous, pour commencer ! — fit Mrs. Trenor avec une malice un peu naïve. — Mais, vous savez, on est assez vif ici quelquefois : il faut que j’avertisse Jack et Gus. S’il vous supposait ce que sa mère appellerait une jeune fille fast !… Mais vous me comprenez. Ne mettez pas votre crêpe de Chine rouge à dîner, et ne fumez pas, si vous pouvez vous en empêcher, Lily chérie !

Lily poussa de côté son travail terminé, avec un sourire contraint.

— Vous êtes bonne, Judy : je vais enfermer à clef mes cigarettes, et je mettrai cette robe de l’an dernier que vous m’avez envoyée ce matin… Et si vous vous intéressez vraiment à mon avenir, peut-être serez vous assez gentille pour ne pas me demander de jouer encore au bridge, ce soir.

— Au bridge ?… Le bridge lui fait peur aussi ?… Oh ! Lily, quelle vie affreuse vous mènerez !… Mais, naturellement, je ne vous réclamerai pas : pourquoi ne pas m’avoir dit un mot, hier soir ? Il n’y a rien que je ne ferais, mon pauvre chou, pour vous voir heureuse !

Et Mrs. Trenor, avec toute l’ardeur de son sexe, brûlant d’aplanir la voie du véritable amour, enveloppa Lily dans une longue étreinte.

Et, comme Lily se dégageait :

— Vous êtes bien sûre, — ajouta-t-elle avec sollicitude, — que vous n’aimeriez pas que je téléphone à Lawrence Selden ?

— Tout à fait sûre, — dit Lily.


Les trois jours suivants démontrèrent, à sa complète satisfaction personnelle, les talents de miss Bart pour conduire ses affaires sans l’aide d’autrui.

Assise, le samedi après-midi, sur la terrasse de Bellomont, elle souriait de la crainte de Mrs. Trenor qu’elle ne pût aller trop vite. Si un tel avertissement avait pu jadis être utile, les années lui avaient donné une leçon salutaire, et elle se flattait aujourd’hui de savoir régler son allure d’après l’objet de sa poursuite. Dans le cas de M. Gryce, elle avait jugé bon de voleter en avant, s’égarant artificieusement et l’attirant par degrés, sans qu’il s’en aperçût, dans les profondeurs de son intimité. L’atmosphère ambiante était favorable à ce mode de cour. Mrs. Trenor, fidèle à sa parole, n’avait pas fait mine de compter sur Lily à la table de bridge ; elle avait même prévenu les autres joueurs de ne manifester aucune surprise de cette défection insolite. En conséquence, Lily se trouva devenir le centre de cette sollicitude féminine qui enveloppe une jeune fille dans la saison du mariage. Une solitude fut tacitement créée pour elle dans l’existence encombrée de Bellomont, et ses amis n’auraient pu montrer plus d’empressement à s’effacer s’il se fût agi d’un mariage romanesque. Dans le clan de Lily, cette conduite impliquait une sympathique intelligence de ses desseins, et M. Gryce grandit dans son estime, à elle, quand elle vit la considération qu’il inspirait.

La terrasse de Bellomont, par une après-midi de septembre, était un lieu propice aux rêveries sentimentales, et, tandis que miss Bart s’appuyait contre la balustrade, penchée sur le jardin profond, à une petite distance du groupe animé qui entourait la table à thé, elle paraissait perdue dans les dédales d’un indicible bonheur. En réalité, ses pensées trouvaient à s’exprimer de façon très précise dans la paisible récapitulation des joies qui lui étaient réservées. D’où elle se tenait, elle pouvait les voir ayant pris corps en la personne de M. Gryce qui, revêtu d’un léger pardessus et le foulard au cou, était assis quelque peu nerveux au bord de sa chaise, pendant que Carry Fisher, avec toute l’énergie du regard et du geste dont la nature et l’art combinés l’avaient douée, insistait près de lui sur le devoir de prendre part à la réforme municipale.

La réforme municipale, tel était le dernier dada de Mrs. Fisher. Il avait été précédé d’un zèle égal pour le socialisme, qui avait remplacé, à son heure, une énergique apologie de la Christian Science[4]. Mrs. Fisher était petite, ardente et dramatique ; ses mains et ses yeux étaient d’admirables instruments au service de toutes les causes qu’il lui arrivait d’adopter. Elle avait, néanmoins, le défaut de tous les enthousiastes : ils ne s’aperçoivent pas de la mollesse avec laquelle leurs auditeurs leur répondent ; Lily s’amusait à la voir ignorer la résistance que montrait, dans tous ses détails, la posture de M. Gryce. Lily, elle, savait que l’esprit de M. Gryce était partagé entre la peur de prendre froid, s’il restait trop longtemps dehors à cette heure, et la crainte que, s’il battait en retraite vers la maison, Mrs. Fisher ne le suivît avec un papier à signer. M. Gryce avait une répugnance constitutionnelle pour ce qu’il appelait « se compromettre », et, si tendrement qu’il chérît sa santé, il était évident qu’il jugeait plus sage de se tenir hors de portée de la plume et de l’encrier jusqu’à ce que le hasard le délivrât des rets de Mrs. Fisher. En attendant, il jetait des regards d’agonie dans la direction de miss Bart ; mais celle-ci n’y répondait qu’en s’abandonnant de plus en plus à une attitude de gracieuse absorption. Elle savait le prix du contraste pour mettre ses charmes en valeur, et elle se rendait pleinement compte à quel point la volubilité de Mrs. Fisher rehaussait sa propre indolence.

Elle fut tirée de sa rêverie par l’approche de son cousin Jack Stepney qui, aux côtés de Gwen Van Osburgh, traversait le jardin, revenant du tennis.

Le couple en question vivait un roman analogue à celui où Lily figurait, et celle-ci éprouvait un certain désagrément à contempler ce qui lui semblait une caricature de sa propre situation. Miss Van Osburgh était une forte fille dont la physionomie manquait de relief, et l’esprit de vivacité : Jack Stepney avait dit d’elle, une fois, qu’elle était de tout repos comme un rôti de mouton. Ses goûts, à lui, le portaient vers une nourriture moins substantielle et plus relevée ; mais la faim donne de la saveur à n’importe quel mets, et il y avait eu des périodes où M. Stepney avait été réduit à une croûte.

Lily examina avec intérêt l’expression de leurs figures : celle de la jeune fille se tournait vers celle de son compagnon comme une assiette vide que l’on avance pour la remplir, tandis que l’homme flânant à ses côtés trahissait déjà l’ennui croissant qui ferait bientôt craquer le mince vernis de son sourire.

« Ah ! que les hommes sont impatients ! — se disait Lily. — Jack, pour obtenir tout ce qu’il veut, n’a qu’à se tenir tranquille et laisser cette fille l’épouser ; au lieu que moi, il me faut calculer, combiner, avancer, puis reculer, comme si j’exécutais une danse compliquée, où un seul faux pas me jetterait de façon irrémédiable à contre-temps. »

Comme ils approchaient, elle fut bizarrement frappée par une sorte d’air de famille entre miss Van Osburgh et Percy Gryce. Il n’y avait aucune ressemblance dans les traits. Gryce avait une espèce de beauté classique, — celle d’un dessin de bon élève d’après la bosse, — et le visage de Gwen n’avait pas plus de modelé qu’une figure peinte sur un ballon d’enfant. Mais l’affinité profonde était indéniable : tous deux avaient les mêmes préjugés, le même idéal, et ce don de supprimer tout point de vue, autre que le sien propre, en l’ignorant. Cette grâce était commune à la plupart dans le clan de Lily : ils avaient une force de négation suffisante pour abolir tout ce qui dépassait la portée de leur perception. Bref, Gryce et miss Van Osburgh étaient faits l’un pour l’autre, d’après toutes les lois de l’attraction physique et morale… « Pourtant ils n’auraient jamais eu l’idée de faire attention l’un à l’autre, — pensait Lily. — Chacun d’eux veut une créature de race différente, de la race de Jack et de la mienne, avec toutes sortes d’intuitions, de sensations, de perceptions dont ils ne soupçonnent même pas l’existence… Et ils arrivent toujours à se procurer ce qu’ils veulent… »

Elle resta debout, causant avec son cousin et miss Van Osburgh, jusqu’à ce qu’un léger nuage sur le front de celle-ci vînt l’avertir que même les aménités du cousinage étaient sujettes à suspicion, et miss Bart, attentive à ne pas se créer d’inimitiés à ce tournant décisif de sa carrière, quitta l’heureux couple qui se dirigeait vers la table à thé.

S’asseyant sur la marche la plus élevée de la terrasse, Lily appuya la tête contre le chèvrefeuille qui festonnait la balustrade. Le parfum des dernières fleurs semblait une émanation de ce décor paisible, du paysage bien stylé qui atteignait le dernier degré de l’élégance rurale. Au premier plan, s’embrasaient les teintes chaudes des jardins. Au delà, c’était la pelouse avec ses pyramides d’érables en or pâli, ses sapins veloutés, ses pâturages en pentes, tachetés de bétail ; et, à travers une longue clairière, la rivière s’élargissait en lac sous la lumière argentée de septembre. Lily n’avait nul désir de se joindre au groupe qui entourait la table à thé : ce groupe représentait l’avenir qu’elle avait choisi ; elle en était satisfaite, de cet avenir, mais sans hâte d’anticiper ses joies. La certitude de pouvoir épouser Percy Gryce quand il lui plairait avait délivré son esprit d’un pesant fardeau, et ses embarras d’argent étaient trop récents pour que leur disparition ne lui laissât pas un sentiment de soulagement qu’une intelligence moins perspicace aurait pu prendre pour du bonheur. Elle était au bout de ses tracas vulgaires. Elle pourrait arranger sa vie à sa guise, monter à cet empyrée de sécurité où les créanciers n’ont pas accès. Elle aurait des robes plus chic que Judy Trenor, et beaucoup, beaucoup plus de bijoux que Bertha Dorset. Elle serait libérée à jamais des subterfuges, des expédients, des humiliations imposés aux gens relativement pauvres. Au lieu d’avoir à flatter, c’est elle qui serait flattée ; au lieu d’être reconnaissante, c’est elle qui recevrait des remerciements. Il y avait des comptes anciens qu’elle pourrait régler et d’anciens bienfaits qu’elle pourrait reconnaître. Et elle n’avait aucun doute sur l’étendue de son pouvoir. Elle savait que M. Gryce était du petit type circonspect, le plus inaccessible de tous aux impulsions et aux émotions. Son caractère était de ceux chez qui la prudence est un vice, et les bons conseils la plus pernicieuse nourriture. Mais cette espèce n’était pas inconnue à Lily : elle n’ignorait pas qu’une nature aussi parfaitement sur ses gardes est contrainte de trouver un immense débouché pour son égoïsme, et elle décida d’être pour lui ce que ses Americana avaient été jusqu’à ce jour, — c’est-à-dire la seule propriété dont il s’enorgueillit suffisamment pour faire des dépenses en son honneur. Elle savait que cette générosité envers soi est un des modes de l’avarice, et elle résolut de s’identifier à tel point avec la vanité de son mari que de satisfaire ses désirs, à elle, deviendrait pour lui la façon la plus exquise de se gâter lui-même. Ce système la forcerait peut-être, d’abord, à recourir à quelques-uns de ces subterfuges, de ces expédients, dont elle entendait, justement, qu’il la délivrât ; mais elle était sûre qu’en peu de temps elle serait capable de jouer le jeu à sa manière. Comment se serait-elle défiée de ses facultés ? Sa beauté même n’était pas la simple possession éphémère qu’elle aurait pu demeurer aux mains d’une femme inexpérimentée : son talent de la rehausser, le soin qu’elle en prenait, l’usage qu’elle en faisait, semblaient lui conférer, à cette beauté, un caractère de permanence. Lily sentait qu’elle pouvait compter sur elle pour la conduire jusqu’au but.

Et ce but, après tout, avait son prix. La vie n’était pas aussi dérisoire qu’elle l’avait cru, il y a trois jours. Il y avait finalement place pour elle dans ce monde du plaisir, égoïste et encombré, d’où naguère sa pauvreté paraissait l’exclure. Ces gens qu’elle avait tout à la fois tournés en ridicule et enviés étaient charmés de l’accueillir dans ce cercle enchanté autour duquel tous ses désirs convergeaient. Ils n’étaient pas aussi brutaux, aussi infatués qu’elle l’avait imaginé, ou, plutôt, puisqu’il ne serait plus nécessaire de les flatter et de les distraire, ce côté de leur nature devenait moins apparent. Car la société est un astre en mouvement qu’on est apte à juger selon la place qu’il occupe dans le ciel de chaque individu ; et, maintenant, c’était la face éclairée que Lily avait devant les yeux.

À la lumière rose épandue par cet astre, ses compagnons semblaient tout pleins d’aimables qualités. Elle aimait leur élégance, leur légèreté, leur absence d’emphase : même cette assurance qui parfois ressemblait tant à de la stupidité paraissait maintenant le signe naturel d’une supériorité sociale. Ils étaient les seigneurs du seul monde dont elle eût souci, et ils étaient prêts à lui ouvrir leurs rangs et à la laisser gouverner avec eux. Déjà elle sentait s’insinuer en elle une sorte de soumission à leurs critériums, elle acceptait leurs limites, elle devenait incrédule aux choses auxquelles ils ne croyaient pas, elle éprouvait une pitié dédaigneuse pour ceux qui ne pouvaient pas vivre comme eux.

Les premiers rayons du soleil couchant glissaient obliquement à travers le parc. Entre les branches de la longue avenue, au delà des jardins, elle aperçut l’éclair jeté par les roues d’une voiture, et devina que de nouveaux visiteurs arrivaient. Il y eut un mouvement derrière elle, un bruit de pas et de voix qui s’éparpillaient : évidemment, le cercle autour de la table de thé s’était rompu. Peu après, elle entendit marcher sur la terrasse : elle supposa que M. Gryce avait enfin trouvé moyen d’échapper au sermon, et elle sourit en songeant combien il était significatif qu’il vînt la rejoindre au lieu de se réfugier aussitôt près du feu.

Elle se retourna, prête à l’accueillir comme une telle galanterie le méritait ; mais son salut vacilla et elle rougit d’étonnement, car l’homme qui s’approchait d’elle était Lawrence Selden.

— Vous voyez, — dit-il, — je suis venu, en fin de compte !

Mais elle n’eut pas le temps de lui répondre : Mrs. Dorset, lâchant son hôte au milieu d’un morne entretien, vint se jeter entre eux avec un petit geste de revendication.

EDITH WHARTON
Traduit de l’anglais par charles du bos

(À suivre.)



CHEZ


LES HEUREUX DU MONDE

V


L’observance du dimanche à Bellomont était principalement marquée par la ponctuelle apparition de l’élégant omnibus qui devait transporter la maisonnée à la petite église voisine. Qu’il y montât quelqu’un ou non, c’était là une question d’importance secondaire : la seule présence de l’omnibus témoignait des intentions orthodoxes de la famille ; elle éveillait même chez Mrs. Trenor, quand elle l’entendait enfin s’éloigner, le sentiment que par quelque substitution mystérieuse, elle en avait fait usage.

Mrs. Trenor prétendait que ses filles allaient réellement à l’église tous les dimanches ; mais, les croyances de leur gouvernante française l’appelant au temple rival, et les fatigues de la semaine retenant leur mère dans sa chambre jusqu’au déjeuner, il y avait rarement quelqu’un là pour vérifier le fait. De temps en temps, dans un spasmodique accès de vertu, — quand on avait fait trop de tapage la veille au soir, — Gus Trenor sanglait sa joviale corpulence dans une étroite redingote et arrachait ses filles au sommeil ; mais généralement, comme l’expliqua Lily à M. Gryce, ce devoir paternel était oublié jusqu’au moment où les cloches carillonnaient à travers le parc et où l’omnibus s’en allait vide.

Lily avait fait entendre à M. Gryce que cette négligence des pratiques religieuses répugnait à ses habitudes d’enfance et que pendant ses visites à Bellomont elle accompagnait régulièrement Muriel et Hilda à l’église. Ceci cadrait avec l’assurance — donnée, elle aussi, confidentiellement — que, n’ayant jamais joué au bridge auparavant, elle y avait été entraînée, le soir de son arrivée, et qu’elle avait perdu une somme effroyable par son ignorance du jeu et de ses règles. Sans doute, M. Gryce se plaisait à Bellomont : il en aimait la vie facile et brillante, et le lustre que lui conférait la compagnie de ces gens riches et en vue. Mais il trouvait que c’était une société bien matérialiste ; il y avait des moments où il était épouvanté par la conversation des hommes et par les regards des femmes, et il fut content de découvrir que miss Bart, malgré toute son aisance et sa maîtrise de soi, ne se sentait pas chez elle dans une atmosphère aussi équivoque. Aussi avait-il été particulièrement satisfait d’apprendre qu’elle mènerait comme toujours les petites Trenor à l’église, dimanche matin ; et, tandis qu’il arpentait le sable de l’allée devant la porte, son léger pardessus sur le bras, et son livre de prières dans sa main soigneusement gantée, il méditait agréablement sur la force de caractère qui avait conservé Lily fidèle à son éducation première dans un milieu si contraire aux principes religieux.

Longtemps M. Gryce et l’omnibus eurent l’allée à eux tout seuls ; mais, loin de regretter cette déplorable indifférence des autres hôtes, M. Gryce en arrivait à nourrir l’espoir que miss Bart ne serait peut-être accompagnée de personne. Cependant les minutes précieuses s’envolaient, les grands alezans piaffaient, et, dans leur impatience, tachaient leurs flancs d’écume ; le cocher, sur son siège, le groom, sur le pas de la porte, semblaient se pétrifier lentement ; et la jeune fille ne venait toujours pas. Tout à coup il y eut un bruit de voix et un froufrou de jupe, et M. Gryce, remettant sa montre dans sa poche, se retourna en tressaillant ; mais ce fut seulement pour tendre la main à Mrs. Wetherall et la mettre en voiture.

Les Wetherall allaient toujours à l’église. Ils appartenaient à ce vaste groupe d’automates humains qui traversent la vie sans négliger d’accomplir un seul des gestes exécutés par les marionnettes environnantes. Les marionnettes de Bellomont n’allaient pas à l’église, c’est vrai ; mais d’autres, d’une importance égale, y allaient, — et les relations de M. et Mrs. Wetherall étaient si étendues que Dieu figurait sur leur liste de visites. Aussi apparurent-ils, ponctuels et résignés, avec l’air de gens forcés de se rendre à une ennuyeuse réception. Derrière eux se traînaient Muriel et Hilda, tout en bâillant et en s’épinglant l’une à l’autre voiles et rubans. Elles déclarèrent qu’elles avaient promis à Lily d’aller à l’église avec elle : Lily était toujours si gentille qu’elles y consentaient volontiers pour lui faire plaisir, bien qu’elles ne pussent imaginer comment pareille idée lui était venue en tête : quant à elles, elles auraient de beaucoup préféré jouer au lawn-tennis avec Jack et Gwen… Les petites Trenor furent suivies par lady Cressida Raith, une personne ravagée sous sa robe de soie liberty et ses breloques ethnologiques, laquelle, à la vue de l’omnibus, s’étonna que l’on n’allât point à pied à travers le parc ; mais Mrs. Wetherall, horrifiée, protesta que l’église était à un mille de distance, et Sa Grâce, après avoir mesuré de l’œil les talons de l’autre, admit la nécessité de la voiture : le pauvre M. Gryce se trouva ainsi embarqué avec quatre femmes dont le salut ne l’intéressait pas le moins du monde.

Cela l’eût peut-être un peu consolé de savoir que miss Bart avait eu réellement l’intention d’aller à l’église. Elle s’était même levée plus tôt que d’habitude à cet effet. Elle avait l’idée qu’en se montrant à M. Gryce dans une robe grise, d’une coupe dévote, ses cils fameux penchés sur un livre de prières, elle achèverait son œuvre de conquête, et rendrait inévitable un certain incident qui se produirait, elle l’avait décidé, durant la promenade qu’ils devaient faire ensemble après le déjeuner. Bref, ses desseins n’avaient jamais été plus précis ; mais la pauvre Lily, malgré l’impénétrable vernis de ses dehors, était intérieurement aussi malléable que la cire. Sa faculté de s’adapter, d’entrer dans les sentiments d’autrui, qui parfois la servait en de petites circonstances insignifiantes, l’embarrassait aux moments décisifs de sa vie. Elle était comme une plante marine dans le flux des marées, et aujourd’hui tout le courant de son humeur la portait vers Lawrence Selden. Pourquoi était-il venu ? Était-ce pour la voir, elle, ou pour voir Bertha Dorset ? C’était la dernière question qu’elle aurait dû se poser. Elle aurait mieux fait de se borner à penser qu’il avait simplement répondu aux sommations désespérées de son hôtesse, désireuse de l’interposer entre elle-même et le mécontentement de Mrs. Dorset. Mais Lily n’avait pas eu de cesse, la veille, qu’elle eût appris de Mrs. Trenor que Selden était venu spontanément.

— Il n’a même pas télégraphié : c’est par hasard qu’il a trouvé la charrette à la gare… Peut-être que ce n’est pas fini avec Bertha, après tout ! — conclut Mrs. Trenor d’un ton rêveur.

Et elle s’en alla arranger les places, à dîner, en conséquence…

« Peut-être pas, — se disait maintenant Lily ; — mais ce serait fini bientôt, à moins qu’elle n’eût perdu tous ses talents ! Si Selden était venu à l’appel de Mrs. Dorset, c’était sur sa demande, à elle, qu’il resterait… »

De cela, tout au moins, la soirée de la veille l’avait assurée.

Mrs. Trenor, qui, par principe, favorisait toujours le bonheur de ses amies mariées, avait placé Selden et Mrs. Dorset à côté l’un de l’autre à table ; mais, conformément aux antiques et vénérables traditions des marieuses, elle avait séparé Lily de M. Gryce, confiant la première à George Dorset, tandis que M. Gryce donnait le bras à Gwen Van Osburgh.

La conversation de George Dorset ne gênait en rien l’essor des pensées de sa voisine. C’était un lamentable dyspeptique, appliqué à dénicher les ingrédients nocifs de chaque plat, et que seul le son de la voix de sa femme pouvait distraire d’un pareil soin. En cette occasion, toutefois, Mrs. Dorset ne prit point part à l’entretien général. Elle causait à voix basse avec Selden et tournait dédaigneusement à son hôte une épaule nue. Gus Trenor, loin de souffrir de cette exclusion, se plongeait dans les excès du menu avec la joyeuse irresponsabilité d’un homme libre. Mais, pour M. Dorset, l’attitude de sa femme était évidemment un objet de souci : dans les moments où il n’était pas occupé à nettoyer son poisson de la sauce, ou à retirer la mie trop fraîche de son petit pain, il tendait son cou mince afin de l’apercevoir entre les lumières.

Il se trouvait que Mrs. Trenor avait placé le mari et la femme aux côtés opposés de la table : Lily pouvait ainsi observer Mrs. Dorset et, en portant le regard un peu plus loin, établir une comparaison rapide entre Lawrence Selden et M. Gryce. Ce fut cette comparaison qui la perdit. Comment expliquer autrement qu’elle se fût tout à coup intéressée à Selden ? Il y avait huit ans ou même davantage qu’elle le connaissait ; depuis qu’elle était revenue en Amérique, il avait toujours fait partie du décor où elle se mouvait. Elle avait toujours été contente de dîner à côté de lui, l’avait jugé plus agréable que la majorité des hommes, et avait vaguement souhaité qu’il possédât les autres qualités nécessaires à fixer son attention. Mais jusqu’à présent elle avait été trop absorbée par ses affaires personnelles pour voir autre chose en lui qu’un des aimables accessoires de l’existence. Miss Bart lisait à livre ouvert dans son propre cœur : elle comprit que son subit intérêt pour Selden était l’effet du jour nouveau que la présence de cet homme jetait sur son entourage. Non qu’il fût remarquablement brillant ou exceptionnel : dans sa profession, plus d’un le surpassait qui avait ennuyé Lily durant de fastidieux dîners. C’était plutôt qu’il avait su garder au milieu de la vie mondaine un certain détachement, un air qui lui seyait de considérer le spectacle objectivement, d’avoir des points de contact hors de la grande cage dorée où ils étaient tous entassés pour l’ébahissement des badauds. Combien, de la cage, le monde extérieur semblait séduisant à Lily, tandis qu’elle entendait la porte claquer sur elle !… En réalité, elle le savait bien, la porte ne claquait jamais ; elle demeurait toujours ouverte ; mais la plupart des prisonniers étaient comme des mouches dans une carafe : une fois entrés, ils ne pouvaient plus reconquérir leur liberté. L’originalité de Selden était de n’avoir jamais oublié le chemin de la sortie.

Tel était le secret grâce auquel il remettait au point la vision de Lily. Celle-ci, détournant de lui ses yeux, se mit à scruter son petit monde à travers la rétine de Selden : c’était comme si l’on avait éteint les lampes roses pour laisser entrer le jour poussiéreux. Elle regarda jusqu’au bout de la longue table, étudiant les convives un à un, depuis Gus Trenor avec sa lourde tête de carnivore enfoncée entre ses épaules, tandis qu’il dévorait un pluvier à la gelée, jusqu’à sa femme assise à l’autre extrémité de la plate-bande d’orchidées, qui faisait penser, avec son éblouissante bonne mine, à la devanture d’un joaillier sous la lumière électrique. Et, entre les deux, quel interminable désert ! Comme ces gens étaient mornes et vulgaires ! Lily les passa en revue avec une impatience méprisante : Carry Fisher, ses épaules, ses yeux, ses divorces, et tout son air d’incarner un piquant « écho mondain » ; le jeune Silverton, qui avait eu l’intention de gagner sa vie à corriger des épreuves et d’écrire un poème épique, et qui maintenant vivait de ses amis et ne faisait plus que la critique des truffes ; Alice Wetherall, une liste de visites personnifiée, dont les convictions les plus ardentes avaient trait au style des invitations et à la gravure des menus ; Wetherall avec son perpétuel tic nerveux d’assentiment, son air d’être de l’avis des gens avant même de savoir ce qu’ils disent ; Jack Stepney, avec son sourire présomptueux et ses yeux inquiets, à mi-chemin entre l’huissier et une héritière ; Gwen Van Osburgh, avec tout le candide aplomb d’une jeune fille à qui l’on a toujours dit qu’il n’y a personne de plus riche que son père.

Lily sourit à cette classification de ses amis. Comme ils lui avaient paru différents, quelques heures plus tôt ! Alors ils avaient symbolisé ce qu’elle était en train d’acquérir ; maintenant ils représentaient ce à quoi elle renonçait. Cet après-midi même, ils avaient semblé pleins de brillantes qualités ; maintenant elle voyait bien qu’ils n’étaient que bruyamment stupides. Sous l’éclat de leur vie possible, elle voyait la pauvreté de leurs actes réels. Ce n’était pas qu’elle les eût voulus plus désintéressés ; mais elle les aurait aimés plus pittoresques. Et elle se rappelait avec honte la manière dont elle avait subi tout à l’heure la tyrannie de leurs critériums. Elle ferma les yeux, un instant, et le néant de l’existence monotone qu’elle avait choisie se déroula devant elle comme une longue route blanche sans le moindre changement de niveau ni tournant : il est vrai qu’elle la parcourrait en voiture au lieu de s’y traîner à pied, mais parfois le piéton a le divertissement d’un raccourci, refusé à ceux qui roulent carrosse.

Elle fut réveillée par un ricanement que M. Dorset semblait expectorer des profondeurs de sa gorge maigre.

— Je vous en prie, regardez-la ! — s’écria-t-il, se tournant vers miss Bart, avec une lugubre allégresse. — Je vous demande pardon, mais, je vous en prie, regardez là-bas ma femme en train de rendre ridicule ce pauvre diable !… On croirait vraiment qu’elle en tient pour lui, et c’est tout le contraire, je vous assure !

À cette adjuration, Lily tourna les yeux vers le spectacle qui procurait à M. Dorset une hilarité si légitime. Il avait raison, et certainement, selon toute apparence, Mrs. Dorset jouait dans la scène le rôle le plus actif : son voisin semblait recevoir ses avances avec un enthousiasme modéré qui ne suffisait pas à le distraire de son dîner. Lily, à cette vue, retrouva sa bonne humeur, et, comme elle connaissait le travestissement tout particulier que prenaient les craintes maritales de M. Dorset, elle demanda gaiement :

— N’êtes-vous pas horriblement jaloux ?

Dorset accueillit cette boutade avec délices :

— Oh ! abominablement… Vous y êtes tout à fait… cela m’empêche de dormir, la nuit. Les médecins prétendent que c’est cela qui a ruiné ma digestion, cette jalousie infernale… Je ne peux pas manger une bouchée de cette cochonnerie, — ajouta-t-il soudain, repoussant son assiette d’un air assombri.

Et Lily, avec son indéfectible souplesse, prêta le rayonnement de son attention à un réquisitoire prolongé contre la cuisine des autres, augmenté d’une tirade supplémentaire sur les propriétés toxiques du beurre fondu.

Il n’arrivait pas souvent à M. Dorset de rencontrer une oreille aussi complaisante ; et, comme il était homme en même temps que dyspeptique, il se pouvait qu’en y versant ses doléances il ne fût pas insensible à la symétrie rose de cette oreille. En tout cas, il accapara Lily si longtemps qu’on servait déjà les petits fours quand elle surprit une phrase prononcée de l’autre côté de la table par miss Corby, premier comique de la troupe, qui plaisantait Jack Stepney sur ses fiançailles prochaines. — La plaisanterie, tel était l’emploi de miss Corby : elle bondissait toujours dans la conversation comme un clown dans un cirque.

— Et, naturellement, vous aurez Sim Rosedale pour témoin !

Lily l’entendit lancer cette phrase comme la suprême fusée de ses pronostics.

Et Stepney, frappé, répondit :

— Parbleu, c’est une idée. Il me ferait un cadeau épatant !

« Sim Rosedale » ! Ce nom, plus odieux encore par l’emploi du diminutif, importunait Lily autant qu’une œillade indiscrète. Il signifiait une des nombreuses et haïssable possibilités qui rôdaient sur les confins de son existence. Si elle n’épousait pas Percy Gryce, le jour viendrait peut-être où il lui faudrait être polie avec des gens tels que Rosedale… Si elle ne l’épousait pas ?… Mais elle comptait bien l’épouser : — elle était sûre de lui et sûre d’elle-même… Elle recula en frissonnant hors des sentiers riants où ses pensées s’étaient égarées, et une fois encore elle posa le pied au milieu de la longue route blanche…

Quand elle remonta, ce soir-là, elle s’aperçut qu’une nouvelle tournée de notes était arrivée par le dernier courrier : Mrs. Peniston, en personne consciencieuse, les avait toutes renvoyées à Bellomont.

Aussi miss Bart se leva-t-elle, le lendemain, très sérieusement convaincue que c’était son devoir d’aller à l’église. Elle s’arracha bientôt aux jouissances prolongées du petit déjeuner, sonna pour qu’on lui préparât sa robe grise et dépêcha sa femme de chambre chez Mrs. Trenor pour lui emprunter un livre de prières.

Mais un tel parti pris était trop exclusivement raisonnable pour ne pas contenir en soi des germes de rébellion : ses préparatifs n’étaient pas plutôt terminés qu’ils éveillèrent en elle un sourd sentiment de résistance. Une faible étincelle suffisait à enflammer l’imagination de Lily, et la vue de la robe grise et du livre de prières illumina au loin les années futures. Il lui faudrait aller à l’office, tous les dimanches, avec Percy Gryce. Ils auraient un banc, tout près de l’autel, dans l’église la plus chère de New-York, et le nom de Percy figurerait en bonne place dans l’annuaire des charités paroissiales. Au bout de quelques années, quand il aurait engraissé, on ferait de lui un membre du conseil de fabrique. Le pasteur viendrait dîner, une fois chaque hiver, et son mari la prierait de vérifier la liste des invités et de veiller à ce qu’elle ne renfermât pas de divorcées, hormis celles qui auraient donné des gages de repentir en se remariant très richement. Il n’y avait rien de particulièrement ardu dans cet ensemble d’obligations religieuses ; mais cela représentait une fraction de la grande masse d’ennuis qui se dessinait sur sa route. Et qui pouvait consentir à être ennuyé, un matin pareil ? Lily avait bien dormi, et le bain lui avait donné un charmant éclat, glorieusement visible au contour net de sa joue. Aucune ride n’était apparente aujourd’hui, ou bien l’angle du miroir était-il plus favorable ?

Et la journée conspirait avec son humeur : elle invitait à la liberté et à la paresse. Dans l’air léger flottait comme une poudre d’or ; au bas des pelouses fleuries de rosée, les bois rougissaient et fumaient lentement, et les collines, par delà la rivière, baignaient dans un azur fondu. Chaque goutte du sang qui coulait dans les veines de Lily la conviait au bonheur.

Le bruit des roues l’arracha à ses rêveries, et, penchée derrière les volets, elle vit l’omnibus prendre son chargement : il était donc trop tard, mais elle ne s’en alarmait pas. Un coup d’œil jeté sur le visage déconfit de M. Gryce lui fit même penser qu’elle avait sagement fait de s’abstenir : le désappointement qu’il trahissait avec tant de candeur aiguiserait sûrement son appétit pour la promenade de l’après-midi. De cette promenade elle ne comptait pas se dispenser : un regard sur les notes qui encombraient sa table à écrire suffisait à lui en rappeler la nécessité. Mais en attendant elle avait sa matinée à elle, et elle pouvait méditer agréablement sur l’emploi qu’elle ferait de ces quelques heures. Elle était assez au courant des habitudes de Bellomont pour savoir que selon toute vraisemblance elle aurait le champ libre jusqu’au déjeuner. Elle avait vu les Wetherall, les petites Trenor et lady Cressida fourrés en toute sûreté dans l’omnibus, avec Percy Gryce ; Judy Trenor devait être occupée à se faire laver les cheveux ; Carry Fisher avait dû enlever son hôte pour une promenade en voiture, et Ned Silverton était probablement dans sa chambre, à fumer la cigarette du désespoir juvénile. Quant à Kate Corby, elle jouait sans doute au tennis avec Jack Stepney et miss Van Osburgh. Du côté des dames, il ne restait donc plus que Mrs. Dorset, et Mrs. Dorset ne descendait jamais avant le déjeuner : ses médecins, affirmait-elle, lui avaient interdit de s’exposer à l’air vif du matin.

Aux autres membres de la société Lily ne fit pas l’aumône d’une pensée : où qu’ils fussent, il n’y avait guère de chance qu’ils dérangeassent ses projets. Ceux-ci, pour le moment, consistaient à revêtir une robe d’un style un peu plus campagnard et estival que la toilette choisie d’abord, et à descendre l’escalier, l’ombrelle à la main, avec l’allure dégagée d’une dame en quête d’exercice. Le grand hall était vide ; seuls les chiens étaient groupés près du feu : comprenant aussitôt la tenue de sortie de miss Bart, ils se précipitèrent sur elle et lui offrirent avec force démonstrations de l’accompagner. Elle écarta leurs pattes grimpantes et, assurant ces joyeux volontaires qu’elle aurait peut-être l’occasion tout à l’heure de réclamer leur compagnie, elle traversa nonchalamment le salon inoccupé pour gagner la bibliothèque, située à l’extrémité de la maison. La bibliothèque était presque le seul morceau qui subsistât du vieux manoir de Bellomont : c’était une longue pièce spacieuse, révélant les traditions de la mère-patrie, avec l’encadrement classique des portes, les carreaux hollandais de la cheminée et sa grille compliquée aux reluisantes urnes de cuivre. Quelques portraits de famille, des messieurs à joues creuses avec des perruques à nœuds, et des dames avec de larges coiffures et des corps très menus, pendaient parmi les rayons tapissés de livres d’une aimable vétusté : ces livres étaient pour la plupart contemporains des ancêtres en question, et les Trenor qui leur avaient succédé n’avaient pas fait d’additions visibles. En fait, on ne lisait jamais dans la bibliothèque de Bellomont ; mais la pièce jouissait d’une certaine popularité comme fumoir ou comme retraite tranquille pour le flirt. Lily s’était dit toutefois qu’aujourd’hui la bibliothèque pourrait bien être fréquentée par le seul invité qui fût quelque peu capable de lui rendre sa destination première. Elle marchait doucement sur le vieux tapis épais tout parsemé de vastes fauteuils, et avant d’arriver au milieu de la pièce elle s’aperçut qu’elle ne s’était pas trompée. Lawrence Selden, en effet, était assis à l’autre bout ; mais, bien qu’il eût un livre sur les genoux, son attention était ailleurs : elle était retenue par une dame, vêtue de dentelles, dont la ligne, tandis qu’elle se penchait en arrière dans un fauteuil voisin, se détachait avec une sveltesse exagérée sur le cuir sombre.

À la vue de ce groupe, Lily s’arrêta un instant ; elle parut sur le point de se retirer ; puis, après réflexion, elle annonça son approche en secouant légèrement sa jupe. À ce bruit, le couple leva la tête, — Mrs. Dorset avec un regard de franc déplaisir et Selden avec le sourire paisible qui lui était habituel. La sérénité de son aspect troubla Lily ; mais, pour elle, être troublée, c’était sur-le-champ faire un plus brillant effort afin de recouvrer son sang-froid.

— Mon Dieu, suis-je en retard ? — demanda-t-elle en lui donnant la main comme il avançait pour la saluer.

— En retard pour quoi ? — fit Mrs. Dorset avec aigreur. — Pas pour le déjeuner, en tout cas… mais peut-être aviez-vous un rendez-vous plus matinal !

— Oui, j’en avais un, — dit Lily avec assurance.

— Vraiment ? Je vous gêne peut-être, alors ? Mais monsieur Selden est entièrement à votre disposition.

Mrs. Dorset était pâle de colère, et son adversaire éprouvait un certain plaisir à prolonger son supplice.

— Oh ! Dieu, non… restez, je vous en prie, — dit-elle avec bonne humeur. — Je n’ai pas la moindre envie de vous chasser !

— Vous êtes trop bonne, ma chère, mais je n’ai pas l’habitude de gêner les rendez-vous de monsieur Selden.

Cette déclaration fut faite avec un petit accent d’autorité qui n’échappa pas à celui qui en était le sujet : il rougit un peu et dissimula son ennui en se baissant pour ramasser le livre qu’il avait laissé tomber. Les yeux de Lily s’agrandirent délicieusement et elle éclata de rire, d’un rire clair.

— Mais je n’ai aucun rendez-vous avec monsieur Selden !… J’avais rendez-vous pour aller à l’église ; et j’ai peur que l’omnibus ne soit parti sans moi… Est-il vraiment parti ?… savez-vous ?

Elle se tourna vers Selden : il répondit qu’il l’avait entendu s’éloigner, il y avait déjà quelque temps.

— Ah ! alors il faudra que j’aille à pied : j’ai promis à Hilda et à Muriel de les accompagner à l’église… Vous dites qu’il est trop tard pour y aller à pied ? Eh bien ! elles me sauront gré d’avoir essayé, tout au moins… et j’aurai l’avantage d’esquiver une partie de l’office. Je ne suis pas si à plaindre, après tout !

Et, avec un amical signe de tête au couple qu’elle avait dérangé, miss Bart glissa par la porte vitrée et s’en alla promener sa grâce froufroutante le long de l’avenue.

Elle avait pris le chemin de l’église, mais elle ne marchait pas très vite : le fait n’échappa point à l’observation de Selden qui, debout sur le seuil de la porte, la suivait d’un œil intrigué à la fois et amusé. La vérité, c’est qu’elle éprouvait un désappointement assez vif. Tous ses plans de la journée avaient été fondés sur cette présomption que c’était pour la voir que Selden était venu à Bellomont. Elle s’était attendue, en descendant, à le trouver qui la guettait ; au lieu de cela, elle l’avait surpris dans une situation qui indiquait bien qu’il en avait guetté une autre. Était-ce possible, après tout, qu’il fût venu pour Bertha Dorset ? Celle-ci avait admis l’hypothèse au point de faire son apparition à une heure où elle n’était jamais visible pour le commun des mortels, et Lily, présentement, ne voyait guère le moyen de lui donner tort. Il ne lui vint pas à l’esprit que Selden avait pu être poussé par le simple désir de ne pas passer un dimanche en ville : dans les jugements qu’elles portent sur les hommes, les femmes n’apprennent jamais à mettre de côté le motif sentimental. Mais Lily n’était pas facile à déconcerter ; rien ne la piquait d’honneur comme la concurrence et elle se dit que la venue de Selden, si elle ne signifiait pas qu’il était encore dans les filets de Mrs. Dorset, prouvait qu’il en était si complètement dégagé qu’il ne redoutait pas sa proximité.

Ces pensées l’absorbèrent tellement qu’au pas où elle marchait maintenant il n’était guère probable qu’elle arrivât à l’église avant le sermon, et, finalement, après avoir quitté le jardin pour les sentiers du petit bois, elle oublia ses desseins jusqu’à se laisser choir sur un siège rustique, à une courbe du chemin. L’endroit était charmant, et Lily n’était pas insensible à son charme, ni au fait que sa propre présence le rehaussait encore ; mais elle n’était accoutumée à goûter les joies de la solitude qu’en société, et cette combinaison d’une belle jeune fille et d’un site romanesque lui semblait trop parfaite pour être ainsi gaspillée. Personne toutefois n’apparaissait pour profiter de la circonstance, et, après une demi-heure d’attente stérile, elle se leva et continua d’errer. Peu à peu une fatigue furtive l’envahissait ; l’étincelle s’était éteinte en son âme, et le goût de la vie s’était évanoui sur ses lèvres. Elle savait à peine ce qu’elle avait cherché, pourquoi, faute de l’avoir trouvé, elle avait vu se voiler ainsi la lumière de son ciel : elle avait seulement conscience d’une vague sensation d’insuccès, d’un isolement intérieur plus profond que la solitude environnante.

Sa démarche se ralentit ; elle s’arrêta, regardant devant elle avec distraction et fouillant du bout de son ombrelle les fougères qui verdoyaient au bord du sentier. Cependant elle entendit un bruit de pas derrière elle, et elle vit Selden à son côté.

— Comme vous marchez vite ! remarqua-t-il. — J’ai cru que je ne vous rattraperais jamais.

Elle répondit gaiement :

— Vous devez être hors d’haleine ! Voilà une heure que je suis assise sous cet arbre.

— Pour m’attendre, j’espère ? — répliqua-t-il.

Elle repartit avec un rire incertain :

— C’est-à-dire que j’attendais… pour voir si vous viendriez.

— Je saisis la nuance, mais je ne m’en inquiète pas : car vous ne pouviez faire l’un sans l’autre… Mais n’étiez-vous pas sûre que je viendrais ?

— Si j’attendais assez longtemps, oui… mais, voilà ! je n’avais qu’un temps limité pour cette expérience.

— Pourquoi limité ?… limité par le déjeuner ?

— Non ; par mon autre rendez-vous.

— Votre rendez-vous pour aller à l’église avec Muriel et Hilda ?

— Non, mais pour revenir de l’église avec quelqu’un d’autre.

— Ah ! je vois… j’aurais dû savoir que vous êtes toujours richement pourvue d’alternatives… Et cette autre personne reviendra-t-elle par ici ?

Lily de nouveau se mit à rire :

— Voilà justement ce que je ne sais pas, et, pour le découvrir, il faut que j’arrive à l’église avant la fin de l’office.

— Parfaitement !… Et moi, il faut que je vous en empêche : auquel cas, l’autre personne, piquée de votre absence, prendra la résolution désespérée de rentrer en omnibus.

Ces mots parurent faire impression sur Lily : les plaisanteries de Selden semblaient le bouillonnement de son humeur intime, à elle.

— Est-ce là ce que vous feriez en pareille circonstance ? demanda-t-elle.

Selden la regarda d’un air solennel.

— Je suis ici pour vous prouver — s’écria-t-il — ce que je suis capable de faire en certaine circonstance !

— Marcher à la vitesse d’un mille à l’heure… reconnaissez que l’omnibus irait plus vite !

— Ah mais, lui, vous trouvera-t-il en fin de compte ? C’est là seulement qu’on verra s’il a réussi !

Ils se regardèrent avec le même plaisir qu’ils avaient goûté à échanger des absurdités, chez lui, par-dessus la table à thé ; mais tout à coup la figure de Lily changea :

— Eh bien, si vous dites vrai, il a réussi !

Selden, suivant son regard, aperçut un groupe de personnes qui s’avançaient là-bas, au tournant du sentier. Lady Cressida avait évidemment insisté pour que l’on rentrât à pied, et le reste des fidèles avait considéré comme un devoir de l’accompagner. Selden examina rapidement les deux hommes qui se trouvaient là : Wetherall, qui marchait respectueusement aux côtés de lady Cressida, avec son regard oblique, attentif et nerveux, et Percy Gryce fermant la marche avec Mrs. Wetherall et les petites Trenor.

— Ah !… Je comprends maintenant pourquoi vous vous intéressiez tant aux Americana ! — s’écria Selden sur le ton de la plus franche admiration.

Mais la rougeur de miss Bart, à cette boutade, coupa court à tous les développements qu’il aurait voulu lui donner.

Lily Bart n’aimait donc pas qu’on la plaisantât sur ses adorateurs, ou même sur ses moyens de les attirer ! C’était là pour Selden un phénomène nouveau : un éclair de surprise illumina devant lui tout un monde de possibilités. Mais elle se redressa bravement pour défendre son trouble, et s’écria, comme celui qui l’avait causé approchait :

— Voilà pourquoi je vous attendais… pour vous remercier de m’avoir donné toutes ces indications !

— Ah vous ne pouvez guère me rendre justice à ce sujet en si peu de temps ! — dit Selden, au moment où les petites Trenor aperçurent miss Bart.

Et, tandis qu’elle répondait du geste à leurs bruyantes salutations, il ajouta promptement :

— Ne voulez-vous pas y consacrer votre après-midi ? Vous savez qu’il faut que je parte demain matin. Nous ferons une promenade, et vous pourrez me remercier tout à loisir.

VI


L’après-midi était merveilleuse. Un calme plus profond pénétrait l’atmosphère et l’éclat de l’automne américain se tempérait d’une brume qui diffusait la clarté sans l’affaiblir.

Dans les creux boisés du parc, il faisait déjà un peu humide ; mais sur les hauteurs l’air était plus léger, et, en montant la côte, après avoir franchi la grande route, Lily et son compagnon atteignirent une région où l’été s’attardait. Le chemin serpentait à travers une prairie parsemée d’arbres, puis s’engageait dans une allée empanachée d’asters et de ronces aux ramilles pourprées, d’où, à travers le faible frissonnement des feuilles de frêne, les champs se déroulaient à perte de vue.

Plus haut, l’allée se garnissait d’épaisses touffes de fougère et de ces verdures luisantes qui rampent le long des pentes ombragées ; des arbres commençaient à surplomber, et l’ombre devenait plus profonde : c’était l’obscurité d’une hêtraie. Les troncs des arbres étaient distants les uns des autres, reliés seulement par une légère toison de broussailles ; le chemin serpentait le long de la lisière du bois, ayant vue de-ci de-là sur un pâturage ensoleillé ou sur un verger émaillé de fruits.

Lily n’avait pas de réelle intimité avec la nature, mais elle avait la passion de l’harmonie et pouvait être vivement sensible à un site qui fût le juste décor de ses propres sensations. Le paysage qui se déployait au-dessous d’elle lui semblait un épanouissement de son humeur présente et elle retrouvait quelque chose d’elle-même dans cette tranquillité, cette ampleur, ces longues perspectives. Sur le penchant voisin, les érables vacillaient comme des bûchers de lumière ; plus bas se massaient des vergers grisâtres et, de temps à autre, on apercevait la verdure d’une chênaie. Deux ou trois fermes rouges sommeillaient sous les pommiers, et la flèche en bois blanc d’une église de village pointait derrière l’épaule de la colline, tandis que beaucoup plus bas, dans un nuage de poussière, la grande route filait à travers champs.

— Asseyons-nous ici, — proposa Selden, comme ils arrivaient à une crevasse rocheuse, au-dessus de laquelle les hêtres se dressaient à pic parmi des blocs moussus.

Lily se laissa choir sur le rocher, le teint brillant de cette longue grimpade. Elle était assise, muette, la bouche entr’ouverte par l’effort de la montée, les yeux errant paisiblement sur les lignes rompues du paysage. Selden s’étendit à ses pieds sur l’herbe, s’abritant avec son chapeau contre les rayons du soleil et croisant les mains derrière sa tête qui reposait contre le rocher. Il n’avait pas le moindre désir de la faire parler : le silence un peu essoufflé de la jeune fille semblait faire partie du calme général et de l’harmonie des choses. Dans son propre esprit il n’y avait qu’un indolent sentiment de plaisir, émoussant les arêtes vives de la sensation comme le brouillard de septembre estompait le paysage au-dessous d’eux. Mais Lily, malgré son attitude aussi tranquille que celle de Selden, palpitait secrètement au choc des pensées qui l’assaillaient. Il y avait en elle, à ce moment, deux êtres distincts, l’un qui aspirait à long traits la liberté et la joie, l’autre qui haletait dans la sombre petite geôle des inquiétudes. Mais peu à peu les soupirs du prisonnier diminuèrent, ou peut-être son camarade y fit-il moins attention : l’horizon se dilata, l’air devint plus vivifiant, et l’esprit libéré battit des ailes pour s’envoler.

Lily elle-même n’aurait pas su définir cet essor qui semblait la soulever et la balancer au-dessus de ce monde ensoleillé à ses pieds. Était-ce l’amour, se demandait-elle, ou simplement une combinaison accidentelle de pensées et de sensations heureuses ? Dans quelle mesure cet essor était-il dû au prestige de cette merveilleuse après-midi, aux parfums des bois périssants, à l’idée de tout l’ennui dont elle s’était évadée ? Lily n’avait pas dans son passé d’expérience précise à l’aide de quoi elle pût éprouver la qualité de ses sentiments. Elle avait été plusieurs fois amoureuse de fortunes ou de carrières, une fois seulement d’un individu. Il y avait des années de cela, lors de son entrée dans le monde, elle s’était prise d’une passion romanesque pour un jeune homme appelé Herbert Melson, qui avait des yeux bleus et les cheveux légèrement ondulés. M. Melson, qui ne possédait pas d’autres titres ayant cours sur le marché, s’était hâté de s’en servir pour capturer miss Van Osburgh, l’aînée : depuis lors, il était devenu gros et asthmatique, et était sujet à raconter des anecdotes sur ses enfants. Si Lily se remémorait cette première émotion, ce n’était pas pour la comparer avec celle qui la possédait maintenant ; le seul point de comparaison, c’était ce sentiment de légèreté, de libération, qu’elle se rappelait avoir éprouvé, dans le tourbillon d’une valse ou dans un tête-à-tête, au fond d’une serre, pendant la courte durée de son roman de jeunesse. Elle n’avait pas retrouvé, depuis, cette élasticité, cette ardeur de liberté ; mais aujourd’hui, c’était quelque chose de plus qu’un aveugle tâtonnement de l’instinct. Le charme particulier de son sentiment pour Selden, c’était qu’elle le comprenait ; elle pouvait mettre le doigt sur chaque anneau de la chaîne qui les unissait l’un à l’autre. Bien que la popularité de Selden ne fût pas bruyante, sentie plutôt qu’exprimée dans le cercle de ses amis, Lily n’avait jamais pris pour une vie obscure la vie de cet homme qui ne se mettait pas en avant. Sa culture bien connue était généralement considérée comme un petit obstacle à la facilité des relations ; mais Lily, qui s’enorgueillissait d’avoir des idées larges et de rendre hommage à la littérature, et qui emportait toujours un Omar Kheyam dans son sac de voyage, était attirée par cette qualité, dont elle devinait qu’on aurait apprécié la distinction dans une société plus ancienne. De plus, il avait ce don : le physique de son personnage. De par sa taille, sa tête dominait la foule, et ses traits sombres et finement modelés, dans ce pays de types amorphes, lui donnaient l’air d’appartenir à une race plus rare, de porter en lui l’empreinte de tout un passé concentré. Les gens expansifs le trouvaient un peu sec, et les très jeunes filles le jugeaient sarcastique ; mais c’était précisément cet air de réserve amicale, aussi éloigné que possible de toute affirmation d’avantages personnels, qui piquait l’intérêt de Lily. Tout en lui concordait avec les exigences un peu dédaigneuses de son goût, à elle, jusqu’à cette ironie légère avec laquelle il passait en revue ce qui semblait à Lily le plus sacré. Mais, plus que pour tout le reste peut-être, elle l’admirait pour ce pouvoir qu’il avait de dégager un sentiment de supériorité aussi indiscutable que l’homme le plus riche qu’elle eût jamais rencontré.

Ce fut l’inconscient prolongement de cette pensée qui lui fit dire, peu d’instants après, en riant :

— J’ai manqué à deux rendez-vous aujourd’hui, en votre honneur. À combien avez-vous manqué pour moi ?

— À aucun, — fit Selden avec calme. — Je n’avais qu’un rendez-vous à Bellomont : c’était avec vous.

De haut en bas elle lui jeta un regard, en souriant du bout des lèvres :

— Est-ce vraiment pour me voir que vous êtes venu à Bellomont ?

— Naturellement !

Le visage de Lily prit un air plus méditatif.

— Pourquoi ? — murmura-t-elle, sur un ton qui enlevait à la question jusqu’à la moindre nuance de coquetterie.

— Parce que vous êtes un merveilleux spectacle : j’aime toujours à voir ce que vous faites.

— Comment savez-vous ce que je ferais si vous n’étiez pas ici ?

Selden sourit :

— Je n’ai pas la prétention d’avoir, par mon arrivée, détourné d’un cheveu le cours de vos actions.

— Ça, c’est absurde : si vous n’étiez pas ici, je ne serais évidemment pas en train de me promener avec vous.

— Non ; mais vous promener avec moi, ce n’est qu’une autre manière d’utiliser vos matériaux. Vous êtes une artiste, et il se trouve que je suis le brin de couleur dont vous vous servez aujourd’hui. Une partie de votre habileté consiste à improviser des effets prémédités.

Lily sourit aussi : ces paroles étaient trop fines pour ne pas éveiller son sens de l’« humour ». C’était parfaitement vrai qu’elle avait l’intention de faire jouer à la présence accidentelle de Selden un rôle très défini : tel était du moins le secret prétexte qu’elle avait trouvé pour manquer à sa promesse de sortir avec M. Gryce. On l’avait parfois accusée d’être trop impatiente ; même, Judy Trenor l’avait avertie d’aller lentement. Eh bien, elle ne se presserait pas trop, cette fois ; elle laisserait son prétendant savourer plus longtemps l’incertitude. Là où devoir et plaisir étaient d’accord, il n’était pas dans le caractère de Lily de les séparer. Elle s’était excusée pour la promenade, alléguant une migraine : l’horrible migraine qui, le matin, l’avait empêchée de s’aventurer à l’église. Son apparition au déjeuner confirma cette excuse : elle était comme languissante, toute pénétrée d’une souffrante douceur ; elle tenait un flacon de sels à la main. Des manifestations de ce genre étaient pour M. Gryce une nouveauté ; il se demanda, un peu anxieux, si elle était délicate : il avait des craintes à longue portée pour l’avenir de sa progéniture. Mais la sympathie l’emporta et il conjura Lily de ne pas s’exposer : il associait toujours le grand air à des idées de péril.

Lily avait accueilli sa sympathie avec une reconnaissance langoureuse, insistant — elle serait une si pauvre compagnie ! — pour qu’il se joignît au reste de la société qui, après le déjeuner, s’en allait en plusieurs automobiles faire une visite aux Van Osburgh, à Peekshill. M. Gryce fut touché de tant de désintéressement et, pour tuer l’après-midi qui menaçait d’être longue, il suivit son conseil et partit, funèbre, en cache-poussière et lunettes : comme l’auto s’élançait dans l’avenue, Lily sourit de sa ressemblance avec un scarabée déçu.

Selden avait surveillé ses manœuvres avec une indolence amusée. Elle n’avait pas répondu à sa proposition de passer l’après-midi ensemble ; mais, à mesure que le plan de Lily se déroulait, il s’assurait de plus en plus qu’il y était compris. La maison était vide lorsqu’enfin il entendit son pas sur l’escalier : il sortit de la salle de billard pour la rejoindre. Elle était en tenue de promenade et les chiens bondissaient autour d’elle.

— J’ai pensé qu’après tout l’air me ferait peut-être du bien ! expliqua-t-elle.

Et il convint qu’un remède aussi simple méritait d’être essayé.

L’excursion durerait quatre heures, au moins : Lily et Selden avaient toute l’après-midi devant eux, et cette sensation de loisir et de sécurité acheva d’alléger l’esprit de miss Bart. Avec tant de temps pour causer, et sans sujet défini, elle pourrait goûter les joies rares du vagabondage mental…

Elle se sentait si franche de toute arrière-pensée qu’elle accueillit sa dernière imputation avec un rien de ressentiment.

— Je ne sais vraiment pas — dit-elle — pourquoi vous m’accusez toujours de préméditation.

— Mais je croyais que vous-même l’aviez avoué : vous m’avez dit, l’autre jour, qu’il vous fallait suivre une certaine ligne de conduite : quand on fait une chose, le mieux est de la faire jusqu’au bout.

— Si vous voulez dire qu’une jeune fille qui n’a personne pour s’occuper d’elle est obligée de s’en occuper elle-même, je suis toute prête à plaider coupable. Mais vous devez me trouver une affreuse créature si vous supposez que je ne cède jamais à une impulsion.

— Ah ! mais je ne suppose pas cela : ne vous ai-je pas dit que votre génie consiste à convertir les impulsions en intentions ?

— Mon génie ? — reprit-elle avec un accent de subite lassitude. — Y a-t-il, en dernière analyse, d’autre preuve du génie que le succès ? Et moi, certainement, je n’ai pas réussi.

Selden repoussa son chapeau en arrière et la regarda de côté.

— Le succès… qu’est-ce que le succès ? Je voudrais bien connaître votre définition.

— Le succès ?… (Elle hésita.) Mais c’est tirer de la vie tout ce qu’on peut en tirer, j’imagine… C’est une qualité relative, après tout… N’est-ce pas aussi votre idée du succès ?

— Mon idée ?… à Dieu ne plaise !

Il redressa le buste avec une énergie soudaine, appuyant ses coudes sur ses genoux, et, les yeux fixés sur le paysage harmonieux :

— Mon idée du succès, — dit-il, — c’est la liberté personnelle.

— La liberté ?… être libre de soucis ?

— Libre de tout… de l’argent et de la pauvreté, de l’aisance et de l’inquiétude, de tous les accidents matériels. Maintenir en soi une sorte de république de l’esprit, voilà ce que j’entends par le succès.

Elle se pencha en avant, avec un éclair d’intelligence :

— Je sais… je sais… c’est étrange, mais c’est tout juste ce que j’ai senti aujourd’hui.

Les yeux de Selden rencontrèrent avec une douceur cachée ceux de Lily :

— Ce sentiment est-il si rare chez vous ? — dit-il.

Elle rougit un peu sous ce regard :

— Vous me méprisez terriblement, n’est-ce pas ? Mais peut-être est-ce que je n’ai jamais eu le choix. Il n’y avait personne, veux-je dire, pour me parler de la république de l’esprit.

— Il n’y a jamais personne. C’est un pays dont il faut découvrir le chemin soi-même.

— Mais je ne l’aurais jamais découvert si vous ne me l’aviez montré.

— Ah ! il y a des poteaux indicateurs… mais encore faut-il savoir les lire.

— Eh bien, je sais ! je sais maintenant ! — s’écria-t-elle avec ardeur. — Chaque fois que je vous vois, il me semble que j’épelle une des lettres de l’écriteau… et hier, hier soir, à dîner, j’ai brusquement vu un peu plus avant dans votre république.

Selden la regardait toujours, mais d’un œil modifié. Jusque-là il avait goûté, dans sa présence et dans sa conversation, le divertissement esthétique qu’un homme de réflexion est apte à chercher dans des relations capricieuses avec de jolies femmes. Son attitude avait été celle du spectateur qui admire, et il aurait presque regretté de surprendre en elle quelque émotion débilitante qui pût gêner l’accomplissement de ses desseins. Mais, à cette heure, c’était précisément cette faiblesse entrevue qui devenait le plus intéressant de sa personne. Il l’avait saisie, alors, dans un moment de désarroi ; son visage était pâle et altéré, et la diminution même de sa beauté lui prêtait un charme poignant. « Voilà de quoi elle a l’air quand elle est seule ! » Telle avait été la première pensée de Selden ; et la seconde fut de noter en elle le changement produit par sa venue. C’était le point dangereux de leurs rapports qu’il ne pouvait mettre en doute la spontanéité de son goût, à elle, pour lui, Selden. Sous quelque angle qu’il observât leur intimité naissante, il n’arrivait pas à la faire rentrer dans le plan de vie de Lily ; et d’être l’imprévu dans une carrière si soigneusement préparée, il y avait là de quoi stimuler même un homme qui avait renoncé aux expériences sentimentales.

— Eh bien, — dit-il, — ce premier aperçu vous a-t-il donné le désir d’en connaître davantage ? Allez-vous devenir des nôtres ?

Tout en parlant, il avait tiré de sa poche son étui à cigarettes, et elle tendit la main :

— Oh ! donnez-m’en une, je vous prie… voilà plusieurs jours que je n’ai fumé !

— Pourquoi cette abstinence contre nature ? Tout le monde fume à Bellomont.

— Oui… mais ce n’est pas considéré comme convenable pour une jeune fille à marier ; et, en ce moment, je suis une jeune fille à marier.

— Ah ! alors j’ai bien peur que nous ne puissions vous admettre dans notre république.

— Pourquoi ? Est-ce un ordre de célibataires ?

— Pas le moins du monde, quoique je sois obligé de reconnaître que l’on y compte peu de gens mariés. Mais vous épouserez quelqu’un de très riche, et notre république est aussi difficile d’accès pour les gens riches que le royaume des cieux.

— Ça, c’est injuste, il me semble, parce que, si j’ai bien compris, une des conditions d’admission, c’est de ne pas trop penser à l’argent… et le seul moyen de ne pas penser à l’argent, c’est d’en avoir beaucoup.

— Vous pourriez aussi bien dire que le seul moyen de ne pas penser à l’air, c’est d’en avoir assez à respirer. C’est vrai, en un sens ; mais vos poumons pensent à l’air, si vous, vous n’y pensez pas. Il en va de même avec les gens riches : il se peut qu’ils ne pensent pas à l’argent, mais ils ne cessent pas un instant de le respirer ; transportez-les dans un autre élément, et voyez comme ils se débattent et comme ils halètent !

Lily regardait distraitement à travers les cercles bleuâtres de sa fumée.

— Il me semble, — dit-elle enfin, — que vous passez une grande partie de votre temps dans l’élément que vous désapprouvez.

Selden reçut cette botte avec sérénité :

— Oui ; mais j’ai tâché de demeurer amphibie : tout va bien tant que nos poumons peuvent fonctionner dans un autre air. L’alchimie véritable consiste à pouvoir reconvertir l’or en quelque chose d’autre ; et voilà le secret que la plupart de vos amis ont perdu.

Lily méditait.

— Ne croyez-vous pas, — repartit-elle un instant après, — que les gens qui trouvent à redire à la société sont trop enclins à voir en elle une fin et non un moyen, tout comme les gens qui méprisent l’argent en parlent comme s’il était fait uniquement pour être enfoui dans des sacs et dévoré des yeux ? N’est-il pas plus juste de les considérer tous deux comme des occasions dont on se sert avec stupidité ou avec intelligence, selon les capacités que l’on a ?

— C’est certainement la saine manière de voir ; mais ce qu’il y a d’étrange dans cette question de la société, c’est que les gens qui la considèrent comme une fin en soi sont ceux qui en font partie, et non les critiques du dehors. C’est juste le contraire de ce qui arrive pour la plupart des spectacles : le public peut subir l’illusion, mais les acteurs, eux, savent que la vie réelle est de l’autre côté de la rampe. Les gens qui utilisent la société comme divertissement après le travail en font l’usage qu’il faut ; mais quand elle devient la chose en vue de laquelle on travaille, elle dénature toutes les relations de la vie. (Selden se souleva sur son coude.) Dieu sait — continua-t-il — que je ne voudrais pas déprécier l’aspect décoratif de l’existence ! Il me semble que le sens de la splendeur se justifie assez par ce qu’il a produit. Le malheur est que tant de nature humaine soit gâchée en route. Si nous sommes tous la matière brute de certains effets ici-bas, on aimerait mieux être la flamme qui trempe l’épée que le coquillage qui teint un manteau de pourpre. Et une société comme la nôtre gaspille tant de bonnes choses pour produire son petit morceau de pourpre ! Regardez un garçon comme Ned Silverton : il a vraiment trop de valeur pour servir à refourbir les armes rouillées d’une femme du monde. Voilà un jeune homme qui part à la découverte de l’univers : n’est-ce pas une pitié qu’il finisse par le trouver dans le salon de Mrs. Fisher ?

— Ned est un gentil garçon, et j’espère qu’il gardera ses illusions assez longtemps pour qu’elles lui inspirent de jolies poésies ; mais croyez-vous que ce soit seulement dans le monde qu’il ait chance de les perdre ?

Selden répondit, en haussant les épaules :

— Pourquoi appelons-nous toutes nos idées généreuses des illusions, et toutes nos idées médiocres des vérités ? N’est-ce pas la condamnation suffisante d’une société que de voir que soi-même on accepte une pareille phraséologie ? À l’âge de Silverton, je fus bien près d’adopter ce jargon, et je sais combien les noms peuvent altérer la couleur des croyances.

Elle ne l’avait jamais entendu parler avec tant d’énergie dans l’affirmation. Son style habituel était celui de l’éclectique qui glisse légèrement et compare : elle fut émue par ce regard soudain qu’elle avait pu jeter dans le laboratoire où se formaient ses convictions.

— Ah ! vous ne valez pas mieux que les autres sectaires ! — s’écria-t-elle ; — pourquoi appelez-vous votre république une république ? C’est une corporation fermée, et vous créez des objections arbitraires afin d’en écarter les gens.

— Ce n’est pas ma république : si c’était ma république, je ferais un coup d’État et je vous mettrais sur le trône.

— Tandis que, en réalité, vous estimez que je ne peux pas même en franchir le seuil ?… Oh ! je comprends ce que vous voulez dire. Vous méprisez mes ambitions : vous les jugez indignes de moi !

Selden sourit, mais sans ironie aucune :

— Eh bien, n’est-ce pas là un hommage ? Je les juge, ces ambitions, tout à fait suffisantes pour la plupart des gens qui en vivent.

Elle s’était retournée vers lui et le contemplait avec gravité.

— Mais serait-il donc impossible que, si j’avais les mêmes occasions que ces gens-là, j’en fisse un meilleur usage ? L’argent, cela représente une foule de choses… pas seulement des diamants et des automobiles.

— Évidemment : vous pourriez expier le plaisir que ces objets vous auraient donné en fondant un hôpital.

— Mais si vous considérez que ces objets me donneront la sorte de plaisir qui me convient, vous devriez considérer aussi que mes ambitions sont assez bonnes pour moi.

À cet appel, Selden se mit à rire :

— Ah chère miss Bart, je ne suis pas la divine Providence : je ne peux pas vous garantir que vous jouirez vraiment des choses que vous cherchez à obtenir !

— Alors, ce que vous trouvez de mieux à me dire, c’est qu’après avoir lutté pour les obtenir je ne les aimerai probablement pas ? (Elle poussa un soupir profond.) Quel misérable avenir vous prévoyez pour moi !

— Mais… vous-même, est-ce que vous ne l’avez jamais prévu ?

Lentement sa joue se colora : ce n’était pas, cette rougeur, un signe d’agitation ; elle montait des sources les plus profondes de la sensibilité ; c’était comme si l’effort de l’esprit l’avait amenée au jour.

— Oui, bien souvent, — dit-elle, — mais il m’apparaît tellement plus sombre quand c’est vous qui me le montrez !

Il ne répondit pas à cette exclamation, et pendant une minute ils se turent ; quelque chose palpitait entre eux dans le vaste silence de l’atmosphère. Puis, brusquement, elle se tourna vers lui avec une sorte de véhémence :

— Pourquoi me traitez-vous ainsi ? — s’écria-t-elle. — Pourquoi me rendez-vous haïssable tout ce que j’ai choisi, si vous n’avez rien à me donner à la place ?

Ces mots éveillèrent Selden de la rêverie où il était plongé. Il ne savait pas lui-même pourquoi il avait donné ce tour à leur discussion : c’était le dernier emploi qu’il aurait assigné dans son esprit à une après-midi de tête-à-tête avec miss Bart. Mais c’était un de ces moments où aucun des deux interlocuteurs ne semble parler après délibération : en chacun d’eux une voix intérieure implorait l’autre à travers d’insondables profondeurs de sentiment.

— Non, je n’ai rien à vous donner à la place ! — dit-il, en se redressant et se tournant de manière à se trouver en face d’elle. — Si j’avais quelque chose, ce serait à vous, vous le savez bien.

Elle accueillit cette abrupte déclaration d’une manière encore plus étrange que celle dont il l’avait faite : elle laissa tomber sa tête dans ses mains et il vit que pendant un instant elle pleurait.

Ce ne fut qu’un instant, toutefois : quand il se pencha près d’elle et abaissa ses mains d’un geste plus grave que passionné, elle lui montra un visage adouci mais non défiguré par l’émotion, et il se dit, avec une certaine cruauté, que même pleurer était pour elle un art.

Cette réflexion raffermit sa voix, tandis qu’il lui demandait, partagé entre la pitié et l’ironie :

— N’est-il pas naturel que je cherche à ravaler tout ce que je ne puis pas vous offrir ?

À ces mots, sa figure s’éclaira, mais elle retira sa main, non par coquetterie, mais comme si elle renonçait à quelque chose à quoi elle n’avait pas droit.

— Mais vous me ravalez, moi, n’est-il pas vrai, — répliqua-t-elle doucement, — en vous montrant si certain que ce sont les seules choses auxquelles je tienne ?

Selden frissonna ; mais ce n’était que le dernier sursaut de son égoïsme. Presque aussitôt il répondit ; très simplement :

— Mais vous y tenez à ces choses, n’est-ce pas ? Et tous mes vœux ne peuvent rien changer à cela.

Il avait tellement cessé de se demander jusqu’où ceci pourrait l’entraîner qu’il éprouva un vif désappointement lorsqu’elle tourna vers lui un visage étincelant de moquerie.

— Ah ! — s’écria-t-elle, — malgré toutes vos belles phrases, vous êtes en réalité aussi lâche que moi : car vous n’auriez pas dit un mot, si vous n’aviez pas été si sûr de ma réponse.

Le choc que lui donna cette réplique eut pour effet de cristalliser les intentions flottantes de Selden.

— Je ne suis pas du tout si sûr de votre réponse ! — dit-il tranquillement. — Et je vous fais l’honneur de croire que vous non plus n’en êtes pas si sûre.

À son tour, elle le regarda avec surprise ; et, après un moment :

— Voulez-vous m’épouser ? — demanda-t-elle.

Il se mit à rire :

— Non, je ne le veux pas… mais je le voudrais peut-être, si vous le vouliez !

— C’est bien ce que je disais : vous êtes si sûr de moi que vous pouvez vous amuser à faire des expériences.

Elle retira la main qu’il avait reprise et le regarda avec tristesse.

— Je ne fais pas d’expériences, — répliqua-t-il. — Ou, si j’en fais, ce n’est pas sur vous, mais sur moi-même. Je ne sais quels seront leurs résultats ; mais si vous épouser en est un, je suis prêt à courir le risque.

Elle sourit faiblement :

— Ce serait certainement un grand risque… je ne vous ai jamais caché combien grand.

— Ah ! c’est vous qui êtes lâche ! — s’écria-t-il.

Elle s’était levée, et il était debout en face d’elle, les yeux dans ses yeux. La douce solitude du jour déclinant les enveloppait ; ils paraissaient soulevés dans un air plus pur. Toutes les exquises influences de l’heure tremblaient dans leurs veines, et les attiraient l’un vers l’autre comme les feuilles détachées étaient attirées vers le sol.

— C’est vous qui êtes lâche ! — répéta-t-il, lui prenant les mains.

Elle s’appuya un instant contre lui, comme repliant des ailes fatiguées : il crut sentir que son cœur battait après l’effort d’un vol prolongé plutôt qu’il ne tressaillait devant les espaces ouverts. Puis elle recula, avec un petit sourire d’avertissement :

— Je serai hideuse, dès que je serai mal fagotée ; mais je sais garnir mes chapeaux, — déclara-t-elle.

Ils se turent de nouveau, souriant l’un à l’autre comme des enfants aventureux qui ont grimpé jusqu’à une hauteur défendue d’où ils découvrent un monde nouveau. Le monde réel à leurs pieds se voilait d’ombre, et, par-dessus la vallée, la lune claire monta dans le bleu plus opaque.

Tout à coup ils entendirent un bruit lointain, comme le bourdonnement d’un insecte géant, et, sur la grand’route qui serpentait plus blanche dans le crépuscule, un objet noir traversa leur champ de vision.

Lily se réveilla de son absorption ; son sourire s’évanouit et elle commença à se diriger vers l’allée.

— Je n’avais pas idée qu’il fût si tard ! Il fera déjà nuit avant que nous soyons rentrés, — dit-elle, presque avec impatience.

Selden la regardait avec étonnement : il lui fallut un moment pour retrouver l’image habituelle qu’il avait de miss Bart ; puis il dit, avec un accent de sécheresse qu’il ne put maîtriser :

— Ce n’étaient pas des gens du château : l’automobile allait dans l’autre sens.

— Je sais, je sais… (Elle s’arrêta, et il la vit rougir dans la pénombre.) Mais je leur avais dit que je ne me sentais pas bien, que je ne sortirais pas… Redescendons, je vous prie ! — murmura-t-elle.

Selden continuait à la regarder ; puis il tira de nouveau son étui à cigarettes et en alluma lentement une. Il lui semblait nécessaire, à cet instant, de proclamer, par quelque geste qui lui fût familier, qu’il se possédait parfaitement : il avait un désir presque enfantin de faire voir à sa compagne que, leur vol terminé, il avait atterri sain et sauf.

Elle attendit, pendant que la flamme vacillait sous sa paume recourbée ; puis il lui tendit les cigarettes.

Elle en prit une, d’une main mal assurée, et, la portant à ses lèvres, elle se pencha en avant pour l’allumer à la sienne. Dans l’obscurité, la petite lueur rouge éclaira le bas de son visage, et il vit sa bouche trembler sous un sourire.

— Parliez-vous sérieusement ? — demanda-t-elle, avec un bizarre frémissement de gaieté qu’elle avait peut-être ramassé, en hâte, au milieu d’un stock d’intonations, sans avoir le temps de choisir la note juste.

Selden gouvernait mieux sa voix :

— Pourquoi pas ? — répliqua-t-il. — Vous voyez, je ne courais aucun risque.

Et, comme elle restait encore debout devant lui, un peu pâle sous la réplique, il ajouta vivement :

— Redescendons !

VII


Mrs. Trenor devait vraiment aimer beaucoup miss Bart, car elle avait, en la grondant, autant de sincère désespoir dans la voix que si elle se lamentait, en bonne maîtresse de maison, sur une « série » manquée.

— Tout ce que je peux dire, Lily, c’est que je ne vous comprends pas !

Elle se renversa au fond de son fauteuil en soupirant, dans son déshabillé matinal de dentelles et de mousseline, tournant l’épaule avec indifférence aux ennuyeux papiers qui encombraient son bureau, tandis qu’elle examinait, avec l’œil du médecin qui a perdu tout espoir, le patient debout devant elle.

— Encore si vous ne m’aviez pas dit que vous preniez l’affaire Gryce au sérieux !… Mais vous me l’avez fait entendre assez clairement dès le début !… Autrement, pourquoi m’auriez-vous demandé de vous dispenser du bridge et d’écarter Carry Fisher et Kate Corby ? Je ne suppose pas que ce fût parce qu’il vous amusait : personne d’entre nous n’aurait pu penser que vous le supporteriez un seul instant si vous n’aviez pas l’intention de l’épouser. Et tout le monde a joué son rôle à ravir ! Tout le monde avait à cœur de vous aider. Même Bertha ne s’est mêlée de rien, il faut le reconnaître, jusqu’à l’arrivée de Lawrence, que vous lui avez enlevé. Après cela, elle avait le droit de se venger : pourquoi diable vous êtes-vous mise en travers de sa route ? Vous connaissez Lawrence Selden depuis des années : pourquoi vous êtes-vous conduite comme si vous veniez de le découvrir ? Si vous aviez une dent contre Bertha, le moment était bien mal choisi pour le montrer : vous auriez pu tout aussi bien régler ce compte après votre mariage !… Je vous avais dit que Bertha était dangereuse. En arrivant ici, elle était dans de détestables dispositions, mais la venue inopinée de Lawrence l’avait mise de bonne humeur, et, si vous l’aviez seulement laissée croire que c’était pour elle qu’il était venu, elle n’aurait jamais eu l’idée de vous jouer un pareil tour… Oh ! Lily, vous ne réussirez jamais à rien si vous n’êtes pas plus sérieuse !

Miss Bart accepta cette semonce dans un esprit d’absolue impartialité. Pourquoi s’en serait-elle fâchée ? C’était la voix de sa propre conscience qu’elle entendait à travers les reproches de Mrs. Trenor. Mais pour sa conscience même il lui fallait inventer un semblant de défense.

— Je n’ai pris qu’un jour de congé : je croyais qu’il avait l’intention de rester ici toute la semaine, et je savais que monsieur Selden partait ce matin.

Mrs. Trenor balaya cet argument d’un geste qui en mettait à nu toute la faiblesse :

— Il avait l’intention de rester : c’est là le pis ! Cela montre bien qu’il vous fuit, que Bertha a fait son ouvrage et qu’elle l’a infecté de son venin.

Lily se mit à rire du bout des lèvres :

— Oh ! s’il court, je le rattraperai !

Son amie allongea la main comme pour l’arrêter :

— Quoi que vous décidiez, Lily, ne faites pas cela !

Miss Bart accueillit cet avertissement d’un sourire :

— Oh ! je ne veux pas dire que je vais prendre le premier train… Il y a des moyens.

Mais elle n’alla pas jusqu’à les spécifier.

Mrs. Trenor rectifia sèchement le temps du verbe :

— Il y avait des moyens… il y en avait même une foule ! Je ne croyais pas qu’il fût nécessaire de vous les signaler. Mais ne vous y trompez pas : il a une peur terrible. Il s’est sauvé tout droit chez lui, se réfugier auprès de sa mère, qui le protégera !

— Oh ! jusqu’à la mort, — accorda Lily, que cette vision égayait.

— Comment pouvez-vous rire !…

Et, sous la réprimande, Lily revint à une plus saine conception des choses. Elle interrogea :

— Qu’est-ce que Bertha lui a réellement raconté ?

— Ne me demandez pas : des horreurs !… Il paraît qu’elle avait exhumé tous les vieux potins… Oh ! vous savez ce que je veux dire : naturellement, il n’y a rien au fond ; mais je suppose qu’elle a remis à l’ordre du jour le prince Varigliano et lord Hubert… Ah ! il y avait aussi je ne sais quelle histoire d’après laquelle vous auriez emprunté de l’argent au vieux Ned Van Alstyne : est-ce exact ?

— Il est le cousin de mon père, — interrompit miss Bart.

— Bien entendu, elle n’a pas soufflé mot de cela… C’est Ned, paraît-il, qui a raconté la chose à Carry Fisher ; et elle, naturellement, l’a racontée à Bertha… Ils sont tous les mêmes, vous savez : ils sont muets pendant des années, et on se croit sauf ; puis, à la première occasion, ils retrouvent toute leur mémoire.

Lily avait pâli ; il y avait de l’âpreté dans sa voix :

— C’était de l’argent que j’avais perdu au bridge chez les Van Osburgh. Je l’ai rendu, naturellement !

— Ah ! cela, ils auront préféré ne pas s’en souvenir ; d’ailleurs, c’était l’idée de la dette de jeu qui effrayait Percy… Oh ! Bertha connaissait bien son homme : elle savait juste ce qu’il fallait lui dire !

Mrs. Trenor continua d’admonester son amie pendant près d’une heure dans ce style. Miss Bart écoutait avec une admirable patience. La nature l’avait doué d’un bon caractère qui avait été discipliné par des années de soumission forcée, puisqu’il lui avait presque toujours fallu atteindre ses fins par la voie détournée d’une aide étrangère ; son tempérament la portait à regarder en face les événements désagréables dès que ceux-ci survenaient : aussi n’était-elle pas fâchée d’entendre un exposé impartial du prix que son absurdité allait probablement lui coûter, d’autant plus qu’elle ne parvenait pas encore à détacher sa pensée de Selden. Éclairée par les commentaires énergiques de Mrs. Trenor, l’addition apparaissait certainement formidable, et Lily, à mesure qu’elle écoutait, se sentait peu à peu revenir à la manière de voir de son amie.

Ce qui augmentait encore, pour son interlocutrice, la portée des paroles de Mrs. Trenor, c’étaient des inquiétudes que celle-ci pouvait à peine deviner. À moins d’être stimulée par une vive imagination, l’opulence n’a qu’une notion très vague de l’effort pratique auquel est astreinte la pauvreté. Judy savait que ce devait être « affreux » pour cette pauvre Lily d’être obligée d’y regarder à deux fois avant de mettre de la vraie dentelle à ses jupons, « affreux » de n’avoir ni automobile ni yacht à ses ordres ; mais le maniement quotidien des notes impayées, le rongement quotidien que sont les petites tentations de dépense, c’étaient là des épreuves aussi étrangères à son expérience que les problèmes domestiques incombant à la femme de ménage. L’ignorance où se trouvait Mrs. Trenor de la gravité réelle de la situation eut pour effet d’en accroître l’amertume au goût de Lily. Tandis que son amie lui reprochait d’avoir manqué l’occasion d’éclipser ses rivales, elle se débattait encore une fois en imagination contre la marée montante des dettes à laquelle elle avait été si près d’échapper. Quel vent de folie l’avait chassée de nouveau sur ces mers sombres ?

Si quelque chose pouvait encore parachever son humiliation, c’était le sentiment de sa vie passée rouvrant ses ornières pour l’enliser. Hier sa fantaisie avait battu librement des ailes au-dessus de tout un choix d’occupations ; maintenant il lui fallait retomber au niveau de la routine familière où des moments d’éclat ou d’indépendance apparente alternaient avec de longues heures de sujétion.

Elle posa sa main sur celle de son amie pour lui demander pardon :

— Chère Judy ! je suis désolée de vous avoir causé un tel ennui, et vous êtes trop bonne pour moi. Mais vous avez bien quelques lettres auxquelles je pourrais répondre : laissez-moi au moins me rendre utile !

Elle s’installa devant le bureau, et Mrs. Trenor accepta qu’elle reprît la tâche du matin, — avec un soupir qui signifiait qu’après tout elle s’était révélée inapte à des emplois plus relevés.


Au déjeuner, il y avait bien des vides. Tous les hommes, sauf Jack Stepney et Dorset, étaient retournés en ville. Selden et Percy Gryce étaient partis par le même train ; — il y avait là, pour Lily, une ironie suprême ; — et lady Cressida et ses aides de camp, les Wetherall, avaient été expédiés en automobile déjeuner dans une villa éloignée. À de tels moments, où l’intérêt se trouvait diminué, Mrs. Dorset gardait d’habitude la chambre jusqu’à l’après-midi ; mais, en cette circonstance, elle fit son apparition vers le milieu du repas, les yeux cernés et languissante, mais avec une pointe de malice sous son indifférence.

Elle leva les sourcils et regarda autour de la table :

— Comme nous sommes peu nombreux ! À la bonne heure ! J’aime tant le calme !… et vous, Lily ?… Je voudrais que les hommes ne fussent jamais là : c’est vraiment bien plus agréable sans eux… Oh ! vous, George, vous ne comptez pas : on n’a pas besoin de faire des frais pour son mari… Mais je croyais que monsieur Gryce devait rester jusqu’à la fin de la semaine ?… N’était-ce pas son intention, Judy ?… C’est un si gentil garçon !… Je me demande ce qui l’a mis en fuite ? Il est un peu timide, et j’ai peur que nous ne l’ayons scandalisé. Il a été élevé à la mode d’autrefois ! Figurez-vous, Lily, qu’il m’a dit que vous étiez la première jeune fille qu’il avait vue jouer de l’argent !… Il vit de l’intérêt de son revenu et il lui reste toujours une forte somme à placer !

Mrs. Fisher se pencha en avant avec empressement :

— Il me semble que quelqu’un devrait se charger de l’éducation de ce jeune homme. C’est une honte qu’on ne lui ait jamais enseigné ses devoirs de citoyen. Tout homme riche devrait être obligé d’étudier les lois de son pays.

Mrs. Dorset la regarda tranquillement :

— Je crois qu’il a étudié les lois sur le divorce… Il m’a dit qu’il avait promis à l’évêque de signer je ne sais quelle pétition contre le divorce.

Mrs. Fisher rougit sous sa poudre, et Stepney dit à miss Bart en souriant :

— Je suppose qu’il songe à se marier, et il cherche à radouber le vieux bateau avant de monter à bord.

Cette métaphore parut choquer sa fiancée, et George Dorset poussa un grognement sardonique.

— Si je projetais un voyage avec lui, — dit gaiement miss Corby, — je tâcherais d’emmener un ami à fond de cale !

Un vague sentiment de pique, chez miss Van Osburgh, cherchait une expression appropriée :

— Je ne vois vraiment pas pourquoi vous vous moquez de lui ; moi, je le trouve très gentil ! — s’écria-t-elle. — Et, en tout cas, la jeune fille qui l’épousera aura toujours de quoi vivre confortablement.

Elle parut embarrassée devant les rires redoublés qui saluèrent ses paroles, mais cela l’eût peut-être consolée de savoir combien profondément elles avaient pénétré dans l’âme d’une de ses auditrices.

« Confortable » ! à cette heure, ce mot était pour Lily Bart le plus éloquent de la langue. Elle ne s’arrêtait même pas à sourire de l’héritière qui considérait une fortune colossale comme un simple abri contre le besoin : son esprit était plein de la vision de ce que cet abri aurait pu être pour elle. Les piqûres d’épingle de Mrs. Dorset ne lui étaient pas cuisantes, car sa propre ironie tranchait plus avant : personne ne pouvait la blesser autant qu’elle faisait elle-même, car personne — pas même Judy Trenor — ne connaissait toute l’énormité de sa folie.

Elle fut tirée de ces stériles réflexions par une requête que lui murmura son hôtesse, après l’avoir prise à part, quand elles se levèrent de table.

— Lily, ma chère, si vous n’avez rien à faire de spécial, puis-je dire à Carry Fisher que vous comptez aller chercher Gus en voiture à la gare ? Il doit revenir à quatre heures, et je sais qu’elle a le projet d’aller à sa rencontre. Évidemment, je suis toujours enchantée qu’on l’amuse, mais j’ai appris par hasard qu’elle l’a saigné fortement depuis qu’elle est ici, et elle semble si désireuse d’aller au-devant de lui que j’imagine qu’elle doit avoir reçu ce matin encore un lot de factures. Il me semble — conclut Mrs. Trenor avec conviction — que la majeure partie de sa pension alimentaire lui est versée par les maris des autres femmes !…

Miss Bart, en allant à la gare, eut le loisir de méditer sur les paroles de son amie et sur la façon dont elles s’appliquaient à son propre cas. Pourquoi devait-elle pâtir, elle, d’avoir, une seule fois et pour quelques heures, emprunté de l’argent à un vieux cousin, quand une femme comme Carry Fisher pouvait trouver impunément de quoi vivre, en spéculant sur le bon cœur de ses amis hommes et sur la tolérance de leurs femmes ? Là comme ailleurs, c’était l’éternelle distinction entre ce qu’une femme mariée peut et ce qu’une jeune fille ne peut pas faire. Bien entendu, il était scandaleux pour une femme mariée d’emprunter de l’argent, — et Lily savait à merveille, tout ce qu’impliquait cette compromission, — mais malgré tout ce n’était que le « fruit défendu », que le monde décrie, mais qu’il pardonne, et qui, bien que passible parfois de la vengeance individuelle, ne soulève pas la désapprobation collective de la société. Nulle occasion de ce genre ne se présentait pour miss Bart. Elle pouvait, naturellement, emprunter à ses amies, — une centaine de dollars par-ci par-là, au maximum, — mais elles étaient plus disposées à donner une robe ou un bijou et regardaient Lily un peu de travers quand celle-ci insinuait sa préférence pour un chèque. Les femmes ne prêtent pas avec générosité, et, parmi celles qu’elle se trouvait fréquenter, les unes étaient dans le même cas qu’elle, et les autres tellement au-dessus de pareils besoins qu’elles ne parvenaient même pas à les comprendre.

Le résultat de ses méditations fut qu’elle prit le parti de rejoindre sa tante à Richfield. Elle ne pouvait rester à Bellomont sans jouer au bridge et être induite en d’autres dépenses ; et, si elle poursuivait la série habituelle de ses visites d’automne, elle ne ferait que prolonger les mêmes difficultés. Elle était arrivée au point où une brusque réforme s’imposait, et la seule vie à bon marché était une vie monotone. Elle partirait, le lendemain matin, pour Richfield…

Gus Trenor lui parut surpris et médiocrement soulagé de la voir à la gare. Elle abandonna les rênes du léger véhicule qui l’avait amenée, et, tandis qu’il grimpait lourdement à côté d’elle, la repoussant dans le coin du siège, il s’écria :

— Ho ! ho ! Ce n’est pas souvent que vous me faites cet honneur. Il faut que vous ayez été rudement à court !…

L’après-midi était chaude : Lily, de si près, se rendit encore mieux compte qu’il était rouge et massif ; des gouttes de sueur en chapelet collaient de façon peu plaisante la poussière du train sur la large étendue de joue et de cou qu’il lui montrait. Mais elle reconnut aussi, au regard de ses petits yeux ternes, que le contact de sa fraîcheur, à elle, et de sa sveltesse lui était aussi agréable que la vue d’un breuvage rafraîchissant.

Cette observation, contribua à égayer sa réponse :

— Ce n’est pas souvent que le sort me favorise. Il y a trop de belles dames pour me disputer ce privilège.

— Le privilège de me ramener à la maison ?… Quoiqu’il en soit je suis ravi que vous ayez gagné la course. Mais je sais parfaitement ce qui s’est passé : ma femme vous a envoyée. N’est-ce pas vrai ?

Il avait ces éclairs de finesse imprévus qu’ont parfois les lourdauds, et Lily ne put s’empêcher de rire avec lui de sa perspicacité.

— Vous voyez, Judy estime que je suis la personne la moins dangereuse avec qui vous puissiez être ; et elle a bien raison ! — répliqua-t-elle.

— Oh ! a-t-elle vraiment raison ? N’est-ce pas plutôt que vous ne voudriez pas gaspiller votre temps pour une vieille carcasse comme la mienne ? Nous autres, hommes mariés, nous devons nous contenter de ce que nous pouvons attraper : tous les prix sont pour les malins qui ont su se garder libres… Voulez-vous me permettre d’allumer un cigare ? J’ai eu une journée terrible aujourd’hui.

Il arrêta à l’ombre, dans la rue du village, et lui passa les rênes, tandis qu’il approchait une allumette de son cigare. La petite flamme colora d’un cramoisi plus vif son visage bouffi, et, sur le moment, Lily détourna les yeux avec répugnance. Dire qu’il y avait des femmes qui le trouvaient bel homme !…

Comme elle lui rendait les rênes, elle reprit avec sympathie :

— Vous avez donc eu une masse de choses ennuyeuses ?

— Oui, plutôt !… vous pouvez le dire !…

Trenor, que sa femme et les amis de sa femme n’écoutaient guère, se prépara au rare plaisir d’une causerie confidentielle.

— Vous ne vous doutez pas de ce qu’un homme doit trimer pour soutenir le train des choses. (Il agita son fouet dans la direction des champs de Bellomont, qui se déployaient devant eux en opulentes ondulations.) Judy n’a aucune idée de ce qu’elle dépense… Ce n’est pas que nous n’ayons pas de quoi mener ce train-là, — dit-il, s’interrompant, — mais un homme doit ouvrir l’œil et ramasser le plus de tuyaux possible. Mon père et ma mère vivaient comme des coqs de combat sur leur revenu, et ils en mettaient une bonne partie de côté… heureusement pour moi !… mais, à l’allure dont nous allons, je ne sais pas où nous en serions si je n’attrapais pas quelque chose au vol de temps en temps… Les femmes s’imaginent toujours — je veux dire : Judy s’imagine — que je n’ai rien à faire que d’aller en ville, une fois par mois, détacher des coupons ; mais la vérité, c’est que c’est un travail du diable pour maintenir la machine en mouvement… Aujourd’hui pourtant je n’ai pas à me plaindre, — continua-t-il après une pause, — car j’ai fait une bonne affaire, un très joli coup, grâce à l’ami de Stepney, Rosedale… À propos, miss Lily, je voudrais que vous tâchiez de persuader à Judy d’être au moins polie avec ce gaillard-là. Il sera bientôt assez riche pour nous acheter tous, et, si elle voulait seulement l’inviter à dîner de temps en temps, il n’y a presque rien que je ne pourrais obtenir de lui. Ce garçon a la rage de connaître les gens qui ne veulent pas le connaître, et, quand un bonhomme est dans ces dispositions-là, il n’y a rien qu’il ne fasse pour la première femme qui le prend en main.

Lily hésita, un moment. Le début du discours de son compagnon avait fait jaillir en elle un courant d’idées intéressantes, qui se trouvait brutalement interrompu par le seul nom de M. Rosedale. Elle protesta faiblement :

— Mais vous savez bien que Jack a essayé de le mettre en circulation, et qu’il a été impossible.

— Oh ! pourquoi ?… parce qu’il est gras et luisant, et qu’il a des manières de boutiquier !… Eh bien, tout ce que je peux dire, c’est que les gens qui sont assez adroits pour être polis avec lui maintenant auront fait une rudement bonne spéculation. D’ici à quelques années, il sera reçu dans le monde, que nous le voulions ou non, et alors il ne donnera plus un tuyau d’un demi-million pour un dîner.

Lily abandonna en esprit l’importune personnalité de M. Rosedale pour retourner au courant de pensées que les premiers mots de Trenor avaient mis en mouvement. Ce monde immense et mystérieux de Wall Street, avec ses « tuyaux » et ses « arbitrages », ne pourrait-elle trouver là les moyens de sortir de cette mauvaise passe ? Elle avait souvent entendu parler de femmes gagnant ainsi de l’argent par l’intermédiaire de leurs amis : pas plus que la majorité de son sexe, elle n’avait de notions précises sur la nature exacte de ces transactions, et ce vague même semblait en atténuer l’indélicatesse. Sans doute, elle ne pouvait s’imaginer, en aucun cas, s’abaissant jusqu’à tirer un « tuyau » de M. Rosedale ; mais n’y avait-il pas à son côté un homme qui possédait cette denrée précieuse, et qui, en tant que mari de son amie la plus chère, était avec elle dans des rapports d’intimité quasi fraternelle ?

Tout au fond d’elle-même, Lily savait bien que ce n’était pas en faisant appel à l’instinct fraternel qu’elle avait chance d’émouvoir Gus Trenor ; mais cette façon d’expliquer la situation en déguisait en quelque sorte la crudité, et elle tenait toujours à sauvegarder scrupuleusement les apparences à ses propres yeux. Le raffinement de sa personne avait un équivalent moral, et quand elle faisait une tournée d’inspection mentale il y avait certaines portes closes qu’elle n’ouvrait jamais.

Comme ils atteignaient la grille de Bellomont, elle se tourna vers Trenor en souriant :

— L’après-midi est si belle !… ne voulez-vous pas me promener encore un peu ?… J’ai été plutôt un peu triste, toute la journée, et c’est si reposant de se sentir loin du monde, avec quelqu’un qui ne vous en voudra pas si l’on n’est pas très en train !

Elle était si mélancolique et si jolie en proférant cette requête, si confiante dans sa sympathie, si sûre de sa compréhension, que Trenor en vint à souhaiter que sa femme pût voir comment une autre femme le traitait, non pas une intrigante rafalée comme Mrs. Fisher, mais une jeune fille recherchée par la plupart des hommes, lesquels auraient donné beaucoup pour un tel regard.

— Un peu triste ?… pourquoi diable seriez-vous triste ?… Êtes-vous mécontente de votre dernier envoi de Doucet, ou bien Judy vous a-t-elle dévalisée hier soir au bridge ?

Lily secoua la tête en soupirant :

— J’ai dû abandonner Doucet, et le bridge aussi : mes moyens ne me le permettent pas… En fait, mes moyens ne me permettent aucune des choses que mes amies peuvent faire, et j’ai peur que Judy ne me trouve souvent bien ennuyeuse depuis que je ne joue plus aux cartes et que je ne suis plus habillée aussi bien que les autres femmes… Et vous aussi, vous allez me trouver ennuyeuse, si je vous parle de mes tracas ; mais je n’en ai fait mention que pour vous demander de m’accorder une faveur, la plus grande des faveurs…

Elle chercha son regard une fois encore, et elle sourit intérieurement, à la légère appréhension qu’elle lisait dans ses yeux.

— Mais, bien entendu… s’il s’agit de quelque chose que je peux faire…

Il s’arrêta court, et elle devina que son zèle était un peu refroidi par le souvenir des méthodes de Mrs. Fisher.

— La plus grande des faveurs ! — reprit-elle doucement. — Le fait est que Judy est fâchée contre moi, et je voudrais que vous fissiez la paix entre nous.

— Fâchée contre vous ?… Bah ! quelle histoire !… (Son soulagement se fit jour dans un éclat de rire.) Voyons, vous savez bien qu’elle vous est toute dévouée.

— Elle est ma meilleure amie, et c’est pourquoi je n’aime pas à la contrarier. Mais je suppose que vous êtes au courant : vous savez ce qu’elle désirait. Elle avait à cœur, pauvre chérie, de me voir épouser… épouser une grosse fortune.

Elle s’arrêta, hésitante, avec un léger embarras, et Trenor, se retournant brusquement, fixa sur elle un regard d’intelligence croissante :

— Une grosse fortune ?… Ô mon Dieu !… vous ne voulez pas dire Gryce ?… Non, vraiment, c’est lui ?… Oh ! n’ayez pas peur, je n’en parlerai pas ; vous pouvez avoir confiance, je n’ouvrirai pas la bouche… Mais Gryce, bonté divine, Gryce !… Et Judy a réellement cru que vous pourriez vous résigner à épouser ce sinistre petit serin ?… Mais vous n’avez pas pu, hein ? Et alors vous lui avez signifié son congé, et voilà pourquoi il a filé, ce matin, par le premier train ?

Il se pencha en arrière, se carrant encore plus sur le siège, comme s’il se dilatait dans la conscience joyeuse de sa propre perspicacité.

— Comment diable Judy a-t-elle pu croire que vous feriez une chose pareille ?… Moi, je le lui aurais bien dit, que jamais vous ne pourriez vous accommoder d’une pareille poule mouillée !

Lily poussa un soupir plus profond :

— Il me semble parfois — murmura-t-elle — que les hommes comprennent les mobiles d’une femme mieux que les autres femmes.

— Certains hommes, oui, sûrement !… Moi, je l’aurais bien dit à Judy, — répéta-t-il, exultant de la supériorité implicite qu’il s’acquérait sur sa femme.

— Je pensais bien que vous comprendriez : voilà pourquoi je désirais vous parler, — répliqua miss Bart. — Je ne peux pas faire un mariage de ce genre-là ; c’est impossible. Mais je ne peux pas davantage continuer à vivre comme le font toutes les femmes autour de moi. Je dépends presque entièrement de ma tante, et, bien qu’elle soit très bonne pour moi, elle ne me sert pas de pension fixe, et dernièrement j’ai perdu de l’argent au jeu, et je n’ose pas le lui dire… J’ai payé mes dettes de jeu, naturellement, mais il ne me reste presque rien pour mes autres dépenses, et, si je continue ma vie actuelle, je me trouverai bientôt dans de terribles difficultés… J’ai un tout petit revenu personnel, mais je crains qu’il ne soit pas bien placé, car il semble rapporter moins chaque année, et je suis tellement ignorante en matière d’argent que je ne sais pas si l’homme d’affaires de ma tante, qui s’en occupe, est de bon conseil.

Elle s’arrêta, un instant, et reprit d’un ton plus détaché :

— Je n’avais pas l’intention de vous ennuyer de tout cela, mais j’ai besoin de votre assistance pour faire comprendre à Judy que je ne peux pas, dans ce moment-ci, continuer à vivre comme il faut vivre au milieu de vous tous. Je m’en vais demain rejoindre ma tante à Richfield, et j’y passerai le reste de l’automne ; je renverrai ma femme de chambre et j’apprendrai à raccommoder mes nippes moi-même.

À ce tableau de la beauté en détresse, dont le pathétique était rehaussé par la légèreté de la touche, un murmure de commisération indignée échappa à Trenor. Vingt-quatre heures plus tôt, si sa femme l’avait consulté sur l’avenir de miss Bart, il aurait répondu que, pour une jeune fille sans le sou et avec des goûts extravagants, le mieux était d’épouser le premier homme riche qu’elle pourrait attraper ; mais, avec l’objet de la discussion à ses côtés, s’adressant à sa sympathie, lui donnant à sentir qu’il la comprenait mieux que ses amies les plus chères, et confirmant cette assurance par le muet appel de son exquise proximité, il était prêt à jurer qu’un tel mariage était un sacrilège, et que son propre honneur était engagé à faire tout ce qui dépendait de lui pour la protéger contre les conséquences de son désintéressement. Cet instinct était renforcé par la considération que, si elle avait épousé Gryce, elle aurait été entourée de louanges et d’approbations, tandis qu’ayant refusé de se sacrifier aux convenances de son intérêt, elle était seule à supporter tout le coût de la résistance. Que diable, s’il arrivait à tirer d’embarras une sangsue de profession comme Carry Fisher, simple habitude mentale correspondant aux titillations physiques de la cigarette ou du cocktail, il pouvait sûrement en faire autant pour une jeune fille qui en appelait à ses meilleurs sentiments et qui lui confiait ses chagrins avec toute la simplicité d’un enfant…

Trenor et miss Bart prolongèrent leur promenade bien après le coucher du soleil ; et, avant le retour, il avait essayé, avec quelque apparence de succès, de lui démontrer que, si elle voulait seulement se fier à lui, il pourrait lui gagner une jolie somme d’argent sans compromettre son modeste capital. Elle était trop sincèrement ignorante des manipulations de la Bourse pour comprendre ses explications techniques, ou peut-être même pour s’apercevoir qu’il glissait rapidement sur certains points : la brume qui enveloppait la transaction servit de voile à son embarras et, à travers la buée environnante, ses espérances se dilatèrent comme des lampes dans le brouillard. Elle retint seulement que ses modiques revenus se multiplieraient mystérieusement, sans risques pour elle-même, et l’assurance que ce miracle se produirait sous peu, sans fastidieux intervalle d’incertitude et de réaction, triompha de ses derniers scrupules.

De nouveau elle sentit l’allègement de son fardeau, et, en même temps, la mise en liberté d’activités réprimées. Une fois les soucis immédiats conjurés, il était aisé de prendre la résolution de ne jamais se retrouver dans de pareils embarras, et, dès lors que la nécessité de l’économie et du renoncement quittait le premier plan de sa conscience, elle était prête à faire face aux autres exigences que la vie pourrait lui imposer. Celle, par exemple, qui se présenta aussitôt, de laisser Trenor, sur le siège de la voiture, se pencher un peu, se rapprocher encore d’elle et poser une main protectrice sur la sienne, ne lui coûta qu’un frisson momentané de répugnance. Il entrait dans son jeu de lui faire sentir que son appel avait été une impulsion toute spontanée, causée par la sympathie qu’elle avait pour lui ; et la sensation retrouvée de son pouvoir sur les hommes, tout en consolant son amour-propre blessé, contribuait aussi à obscurcir le sentiment des droits auxquels l’attitude de Trenor faisait allusion. C’était un homme lourd et grossier, qui, sous son air d’autorité, n’était qu’un simple comparse dans le spectacle luxueux que payait son argent : sûrement, pour une fille adroite, ce serait chose facile que de le tenir par la vanité, et de laisser ainsi toutes les obligations de son côté, à lui.

VIII


Le premier chèque de mille dollars que Lily reçut avec un griffonnage barbouillé de Gus Trenor raffermit sa confiance en elle-même exactement dans la mesure où il effaçait ses dettes.

La transaction s’était justifiée par ses résultats : Lily voyait maintenant combien il eût été absurde de négliger, par des scrupules de pur instinct, ce moyen facile d’apaiser ses créanciers. Lily se sentait réellement vertueuse tandis qu’elle distribuait cette somme en acomptes à ses fournisseurs, et le fait qu’une nouvelle commande accompagnait chaque paiement ne diminuait pas la conscience qu’elle avait de son désintéressement. Combien de femmes, à sa place, auraient commandé sans rien payer !

Toute inquiétude avait disparu devant cette constatation qu’il fallait peu de chose pour maintenir Trenor en bonne humeur. Écouter ses histoires, recevoir ses confidences et rire de ses facéties, voilà pour le moment tout ce qu’on semblait exiger d’elle, et son hôtesse regardait ces attentions d’un œil si satisfait que cela leur enlevait toute espèce d’ambiguïté. Évidemment, Mrs. Trenor considérait que l’intimité croissante de Lily avec son mari n’était qu’une manière indirecte de reconnaître sa bonté, à elle.

— Je suis si contente que Gus et vous soyez devenus si grands amis ! — disait-elle sur un ton d’approbation. — C’est trop gentil à vous d’être si aimable avec lui, et de bien vouloir supporter ses ennuyeuses histoires. Je les connais : il m’a fallu les entendre toutes, quand nous étions fiancés ; je suis sûre que ce sont les mêmes qu’il raconte encore aujourd’hui… Et me voilà dispensée de toujours inviter Carry Fisher pour le distraire !… C’est un vrai vautour que cette femme, vous savez ; et elle n’a pas le moindre sens moral. Elle oblige Gus, sans cesse, à faire des spéculations pour elle, et je suis convaincue qu’elle ne paye jamais quand elle perd.

Miss Bart avait le droit de frissonner en entendant ces choses, sans avoir l’embarras de se les appliquer à elle-même. À coup sûr, sa position était toute différente. Il ne pouvait pas être question pour elle de ne pas payer en cas de perte, puisque Trenor lui avait affirmé qu’elle était certaine de ne pas perdre. En lui envoyant le chèque, il lui avait expliqué qu’il avait gagné pour elle cinq mille dollars grâce au « tuyau » de Rosedale, et qu’il en avait remis quatre mille dans la même affaire, parce qu’on prévoyait de nouveau une « forte hausse » : elle en conclut donc que c’était maintenant avec son argent, à elle, qu’il spéculait, et que par conséquent elle ne lui devait rien de plus que la reconnaissance qu’on attache à un menu service de ce genre. Elle supposait vaguement que, pour se procurer la somme primitive, il avait emprunté sur ses titres ; mais c’était là un point où sa curiosité ne s’attardait pas. Elle se concentrait, pour le moment, sur la date probable de la prochaine « forte hausse… ».


La nouvelle de cet événement lui parvint quelques semaines plus tard, à l’occasion du mariage de Jack Stepney avec miss Van Osburgh. On avait demandé à miss Bart, cousine du fiancé, d’être demoiselle d’honneur ; mais elle avait décliné cette offre sous le prétexte que, comme elle était beaucoup plus grande que les autres jeunes filles du groupe, sa présence en détruirait la symétrie. La véritable raison, c’était qu’elle avait joué ce rôle trop souvent ; elle entendait bien ne plus figurer dans cette sorte de cérémonie que comme personnage principal. Elle n’ignorait pas les plaisanteries faites aux dépens des jeunes personnes trop longtemps exposées aux regards du public, et elle s’était juré d’éviter ces prétentions à la trop grande jeunesse qui pourraient induire les gens à la croire plus âgée qu’elle n’était réellement.

Le mariage Van Osburgh fut célébré dans l’église du village proche de la propriété paternelle, sur l’Hudson. Ce fut le « mariage à la campagne, sans cérémonie », où les invités sont amenés par trains spéciaux et d’où les hordes des non-invités sont écartées par l’intervention de la police. Tandis que ces rites champêtres étaient célébrés dans une église bondée de gens élégants et festonnée d’orchidées, les représentants de la presse se frayaient un chemin, le carnet à la main, à travers le labyrinthe des cadeaux, et l’agent d’un syndicat cinématographique dressait son appareil à la porte du lieu saint. C’était le genre de scène où Lily s’était souvent imaginée elle-même jouant le premier rôle, et le fait qu’elle n’était une fois de plus qu’une spectatrice sans importance, et non la figure mystiquement voilée qui centralisait l’attention, fortifia sa résolution d’assumer cet emploi avant la fin de l’année. Elle avait beau être délivrée de ses tracas immédiats, elle n’était pas aveugle, elle savait qu’ils pouvaient revenir : ce répit ne faisait que lui donner assez de ressort pour triompher encore de ses doutes, et pour reprendre confiance dans sa beauté, dans son pouvoir, dans l’ensemble des capacités qui l’appelait à une destinée brillante. Comment une personne consciente de pareilles aptitudes à maîtriser la vie et à en jouir, serait-elle condamnée à un perpétuel insuccès ? Ses erreurs semblaient facilement réparables, à la lumière de son assurance retrouvée.

La découverte, dans un banc voisin, du profil sérieux de M. Percy Gryce et de sa barbe soignée donnait encore plus d’à-propos à ces réflexions. Il y avait quelque chose de presque nuptial dans son aspect : son large gardénia blanc avait un air de symbole qui parut de bon augure à Lily. Après tout, vu dans une pareille assemblée, il n’était pas trop ridicule : un critique bienveillant aurait pu qualifier sa lourdeur de gravité, et il était à son avantage en cette attitude passive et distraite qui fait ressortir les bizarreries des gens agités. Elle se figurait qu’il était de ceux dont les idées sentimentales sont éveillées par l’imagerie conventionnelle d’un mariage, et elle se vit déjà, dans les serres discrètes de la maison Van Osburgh, jouant avec art sur une sensibilité ainsi préparée pour son toucher. D’ailleurs, quand elle regardait les femmes autour d’elle, et qu’elle se rappelait l’image que son miroir lui avait laissée, il ne semblait pas qu’il y eût besoin d’une habileté bien grande pour réparer sa « gaffe » et ramener M. Gryce à ses pieds.

La vue de la tête brune de Selden dans un banc presque en face d’elle dérangea pour un moment l’équilibre de sa sérénité. Leurs yeux se croisèrent et le sang lui monta aux joues ; mais bientôt ce fut un mouvement contraire, et comme une vague de résistance et de retraite. Elle ne désirait pas le revoir : non qu’elle redoutât son influence, mais sa présence avait toujours pour résultat de déprécier ses aspirations, de déplacer l’axe de son univers. De plus, il était le rappel vivant de la plus grande faute de sa carrière, et le fait qu’il en était la cause n’adoucissait pas les sentiments de Lily à son égard. Elle pouvait encore imaginer un mode idéal d’existence, où par-dessus tout le reste qui s’y trouvait accumulé, l’intimité avec Selden serait le dernier mot du luxe ; mais, dans le monde tel qu’il était, un semblable privilège coûterait probablement plus qu’il ne valait…

— Lily, ma chère, je ne vous ai jamais vue aussi jolie ! On dirait qu’il vient de vous arriver quelque chose de délicieux !

La jeune fille qui formulait ainsi son admiration pour sa brillante amie ne suggérait pas, dans sa propre personne, la possibilité d’aventures aussi heureuses. Miss Gertrude Farish était le véritable type de la médiocrité sans effet. Sans doute il y avait dans le regard ouvert et franc, dans la fraîcheur du sourire, des qualités compensatrices, mais c’étaient des qualités que seul l’observateur sympathique pouvait apercevoir avant de remarquer que ses yeux étaient d’un gris ordinaire et que ses lèvres n’avaient pas de courbes obsédantes. L’opinion de Lily sur elle oscillait entre la pitié pour sa destinée restreinte et l’impatience pour la façon joyeuse dont elle l’acceptait. Aux yeux de miss Bart, comme aux yeux de sa mère, se résigner à la médiocrité était un signe évident de bêtise ; et il y avait des moments où, consciente du don qu’elle possédait de paraître et d’être exactement ce que réclamait l’occasion, elle avait presque le sentiment que c’était par choix que d’autres jeunes filles étaient laides et inférieures. Certainement personne n’était obligé de confesser la résignation à son sort au point où la confessaient, par sa couleur destinée à « faire de l’usage », la robe de Gerty Farish, et l’air abattu de son chapeau : il est presque aussi sot de laisser deviner par vos vêtements que vous vous savez laide que de proclamer par eux que vous vous croyez belle.

Sans doute, comme la destinée de Gerty était d’être pauvre et médiocre, elle agissait sagement en s’occupant de philanthropie et de concerts symphoniques ; mais il y avait quelque chose d’irritant dans sa présomption que l’existence n’offrait pas de plaisirs plus élevés, et que la vie resserrée dans un petit appartement pouvait être aussi intéressante, aussi passionnante qu’ici, dans toutes les splendeurs de la maison Van Osburgh. Aujourd’hui toutefois, le gazouillement de ses enthousiasmes n’agaçait pas Lily : Gerty semblait seulement mettre en relief tout ce que Lily avait d’exceptionnel et donner plus d’ampleur à son plan d’existence.

— Allons jeter un coup d’œil sur les cadeaux, avant que tout le monde quitte la salle à manger ! — proposa miss Farish, en glissant son bras sous celui de son amie.

C’était un des traits de son caractère que de prendre un intérêt tout sentimental et dépourvu d’envie à tous les détails d’un mariage : elle était de ces personnes qui ont toujours leur mouchoir à la main durant l’office, et qui s’en vont serrant un morceau du gâteau de mariage soigneusement empaqueté.

— On a bien fait les choses, n’est-ce pas ? — poursuivit-elle, comme elles entraient dans le salon éloigné où s’étalait le butin nuptial de miss Van Osburgh. — J’ai toujours dit que personne ne fait mieux les choses que ma cousine Grace ! Avez-vous jamais goûté rien de plus exquis que cette mousse de langouste avec la sauce au champagne ?… J’étais décidée depuis des semaines à ne pas manquer ce mariage, et voyez comme cela s’est arrangé ! Quand Lawrence Selden a su que je venais, il a insisté pour venir me prendre lui-même et me conduire en voiture à la gare, et, ce soir, au retour, je dois dîner avec lui chez Sherry. Je suis aussi agitée que si je me mariais moi-même.

Lily sourit : elle savait que Selden avait toujours été plein d’attentions pour sa pauvre cousine, et elle s’était quelquefois demandé pourquoi il gaspillait tant de temps d’une façon si peu rémunératrice ; mais aujourd’hui cette idée lui causait un vague plaisir.

— Le voyez-vous souvent ? — demanda-t-elle.

— Oui ; il a la bonté de venir me faire une petite visite le dimanche. Nous allons quelquefois au théâtre ensemble ; mais, dans ces derniers temps, je ne l’ai guère vu. Il n’a pas l’air bien, il semble nerveux et troublé… Le cher garçon ! Je voudrais tant lui voir épouser quelque gentille jeune fille !… Je le lui ai dit aujourd’hui, mais il m’a répondu qu’il ne tenait pas aux vraiment gentilles et que les autres ne tenaient pas à lui… Mais il plaisantait, bien entendu !… Il ne pourrait pas épouser une jeune fille qui ne fût pas tout à fait comme il faut… Oh ! ma chère, avez-vous jamais vu d’aussi belles perles ?

Elles s’étaient arrêtées devant la table où les bijoux de la mariée étaient exposés, et le cœur de Lily palpita d’envie à la vue de la lumière qui se réfractait à leur surface, la lueur laiteuse de perles parfaitement appariées, feu des rubis rehaussé par le velours sur lequel ils se détachaient, intenses rayons bleus des saphirs dont la clarté était avivée par les diamants qui les sertissaient : toutes ces nuances précieuses gagnaient en éclat et en profondeur par l’art infiniment varié des montures. L’ardeur des pierres réchauffait les veines de Lily comme un vin généreux. Plus complètement qu’aucune autre manifestation de la richesse, elles symbolisaient la vie vers laquelle elle aspirait le plus, la vie d’isolement dédaigneux et raffiné où chaque détail aurait le fini d’un joyau, et dont l’ensemble serait l’harmonieuse monture de sa beauté rare, merveilleux joyau elle-même.

— Oh ! Lily, regardez donc cette pendeloque en diamant… elle est grande comme une assiette ! Qui peut bien l’avoir donnée ? (Miss Farish pencha sa myopie sur la carte posée auprès de la pendeloque.) « Monsieur Simon Rosedale… » Quoi ! cet affreux bonhomme ? C’est vrai… je me rappelle, c’est un ami de Jack, et je suppose que ma cousine Grace a été forcée de l’inviter aujourd’hui ; mais cela doit lui être plutôt désagréable d’avoir à permettre que Gwen accepte un pareil présent de ce monsieur.

Lily sourit : elle avait des doutes sur la répugnance de Mrs. Van Osburgh, mais elle savait que c’était l’habitude de miss Farish d’attribuer ses propres délicatesses de sentiment aux personnes qui devaient en être le moins encombrées.

— Bah ! si Gwen ne se soucie pas qu’on le lui voie porter, elle pourra toujours le changer pour autre chose, — remarqua-t-elle.

— Ah ! voici quelque chose de bien plus joli ! — continua miss Farish. — Regardez, je vous en prie, ce ravissant saphir blanc… Je suis sûre que la personne qui l’a choisi a dû se donner beaucoup de mal. Qui est-ce ?… Percy Gryce ? Oh ! alors, cela ne m’étonne pas ! (Elle eut un sourire significatif en replaçant la carte.) Naturellement, vous avez entendu dire qu’il est tout à fait sous le charme d’Evie Van Osburgh ? Ma cousine Grace est enchantée : c’est un vrai roman ! Il l’a rencontrée pour la première fois chez les George Dorset, il y a seulement six semaines, et c’est le meilleur mariage que pouvait faire cette chère Evie. Oh ! je ne veux pas dire à cause de l’argent, — elle en a bien assez par elle-même, — mais c’est une fille tranquille, casanière, et il paraît qu’il a exactement les mêmes goûts : ils sont tout à fait assortis.

Lily regardait distraitement le saphir blanc sur sa couche de velours. Evie Van Osburgh et Percy Gryce ? Les deux noms résonnaient avec un bruit moqueur dans son cerveau. Evie Van Osburgh ? La plus jeune, la plus boulotte, la plus sotte des quatre filles, sottes et boulottes, que Mrs. Van Osburgh, avec une incomparable astuce, avait casées une à une dans les plus enviables niches !… Ah ! heureuses les jeunes filles qui grandissent sous l’aile d’une mère aimante, — une mère qui sait combiner les occasions sans concéder de faveurs, qui sait profiter de la proximité sans permettre que l’habitude endorme le désir !… La jeune fille la plus maligne peut se tromper quand ses propres intérêts sont en jeu ; à un moment, elle avancera trop ; à un autre, elle reculera trop : il faut la vigilance et la prévoyance infaillibles d’une mère pour déposer ses filles saines et sauves dans les bras de la richesse et des convenances.

La gaieté passagère de Lily sombra sous le sentiment renouvelé de l’échec. La vie était vraiment trop stupide, trop « gaffeuse » ! Pourquoi les millions de Percy Gryce allaient-ils se joindre à une autre grande fortune, pourquoi cette jeune fille maladroite devait-elle être mise en possession de pouvoirs dont elle ne saurait jamais se servir ?

Lily fut tirée de ses méditations par une main qui lui touchait familièrement le bras : elle se retourna et vit à son côté Gus Trenor. Elle eut un frisson de dépit : de quel droit la touchait-il ?… Heureusement, Gerty Farish s’était dirigée vers la table voisine et ils étaient seuls tous les deux.

Trenor, plus gros que jamais dans son étroite redingote, et coloré plus qu’il n’aurait fallu par les libations nuptiales, fixait les yeux sur elle avec une approbation qu’il ne cherchait guère à déguiser.

— Pardieu, Lily, vous êtes vraiment étourdissante !

Il avait pris peu à peu l’habitude de l’appeler par son petit nom, et elle n’avait jamais pu trouver le joint pour l’en corriger. D’ailleurs, dans son clan, tous, hommes et femmes, s’appelaient par leur petit nom ; ce n’était que sur les lèvres de Trenor que cette appellation familière avait pour elle une signification déplaisante.

— Eh bien ! — continua-t-il, toujours jovial et sans percevoir aucunement la contrariété de Lily. — Êtes-vous décidée ?… lequel de ces petits bijoux allez-vous vous commander demain chez Tiffany ?… J’ai un chèque pour vous dans ma poche qui pourra vous mener assez loin !

Lily lui lança un coup d’œil inquiet : il parlait plus haut que d’habitude, et le salon commençait à se remplir. Mais elle s’assura du regard qu’ils étaient encore hors de portée des oreilles, et l’appréhension fit place au plaisir.

— Un autre dividende ? — demanda-t-elle, en souriant et en se rapprochant de lui dans le désir de n’être pas entendue.

— Pas tout à fait : j’ai vendu à la hausse, et je vous ai gagné quatre mille dollars… Pas trop mal pour un début, hein ?… Je suppose que vous allez commencer à vous croire un spéculateur assez habile… Et peut-être penserez-vous aussi que le pauvre vieux Gus n’est pas l’espèce d’âne que certaines gens prétendent.

— Je pense que vous êtes le meilleur des amis ; mais je ne puis vous remercier maintenant comme il faudrait.

Elle plongea ses yeux dans ceux de Trenor, et son regard suppléa la poignée de main qu’il aurait réclamée s’ils avaient été seuls, — et comme Lily était contente qu’ils ne le fussent pas ! — La nouvelle la pénétrait d’une ardeur comparable à celle qui suit la cessation soudaine d’une douleur physique. Le monde n’était pas si stupide ni si « gaffeur », après tout : de temps en temps, la chance visitait même les plus malchanceux. À cette pensée, elle sentit ses esprits renaître : c’était un des traits de son caractère qu’un petit bonheur, si mince qu’il fût, donnait l’essor à toutes ses espérances. Elle réfléchit aussitôt que Percy Gryce n’était pas irrévocablement perdu ; elle sourit en songeant combien ce serait amusant de le reprendre à Evie Van Osburgh. Si elle, Lily, voulait s’en donner la peine, comment une pauvre niaise comme Evie pourrait-elle soutenir la lutte ?… Elle regarda autour d’elle, espérant apercevoir Gryce ; mais ses yeux ne rencontrèrent que la personne luisante de M. Rosedale, qui se glissait à travers la foule avec un air moitié obséquieux, moitié intrus : on aurait dit qu’au moment où sa présence serait remarquée, elle s’enflerait jusqu’à occuper toute la pièce.

Ne désirant pas être la cause de ce miraculeux développement, Lily reporta vivement les yeux sur Trenor, à qui l’expression de sa gratitude ne semblait pas avoir procuré la complète satisfaction qu’elle avait prétendu lui octroyer.

— Au diable les remerciements !… je n’ai pas besoin de remerciements… mais je voudrais bien avoir le moyen de vous dire deux mots de temps en temps ! — grommela-t-il. — Je croyais que vous deviez passer tout l’automne avec nous, et je vous ai à peine entrevue, le mois dernier. Pourquoi ne reviendriez-vous pas à Bellomont ce soir ? Nous sommes tout seuls, et Judy est d’une humeur massacrante. Venez donc remonter un peu un vieux camarade. Si vous dites oui, je vous ramènerai en auto et vous pourrez téléphoner à votre femme de chambre d’apporter vos bagages par le prochain train.

Lily secoua la tête avec un charmant air de regret :

— Je le voudrais… mais c’est tout à fait impossible. Ma tante est rentrée en ville, et il faut que je passe ces premiers jours auprès d’elle.

— Ce qu’il y a de sûr, c’est que depuis que nous sommes copains, je vous vois beaucoup moins que du temps où vous étiez l’amie de Judy ! — poursuivit-il, sans avoir conscience de sa perspicacité.

— Où j’étais l’amie de Judy ?… Ne suis-je plus son amie ?… Vraiment vous dites les choses les plus absurdes !… Si j’étais toujours à Bellomont, vous vous fatigueriez de moi bien plus vite que Judy… Mais venez me voir chez ma tante, la première fois que vous passerez l’après-midi en ville : nous causerons tous les deux bien gentiment, bien tranquillement, et vous me direz comment je dois placer ma petite fortune.

C’était parfaitement vrai que, durant les trois ou quatre dernières semaines, elle était demeurée absente de Bellomont sous le prétexte d’autres visites à la campagne ; mais elle commençait à sentir que l’addition dont elle avait cherché à éviter ainsi le paiement avait produit des intérêts dans l’intervalle.

La perspective de la causerie bien gentille et bien tranquille ne paraissait pas à Trenor aussi satisfaisante qu’elle l’avait espéré. Ses sourcils continuèrent à se froncer, tandis qu’il disait :

— Oh ! je ne vois pas que je puisse vous promettre un nouveau « tuyau » tous les jours. Mais il y a une chose que vous pourriez faire pour moi : c’est d’être tout au moins polie avec Rosedale. Judy a promis de l’inviter à dîner quand nous serions de retour en ville, mais je ne peux pas la décider à l’avoir à Bellomont, et, si vous me permettiez de vous l’amener maintenant, ça changerait bien des choses. Je ne crois pas que deux femmes lui aient adressé la parole, cette après-midi, et je vous assure que cela rapporte d’être convenable avec ce garçon-là.

Miss Bart eut un mouvement d’impatience, mais retint les paroles qui semblaient devoir l’accompagner. Après tout, c’était un moyen facile et inattendu d’acquitter sa dette ; et n’avait-elle pas des raisons personnelles pour désirer se montrer polie avec M. Rosedale ?

— Oh ! certainement, amenez-le-moi, — dit-elle en souriant ; — peut-être obtiendrai-je de lui un « tuyau » pour mon propre compte !

Trenor s’arrêta brusquement et ses yeux se fixèrent sur ceux de Lily avec un regard qui la fit rougir.

— Dites donc, vous savez, n’oubliez pas que c’est le roi des mufles !

Avec un léger rire, elle se tourna vers la porte-fenêtre ouverte auprès d’eux.

La foule avait augmenté dans le salon, et miss Bart éprouva le désir d’un peu d’espace et de fraîcheur. Elle pensa les trouver sur la terrasse, où il n’y avait plus que quelques hommes, attardés avec cigarettes et liqueurs, tandis que des couples épars flânaient à travers la pelouse, vers les plates-bandes diaprées de fleurs automnales.

Au moment où elle sortait, un homme vint vers elle, se détachant du cercle des fumeurs, et elle se trouva face à face avec Selden. Le battement de pouls précipité que son voisinage lui causait toujours s’aggrava d’un léger sentiment de contrainte. Ils ne s’étaient pas revus depuis leur promenade du dimanche après-midi, à Bellomont ; et cet épisode était encore si vivant en elle qu’elle pouvait à peine admettre qu’il lui fût moins présent. Mais l’abord de Selden n’exprima rien de plus que la satisfaction que toute jolie femme s’attend à voir briller dans les yeux d’un homme ; et cette constatation, bien que désagréable pour sa vanité, était rassurante pour ses nerfs. Entre le soulagement d’avoir échappé à Trenor et la vague appréhension de se rencontrer avec Rosedale, c’était un plaisir que de se reposer un moment sur le sentiment de mutuelle et parfaite intelligence que les manières de Lawrence Selden lui donnaient toujours.

— Ça, c’est de la chance ! — dit-il en souriant. — Je me demandais s’il y aurait moyen de vous dire un mot avant que le train spécial nous enlève… Je suis venu avec Gerty Farish, et je lui ai promis de ne pas lui laisser manquer le train, mais je suis sûr qu’elle est encore absorbée dans la contemplation des cadeaux : elle y puise des consolations sentimentales. Elle paraît en considérer le nombre et la valeur comme une preuve de l’affection désintéressée des parties contractantes.

Il n’y avait pas le moindre embarras dans sa voix ; et, tandis qu’il parlait, s’appuyant au montant de la porte-fenêtre et posant les yeux sur elle avec l’air de goûter sa grâce en toute franchise, elle eut un petit frisson de regret à voir qu’il était retourné, sans effort, au point où ils en étaient avant leur dernier entretien. Sa vanité fut piquée, à la vue de cet immuable sourire. Elle aspirait à être pour lui quelque chose de plus qu’un morceau de beauté vivante, une distraction passagère de son œil et de son cerveau ; et cette aspiration se fit jour dans sa réponse :

— Ah ! — dit-elle, — j’envie à Gerty ce pouvoir qu’elle a de revêtir de romanesque tous nos vilains et prosaïques arrangements ! Je ne suis jamais parvenue à reconquérir ma propre estime depuis le jour où vous m’avez montré la pauvreté et l’insignifiance de mes ambitions.

À peine eut-elle prononcé ces paroles qu’elle en vit clairement toute la maladresse. Il semblait que ce fût son destin de toujours apparaître à son désavantage devant Selden.

— Je croyais, au contraire, — répliqua-t-il légèrement, — avoir servi à vous prouver que rien n’était plus important pour vous que ces ambitions-là.

C’était comme si le vif courant de son être avait été subitement arrêté par un obstacle qui la refoulait sur elle-même. Elle le regarda avec découragement, — tel un enfant blessé ou effrayé : — son « moi » réel, que Selden avait la faculté de faire surgir des profondeurs, était si peu accoutumé à marcher seul !

Cet appel désespéré toucha en lui, comme toujours, une fibre secrète. Peu lui eût importé de découvrir que sa présence augmentait l’éclat de la jeune fille : mais ce coup d’œil jeté sur un état d’âme crépusculaire où lui seul avait accès semblait l’isoler, une fois de plus, dans un monde à part avec elle.

— Au moins, vous ne pouvez pas penser de moi plus de mal que vous n’en dites ! — s’écria-t-elle avec un rire tremblant.

Mais, avant qu’il pût répondre, le flux de mutuelle intelligence fut brusquement interrompu entre eux par la réapparition de Gus Trenor qui s’avançait suivi de M. Rosedale.

— Le diable m’emporte, Lily, je croyais que vous m’aviez planté là : Rosedale et moi, nous vous avons cherchée partout.

Sa voix avait un accent de familiarité conjugale : miss Bart crut discerner dans un clignement d’yeux de Rosedale la constatation de ce fait, et cette idée changea l’antipathie qu’elle avait pour lui en une véritable aversion.

Elle répondit à son salut profond par un léger signe de tête, d’autant plus dédaigneux qu’elle sentait Selden surpris de la voir compter Rosedale parmi ses connaissances. Trenor s’était éloigné, et son compagnon restait debout devant miss Bart, alerte et dans l’attente, ses lèvres entr’ouvertes pour sourire de n’importe ce qu’elle dirait : — son dos même avait conscience du privilège d’être vu avec elle.

C’était le moment où il fallait montrer du tact, glisser sur les points dangereux ; mais Selden était toujours appuyé contre la porte-fenêtre, observant la scène avec détachement : sous l’influence de son observation, Lily se sentait impuissante à exercer ses artifices coutumiers. La peur que Selden ne pût soupçonner qu’elle avait une raison pour ménager un homme comme Rosedale arrêtait sur sa bouche les phrases banales de politesse. Rosedale était toujours debout devant elle, dans une attitude expectative, et elle continuait à fixer les yeux, sans rien dire, juste au niveau de son crâne poli. Le regard paracheva ce que le silence impliquait.

Rosedale rougit lentement, se dandina, caressa la grosse perle noire de sa cravate et tortilla nerveusement sa moustache ; puis, toisant miss Bart, il recula, et avec un regard oblique vers Selden :

— Sur mon âme, — dit-il, — je n’ai jamais vu une toilette plus éblouissante. Est-ce la dernière création de la couturière que vous allez voir au Benedick ? En ce cas, je m’étonne que toutes les femmes n’y aillent pas aussi !

Ces paroles se projetèrent nettement contre le silence de Lily, et elle vit dans un éclair que c’était sa faute si elles avaient tant d’accent. Dans une conversation ordinaire elles auraient pu passer inaperçues ; mais après ce silence prolongé elles prenaient une signification spéciale. Elle sentit, sans regarder, que Selden avait aussitôt saisi la chose, et qu’il ne pouvait pas ne pas établir un rapport entre cette allusion et la visite qu’elle lui avait faite. Cette certitude accrut son irritation contre Rosedale, mais elle comprit aussi que c’était le moment où jamais de se le rendre favorable, quelque odieux que ce put être de le faire en présence de Selden.

— Comment savez-vous que les autres femmes ne vont pas chez ma couturière ? — répondit-elle. — Vous voyez que je ne crains pas de donner son adresse à mes amis !

Son regard et son intonation rangeaient si évidemment Rosedale dans ce cercle privilégié que les petits yeux du personnage se plissèrent de gratitude, et qu’un sourire de connaisseur releva sa moustache.

— Par dieu, vous n’avez rien à craindre ! — déclara-t-il. — Vous pourriez leur donner tout le trousseau, et vous gagneriez au petit galop !

— Ah ! c’est gentil ce que vous dites là… Et vous seriez encore plus gentil, si vous vouliez bien m’emmener dans un coin tranquille et m’apporter un verre de limonade ou de quelque autre boisson inoffensive avant que nous nous précipitions tous au train…

Cela dit, elle se retourna, le laissant se pavaner à ses côtés à travers les groupes qui se formaient sur la terrasse, tandis que tous ses nerfs tressaillaient à l’idée de ce que Selden avait dû penser de la scène. Mais, sous la colère qu’elle éprouvait contre la perversité des choses, sous la surface légère de sa conversation avec Rosedale, une troisième préoccupation persistait : elle ne voulait pas s’en aller sans avoir essayé de découvrir la vérité au sujet de Percy Gryce. Des circonstances fortuites, ou peut-être la propre volonté de Percy les avaient tenus à l’écart l’un de l’autre depuis son brusque départ de Bellomont ; mais miss Bart était experte à profiter de l’imprévu, et les désagréables incidents de ces dernières minutes — la révélation à Selden de cette partie de son existence, justement, qu’elle désirait le plus qu’il ignorât — augmentaient son désir de trouver un abri, de se libérer d’éventualités aussi humiliantes. Toute situation un peu définie serait préférable à ce perpétuel assaut des multiples hasards, qui la maintenait dans une posture d’inconfortable qui-vive devant toutes les possibilités de la vie…

À l’intérieur de la maison, il y avait une sensation générale de départ dans l’air, comme d’un auditoire qui se prépare à sortir après que les principaux acteurs ont quitté la scène ; mais parmi les groupes encore présents Lily ne put découvrir ni Gryce ni la plus jeune miss Van Osburgh. Il lui sembla de mauvais augure que tous deux fussent absents ; et elle ravit M. Rosedale en lui proposant de faire un tour jusqu’aux serres, à l’extrémité la plus éloignée de la maison. Il y avait encore juste assez de monde dans la longue enfilade des appartements pour que leur traversée fût remarquée, et Lily avait le sentiment d’être suivie par des regards d’amusement et d’interrogation, qui ricochaient sur son indifférence comme sur le contentement de son acolyte.

Cela lui était bien égal, à ce moment-là, d’être vue en compagnie de Rosedale : toutes ses pensées étaient concentrées sur l’objet de ses recherches. Mais cet objet ne se trouvait nulle part dans les serres, et Lily, oppressée par la soudaine conviction d’un échec, rêvait au moyen de se débarrasser de son compagnon désormais inutile, lorsqu’ils rencontrèrent Mrs. Van Osburgh, rouge et épuisée, mais rayonnant de la conscience du devoir accompli.

Elle les regarda, un instant, avec l’œil bienveillant mais vide de l’hôtesse épuisée à qui ses hôtes apparaissent simplement comme des points tournoyants dans un caléidoscope de fatigue. Puis son attention se fixa tout à coup, et elle s’empara de miss Bart avec un geste confidentiel :

— Ma chère Lily, je n’ai pas eu le temps de vous dire un mot ; et je suppose que vous êtes maintenant tout près de partir. Avez-vous vu Evie ? Elle vous a cherchée partout : elle voulait vous confier son petit secret ; mais vous l’avez sans doute déjà deviné. Les fiançailles ne seront officielles que la semaine prochaine… mais vous êtes si liée avec M. Gryce que tous deux désiraient que vous fussiez la première avertie de leur bonheur.

EDITH WARTON

(À suivre)

Traduit de l’anglais par charles du bos
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LES HEUREUX DU MONDE

IX


Dans la jeunesse de Mrs. Peniston, la mode était de rentrer en ville au mois d’octobre : aussi, le 10 octobre, les stores de sa résidence, bâtie sur la Cinquième Avenue, se relevèrent, et les yeux du Gladiateur Mourant, qui se dressait en bronze dans la fenêtre du salon, recommencèrent d’inspecter la chaussée déserte.

La première quinzaine après le retour représentait pour Mrs. Peniston l’équivalent domestique d’une retraite religieuse. Elle passait en revue le linge et les couvertures dans l’esprit scrupuleux du pécheur qui explore les replis les plus intimes de sa conscience ; elle recherchait les mites comme l’âme affligée recherche ses infirmités cachées. Les planches les plus inaccessibles de chaque placard étaient contraintes de livrer leur secret, la cave et la fosse au charbon étaient scrutées jusqu’en leurs dernières profondeurs, et, suprême épisode des rites lustraux, la maison tout entière était emmaillotée de toiles d’un blanc pénitentiel et inondée d’eau de savon expiatoire.

Ce fut durant cette phase des opérations que miss Bart revint, l’après-midi du mariage Van Osburgh. Le retour n’avait pas été fait pour calmer ses nerfs : bien que les fiançailles d’Evie Van Osburgh ne fussent pas encore officielles, c’était un de ces secrets auxquels sont déjà initiés les innombrables amis intimes de la famille ; et tout le train des invités bourdonnait d’allusions et de pronostics. Lily avait le vif sentiment du rôle qu’elle jouait dans ce drame à demi-mots : elle connaissait à merveille la qualité d’amusement que la situation comportait. Ses amis ne goûtaient le plaisir que sous des formes assez crues : ils devaient exulter devant des complications de cet ordre ; ils aimaient à surprendre le destin en flagrant délit de mauvaise farce. Lily savait assez bien se conduire dans les passes difficiles. Elle avait, à la perfection, l’air qu’il fallait, moitié victoire, moitié défaite : chaque insinuation venait se briser contre la belle indifférence de ses manières. Mais l’effort nécessaire à cette attitude lui devenait douloureux ; la réaction fut rapide, et elle retomba à un plus profond dégoût d’elle-même.

Comme toujours chez elle, cette répulsion trouva son débouché dans une antipathie plus violente pour son entourage : elle se révolta contre la laideur satisfaite du noyer noir de Mrs. Peniston, le vernis glissant des carreaux de l’anti-chambre et les odeurs mélangées de savon et d’encaustique qu’elle huma en entrant.

L’escalier n’avait pas encore de tapis, et, comme elle gagnait sa chambre, elle fut arrêtée sur le palier par la marée montante du savonnage. Rassemblant ses jupes, elle se jeta de côté avec un geste d’impatience ; et, ce faisant, elle eut la sensation bizarre de s’être déjà trouvée dans la même situation, mais dans un milieu différent. Il lui semblait redescendre l’escalier de Selden ; et, comme elle s’apprêtait à faire des observations à la personne qui dispensait ce déluge savonneux, elle rencontra, levé sur elle, un regard qui une fois déjà l’avait dévisagée dans des circonstances analogues. C’était la femme de ménage du Benedick, laquelle, appuyée sur ses coudes rougis, l’examinait avec la même intrépide curiosité, la même visible répugnance à lui livrer passage. Mais, cette fois, miss Bart était sur son propre terrain :

— Ne voyez-vous pas que je veux passer ? Otez votre seau, je vous prie ! dit-elle vertement.

La femme, d’abord, ne parut pas entendre ; puis, sans un mot d’excuse, elle repoussa son seau en arrière et tira une toile humide à travers le palier, sans détourner ses yeux de Lily pendant que celle-ci passait. Il n’était pas tolérable que Mrs. Peniston eût de pareilles créatures dans la maison ; et Lily regagna sa chambre, résolue à exiger que cette femme fût renvoyée le soir même.

Mais Mrs. Peniston, en ce moment, n’était pas accessible aux remontrances : de grand matin, elle s’était enfermée avec sa femme de chambre, passant la revue de ses fourrures, — c’était le point culminant de ce drame de rénovation ménagère. — Et, le soir encore, Lily se trouva seule, car sa tante, qui rarement dînait dehors, avait accepté l’invitation d’une cousine Van Alstyne, de passage en ville. La maison, dans cet état de propreté presque inquiétante et d’ordre parfait, était aussi lugubre qu’un tombeau, et lorsque Lily, après un bref repas entre des buffets ensevelis, s’égara dans le salon parmi les meubles brillants à peine débarrassés de leurs housses, elle se sentit comme enterrée vive entre les limites étouffantes de l’existence de Mrs. Peniston.

Lily s’arrangeait ordinairement pour éviter d’être à la maison lors de ce renouvellement domestique. Cette fois pourtant diverses raisons s’étaient combinées pour la ramener en ville ; et, avant tout, le fait qu’elle avait moins d’invitations que d’habitude pour l’automne. Elle avait été si longtemps accoutumée à passer d’une villa dans une autre, jusqu’à ce que la fin des vacances fit rentrer ses amies, que ces intervalles de temps inoccupés lui donnèrent un sentiment aigu de popularité déclinante. Comme elle l’avait dit à Selden, on était fatigué d’elle. On était prêt à l’applaudir dans un autre rôle ; mais en tant que miss Bart, on la connaissait par cœur. Elle aussi se connaissait par cœur : elle en avait assez, de la vieille histoire. Il y avait des moments où elle aspirait aveuglément à n’importe quoi de différent, à quelque chose d’étrange, de lointain, d’inessayé ; mais son imagination n’allait jamais au delà de sa vie habituelle dans un décor nouveau. Elle ne pouvait se voir ailleurs que dans un salon, exhalant de l’élégance comme une fleur exhale son parfum.

Cependant octobre avançait, et il ne lui restait que cette alternative : ou bien retourner chez les Trenor ou bien rejoindre sa tante en ville. Même le déplorable ennui de New-York en cette saison, même l’intérieur de Mrs. Peniston, et ses désagréments savonneux, semblaient préférables à ce qui pourrait l’attendre à Bellomont : avec un air de dévouement héroïque elle annonça son intention de demeurer auprès de sa tante jusqu’à la fin des vacances.

Des sacrifices de cette nature sont parfois accueillis avec des sentiments aussi mêlés que ceux qui les déterminent : Mrs. Peniston dit à sa camériste de confiance que, si quelque membre de la famille devait se trouver auprès d’elle durant cette crise (et depuis quarante ans elle s’était crue assez compétente pour présider seule à la remise de ses rideaux), elle eût certainement préféré miss Grace à miss Lily. Grace Stepney était une cousine obscure, de manières souples et sans vie personnelle, qui accourait tenir compagnie à Mrs. Peniston quand Lily dînait en ville trop continuellement, qui jouait au bezigue, réparait les fautes dans les ouvrages à l’aiguille, lisait les décès dans le Times et admirait sincèrement le satin pourpre des rideaux du salon, le Gladiateur Mourant dans la fenêtre, et la gigantesque vue du Niagara, seule débauche artistique de la carrière tempérée de M. Peniston.

Dans les circonstances ordinaires, Mrs. Peniston était aussi ennuyée par son excellente cousine que la personne qui reçoit de tels services l’est généralement par celle qui les rend. Elle préférait de beaucoup la brillante Lily, sur laquelle on ne pouvait compter, qui ne savait pas distinguer l’un de l’autre les bouts d’une aiguille à crochet et qui avait souvent blessé son amour-propre en lui suggérant l’idée de « refaire » son salon. Mais quand il s’agissait de faire la chasse à des serviettes qui manquaient ou d’aider à décider si l’escalier de service avait besoin d’un tapis neuf, l’opinion de Grace avait plus de valeur que celle de Lily, — sans compter que celle-ci ne pouvait supporter l’odeur de la cire et du savon noir, et se comportait comme si elle s’imaginait qu’une maison doit se tenir propre toute seule, sans aucune assistance étrangère !

Assise dans le salon, sous la lumière morne du lustre, — Mrs. Peniston n’allumait jamais les lampes à moins qu’il n’y eût « du monde », — Lily semblait assister à la retraite de sa propre personne, le long de perspectives aux couleurs neutres et ternes, jusqu’à un âge mûr qui ressemblerait à celui de Grace Stepney. Lorsqu’elle aurait cessé d’amuser Judy Trenor et ses amis, elle en serait réduite à amuser Mrs. Peniston : dans quelque direction qu’elle regardât, elle n’entrevoyait qu’un avenir d’esclavage au service des caprices d’autrui, et jamais la possibilité d’« affirmer » son ardente personnalité.

Un coup de sonnette à la porte d’entrée résonna énergiquement à travers la maison vide, et lui fit soudain concevoir toute l’étendue de son ennui. C’était comme si les mois fâcheux qu’elle venait de passer avaient pour couronnement cette solitaire et interminable soirée : — si seulement ce coup de sonnette signifiait un appel du monde extérieur, était un gage qu’on se souvenait encore d’elle et qu’on la désirait !…

Au bout de quelques instants, une femme de chambre vint annoncer qu’il y avait quelqu’un là, qui demandait à voir miss Bart ; et, sur les instances de Lily qui réclamait des indications plus précises, elle ajouta :

— C’est Mrs. Haffen, miss ; elle ne veut pas dire ce qui l’amène.

Lily, à qui ce nom ne rappelait rien, ouvrit la porte et se trouva en face d’une femme en chapeau rafalé, qui se tenait solidement plantée sous la lanterne du vestibule. L’éclat du gaz se reflétait sur sa figure marquée de petite vérole et sur sa calvitie rougeâtre, visible à travers les maigres filets de ses cheveux paille. Lily regarda la femme de ménage avec surprise.

— Vous désirez me voir ? — demanda Lily.

— Je voudrais vous dire un mot, miss.

Le ton n’était ni agressif ni conciliant ; il ne révélait rien du message de celle qui parlait. Néanmoins, un instinct de précaution avertit Lily de se retirer plus loin de la servante qui se tenait aux écoutes.

Elle fit signe à Mrs. Haffen de la suivre dans le salon, et elle referma la porte après qu’elles furent entrées.

— Qu’est-ce que vous désirez ? — s’informa-t-elle.

La femme de ménage, selon la coutume de ses semblables, avait les bras croisés sous son châle. Elle l’entr’ouvrit et montra un petit paquet enveloppé dans un journal sale.

— J’ai là quelque chose que vous aimeriez peut-être à voir, miss Bart.

Elle accentua le nom d’une façon déplaisante, comme si la connaissance qu’elle en avait justifiait en partie sa présence en ce lieu. Aux oreilles de Lily l’intonation sonna comme un défi.

— Vous avez trouvé quelque chose qui m’appartient ? — dit-elle en étendant la main.

Mrs. Haffen recula :

— Oh ! un instant, je vous prie… c’est à moi aussi bien qu’à n’importe qui, je suppose…

Lily la regarda d’un air perplexe. Elle était sûre, maintenant, que l’attitude de la visiteuse était une menace ; mais, toute experte qu’elle fût en certaines matières, il n’y avait rien dans son expérience pour la préparer à saisir le sens exact de la scène actuelle. Elle sentit toutefois qu’il était urgent d’y mettre fin le plus vite possible.

— Je ne comprends pas… Si ce paquet n’est pas à moi, pourquoi m’avez-vous fait demander ?

La femme ne fut pas déconcertée par cette question : elle était évidemment prête à y répondre, mais, comme tous les gens de sa condition, elle avait besoin de faire un long retour en arrière avant de commencer. Ce fut seulement après un temps d’arrêt qu’elle répondit :

— Mon mari était portier au Benedick jusqu’au premier de ce mois ; depuis, il ne peut pas trouver d’ouvrage.

Lily garda le silence, et la femme continua :

— Il n’y a rien à nous reprocher, ni à l’un ni à l’autre : le gérant avait quelqu’un d’autre pour la place, et on nous a mis dehors, avec armes et bagages, rien que pour satisfaire sa fantaisie. J’ai fait une longue maladie, l’hiver dernier, et j’ai subi une opération qui a dévoré toutes nos économies ; et c’est bien dur pour moi et les enfants que Haffen reste si longtemps sans travail.

Alors cette femme n’était venue, après tout, que pour demander à miss Bart de trouver une place à son mari ; ou, plus probablement, pour solliciter l’intervention de la jeune fille auprès de Mrs. Peniston ?… Lily avait tout l’air d’une personne qui obtenait toujours ce qu’elle désirait : aussi était-elle habituée à ce qu’on fît appel à son entremise, et, revenue de sa vague appréhension, elle se réfugia dans la formule conventionnelle :

— Je regrette que vous ayez eu des tracas, — dit-elle.

— Oh ! ça, nous en avons, miss, et nous ne sommes encore qu’au commencement… Si seulement nous pouvions avoir une autre situation… mais le gérant ne veut rien savoir… Il n’y a pourtant rien à nous reprocher, mais…

À ce moment, Lily perdit patience :

— Si vous avez quelque chose à me dire… — interrompit-elle.

L’irritation de la femme, à ce coup, sembla éperonner la lenteur de ses idées :

— Oui, miss ; j’y arrive ! — dit-elle.

Elle s’arrêta de nouveau, les yeux sur Lily, et puis elle continua, d’un ton de récit diffus :

— Quand nous étions au Benedick j’étais chargée des appartements de quelques-uns de ces messieurs ; je les nettoyais à fond tous les samedis… Quelques-uns de ces messieurs recevaient des masses de lettres : je n’ai jamais rien vu de pareil ! Leurs paniers à papiers débordaient toujours, et les papiers se répandaient sur le parquet. Peut-être est-ce à force d’en recevoir qu’ils deviennent si négligents… Quelques-uns étaient pis que les autres. Monsieur Selden, monsieur Lawrence Selden, lui, était un des plus soigneux : il brûlait ses lettres, l’hiver, et les déchirait en petits morceaux, l’été. Mais quelquefois il en avait tant qu’il se contentait d’en faire, lui aussi, une liasse, qu’il déchirait par le milieu… comme ceci.

Tout en parlant, elle avait déficelé le paquet qu’elle tenait à la main : elle en sortit une lettre qu’elle posa sur la table, entre miss Bart et elle. Comme elle l’avait dit, la lettre était déchirée en deux ; mais, d’un geste rapide, elle réunit les morceaux et aplanit la page.

Un flot d’indignation envahit Lily. Elle se sentait devant quelque chose de vil, qu’elle n’avait que vaguement deviné jusqu’à ce jour, devant ce genre de vilenies dont les gens se parlent à l’oreille, mais dont elle n’avait jamais songé qu’elles pussent l’atteindre dans sa propre existence. Elle recula, avec un mouvement de dégoût, mais son recul fut arrêté par une découverte soudaine : à la lumière du lustre de Mrs. Peniston, elle venait de reconnaître l’écriture de la lettre. C’était une écriture large et disjointe, avec une recherche de virilité qui n’en déguisait que peu l’incohérente faiblesse, et les mots griffonnés d’une encre épaisse, sur un papier de nuance pâle, frappèrent l’oreille de Lily comme si elle les avait entendu prononcer.

Tout d’abord elle ne saisit pas toute la gravité de la situation. Elle comprit seulement qu’elle avait sous les yeux une lettre écrite par Bertha Dorset, et adressée, apparemment, à Lawrence Selden. Il n’y avait pas de date, mais la noirceur de l’encre prouvait que la lettre était relativement récente. Le paquet que Mrs. Haffen tenait à la main renfermait, sans doute, d’autres lettres du même genre : — une douzaine, conjectura Lily d’après l’épaisseur. — La lettre qui s’étalait là était courte, mais ces quelques mots, qui lui avaient sauté à l’esprit avant qu’elle eût conscience de les lire, racontaient une longue histoire, — une histoire dont, ces quatre dernières années, les amies de la correspondante avaient souri et haussé les épaules, n’y voyant qu’une des innombrables « situations piquantes » de la comédie mondaine. Maintenant l’autre côté de l’histoire se présentait à Lily, l’envers volcanique de la surface où la conjecture et l’insinuation glissent avec tant de légèreté jusqu’à ce que la première fissure change le murmure en cri public.

Lily savait qu’il n’est rien dont la société ne se venge plus durement que d’avoir couvert de sa protection des gens qui n’ont pas su en profiter : c’est pour avoir trahi sa complicité que le corps social punit le coupable qui se laisse prendre. Et, dans le cas présent, il n’y avait aucun doute sur l’issue. Le code du monde où vivait Lily décrétait que le mari d’une femme doit être le seul juge de sa conduite : professionnellement, elle est au-dessus de tout soupçon tant qu’elle a l’abri de son approbation, ou même de son indifférence. Mais, avec un homme du caractère de George Dorset, il ne fallait pas songer au pardon : celui qui possédait les lettres de sa femme pouvait, d’une chiquenaude, renverser tout l’édifice de son existence, à elle. Et dans quelles mains le secret de Bertha Dorset était-il tombé !… Un moment, l’ironie de cette coïncidence nuança le dégoût de Lily d’un confus sentiment de triomphe. Mais la répulsion l’emporta : toutes les résistances instinctives du goût, de l’éducation, des aveugles scrupules héréditaires, se levèrent contre l’autre sentiment. La sensation dominante, chez Lily, était celle d’une contamination personnelle.

Elle s’écarta, comme pour mettre le plus de distance possible entre elle et sa visiteuse.

— Je ne sais ce que sont ces lettres, — dit-elle, — et je ne comprends pas pourquoi vous me les apportez.

Mrs. Haffen la regarda fixement :

— Je vais vous dire pourquoi, miss. Je les ai apportées pour vous les vendre, parce que je n’ai pas d’autre moyen de me procurer de l’argent, et que si nous ne payons pas notre loyer demain soir, nous serons mis à la porte. Je n’ai jamais rien fait de pareil jusqu’ici, et, si vous vouliez bien parler à monsieur Selden, ou à monsieur Rosedale, pour obtenir qu’on reprenne Haffen au Benedick… Je vous ai vue causer avec monsieur Rosedale, devant la porte, le jour où vous sortiez de chez monsieur Selden…

Le sang afflua au front de Lily. Elle comprenait maintenant : Mrs. Haffen croyait que c’était elle qui avait écrit les lettres. Dans le premier bond de sa colère, elle fut sur le point de sonner et de la faire mettre à la porte ; mais un vague instinct la retint. Le nom de Selden avait déterminé en elle un nouveau courant de pensées. Peu lui importaient les lettres de Bertha Dorset : — elles pouvaient bien aller où le hasard les emporterait ! — mais Selden était inextricablement impliqué dans leur destin. En mettant les choses au pis, les hommes ne souffrent pas beaucoup de scandales de ce genre ; et, dans l’espèce, l’éclair de divination qui avait révélé à Lily le sens de ces lettres l’avait avertie également que c’étaient des appels — réitérés, même, et donc, apparemment, demeurés sans réponse — à la reprise d’une liaison que le temps avait évidemment relâchée. Néanmoins, le fait que la correspondance avait pu tomber dans des mains étrangères convaincrait Selden de négligence, et c’est en cette matière surtout que le monde n’en pardonne aucune ; d’ailleurs, il y avait des risques encore plus graves, dont il fallait tenir compte, avec un homme d’un équilibre aussi instable que George Dorset.

Elle pesait toutes ces choses, mais sans en avoir conscience ; elle sentait seulement que le vœu de Selden serait de sauver les lettres, et que, par conséquent, elle devait s’en assurer la possession. Son esprit n’allait pas au delà. Une idée, il est vrai, traversa rapidement son cerveau : elle se vit rendant ces lettres à Bertha Dorset, avec le bénéfice des occasions que fournissait une semblable restitution ; mais cette pensée illuminait des abîmes devant lesquels elle recula toute honteuse.

Cependant Mrs. Haffen, prompte à percevoir les hésitations de Lily, avait déjà défait le paquet et rangé son contenu sur la table. Toutes les lettres avaient été rapiécées avec des bandes de papier pelure. Quelques-unes étaient en petits morceaux, les autres seulement déchirées par le milieu. Bien qu’il n’y en eût pas beaucoup, ainsi étalées elles couvraient presque toute la table. Le regard de Lily s’arrêta sur un mot, de ci, de là ; puis elle dit à voix basse :

— Combien en demandez-vous ?

Mrs. Haffen rougit de satisfaction : il était clair que la jeune fille s’était fort effrayée, et Mrs. Haffen était femme à spéculer sur ses craintes. Anticipant une victoire plus aisée qu’elle ne l’avait prévue, elle énonça un chiffre exorbitant.

Mais miss Bart se montra une proie moins facile qu’on ne l’aurait cru d’après son imprudente ouverture. Elle refusa de payer le prix demandé, et, après un moment d’hésitation, elle offrit la moitié.

Mrs. Haffen se raidit aussitôt. Sa main se dirigea vers les lettres étalées, et, les repliant lentement, elle fit mine de les renvelopper.

— Ces lettres-là, je suppose, ont plus de valeur pour vous que pour moi, miss ; mais le pauvre a besoin de vivre, tout comme le riche, — observa-t-elle sentencieusement.

Lily tremblait de peur, mais cette insinuation fortifia sa résistance.

— Vous faites erreur, — dit-elle avec indifférence. — Je vous ai offert tout ce que je suis prête à donner pour ces lettres ; mais il y a peut-être d’autres moyens de les avoir.

Mrs. Haffen leva sur elle un regard soupçonneux : elle avait trop d’expérience pour ignorer que le trafic où elle s’était engagée comportait des périls aussi grands que ses profits, et elle eut la vision du mécanisme compliqué qu’un mot de cette imposante jeune personne pourrait mettre en mouvement pour la vengeance.

Elle appliqua le coin de son châle à ses yeux, et murmura au travers que cela ne portait pas bonheur de traiter les pauvres trop durement ; que, pour elle, elle n’avait encore jamais été mêlée à une affaire de cette nature, et que, sur son honneur de chrétienne, Haffen et elle n’avaient eu qu’une pensée, celle d’empêcher les lettres d’aller plus loin.

Lily était toujours debout, immobile, conservant entre elle et la femme de ménage la plus grande distance compatible avec la nécessité de parler à voix basse. L’idée de ce marchandage lui était intolérable, mais elle savait que, si elle paraissait faiblir, Mrs. Haffen augmenterait aussitôt le prix originel…

Elle ne put jamais se rappeler par la suite combien de temps ce duel dura, ou quel fut le coup décisif qui, après un laps de temps enregistré en minutes par la pendule, en heures par le battement précipité de son pouls, la mit finalement en possession des lettres : elle savait seulement que la porte s’était enfin close, et qu’elle s’était retrouvée seule, debout, le paquet en mains.

Elle n’avait pas la moindre intention de lire ces lettres ; rien que de déplier le sale journal de Mrs. Haffen lui eût semblé dégradant. Mais qu’allait-elle faire du contenu ? Le destinataire avait voulu les détruire, ces lettres, et c’était son devoir, à elle, de se conformer à son désir. Elle n’avait pas le droit de les garder : en les gardant, elle diminuerait le mérite qu’elle avait pu avoir à s’en emparer. Mais comment les détruire assez effectivement pour éviter le danger de les laisser retomber en de pareilles mains ? Le foyer glacial du salon de Mrs. Peniston brillait d’un éclat prohibitif : le feu, comme les lampes, n’était jamais allumé que s’il y avait du monde.

Miss Bart se préparait à remonter les lettres dans sa chambre, quand elle entendit la porte s’ouvrir, et sa tante entra dans le salon. Mrs. Peniston était une petite femme dodue, dont la peau incolore était sillonnée de rides vulgaires. Ses cheveux gris étaient coiffés avec précision ; ses vêtements avaient l’air trop neufs et pourtant quelque peu démodés. Elle avait toujours des toilettes noires, très ajustées, ornées à grands frais de paillettes : elle était de ces femmes qui portent du jais à leur premier déjeuner. Lily ne l’avait jamais vue autrement que cuirassée de noir étincelant, avec des petites bottines très serrées et, par toute sa personne, un air d’être emballée et prête à partir ; pourtant elle ne partait jamais.

Mrs. Peniston promena autour du salon un regard minutieusement scrutateur.

— J’ai aperçu, de la voiture, une raie de lumière sous un des stores : c’est vraiment inouï que je ne puisse obtenir de cette femme qu’elle ne les baisse pas de travers !

Après avoir corrigé cette irrégularité, elle s’assit sur un des brillants fauteuils pourpres : — Mrs. Peniston s’asseyait toujours sur un fauteuil, jamais dedans. — Elle considéra miss Bart.

— Vous avez l’air fatiguée, ma chère : je suppose que c’est la surexcitation du mariage. Cornelia Van Alstyne en avait plein la bouche ; Molly y était aussi, et Gerty Farish est entrée en courant pour nous en parler… J’ai trouvé bizarre qu’ils aient servi le melon avant le consommé : un déjeuner de mariage devrait toujours commencer par le consommé. Les toilettes des demoiselles d’honneur n’ont pas plu à Molly. Elle tenait directement de Julia Melson qu’elles avaient coûté trois cents dollars chacune, chez Céleste, mais elle dit qu’elles ne les représentaient pas. Je suis bien aise que vous ayez refusé d’être demoiselle d’honneur : cette nuance saumon ne vous aurait pas convenu.

Mrs. Peniston adorait discuter les plus menus détails des fêtes auxquelles elle n’avait pas pris part. Rien n’aurait pu la décider à soutenir l’effort et la fatigue d’assister au mariage Van Osburgh, mais elle s’intéressait tant à cet événement qu’après en avoir entendu deux versions elle se préparait à en tirer de sa nièce une troisième. Or Lily avait été d’une négligence déplorable et n’avait guère noté les particularités de la cérémonie. Elle avait oublié de remarquer la couleur de la robe de Mrs. Van Osburgh ; elle ne pouvait même pas dire si le « vieux Sèvres » des Van Osburgh avait figuré à la table de la mariée : bref, Mrs. Peniston fut obligée de reconnaître que Lily écoutait mieux qu’elle ne racontait.

— Vraiment, Lily, je ne vois pas pourquoi vous avez pris la peine d’aller à ce mariage, si vous ne vous souvenez ni de ce qui s’y est passé ni des gens que vous y avez vus. Quand j’étais jeune fille, je gardais toujours le menu de chaque dîner auquel j’avais assisté, et j’inscrivais au revers le nom des convives ; et je n’ai jeté mes faveurs de cotillon qu’après la mort de votre oncle, parce que cela me paraissait peu convenable d’avoir tant d’objets de couleur dans la maison. Je me souviens que j’en avais une armoire pleine ; et je pourrais vous dire encore aujourd’hui à quel bal je les avais reçues. Molly Van Alstyne me rappelle ce que j’étais à cet âge : c’est merveilleux comme elle observe. Elle a su décrire très exactement à sa mère la coupe de la robe de la mariée ; et, d’après le pli dans le dos, nous avons tout de suite deviné qu’elle devait venir de chez Paquin.

Mrs. Peniston se leva brusquement, elle se dirigea vers la pendule dorée au mercure et surmontée d’une Minerve casquée, qui trônait sur la cheminée entre deux vases de malachite, et passa son mouchoir de dentelles entre le casque et la visière.

— J’en étais sûre : la femme de chambre n’époussette jamais là ! — s’écria-t-elle.

Elle montrait triomphalement une toute petite tache sur son mouchoir.

Puis elle se rassit et continua :

— Molly a trouvé Mrs. Dorset la mieux habillée, au mariage. Je ne doute pas que sa toilette n’ait coûté plus cher que toute autre, mais je n’en aime pas énormément l’idée : une combinaison de zibeline et de point de Milan… Il paraît qu’elle va chez un nouveau couturier, à Paris, qui ne veut pas accepter de commande avant que sa cliente ait passé une journée avec lui dans sa villa de Neuilly… Il prétend qu’il a besoin d’étudier la vie d’intérieur de son sujet : un procédé bien étrange, il me semble ! Mais c’est Mrs. Dorset elle-même qui l’a raconté à Molly : elle lui a dit que la villa était remplie des bibelots les plus exquis et qu’elle avait regretté vraiment de s’en aller… Molly disait qu’elle ne l’avait jamais vu mieux : elle était très en train, et se vantait d’avoir arrangé un mariage entre Evie Van Osburgh et Percy Gryce. Elle semble réellement avoir une très bonne influence sur les jeunes gens. J’ai entendu dire qu’elle s’intéressait maintenant à ce nigaud de petit Silverton qui a eu la tête tournée par Carry Fisher, et qui est devenu si terriblement joueur. Eh bien, comme je vous le disais, Evie est réellement fiancée : Mrs. Dorset l’a eue à demeure, à la campagne, avec Percy Gryce, elle a tout manigancé, et Grace Van Osburgh est au septième ciel… Elle désespérait presque de marier Evie…

Mrs. Peniston s’arrêta de nouveau. Cette fois, ce ne furent pas ses meubles qu’elle interrogea du regard, mais sa nièce.

— Cornelia Van Alstyne était si étonnée ! Elle avait entendu dire que vous alliez épouser le jeune Gryce… Elle avait vu les Wetherall juste après le séjour qu’ils avaient fait avec vous à Bellomont, et Alice Wetherall était convaincue que vous étiez tous deux fiancés. Elle a raconté que, lorsque M. Gryce partit inopinément, un matin, ils s’imaginaient tous qu’il était allé en ville chercher la bague.

Lily se leva et se dirigea vers la porte.

— Vous avez raison, je suis fatiguée : je crois que je vais me coucher, — dit-elle.

Et Mrs. Peniston, troublée soudain par la découverte que le chevalet où reposait le portrait au crayon de feu M. Peniston n’était pas exactement parallèle au canapé d’en face, présenta un front distrait à son baiser.

Une fois dans sa chambre, Lily tourna le bec de gaz et regarda le foyer. Il était aussi poli et brillant que celui d’en bas, mais ici pourtant elle pouvait brûler quelques papiers : elle risquait moins d’encourir les reproches de sa tante. Toutefois elle commença par n’en rien faire : elle se laissa choir dans un fauteuil et jeta autour d’elle un coup d’œil découragé. Sa chambre était grande et confortablement meublée : elle faisait l’admiration et l’envie de la pauvre Grace Stepney, qui vivait dans une pension ; mais, comparée aux nuances claires et aux garnitures luxueuses des chambres d’amis où Lily passait tant de semaines de son existence, elle semblait aussi lugubre qu’une prison. La monumentale armoire et le lit en noyer noir avaient émigré de la chambre à coucher de M. Peniston, et le papier velouté, d’un rouge faux, et d’un dessin cher aux appartements de 1860, portait de larges gravures sur acier d’un caractère anecdotique. Lily avait tenté de mitiger ce décor sans charme par quelques « notes », un peu plus frivoles, par une table à toilette drapée de dentelles et un petit bureau peint, surmonté de photographies ; mais la vanité de cette tentative l’accablait chaque fois qu’elle faisait de l’œil le tour de sa chambre. Quel contraste avec la subtile élégance de l’intérieur qu’elle imaginait pour elle-même !… Un appartement qui surpasserait le luxe compliqué de ses amies, qui le surpasserait de toute la sensibilité artistique par quoi elle se sentait leur supérieure ; un appartement où chaque nuance, chaque ligne conspireraient à rehausser sa beauté, prêteraient du raffinement à son loisir !… Une fois de plus, l’obsédante sensation de la laideur physique était aggravée par sa dépression mentale, si bien que chaque pièce du déplaisant mobilier semblait enfoncer en elle ses angles les plus agressifs.

Les paroles de sa tante ne lui avaient rien appris de nouveau ; mais elles avaient ravivé la vision de Bertha Dorset, souriante, adulée, victorieuse, la couvrant de ridicule par des insinuations intelligibles à tous les membres de leur petit groupe. L’idée du ridicule la blessait plus profondément que toute autre sensation : Lily connaissait bien les détours de ce jargon tout en allusions qui peut écorcher ses victimes sans répandre le sang. Sa joue brûlait encore à ces souvenirs : elle se leva et ressaisit les lettres. Elle ne songeait plus à les détruire : cette intention avait disparu sous la prompte corrosion produite par les paroles de Mrs. Peniston.

Elle s’approcha du bureau, et, allumant un flambeau, elle attacha et cacheta le paquet ; puis elle ouvrit l’armoire, en tira un buvard, et y déposa les lettres. Ce faisant, elle reconnut, dans un éclair d’ironie, qu’elle devait à Gus Trenor les moyens de les racheter.

X


L’automne se traînait avec monotonie. Miss Bart avait reçu un ou deux billets de Judy Trenor, lui reprochant de ne pas revenir à Bellomont : elle répondit évasivement, en alléguant la nécessité de demeurer auprès de sa tante. Mais la vérité était qu’elle se lassait rapidement de son existence solitaire chez Mrs. Peniston, et seul l’amusement de dépenser l’argent nouvellement acquis allégeait un peu l’ennui de ses journées.

Toute sa vie, Lily avait vu l’argent s’en aller aussi vite qu’il était venu, et, quelles que fussent ses théories sur la prudence qu’il y avait à mettre de côté une partie de ses gains, elle n’avait malheureusement rien dans son expérience qui pût la prémunir contre les risques d’une méthode contraire. C’était pour elle une satisfaction très vive de sentir que, pendant quelques mois tout au moins, elle ne dépendrait plus de la libéralité de ses amis, qu’elle pourrait se montrer sans avoir à se demander si quelque œil pénétrant ne reconnaîtrait pas dans sa toilette, à quelque indice, la splendeur refourbie de Judy Trenor. Le fait que l’argent l’affranchissait momentanément de toutes ces menues obligations obscurcissait en elle le sens de l’obligation plus grande que cet argent même représentait, et, n’ayant jamais su jusqu’alors ce que c’était que d’avoir à sa disposition une somme aussi forte, elle s’abandonnait avec délices au plaisir de la dépenser.

Ce fut dans une de ces occasions que, sortant d’un magasin où elle avait délibéré, une heure durant, au sujet d’un nécessaire de l’élégance la plus compliquée, elle rencontra miss Farish qui y entrait avec l’intention plus modeste de faire réparer sa montre. Lily se sentait extraordinairement vertueuse. Elle avait décidé de différer l’achat du nécessaire jusqu’à ce qu’elle eût reçu la note de son nouveau manteau d’Opéra, et cette résolution lui donnait la sensation d’être beaucoup plus riche qu’à son entrée dans le magasin. Quand Lily était satisfaite d’elle-même, elle avait pour les autres un œil sympathique : elle fut frappée de l’air d’abattement de son amie.

Miss Farish quittait, à l’instant, le comité d’une œuvre charitable à laquelle elle s’intéressait fort et qui périclitait. Le but de l’association était de créer des logements confortables, avec une salle de lecture et d’autres modestes distractions, où les jeunes femmes employées dans les bureaux de la ville basse pussent trouver un home après le travail, ou quand elles avaient besoin de repos ; et le rapport financier de la première année témoignait d’un reliquat déplorablement petit : miss Farish, convaincue de l’urgent besoin qu’on avait de cette œuvre, était d’autant plus découragée de voir le peu d’intérêt qu’elle suscitait. Lily n’avait guère cultivé en elle-même les sentiments altruistes, et le récit des efforts philanthropiques de son amie l’avait bien souvent ennuyée, mais aujourd’hui son imagination, toujours prompte à tout dramatiser, s’empara de ce contraste entre sa propre situation et plusieurs des « cas » mentionnés par Gerty. Il s’agissait de jeunes filles, comme elle-même, d’aucunes peut-être jolies, d’autres qui n’étaient pas sans montrer quelque trace de ses sensibilités les plus délicates. Elle se vit menant une existence pareille à la leur, — une existence où le succès semblait aussi lamentable que l’échec, — et cette vision la fit frémir de compassion. Elle avait encore en poche l’argent du nécessaire ; et, tirant sa petite bourse d’or, elle glissa une large part de la somme dans les mains de miss Farish.

La satisfaction qu’elle éprouva de cet acte eût contenté le moraliste le plus sévère. Lily prit de l’intérêt à ce nouvel aspect de sa personne, à l’être pourvu d’instincts charitables : elle n’avait jamais songé auparavant à faire le bien avec la fortune qu’elle avait si souvent rêvé de posséder ; mais maintenant son horizon s’élargissait par cette vision d’une immense philanthropie. En outre, par quelque secrète opération logique, elle sentait que ce bref élan de générosité justifiait toutes les extravagances passées, excusait d’avance toutes celles auxquelles elle pourrait se livrer dans l’avenir. L’étonnement et la reconnaissance de miss Farish la confirmèrent dans cette opinion, et Lily, en la quittant, éprouvait une estime de soi qu’elle prit naturellement pour un fruit de l’altruisme.

Vers cette époque elle eut une autre joie : une invitation à passer la semaine du Thanksgiving day dans un camp, aux Adirondacks. L’invitation était de celles que, l’année d’avant, elle eût acceptées de moins bonne grâce, car l’expédition, quoique organisée par Mrs. Fisher, était manifestement payée par une dame d’origine obscure et d’indomptables ambitions mondaines, que Lily jusqu’à présent avait évité de connaître. Mais maintenant elle était disposée à s’accorder là-dessus avec Mrs. Fisher : peu importe qui paye, si l’on fait bien les choses. Et bien faire les choses — sous une direction compétente — c’était le fort de Mrs. Wellington Bry. Cette dame — dont l’époux était connu sous le nom de « Welly » Bry à la Bourse et dans les milieux sportifs — avait déjà sacrifié un mari et diverses considérations de moindre importance à son désir de « grimper » ; et, ayant prise désormais sur Carry Fisher, elle était assez rusée pour percevoir que la sagesse était de s’en remettre entièrement à son pilotage. Tout alla donc pour le mieux : quand ce n’était pas son argent qu’elle dépensait, la prodigalité de Mrs. Fisher ne connaissait pas de bornes, et, comme elle le fit observer à son élève, une bonne cuisine est le meilleur moyen de se pousser dans le monde. Si les invités n’étaient pas aussi select que la cuisine, les Welly Bry eurent du moins la satisfaction de figurer, pour la première fois, aux « mondanités », en compagnie d’un ou deux noms de marque ; et le principal, naturellement, était celui de miss Bart.

La jeune fille fut traitée par ses hôtes avec toute la déférence que cela valait, et, dans la disposition d’esprit où elle était, tous les hommages sont acceptables, d’où qu’ils viennent. L’admiration de Mrs. Bry était un miroir où le contentement de soi, naguère habituel à Lily, retrouvait la pureté de ses lignes. Il n’est pas d’insecte pour suspendre son nid à des fils aussi frêles que ceux qui soutiennent le poids de l’humaine vanité : le sentiment de son importance dans une société insignifiante suffit pour rendre à miss Bart la conscience, toujours agréable, de son pouvoir. Si ces gens lui faisaient la cour, cela prouvait qu’elle occupait encore une place privilégiée dans le monde auquel ils aspiraient ; et elle ne méprisait pas la jouissance de les éblouir par sa finesse, et d’augmenter encore la stupéfaction où les plongeait la découverte de ses multiples supériorités.

Peut-être cependant son plaisir était-il dû plus qu’elle ne le pensait à l’excitation physique du voyage, aux provocations d’un froid sec et d’un exercice violent, au frémissement par lequel tout son corps répondait aux émanations hivernales des bois. Elle rentra en ville éclatante et rajeunie, avec plus de couleur aux joues, plus d’élasticité dans les muscles. L’avenir lui paraissait gros d’une vague promesse, et toutes ses appréhensions furent balayées au loin par le vif courant de son humeur.

Peu de jours après son retour, elle eut la surprise fâcheuse de recevoir la visite de M. Rosedale. Il vint tard, à cette heure où la table à thé demeure encore près du feu, dans une attente amicale ; et ses manières étaient bien d’un homme qui s’adapterait volontiers à l’intimité de la circonstance.

Lily, avec le vague sentiment de quelque rapport entre la personne de M. Rosedale et ses heureuses spéculations, à elle, essaya de l’accueillir comme il l’espérait ; mais il y avait dans la qualité de sa gaieté, à lui, quelque chose qui glaçait la sienne, et elle avait conscience de marquer chaque étape de leur connaissance par une nouvelle « gaffe ».

Bientôt M. Rosedale, comme chez lui, s’installa dans la bergère la plus proche, et dégusta son thé d’un air critique, tout en faisant observer à Lily qu’elle devrait se fournir chez son homme pour avoir du thé vraiment bon. Il ne parut nullement s’apercevoir de la répugnance qui la maintenait raide et figée derrière la théière. C’était peut-être justement cet air d’isolement dédaigneux qui faisait appel en lui à la passion du collectionneur pour le rare et l’inaccessible. En tout cas, il n’eut pas l’air de s’en offenser le moins du monde : il semblait tout prêt à suppléer par son aisance à toute celle que ne montrait pas miss Bart.

Sa visite avait pour objet de lui demander si elle ne voudrait pas venir à l’Opéra dans sa loge, le soir de la réouverture, et, la voyant hésiter, il lui dit d’une voix persuasive :

— Mrs. Fisher sera des nôtres, et je me suis assuré un de vos plus grands admirateurs, qui ne me pardonnera jamais si vous refusez !

Le silence de Lily lui laissait son allusion pour compte ; il ajouta, avec un sourire confidentiel :

— Gus Trenor a promis de venir en ville tout exprès… J’imagine qu’il viendrait encore de plus loin pour le plaisir de vous voir.

Miss Bart éprouva un secret ennui : c’était déjà assez désagréable d’entendre son nom accouplé à celui de Trenor ; sur les lèvres de Rosedale, l’allusion était particulièrement déplaisante.

— Les Trenor sont mes meilleurs amis : je crois que nous ferions, eux et moi, beaucoup de chemin pour nous rencontrer ! — dit-elle.

Et elle s’absorba dans le soin de refaire du thé.

Le sourire de son visiteur devint plus familier encore :

— Mon dieu, je ne pensais pas à Mrs. Trenor, tout à l’heure… On dit, vous savez, que Gus lui-même ne pense pas toujours à elle.

Puis, sourdement averti que c’était une fausse note, il ajouta, avec un effort bien intentionné pour faire diversion :

— À propos, et Wall Street ?… Avez-vous été en veine, dernièrement ?… J’ai appris que Gus avait amené pour nous une jolie somme, le mois dernier.

Lily posa la boîte à thé d’un geste brusque. Elle sentit ses mains trembler, elle les croisa sur son genou pour les affermir ; mais ses lèvres tremblaient aussi, et, un instant, elle eut peur que leur tremblement ne se communiquât à sa voix. Cependant, lorsqu’elle parla, ce fut d’un ton parfaitement dégagé :

— Ah ! oui : j’avais un peu d’argent à placer, et monsieur Trenor, qui veut bien m’aider en ces matières, m’a conseillé d’acheter des valeurs au lieu de le mettre en hypothèques, comme le voulait l’homme d’affaires de ma tante ; et il s’est trouvé que j’ai fait un bon « coup… » C’est ainsi que vous dites, n’est-ce pas ?… Vous en faites souvent vous-même, je crois…

Elle lui rendait maintenant son sourire, relâchant la tension de son attitude, et l’admettant, par d’imperceptibles gradations du regard et des manières, un pas plus avant dans son intimité. L’instinct de la défense lui donnait toujours la force de dissimuler : ce n’était pas la première fois qu’elle se servait de sa beauté pour distraire son interlocuteur d’un argument gênant.

Quand M. Rosedale se retira, il emportait avec lui, non seulement une réponse favorable à son invitation, mais encore le sentiment qu’il s’était conduit de façon à faire avancer ses affaires. Il avait toujours considéré qu’il avait la main légère et qu’il savait comment il faut traiter les femmes, et la rapidité avec laquelle miss Bart « avait pris l’alignement » — comme il aurait dit — fortifiait la confiance qu’il avait dans son art de manœuvrer le sexe capricieux. La manière dont elle avait pallié la transaction avec Trenor lui semblait tout à la fois un hommage rendu à sa finesse et une confirmation de ses soupçons. La jeune fille était évidemment nerveuse, et M. Rosedale, s’il ne voyait pas d’autre moyen de resserrer ses relations avec elle, était homme à tirer avantage de cette nervosité.

Il laissa Lily en proie à un accès de dégoût et d’épouvante. Il semblait incroyable que Gus Trenor eût parlé d’elle à Rosedale : avec tous ses défauts, Trenor était sauvegardé par ses traditions ; il devait y manquer d’autant moins qu’elles étaient plus purement instinctives. Mais Lily se rappelait avec angoisse qu’il y avait des moments après boire où, Judy le lui avait confié, Gus « disait des bêtises » : nul doute que, dans un de ces moments-là, le mot fatal ne lui eût échappé. Quant à Rosedale, elle s’inquiétait assez peu, une fois le premier choc subi, des conclusions qu’il avait pu tirer. Bien qu’ordinairement assez adroite quand ses propres intérêts étaient en jeu, elle commettait l’erreur, assez fréquente chez les personnes chez qui les habitudes mondaines sont innées, de supposer que l’incapacité de les acquérir promptement implique une pesanteur générale. Parce qu’une mouche se cogne absurdement contre la vitre d’une croisée, le naturaliste de salon est enclin à oublier que, dans des conditions moins factices, elle est capable de mesurer les distances et d’en tirer des conclusions avec toute la justesse nécessaire à son bien-être. Et le fait que les façons de M. Rosedale, dans un salon, méconnaissaient les lois de la perspective, induisit Lily à le classer avec Trenor et autres lourdauds de sa connaissance et à présumer qu’un peu de flatterie, et une invitation acceptée, par ci, par là, suffiraient à le rendre inoffensif. En tout cas, il était évident qu’il fallait se montrer dans sa loge, à l’Opéra, le soir de la réouverture ; et, après tout, puisque Judy Trenor avait promis de le glaner, cet hiver, autant récolter l’avantage d’être la première dans le champ.

Pendant les deux jours qui suivirent la visite de Rosedale, Lily fut harcelée par l’idée des droits mal définis que Trenor avait sur elle, et elle aurait bien voulu percevoir plus clairement la nature exacte de la transaction qui semblait l’avoir mise en son pouvoir ; mais son esprit se refusait à toute application un peu insolite, et elle se sentait toujours embarrassée misérablement devant les chiffres. D’ailleurs elle n’avait pas revu Trenor depuis le jour du mariage Van Osburgh, et, son absence se prolongeant, la trace laissée par les paroles de Rosedale s’effaça bientôt sous d’autres impressions.

À l’Opéra, le soir de la réouverture, ses appréhensions s’étaient si complètement évanouies que le visage rubicond de Trenor, au fond de la loge de Rosedale, derrière elle, lui donna une agréable sensation de sécurité. Lily n’était pas encore tout à fait réconciliée à la nécessité de paraître en invitée de Rosedale, dans une circonstance aussi marquante, et ce lui fut un soulagement que de se trouver épaulée par un des membres de sa coterie, — car les relations mondaines de Mrs. Fisher étaient trop mêlées pour que sa présence pût suffire à justifier celle de miss Bart.

Pour Lily, toujours excitée par l’idée de montrer sa beauté en public, et certaine, ce soir-là, d’une toilette qui la rehaussait encore singulièrement, le regard de Trenor, si insistant qu’il fût, se perdait dans le courant général de ceux que l’admiration de la salle faisait converger vers elle. Ah ! qu’il était bon d’être jeune, rayonnante, éblouissante, avec la conscience de sa sveltesse, de sa force et de son élasticité, avec le sentiment des lignes harmonieuses et des couleurs seyantes, avec cette ivresse d’être soulevée dans un monde à part, en vertu de cette grâce incomparable qui est l’équivalent physique du génie !

Tous les moyens semblaient se justifier quand il s’agissait d’atteindre un semblable but, ou, plutôt, par un jeu de lumière favorable avec lequel l’habitude avait familiarisé miss Bart, la cause même se réduisait à une pointe d’aiguille dans la splendeur générale de l’effet. Mais les brillantes jeunes personnes, légèrement aveuglées par leur propre éclat, sont sujettes à oublier que le modeste satellite noyé dans leur lumière continue d’accomplir sa révolution et produit de la chaleur à la vitesse qui lui est propre. Si le plaisir tout poétique dont Lily jouissait en ce moment-là n’était pas troublé de cette basse pensée que sa robe et son manteau avaient été indirectement payés par Gus Trenor, celui-ci n’avait pas assez de poésie dans le caractère pour perdre de vue ces faits très prosaïques. Il savait seulement que jamais Lily n’avait eu l’air aussi « chic », qu’il n’y avait pas une femme dans la salle pour mettre mieux en valeur une belle toilette, et que, jusqu’à présent, lui, à qui elle devait cette occasion de déploiement, n’avait recueilli d’autre récompense que celle de la contempler en compagnie de quelques centaines de spectateurs.

Aussi fut-ce pour Lily une déplaisante surprise quand, tout au fond de la loge, où ils se trouvèrent seuls dans un entr’acte, Trenor lui décocha, sans préambule et sur un ton d’autorité maussade :

— Dites donc, Lily, comment doit-on faire pour avoir l’honneur de vous voir ?… Je viens en ville trois ou quatre fois par semaine, et vous savez bien qu’un mot adressé au club me trouvera toujours ; mais vous semblez avoir oublié jusqu’à mon existence maintenant, sauf quand vous voulez m’extorquer un tuyau…

Que l’observation fût d’un parfait mauvais goût, cela ne facilitait en rien la réponse, car Lily sentait vivement que ce n’était pas le moment de raidir sa fine taille et de hausser avec étonnement les sourcils, moyens par lesquels, d’habitude, elle coupait court aux premiers signes de familiarité.

— Je suis très flattée que vous désiriez me voir, — répondit-t-elle, essayant de plaisanter au lieu de se fâcher, — mais, à moins que vous n’ayez oublié mon adresse, il vous était facile de me trouver chez ma tante, n’importe quel jour, dans l’après-midi… À dire vrai, j’attendais un peu votre visite.

Si elle avait espéré l’adoucir par cette dernière concession, elle s’aperçut bien vite de son erreur : il se contenta de répliquer, avec ce froncement de sourcils qui dans ses moments de colère le faisait paraître plus brute que jamais :

— Que diable voulez-vous que j’aille faire chez votre tante ? Perdre une après-midi à écouter un tas de bonshommes qui vous parlent !… Vous savez bien que ce n’est pas mon genre de m’asseoir en rond et de caqueter : j’aime toujours mieux filer quand le cercle se forme… Mais pourquoi n’irions-nous pas quelque part ensemble faire une petite partie, une bonne petite expédition comme cette promenade en voiture, à Bellomont, le jour où vous êtes venue me chercher à la gare ?

Elle eut le désagrément de le voir se pencher sur elle pour lui faire cette proposition, et elle crut flairer un arôme significatif qui expliquait le rouge sombre de son visage et la moiteur luisante de son front.

L’idée que toute réponse un peu vive pourrait provoquer une fâcheuse explosion tempéra son dégoût de prudence, et elle répondit en riant :

— Je ne vois pas très bien comment on peut faire une partie de campagne en ville, mais je ne suis pas toujours entourée par une foule d’admirateurs, et, si vous m’avertissez du jour où vous viendrez, je m’arrangerai de façon que nous puissions causer bien gentiment, bien tranquillement.

— Au diable la causerie !… Vous dites toujours la même chose, — répliqua Trenor dont les explétifs manquaient de variété. — C’est comme cela que vous m’avez balancé, le jour du mariage Van Osburgh… Mais cela veut dire en bon anglais que, maintenant que vous avez tiré de moi tout ce que vous désiriez, vous en aimeriez mieux un autre.

Il avait élevé la voix avec rudesse en prononçant les derniers mots, et Lily rougit de contrariété ; mais elle demeura maîtresse de la situation et posa sur le bras de Trenor une main persuasive :

— Ne dites pas de bêtises, Gus ; je ne peux pas vous permettre de me parler ce langage ridicule. Si vous tenez réellement à me voir, pourquoi n’irions-nous pas nous promener au Parc, un de ces jours ? Je suis de votre avis, ce serait amusant de faire en ville comme à la campagne : si vous voulez, nous nous retrouverons là, nous irons régaler les écureuils, et vous me conduirez sur le lac dans la gondole à vapeur.

Elle souriait en lui parlant, et la caresse de ses yeux, qui amortissait le badinage de sa voix, le rendit soudainement malléable à sa volonté.

— Bon, alors : ça va… Voulez-vous demain ?… Demain à trois heures, au bout du Mail ?… J’y serai à trois heures tapant : vous n’allez pas me lâcher, Lily ?…

Mais, au grand soulagement de miss Bart, pour la dispenser de répéter sa promesse, la porte de la loge s’ouvrit et George Dorset entra.

Trenor céda le terrain avec mauvaise humeur et Lily tourna son sourire le plus brillant vers le nouveau venu. Elle n’avait pas causé avec Dorset depuis leur séjour à Bellomont, mais quelque chose dans son regard et dans son attitude lui disait qu’il se rappelait sur quel pied d’amicale familiarité ils y avaient vécu. Dorset n’était pas un homme qui savait exprimer son admiration avec aisance ; sa longue figure blême et ses yeux méfiants semblaient toujours barricadés contre l’expansion de tout émoi. Mais, quand sa propre influence était en jeu, les intuitions de Lily envoyaient devant elle comme des antennes, plus fines qu’un fil de soie, et, tandis qu’elle lui faisait place sur l’étroit canapé, elle était sûre qu’il éprouvait un muet plaisir à se trouver auprès d’elle. Peu de femmes se donnaient la peine de se rendre agréables à Dorset, et Lily avait été bonne pour lui à Bellomont, et maintenant elle lui souriait divinement, avec un renouveau de bonté.

— Eh bien, nous voilà encore embarqués pour six mois de charivari ! — commença-t-il, d’un accent plaintif. — Pas l’ombre de différence entre cette année et l’année dernière, sauf que les femmes ont de nouvelles robes et que les chanteurs n’ont pas de nouvelles voix… Ma femme est musicienne, comme vous savez : elle m’impose une série de cette espèce, chaque hiver… Les soirs de musique italienne, passe encore : elle arrive tard, et on a le temps de digérer. Mais quand ils donnent du Wagner, il faut bousculer le dîner, et c’est moi qui en pâtis. Et les damnés courants d’air !… on a l’asphyxie devant soi et la pleurésie derrière… Voilà Trenor qui s’en va sans tirer le rideau !… Il est vrai qu’avec une peau comme la sienne les courants d’air ne sont pas dangereux… Avez-vous jamais regardé Trenor manger ? Si vous l’aviez fait, vous vous demanderiez comment il est encore en vie : je suppose qu’au dedans comme au dehors il est tout cuir… Mais je suis venu vous dire que ma femme vous prie de venir chez nous, à la campagne, dimanche prochain. Pour l’amour du ciel, dites oui ! Il y a une foule d’ennuyeux qui doivent venir… du genre intellectuel… Oui, c’est sa nouvelle toquade, vous savez, et je ne suis pas sûr que ce ne soit pas encore pis que la musique… Il y en a, avec des cheveux longs : ils entament une discussion au potage et ne font pas attention quand on leur passe les plats. Le résultat, c’est que le dîner refroidit et que ma dyspepsie s’aggrave… Ce serin de Silverton les amène à la maison : il fait des vers, vous savez, et Bertha et lui deviennent tout ce qu’il y a de plus intimes… Elle écrirait mieux que personne d’entre eux, si elle voulait, et je ne la blâme pas de vouloir attirer des hommes de talent ; je ne demande qu’une chose, c’est de ne pas les voir quand ils mangent !…

Cette étrange communication fit tressaillir de joie Lily. En temps ordinaire, il n’y aurait rien eu d’étonnant à une invitation de Bertha Dorset ; mais, depuis l’épisode de Bellomont, une hostilité inavouée avait séparé les deux femmes. Maintenant Lily, avec une secrète surprise, sentit que sa soif de vengeance était apaisée. « Si vous voulez pardonner à votre ennemi, — dit le proverbe malais, — commencez par lui faire du mal » ; et Lily était en train d’éprouver la vérité de cet apophthegme. Si elle avait détruit les lettres de Mrs. Dorset, elle eût peut-être continué de la haïr ; mais le fait même de les avoir entre les mains avait rassasié son ressentiment.

Elle accepta l’invitation avec un sourire, bénissant ce lien qui se renouait, comme une chance d’échapper aux importunités de Trenor.

XI


Cependant les vacances avaient passé, la saison mondaine commençait. Chaque soir, la Cinquième Avenue se transformait en un torrent de voitures gagnant les quartiers à la mode, voisins du Parc, où les fenêtres illuminées et les marquises tendues devant les portes annonçaient la routine coutumière de l’hospitalité. Des affluents traversaient le courant principal, déposant leur charge aux théâtres, aux restaurants ou à l’Opéra ; et Mrs. Peniston, du haut de sa fenêtre, échauguette retirée, pouvait dire à merveille le moment où le volume chronique du son était augmenté par un flot soudain roulant vers un bal Van Osburgh, où la multiplication des roues signifiait simplement que l’Opéra venait de finir ou bien qu’il y avait un grand souper chez Sherry.

Mrs. Peniston suivait le mouvement ascendant de la saison avec autant d’ardeur que ceux qui prenaient la part la plus active à ses divertissements ; et, comme spectatrice, elle avait des occasions de comparer et de généraliser nécessairement refusées aux principaux acteurs. Personne n’aurait pu enregistrer plus fidèlement les fluctuations mondaines, mettre un doigt plus infaillible sur les traits dominants de chaque saison : sa monotonie ou son extravagance, son manque de bals ou son excès de divorces. Elle se rappelait tout spécialement les vicissitudes des « parvenus » qui, à chaque retour de marée, apparaissaient à la surface et ne tardaient pas à couler sous la vague ou bien abordaient triomphalement par delà tous les écueils envieux ; et elle appliquait volontiers une remarquable intuition rétrospective au destin final de ces gens-là, si bien que, leur sort une fois rempli, elle pouvait presque toujours dire à Grace Stepney — la confidente de ses prophéties — qu’elle avait prévu exactement tout ce qui devait arriver.

La saison actuelle, Mrs. Peniston l’aurait défini celle où chacun « se sentait pauvre », excepté les Welly Bry et M. Simon Rosedale. L’automne avait été mauvais dans Wall Street : il y avait eu forte baisse, conformément à cette loi bizarre d’après laquelle des actions de chemin de fer et des ballots de coton paraissent plus sensibles à telle ou telle attribution du pouvoir exécutif que nombre de citoyens estimables, exercés à tous les avantages du self-government. Même des fortunes considérées comme indépendantes du cours de la Bourse en trahirent une secrète dépendance, ou souffrirent d’une affection analogue, par sympathie ; les gens élégants boudèrent dans leurs maisons de campagne, ou vinrent en ville incognito ; les grandes réceptions tombèrent en défaveur, et les petits dîners sans cérémonie, entre intimes, devinrent à la mode.

Mais la société, qui s’était amusée pour un temps, à jouer les Cendrillon, se lassa bientôt de ce rôle trop domestique, et fit bon accueil à la fée marraine sous la forme de tout magicien assez puissant pour changer de nouveau la citrouille en carrosse doré. Le simple fait de s’enrichir à une époque où les fonds de la plupart sont bas est suffisant pour attirer une attention jalouse ; et, selon les bruits de Wall Street, Welly Bry et Rosedale avaient découvert le secret d’accomplir ce miracle.

On disait, en particulier, que Rosedale avait doublé sa fortune, et l’on racontait qu’il allait acheter la maison à peine finie d’une des victimes du krach, qui, en l’espace de douze mois, avait gagné douze millions, construit un hôtel dans la Cinquième Avenue, formé une galerie de vieux maîtres, reçu tout New-York, — et qu’on avait fait sortir clandestinement du pays entre une infirmière bien stylée et un médecin, tandis que ses créanciers montaient la garde devant les vieux maîtres, et que ses hôtes s’expliquaient l’un à l’autre qu’ils n’avaient dîné chez lui que pour voir les tableaux… M. Rosedale prétendait à une carrière moins météorique. Il savait qu’il lui faudrait aller lentement, et ses instincts héréditaires l’aidaient à supporter les rebuffades et à s’accommoder des retardements. Mais il ne fut pas long à s’apercevoir que la monotonie générale de la saison lui offrait une exceptionnelle occasion de briller, et il se mit, patient et industrieux, à façonner le cadre de sa gloire naissante. Mrs. Fisher, dans cette période, lui fut d’un immense service. Elle avait lancé tant de nouveaux venus sur la scène mondaine qu’elle était comme un de ces accessoires, empruntés au magasin du théâtre, qui annoncent exactement au spectateur expérimenté ce qui va se passer sur la scène. Mais M. Rosedale sentait peu à peu le besoin d’un entourage plus individuel. Il était sensible à des nuances et à des distinctions que miss Bart ne l’eût jamais soupçonné de percevoir, parce qu’il n’y avait pas dans ses manières de variations correspondantes ; et il lui apparaissait de plus en plus clairement que miss Bart elle-même possédait juste les qualités complémentaires nécessaires pour arrondir sa personnalité mondaine.

Des détails de cet ordre n’entraient pas dans le champ de vision propre à Mrs. Peniston. Comme beaucoup d’esprits à coup d’œil panoramique, elle passait par-dessus les minuties du premier plan, et elle savait vraisemblablement où Carry Fisher avait déniché un chef pour les Welly Bry, bien avant d’être au courant de ce qui pouvait arriver à sa propre nièce. Elle ne manquait toutefois pas d’informateurs tout prêts à combler ses lacunes. L’esprit de Grace Stepney était, moralement parlant, une sorte de papier attrape-mouches, où le vol bourdonnant des potins venait aboutir par une fatale attraction, et où ils se fixaient dans la glu d’une inexorable mémoire. Lily aurait été bien étonnée d’apprendre combien de faits quelconques la concernant s’étaient logés dans le cerveau de miss Stepney. Elle n’ignorait nullement qu’elle intéressait les gens médiocres, mais elle n’imaginait qu’une seule forme de médiocrité, pour qui l’admiration de ce qui brille serait la naturelle expression de sa condition inférieure. Elle savait que Gerty Farish l’admirait aveuglément, et, par conséquent, elle supposait qu’elle inspirait les mêmes sentiments à Grace Stepney, rangée par elle dans la même catégorie que Gerty Farish, sans la jeunesse et l’enthousiasme pour sauver le reste.

En réalité, elles différaient l’une de l’autre autant qu’elles différaient de l’objet de leur commune contemplation. Le cœur de miss Farish était une fontaine de tendres illusions ; celui de miss Stepney, un registre précis de faits considérés dans leur relation avec elle-même. Elle avait des sensibilités que Lily aurait jugées comiques chez une personne au nez couvert de taches de rousseur et aux paupières rougies, qui vivait dans une pension et admirait le salon de Mrs. Peniston ; mais l’étroitesse du régime auquel était astreinte la pauvre Grace en fortifiait la vie secrète, comme un sol pauvre en affamant certaines plantes leur assure une plus intense floraison. À dire vrai, elle n’avait pas de penchant abstrait à la malignité : son antipathie pour Lily ne provenait pas de ce que celle-ci était brillante et si fort en vue ; mais elle était persuadée que Lily avait de l’antipathie pour elle. Il est moins mortifiant de se croire impopulaire qu’insignifiant, et notre vanité préfère voir dans l’indifférence une forme latente d’inimitié. Quelques chétives marques de politesse, comme celles que Lily accordait à M. Rosedale, lui auraient gagné à jamais l’amitié de miss Stepney ; mais comment aurait-elle pu conjecturer qu’il valût la peine de cultiver une semblable amitié ? Comment d’ailleurs une jeune femme qui n’a jamais été ignorée pourrait-elle mesurer l’angoisse causée par cette injure ? Et, en dernier lieu, comment Lily, habituée à choisir entre d’innombrables invitations, aurait-elle pu deviner qu’elle avait mortellement offensé miss Stepney en la faisant exclure d’un des rares dîners que donnât Mrs. Peniston ?

Mrs. Peniston n’aimait guère à donner des dîners, mais elle avait un sens très élevé des obligations de famille, et, au retour des Jack Stepney, après leur voyage de noces, elle sentit qu’il était de son devoir d’allumer les lampes du salon et de retirer sa plus belle argenterie des caves où la gardait la Société de Dépôts. Les rares réceptions de Mrs. Peniston étaient précédées par des journées de déchirantes hésitations à propos du moindre détail, depuis les places des invités jusqu’au dessin de la nappe ; et, durant une de ces discussions préliminaires, elle avait imprudemment confié à sa cousine Grace que, comme le dîner était un dîner de famille, elle pourrait bien en faire partie. Pendant toute une semaine, cet espoir avait éclairé l’existence incolore de miss Stepney ; puis on lui donna à entendre qu’il serait plus commode de l’avoir un autre jour. Miss Stepney savait exactement ce qui s’était passé. Lily, pour qui les réunions de famille étaient des événements d’un ennui sans mélange, avait persuadé à sa tante qu’un dîner de « gens chics » serait bien plus au goût du jeune couple, et Mrs. Peniston, qui, dans les matières mondaines, se reposait aveuglément sur l’expérience de sa nièce, s’était laissée entraîner à prononcer l’exil de Grace. Après tout, Grace pouvait venir n’importe quel autre jour : qu’est-ce que cela lui ferait d’être ainsi remise ?

C’était justement parce que miss Stepney pouvait venir n’importe quel autre jour — et parce qu’elle savait ses relations au courant de ses soirées inoccupées — que cet incident se dessina comme gigantesque sur son horizon. Elle n’ignorait pas que c’était à Lily qu’elle le devait, et son morne ressentiment se mua en active animosité.

Mrs. Peniston, qu’elle était venue voir, un jour ou deux après ce dîner, posa son crochet et détourna brusquement le regard oblique dont elle surveillait la Cinquième Avenue ;

— Gus Trenor ?… Lily et Gus Trenor ?… dit-elle, subitement pâle au point que son interlocutrice en fut presque alarmée.

— Oh ! cousine Julia… naturellement, je ne veux pas dire…

— Je ne sais pas ce que vous voulez dire, — fit Mrs. Peniston avec un tremblement de peur dans sa petite voix irritée. — De mon temps, on n’entendait jamais des histoires pareilles… Ma propre nièce !… Je ne suis pas sûre de vous comprendre… Est-ce qu’on dit qu’il est amoureux d’elle ?

L’horreur de Mrs. Peniston était sincère. Bien qu’elle se ventât d’être incomparablement versée dans la chronique secrète de la société, elle avait l’innocence de l’écolière qui considère le mal comme relégué dans les manuels d’histoire et n’a jamais l’idée que les scandales qu’elle lit aux heures d’étude puissent se répéter dans la rue voisine. Mrs. Peniston avait mis sur son imagination une housse comme sur les meubles de son salon. Elle savait, forcément, que la société « avait bien changé » : beaucoup de femmes que sa mère aurait jugées « excentriques » étaient maintenant en situation de se montrer difficiles pour leur liste de visites. Elle avait discuté avec son pasteur les périls du divorce, et il y avait des moments où elle était reconnaissante que Lily ne fût pas encore mariée. Mais l’idée qu’un scandale pût s’attacher au nom d’une jeune fille, et, surtout, qu’on pût l’associer légèrement à celui d’un homme marié, cette idée était si nouvelle pour elle qu’elle était aussi consternée que si on l’avait accusée de ne pas enlever ses tapis l’été, ou de violer quelque autre des lois cardinales qui régissent la tenue d’une maison,

Miss Stepney, une fois calmée de sa première peur, commença de sentir la supériorité que confère une grande largeur d’esprit. C’était vraiment pitoyable d’ignorer le monde au point où l’ignorait Mrs. Peniston !

Elle sourit de la question émise par celle-ci :

— Les gens disent toujours des choses désagréables… et certainement on les voit beaucoup ensemble… Une amie à moi les a rencontrés au Parc, l’autre après-midi… très tard… après que les réverbères étaient allumés… C’est dommage que Lily s’affiche ainsi.

« S’affiche ! » — soupira Mrs. Peniston.

Elle se pencha en avant, baissant la voix pour atténuer l’horreur de la situation :

— Qu’est-ce qu’on dit ?… qu’il a l’intention d’obtenir le divorce et de l’épouser ?

Grace éclata de rire :

— Dieu non ! Il ne ferait pas cela… C’est… c’est un flirt… rien de plus.

« Un flirt » ?… Entre ma nièce et un homme marié ?… Vous avez la prétention de me faire croire que Lily, avec son physique et tous ses avantages, ne saurait trouver un meilleur emploi de son temps que de le perdre avec un gros homme stupide, presque assez âgé pour être son père ?

Cet argument sonnait si convaincant qu’il rassura Mrs. Peniston : elle ramassa son ouvrage, en attendant que Grace Stepney ralliât ses forces en déroute.

Mais miss Stepney avait une réponse toute prête :

— Voilà le pis : on dit qu’elle ne perd pas son temps !… Tout le monde sait, comme vous dites, que Lily est trop belle… et trop charmante… pour se consacrer à un homme comme Gus Trenor, à moins…

— « À moins » ? — fit Mrs. Peniston, comme un écho.

Son interlocutrice respira nerveusement. C’était une jouissance que de choquer Mrs. Peniston, mais non de la choquer jusqu’à la mettre en colère. Miss Stepney n’était pas assez familière avec le drame classique pour avoir pu se rappeler d’avance comment on reçoit d’habitude les porteurs de mauvaises nouvelles, mais elle eut alors une rapide vision de dîners compromis et de garde-robe réduite, conséquences possibles de son désintéressement. À l’honneur de son sexe, toutefois, sa haine de Lily prévalut sur des considérations plus personnelles. Mrs. Peniston avait mal choisi son moment pour vanter les charmes de sa nièce.

— À moins que, — dit Grace, se penchant, elle aussi, en avant et parlant à voix basse, mais accentuant chaque mot, — à moins qu’il n’y ait des avantages matériels à recueillir en se rendant agréable à Gus Trenor.

Elle sentit que l’heure était décisive, et se souvint tout à coup que Mrs. Peniston lui aurait donné son brocart noir, à frange de jais taillé, à la fin de la saison.

Mrs. Peniston posa de nouveau son ouvrage. Un autre aspect de la même idée s’était présenté à son esprit ; elle sentait qu’il était au-dessous de sa dignité de se laisser torturer les nerfs par une parente sans ressource qui portait ses défroques.

— Si vous prenez plaisir à m’ennuyer par des insinuations mystérieuses, — dit-elle froidement, — vous auriez pu tout au moins mieux choisir votre jour, attendre que je fusse remise de la fatigue du grand dîner que j’ai donné.

À cette mention du dîner, les derniers scrupules de Mrs. Stepney disparurent.

— Je ne vois pas pourquoi vous m’accusez de prendre plaisir à vous parler de Lily. J’étais bien sûre que vous ne m’en sauriez aucun gré, — répliqua-t-elle avec un flamboiement de colère. — Mais j’ai encore un certain sentiment de famille, et, comme vous êtes la seule personne qui ayez quelque autorité sur Lily, je croyais que vous deviez être avertie de ce qu’on dit sur elle.

— Mais — fit Mrs. Peniston — ce dont je me plains, c’est que vous ne m’avez pas encore rapporté ce qu’on dit effectivement.

— Je ne pouvais pas supposer qu’il me faudrait mettre les points sur les i. On dit que Gus Trenor paye ses factures !

— « Paye ses factures… » ses factures !… (Mrs. Peniston se mit rire.) Je n’imagine pas où vous avez pu ramasser de pareilles inepties… Lily a sa fortune personnelle… et je pourvois largement à ses besoins…

— Oh ! tout le monde sait cela ! — interrompit sèchement miss Stepney. — Mais Lily a une quantité de robes fort élégantes…

— J’aime à ce qu’elle soit bien habillée : ce n’est que convenable !

— Assurément ; mais il y a aussi les dettes de jeu.

Miss Stepney, au début, ne comptait pas introduire ce grief ; mais, là, Mrs. Peniston n’avait qu’à s’en prendre à sa propre incrédulité. Elle était comme les incrédules obstinés dont il est question dans l’Écriture, qu’il faut anéantir pour les convaincre.

— Des « dettes de jeu» ?… Lily ?… (La voix de Mrs. Peniston tremblait de colère et d’effarement : elle se demandait si Grace Stepney était devenue folle…) Qu’entendez-vous par ses « dettes de jeu » ?

— Tout simplement que, si on joue de l’argent au bridge dans la coterie de Lily, on s’expose à perdre de grosses sommes… et je ne suppose pas que Lily gagne toujours.

— Qui vous a dit que ma nièce jouait de l’argent ?

— Mon Dieu, cousine Julia, ne me regardez pas comme si j’essayais de vous monter contre Lily !… tout le monde sait qu’elle est enragée de bridge. Mrs. Gryce m’a dit elle-même que c’est de la voir jouer qui a effrayé Percy Gryce : il paraît qu’au début il était tout à fait sous son charme. Mais, bien entendu, dans le clan de Lily il est tout à fait reçu que les jeunes filles jouent de l’argent. Par le fait, on est porté à l’excuser à cause de cela…

— L’excuser de quoi ?

— D’être gênée… et d’accepter les bons offices d’hommes… comme Gus Trenor… et George Dorset…

Mrs. Peniston poussa un nouveau cri

— « George Dorset » ?… Y a-t-il encore quelqu’un d’autre ?… Je désire savoir le pis, s’il vous plaît !

— N’interprétez pas mes paroles de cette façon, cousine Julia !… Dans ces derniers temps, Lily a été beaucoup avec les Dorset, et lui semble l’admirer… mais ça, c’est tout naturel… Et je suis bien sûre qu’il n’y a pas un mot de vrai dans toutes les vilaines histoires que l’on raconte ; mais il est certain qu’elle a dépensé beaucoup d’argent, cet hiver. L’autre jour, Evie Van Osburgh était chez Céleste, à commander son trousseau… Oui, le mariage a lieu le mois prochain… et elle m’a dit que Céleste lui a montré des choses ravissantes qu’elle envoyait justement à Lily… Et on raconte que Judy Trenor s’est disputée avec elle à cause de Gus ; mais je suis aux regrets de vous avoir parlé, sûrement, quoique je ne l’aie fait que par bonté pure.

La sincère incrédulité de Mrs. Peniston lui permit de congédier miss Stepney avec un dédain qui était de mauvais augure pour son « envoi en possession » du brocart noir ; mais les esprits impénétrables à la raison ont généralement quelque fissure par où s’infiltre le soupçon, et les insinuations de Grace ne s’enfuirent pas aussi rapidement que Mrs. Peniston l’aurait cru. Mrs. Peniston n’aimait pas les scènes, et, dans son ferme propos de les éviter, elle s’était toujours tenue à l’écart des détails que pouvait présenter l’existence de Lily. Dans sa jeunesse, on ne supposait pas que les jeunes filles eussent besoin d’une étroite surveillance : on les présumait, généralement, absorbées par les très légitimes occupations de la cour et du mariage, et l’intervention de leurs tuteurs naturels en de pareilles affaires aurait paru aussi peu justifiable que celle d’un spectateur se mêlant tout d’un coup à un jeu. Il y avait, bien entendu, des jeunes filles fast, même en ces temps reculés ; mais, si elles étaient fast, on ne voyait dans ce fait, pour mettre les choses au pis, qu’un excès d’allégresse physique, où il n’y avait rien de plus à reprendre qu’un manque de tenue. Aujourd’hui ce mot de fast semblait synonyme d’« immoral », et la seule idée d’immoralité était aussi désagréable à Mrs Peniston qu’une odeur de cuisine dans le salon : c’était une des conceptions que son esprit ne voulait pas admettre…

Elle n’avait nulle intention de répéter tout de suite à Lily ce qu’on lui avait dit, ni même d’en vérifier l’exactitude par un discret interrogatoire. L’essayer seulement, c’était peut-être provoquer une scène ; et une scène, avec les nerfs ébranlés de Mrs. Peniston, avec les effets de son grand dîner à peine digéré, avec son esprit encore tremblant d’impressions nouvelles, c’était un risque enfin qu’elle jugeait de son devoir de s’épargner. Mais il restait au fond de sa pensée un solide dépôt de ressentiment contre sa nièce, d’autant plus dense que nulle explication ni discussion ne devait le clarifier. C’était horrible à une jeune fille de permettre qu’on parlât d’elle ; si peu fondées que fussent les accusations, elle était à blâmer d’y avoir donné lieu. Mrs. Peniston avait la sensation qu’il y avait une maladie contagieuse dans sa maison, et qu’elle était condamnée à demeurer assise, toute frissonnante, au milieu de ses meubles contaminés.

XII


Miss Bart, à vrai dire, s’était engagée dans une voie tortueuse, et aucun de ceux qui la critiquaient n’en était plus affecté qu’elle-même ; mais elle se sentait fatalement entraînée d’un mauvais tournant à un autre, et elle n’apercevait jamais le droit chemin que lorsqu’il était trop tard pour le suivre.

Lily, qui se considérait comme au-dessus des préjugés étroits, n’avait pas imaginé que le fait de laisser Gus Trenor lui gagner un peu d’argent pût jamais déranger l’équilibre de sa sérénité. Et le fait en lui-même semblait encore assez inoffensif ; mais c’était une source féconde de complications pernicieuses. Quand elle eut épuisé le plaisir de dépenser l’argent, ces complications devinrent plus pressantes, et Lily, dont l’esprit se montrait capable d’une logique sévère dès qu’il s’agissait de faire remonter à autrui les causes de sa malchance, Lily se justifiait elle-même en se disant que tous ses ennuis étaient dus à l’inimitié de Bertha Dorset. À cette inimitié pourtant avait succédé, du moins en apparence, une reprise d’amitié entre les deux femmes. La visite de Lily chez les Dorset leur avait fait découvrir à toutes deux qu’elles pouvaient se rendre des services réciproques ; et l’instinct civilisé goûte un plaisir plus subtil à profiter d’un adversaire qu’à le confondre. Mrs. Dorset, en effet, s’était lancée dans un nouvel essai sentimental, dont Ned Silverton, ci-devant propriété de Mrs. Fisher, était la jeune victime ; et, en de pareils moments, — Judy Trenor en avait fait une fois la remarque, — elle éprouvait un besoin tout particulier de distraire l’attention de son mari. Dorset était aussi difficile à amuser qu’un sauvage ; mais, il avait beau être absorbé en lui-même, il ne pouvait résister aux artifices de Lily, ou plutôt ces artifices étaient particulièrement propres à calmer un égoïsme inquiet. L’école qu’elle avait faite avec Percy Gryce l’aidait à mieux servir les caprices de George Dorset, et si, dans ce cas, le désir de plaire la stimulait de façon moins urgente, les difficultés de sa position lui enseignaient à tirer parti des occasions même secondaires.

Il était peu probable que l’intimité avec les Dorset diminuât ses embarras matériels. Mrs. Dorset n’avait aucun des mouvements de prodigalité de Judy Trenor, et l’admiration de Dorset, apparemment, ne devait pas s’exprimer par des « tuyaux » financiers, même si Lily avait tenu à renouveler ses expériences dans cette direction. Ce qu’elle demandait, pour le moment, à l’amitié des Dorset, c’était simplement sa sanction mondaine. Elle savait que l’on commençait à parler d’elle ; mais ce fait ne l’alarmait pas comme il avait alarmé Mrs. Peniston. Dans son clan, pareil « potin » n’était pas des plus rares ; une belle jeune fille qui flirtait avec un homme marié, on estimait simplement qu’elle jouait sa dernière carte. C’était Trenor lui-même qui l’effrayait. Leur promenade au Parc n’avait pas été un succès. Trenor s’était marié jeune, et, depuis son mariage, ses rapports avec les femmes n’avaient rien de ces bavardages sentimentaux qui se replient l’un sur l’autre comme les sentiers d’un labyrinthe : il fut d’abord déconcerté, puis irrité, de se voir toujours ramené au même point de départ, et Lily sentit que peu à peu elle n’était plus maîtresse de la situation. Trenor, en vérité, devenait d’une humeur ingouvernable. Malgré ses intelligences avec Rosedale, il avait été assez durement « touché » par la baisse ; les frais de son train de maison l’accablaient, et il semblait ne rencontrer de tous côtés qu’une sombre opposition à tous ses vœux, au lieu de la bonne chance qui lui avait souri facilement jusque-là.

Mrs. Trenor était encore à Bellomont ; sa maison de ville était ouverte : elle y descendait, de temps à autre, pour reprendre contact avec le monde ; mais aux piètres divertissements de cette morne saison elle préférait l’excitation renouvelée qu’elle trouvait à recevoir ses invités du samedi au lundi. Depuis les vacances, elle n’avait plus insisté pour que Lily revînt à Bellomont, et, la première fois qu’elles se rencontrèrent en ville, Lily crut percevoir un peu de froideur dans sa manière d’être. Était-ce pur mécontentement d’amie négligée, ou bien d’inquiétantes rumeurs étaient-elles parvenues jusqu’à elle ? Cette dernière hypothèse paraissait peu probable ; pourtant Lily ne se sentait pas tout à fait à l’aise. Si ses sympathies errantes avaient pris racine quelque part, c’était dans cette amitié de Judy Trenor. Elle croyait en la sincérité de l’affection que son amie avait pour elle, bien que cette affection se manifestât parfois d’une façon quelque peu intéressée : courir le risque de se l’aliéner lui répugnait tout particulièrement. D’autre part, elle distinguait nettement les contre-coups d’une telle rupture. Gus Trenor était le mari de Judy : Lily, à de certaines heures, n’avait pas de plus forte raison pour le prendre en grippe et pour lui en vouloir de se sentir son obligée.

Afin d’éclaircir ses doutes, miss Bart, peu après le nouvel an, « s’invita », du samedi au lundi, à Bellomont. Elle avait appris d’avance que la présence de nombreux hôtes la protégerait contre une trop grande assiduité du mari, et la réponse télégraphique de la femme : « Certainement, venez ! » semblait l’assurer de la bienvenue coutumière.

Judy l’accueillit amicalement. Les soucis d’une nombreuse réception l’emportaient toujours chez elle sur les sentiments personnels, et Lily ne vit aucun changement dans l’attitude de son hôtesse. Néanmoins elle découvrit bientôt que sa visite à Bellomont n’était pas une aventure très heureuse. La société était composée de gens que Mrs. Trenor appelait des « somnifères » : elle donnait ce nom générique à toutes les personnes qui ne jouaient pas au bridge, — et, comme c’était son habitude de grouper tous ces gêneurs dans une même catégorie, elle les invitait d’ordinaire ensemble, sans tenir compte de leurs autres caractéristiques. Le résultat était une impossible combinaison de gens n’ayant pas d’autre trait commun que leur abstention du bridge, et les antagonismes qui foisonnaient dans ce groupe, dépourvu du seul goût peut-être susceptible de l’unifier, se trouvèrent aggravés, cette fois, par le mauvais temps, comme par l’ennui mal dissimulé du maître et de la maîtresse de maison.

En de pareilles conjonctures, Judy avait d’habitude recours à Lily pour fondre les éléments discordants ; et miss Bart, présumant que ce service était attendu d’elle, s’y jeta aussitôt avec son zèle ordinaire. Mais dès l’abord elle sentit une subtile résistance qui s’opposait à ses efforts. Si les manières de Mrs. Trenor à son égard n’avaient pas changé, il y avait certainement quelque froideur dans celles des autres dames. Une allusion caustique, en passant, à « vos amis les Wellington Bry », ou « au petit juif qui a acheté la maison Greiner… quelqu’un nous a dit que vous le connaissiez, miss Bart ! » — montra bien à Lily qu’elle était en défaveur auprès de cette partie de la société qui, tout en contribuant le moins à son amusement, s’est arrogé le droit de décider quelle forme cet amusement doit prendre. Ce n’était qu’une indication, et légère : l’année d’avant, Lily en aurait souri, se fiant au charme de sa personne pour dissiper tous les préjugés qu’on pouvait avoir contre elle. Mais elle était devenue plus sensible à la critique et moins sûre de son talent à la désarmer. Elle savait, au surplus, que si, ces dames, à Bellomont, se permettaient de critiquer ses amis ouvertement, c’était la preuve qu’elles ne craignaient pas de la critiquer, elle, derrière son dos. La crainte nerveuse que quelque chose dans les façons de Trenor ne parût justifier leur désapprobation lui fit multiplier les prétextes pour l’éviter, et, en quittant Bellomont, elle avait conscience d’avoir manqué tous les buts qu’elle s’était proposés en y allant.

Elle rentra en ville pour retrouver des préoccupations qui, momentanément, eurent l’heureux effet de bannir les pensées importunes. Les Welly Bry, après bien des débats et d’anxieuses délibérations avec leurs nouveaux amis, s’étaient arrêtés à la solution hardie de donner une grande réception. Attaquer la société collectivement, quand les moyens d’approche se réduisent à quelques personnes de connaissance, équivaut à s’avancer en pays inconnu avec un nombre insuffisant d’éclaireurs ; mais une tactique aussi téméraire a mené parfois à de brillantes victoires et les Bry étaient déterminés à tenter la fortune. Mrs. Fisher, à qui ils avaient confié la conduite de l’affaire, avait décrété que des tableaux vivants et de la musique coûteuse étaient les deux appâts les plus susceptibles d’attirer la proie désirée, et, après des négociations prolongées, grâce à son remarquable esprit d’intrigue, elle avait décidé une douzaine de femmes élégantes à s’exhiber dans une série de tableaux dont, par un autre miracle de persuasion, l’éminent peintre de portraits Paul Morpeth avait accepté d’être le metteur en scène.

Lily, en pareil cas, était dans son élément. Sous la direction de Morpeth, son sens plastique très vif, à qui jusqu’à présent on n’avait donné en pâture que des problèmes de toilette et d’ameublement, trouva à s’exprimer dans l’arrangement des draperies, l’étude des postures, le jeu des lumières et des ombres. Son instinct dramatique s’éveilla au choix des sujets, et les fastueuses reproductions de costumes historiques remuèrent une imagination que seules les impressions visuelles pouvaient atteindre. Mais, par-dessus tout, c’était la griserie de déployer sa beauté sous un aspect nouveau, de montrer que son charme n’était pas une puissance figée, qu’il pouvait modeler toutes les émotions humaines en formes nouvelles de grâce.

Mrs. Fisher avait bien pris ses mesures, et la société, surprise dans un moment d’ennui, succomba à la tentation que lui offrait l’hospitalité de Mrs. Bry. Les quelques protestataires disparurent dans la foule qui abjura et accourut : l’assistance était presque aussi brillante que le spectacle.

Lawrence Selden était parmi ceux qui avaient cédé aux attractions annoncées. S’il ne se conformait pas souvent à cet axiome mondain qu’un homme peut aller où bon lui semble, c’était pour avoir appris depuis longtemps qu’il ne trouvait guère de plaisir que dans un petit groupe d’esprits semblables au sien. Mais il goûtait les beaux spectacles, et il n’était pas insensible au rôle que l’argent peut jouer dans leur apprêt : tout ce qu’il demandait aux gens très riches, c’était qu’ils fussent à la hauteur de leur métier d’impresario, et qu’ils ne dépensassent pas leur argent d’une manière ennuyeuse. Pour cela, les Bry ne pouvaient certes pas en être accusés. Leur maison, cadre défectueux, sans doute, pour la vie domestique, était presque aussi bien comprise pour le déploiement d’une grande fête que ces monuments de plaisance improvisés par les architectes italiens pour bien faire valoir l’hospitalité des princes. L’air d’improvisation était partout manifeste : si récente, et comme instantanée, semblait toute la décoration qu’il fallait toucher les colonnes de marbre pour reconnaître qu’elles n’étaient pas en carton, s’asseoir dans un des fauteuils de damas et d’or pour être sûr qu’ils n’étaient pas peints sur la muraille.

Selden, qui avait mis un de ces fauteuils à l’épreuve, dans un coin de la salle de bal, se surprit à examiner avec un véritable contentement tout ce qu’il avait devant lui. Le public, obéissant à l’instinct qui exige de beaux costumes dans un beau décor, avait songé au cadre fourni par Mrs. Bry encore plus qu’à soi-même. La foule assise, remplissant l’énorme salle sans qu’il y eût trop de cohue, présentait une surface de riches tissus et d’épaules gemmées en harmonie avec les murs festonnés et dorés, avec le splendide coloris du plafond vénitien. À l’extrémité de la salle une scène avait été dressée, derrière une arche où pendait un rideau de vieux damas ; mais, dans le temps qui précéda le premier écartement du rideau, on s’inquiétait assez peu de ce qu’il pouvait cacher : chacune des femmes qui avaient accepté l’invitation de Mrs. Bry s’efforçait de découvrir combien de ses amies avaient fait de même.

Gerty Farish, assise à côté de Selden, était perdue dans cette jouissance aveugle et sans jugement qui irritait si fort l’esprit plus raffiné de miss Bart. Il se peut que le voisinage de Selden eût quelque chose à faire avec la qualité du plaisir qu’éprouvait sa cousine ; mais miss Farish était trop peu accoutumée à expliquer la joie que lui causaient des scènes de ce genre par la part personnelle qu’elle y pouvait prendre : elle n’avait conscience que d’une profonde satisfaction.

— N’est-ce pas que c’est gentil à Lily de m’avoir procuré une invitation ?… Bien entendu, Carry Fisher n’aurait jamais eu l’idée de me mettre sur la liste, et j’aurais tant regretté de ne pas voir tout cela… et, en particulier, Lily elle-même !… Quelqu’un m’a dit que le plafond était de Véronese… vous, vous devez savoir, naturellement, Lawrence… Je suppose que c’est très beau, mais ses femmes sont terriblement grasses… Des déesses ? Eh bien, tout ce que je peux dire, c’est que, si elles avaient été de simples mortelles et avaient dû porter des corsets, cela aurait mieux valu pour elles ! Je trouve nos femmes bien plus jolies… Cette pièce est très seyante : tout le monde y paraît à son avantage !… Avez-vous jamais vu des bijoux pareils ? Regardez, je vous prie, les perles de Mrs. Georges Dorset : je suppose que la plus petite d’entre elles payerait le loyer de notre Cercle de Jeunes filles pour une année… Mais je n’ai pas le droit de me plaindre, pour ce qui est du cercle : tout le monde a été si bon !… Vous ai-je raconté que Lily nous a donné trois cents dollars ? N’est-ce pas vraiment magnifique de sa part ?… Et puis elle a récolté une masse d’argent chez ses amis : Mrs. Bry nous a donné cinq cents dollars, et monsieur Rosedale mille… Je voudrais bien que Lily fût moins aimable avec monsieur Rosedale, mais elle prétend que cela ne sert à rien d’être malhonnête avec lui, parce qu’il ne voit pas la différence… Elle ne peut pas supporter de faire de la peine aux gens : oh ! cela m’exaspère quand on soutient qu’elle est froide et infatuée d’elle-même ! Ce n’est pas l’avis des jeunes filles, au cercle… Savez-vous qu’elle y est venue deux fois avec moi ?… elle, Lily !… Et il fallait voir leurs yeux ! L’une d’entre elles a dit que cela valait une journée à la campagne, rien que de la regarder… Elle était là, riant et bavardant avec ces jeunes filles… pas du tout comme si elle faisait une visite de charité, vous savez, mais comme si elle y prenait autant de plaisir que les autres. Aussi, depuis, on ne cesse de me demander quand elle reviendra ; et elle m’a promis… Oh !

Les confidences de miss Farish furent brusquement interrompues par le rideau qui s’ouvrait sur le premier tableau : — un groupe de nymphes dansant sur une pelouse émaillée de fleurs, dans les poses rythmiques du Printemps de Botticelli. L’effet des tableaux vivants dépend non seulement de l’heureuse disposition des lumières et de l’illusion produite par les couches de gaze interposées, mais aussi de la correspondance établie entre la vision mentale et l’objet : pour les esprits peu meublés, ils demeurent, malgré tous les rehaussements de l’art, comme des figures de cire supérieures ; mais pour l’imagination qui sait leur répondre, ils permettent de magiques coups d’œil sur le monde intermédiaire entre le réel et l’idéal. L’esprit de Selden était de cet ordre : il pouvait s’abandonner à des influences hallucinantes aussi complètement qu’un enfant au prestige d’un conte de fées. Il ne manquait aux tableaux de Mrs. Bry aucune des qualités qui contribuent à des illusions de ce genre, et, sous la direction de Morpeth, ils se succédaient avec la marche rythmée de quelque frise splendide, où les courbes fugitives de la chair animée et les feux errants des yeux juvéniles avaient été soumis à l’harmonie plastique sans perdre le charme de la vie.

Les sujets étaient empruntés à des tableaux anciens, et les acteurs avaient été habilement pourvus de rôles convenant à leurs types. Personne, par exemple, n’aurait pu faire un Goya plus typique que Carry Fisher, avec sa figure courte et sa peau brune, l’éclat exagéré de ses yeux, la provocation de son sourire franchement peint. Une brillante miss Smedden, de Brooklyn, reproduisait à la perfection les courbes somptueuses de « la fille du Titien » soulevant un plat d’or, chargé de raisins, au-dessus de l’or harmonieux d’une chevelure ondulante et d’un riche brocart. Une jeune Mrs. Van Alstyne, du type hollandais plus frêle, avec un front haut veiné de bleu, avec des yeux et des sourcils pâles, faisait en satin noir, contre une arcade drapée, un Van Dyck caractéristique. Puis venaient des nymphes de Kauffmann enguirlandant l’autel de l’Amour ; un souper de Véronèse, tout en tissus éclatants, en chevelures emmêlées de perles, en architecture de marbre ; enfin un groupe de Watteau, des comédiens jouant du luth, flânant auprès d’une fontaine, dans une clairière ensoleillée.

Chaque tableau, avant de s’évanouir, éveillait chez Selden le don de fantaisie, l’entraînant si loin en des perspectives imaginaires que même les commentaires continuels de Gerty Farish : « Oh ! comme Lulu Melson est jolie !… » ou bien « Ce doit être Kate Corby, là-bas, à droite, en pourpre… » ne parvenaient pas à rompre l’illusion. La personnalité des acteurs avait été si habilement soumise aux scènes où ils figuraient que même les spectateurs les moins imaginatifs durent éprouver, par contraste, un frisson de surprise quand le rideau tout à coup se rouvrit sur un tableau qui était simplement et sans déguisement le portrait de miss Bart.

Cette fois, il était impossible de s’y tromper, c’était bien la personnalité qui prédominait : le « oh ! » unanime du public était un hommage, non à l’œuvre de Reynolds, Mrs Lloyd, mais à la beauté en chair et en os de Lily Bart. Elle avait montré son intelligence artistique en choisissant un type si semblable au sien qu’elle pouvait incarner la personne représentée sans cesser d’être elle-même. C’était comme si, au lieu d’en sortir, elle était entrée dans le panneau de Reynolds, bannissant le fantôme de la beauté morte par tout l’éclat de sa grâce vivante. L’idée de se produire dans un décor splendide — elle avait songé, un instant, à représenter la Cléopâtre de Tiepolo — avait cédé à l’instinct plus juste de se confier à sa seule beauté, et elle avait choisi tout exprès un tableau où aucun accessoire de toilette ou autre ne détournât l’attention de sa personne. Ses draperies pâles, et le fond de feuillage contre lequel elle se tenait debout, ne servaient qu’à mettre en relief les longues courbes de dryade qui remontaient de son pied balancé jusqu’à son bras levé. Le noble élan de son attitude, la suggestion d’une grâce qui prenait son essor, révélaient ce caractère poétique de sa beauté que Selden sentait toujours en sa présence, mais dont il perdait la notion dès qu’il n’était plus auprès d’elle. L’expression en était si vive qu’il lui sembla qu’il avait devant lui pour la première fois la vraie Lily Bart, dépouillée des trivialités de son petit monde, et saisissant pour un instant une note de cette éternelle harmonie dont sa beauté était une part.

— C’est bigrement hardi de se montrer dans ce costume ; mais, parbleu, la ligne n’a pas encore bronché, et je suppose qu’elle voulait nous le faire savoir !

Ces mots, prononcés par le connaisseur expérimenté qu’était M. Ned Van Alstyne, — sa moustache blanche et parfumée avait effleuré l’épaule de Selden chaque fois que l’écartement du rideau offrait une occasion exceptionnelle pour l’étude d’un contour féminin, — ces mots produisirent sur leur auditeur un effet inattendu. Ce n’était pas la première fois que Selden entendait célébrer avec cette légèreté la beauté de Lily, et jusqu’ici le ton de pareille glose avait imperceptiblement nuancé l’idée qu’il se faisait d’elle. Mais, cette fois, il n’eut qu’un transport d’indignation et de mépris : voilà le monde dans lequel elle vivait, et par lequel son destin la condamnait à être appréciée !… Est-ce à Caliban que l’on s’adresse pour avoir un jugement sur Miranda ?

Dans le long moment qui s’écoula avant la chute du rideau, il eut le temps de sentir tout le tragique de cette existence. C’était comme si la beauté de cette jeune fille, ainsi détachée de tout ce qui la ravalait et la vulgarisait, avait tendu vers lui des mains suppliantes, de cet autre monde où lui et elle s’étaient rencontrés naguère, un instant, et où il éprouvait un impérieux besoin de se retrouver avec elle.

Il fut ramené à la réalité par la pression d’une main extatique.

— Lawrence, n’est-ce pas qu’elle était trop belle ?… Ne la préférez-vous pas dans cette robe toute simple ?… Elle ressemble ainsi à la vraie Lily… la Lily que je connais.

Il vit les yeux débordants de Gerty :

— La Lily que nous connaissons ! — corrigea-t-il.

Et sa cousine, toute rayonnante de l’accord attesté par ces paroles, s’écria joyeusement :

— Je lui dirai cela !… Elle prétend toujours que vous ne l’aimez pas…


Quand la représentation fut terminée, le premier mouvement de Selden fut de chercher miss Bart. Durant l’intermède musical qui succéda aux tableaux, les acteurs s’étaient assis çà et là dans l’auditoire, diversifiant son apparence conventionnelle par le pittoresque varié de leurs costumes. Lily cependant n’était pas parmi eux, et son absence ne fit que prolonger l’effet produit sur Selden : le charme eût été rompu, s’il l’eût aperçue trop vite dans le milieu d’où cet épisode l’avait si heureusement détachée. Ils ne s’étaient pas rencontrés depuis le jour du mariage Van Osburgh, et c’était avec intention que lui tout au moins l’avait évitée. Ce soir, pourtant, il savait que, tôt ou tard, il se trouverait à ses côtés ; et, s’il laissait autour de lui la foule s’écouler et se disperser à son gré, sans faire d’effort immédiat pour la rejoindre, ses retardements n’étaient pas dus à un reste de résistance, mais au désir de s’abandonner plus longtemps au sentiment d’avoir entièrement capitulé.

Lily n’avait pas eu un instant de doute sur la signification du murmure qui avait salué son apparition. Aucun autre tableau n’avait été accueilli par ce témoignage précis d’approbation : c’était évidemment elle-même qui l’avait provoqué, et non l’effigie qu’elle incarnait. Elle avait eu peur, au dernier moment, de risquer trop en se passant des avantages d’un décor plus magnifique, et la plénitude de son triomphe lui donna une sensation enivrante de pouvoir reconquis. Comme elle ne se souciait point d’atténuer l’impression qu’elle avait produite, elle se tint à l’écart du public jusqu’à la dislocation qui précéda le souper, et elle eut ainsi une deuxième occasion de se montrer à son avantage, tandis que la foule se répandait lentement dans le salon vide où elle se tenait debout.

Elle se trouva bientôt le centre d’un groupe, qui s’accrut et se renouvela à mesure que la circulation devint générale, et les commentaires individuels sur son succès prolongèrent délicieusement les bravos collectifs. À de tels moments, elle perdait un peu de son dédain naturel, et attachait moins d’importance à la qualité qu’à la quantité d’admiration. Les différences de personnes se fondaient dans une chaude atmosphère de louanges où sa beauté s’épanouissait comme une fleur au soleil ; et, si Selden s’était approché une ou deux minutes plus tôt, il aurait pu la voir accordant à Ned Van Alstyne et à George Dorset le regard qu’il avait rêvé de capturer pour lui-même.

Le hasard fit toutefois que la survenue précipitée de Mrs. Fisher, auprès de laquelle Van Alstyne remplissait les fonctions d’aide de camp, vint dissoudre le groupe avant que Selden eût atteint le seuil de la pièce. Quelques hommes s’éloignèrent, à la recherche de leur compagne de souper, et les autres, à l’approche de Selden, lui cédèrent la place, conformément à la tacite franc-maçonnerie des salles de bal. Lily était donc seule quand il l’aborda ; et, trouvant dans ses yeux le regard attendu, il eut la satisfaction de s’imaginer que c’était lui qui l’avait allumé. Le regard, à vrai dire, gagna en profondeur tandis qu’il se posait sur lui : car, même dans ce moment où elle était ivre d’elle-même, Lily sentit son cœur battre plus vite, comme il lui arrivait toujours quand Selden était près d’elle. Elle lut aussi dans ses yeux, à lui, la délicieuse confirmation de son triomphe, et, un instant, il lui sembla qu’elle ne se souciait d’être belle que pour lui seul.

Selden lui offrit le bras sans rien dire. Elle le prit en silence, et ils s’éloignèrent, non pas vers la salle du souper, mais en remontant le courant qui s’y dirigeait. Les figures autour d’elle flottaient comme font les images mouvantes dans le sommeil : elle savait à peine où Selden la conduisait, jusqu’au moment où ils passèrent par une porte vitrée, au bout d’une longue enfilade de pièces, et se trouvèrent tout à coup dans la paix embaumée d’un jardin. Le gravier criait sous leurs pieds, et autour d’eux régnait la transparente obscurité d’une nuit d’été. Des lumières appendues formaient des cavernes d’émeraude dans les profondeurs du feuillage et blanchissaient le jet d’une fontaine qui tombait parmi des nénuphars. Ce lieu magique était désert : il n’y avait d’autre bruit que le fracas de l’eau sur les feuilles épaisses des nénuphars et une onde lointaine de musique qui semblait souffler par-dessus un lac endormi.

Selden et Lily demeuraient immobiles, acceptant l’irréalité de la scène comme unie à leur propre sensation de rêve. Ils n’eussent pas été surpris qu’une brise d’été vint leur caresser le visage, ou de voir les lumières apparues à travers les branches se doubler à la voûte d’un ciel étoilé. L’étrange solitude autour d’eux n’était pas plus étrange que la douceur de s’y trouver ensemble.

Enfin Lily retira sa main, et fit un pas en arrière : la sveltesse de sa robe blanche se profila contre le noir des massifs. Selden la suivit, et, toujours sans parler, ils s’assirent sur un banc, près de la fontaine.

Tout à coup elle leva les yeux, avec la gravité suppliante d’un enfant :

— Vous ne me parlez jamais… Vous pensez à moi avec dureté ! murmura-t-elle.

— Je pense à vous, en tout cas, Dieu le sait ! dit-il.

— Alors pourquoi ne nous voyons-nous jamais ? Pourquoi ne pouvons-nous être amis ?… Vous m’aviez promis, une fois, de m’aider, — continua-t-elle sur le même ton, comme si les mots lui échappaient malgré elle.

— Je ne peux vous aider qu’en vous aimant. — dit Selden à voix basse.

Elle ne répondit pas, mais son visage se tourna vers lui avec le mouvement léger d’une fleur. Il approcha le sien, lentement, et leurs lèvres se touchèrent.

Elle recula et se leva. Selden se leva aussi et ils se tinrent en face l’un de l’autre. Tout à coup elle lui prit la main et l’appuya, un instant, contre sa joue.

— Ah ! aimez-moi, aimez-moi… mais ne me le dites pas ! — soupira-t-elle, les yeux dans ceux de Lawrence.

Et, avant qu’il pût répliquer, elle se retourna, glissa sous l’arceau des branches et disparut dans la lumière de la pièce voisine.

Selden demeura où elle l’avait laissé : il connaissait trop bien la fugacité des minutes exquises pour tenter de la suivre ; mais bientôt il rentra dans la maison et, à travers les appartements déserts, il s’achemina vers la porte. Quelques dames aux pelisses fastueuses étaient déjà réunies dans le hall de marbre, et, au vestiaire, il trouva Ned Van Alstyne et Gus Trenor.

Le premier, à l’approche de Selden, s’interrompit dans le choix minutieux d’un cigare, qu’il prenait dans une des boîtes d’argent hospitalièrement disposées près de la porte.

Tiens, Selden, vous partez aussi ? Vous êtes un épicurien comme moi, je vois : vous n’avez pas envie de voir gobelotter ces déesses… Seigneur ! quelle exposition de jolies femmes !… mais pas une qui aille à la cheville de ma petite cousine… Parlez-moi encore de bijoux : comme si une femme avait besoin de bijoux, quand elle peut se produire elle-même !… Le malheur est que tous ces falbalas masquent leurs lignes, quand elles en ont… Je ne savais pas jusqu’à ce soir à quel point Lily est bien faite.

— Ce n’est pas sa faute si tout le monde ne le sait pas maintenant ! — grommela Trenor, rouge de l’effort qu’il faisait pour entrer dans son paletot fourré ! C’est d’un goût déplorable, voilà mon avis… Non, pas de cigare pour moi ! Vous ne savez jamais ce que vous fumez, chez ces gens-là : c’est probablement le chef qui achète les cigares… Rester pour le souper ? Non pas ! Quand les gens invitent tellement de monde que vous ne pouvez arriver jusqu’aux personnes à qui vous voudriez parler, autant souper dans le métropolitain à l’heure de la bousculade… Ma femme a eu fichtrement raison de ne pas venir : elle dit que la vie est trop courte pour la gaspiller à former des parvenus.

EDITH WHARTON
Traduit de l’anglais par charles du bos

(À suivre.)


CHEZ


LES HEUREUX DU MONDE[5]

XIII


Lily, à son réveil, après d’heureux rêves, trouva deux billets à côté de son lit.

L’un était de Mrs. Trenor, annonçant qu’elle venait en ville, tantôt, pour la journée seulement… Elle espérait bien que miss Bart pourrait dîner avec elle… L’autre était de Selden. Il écrivait brièvement qu’une affaire importante l’appelait à Albany ; il ne serait de retour que dans la soirée : il priait Lily de lui faire savoir à quelle heure elle pourrait le recevoir le lendemain.

Lily, enfoncée dans ses oreillers, regardait rêveusement cette lettre. La scène dans la serre des Bry avait fait comme partie de ses rêves ; elle ne s’était pas attendue à se réveiller devant l’évidence de sa réalité. Elle eut tout d’abord un mouvement d’ennui : cet acte imprévu de Selden ajoutait une autre complication à son existence. Cela lui ressemblait si peu, à lui, de céder à une impulsion tellement irrationnelle ! Avait-il vraiment l’intention de la demander en mariage ? Une fois déjà, elle lui avait montré l’impossibilité d’un semblable espoir ; et toute sa conduite, depuis, avait semblé prouver qu’il acceptait la situation si raisonnablement que sa vanité, à elle, en avait été un peu mortifiée. Il n’en était que plus agréable de découvrir que cette sagesse ne durait qu’au prix de ne pas la voir ; mais, bien que rien au monde, pour Lily, ne fût aussi doux que le sentiment du pouvoir qu’elle exerçait sur Selden, elle vit le danger qu’il y aurait à permettre que l’épisode de la nuit précédente eût une suite. Puisqu’elle ne pouvait pas l’épouser, c’était à la fois plus charitable et plus commode de lui répondre un mot amical sans faire allusion à son désir de la voir : il n’était pas homme à s’y méprendre, et, lorsqu’ils se rencontreraient de nouveau, ce serait comme toujours, sur le même pied de camaraderie.

Lily sauta hors du lit, et alla droit à son bureau : elle voulait écrire tout de suite, pendant qu’elle pouvait se fier à la force de sa résolution. Elle était pourtant alanguie par son peu de sommeil et par la griserie de la soirée, et la vue de l’écriture de Selden lui remit en mémoire le point culminant de son triomphe, le moment où elle avait lu dans les yeux du jeune homme qu’il n’y avait pas de philosophie qui pût tenir contre ses charmes. Ne vaudrait-il pas la peine de se donner une fois encore cette sensation ? Nul autre ne pouvait la lui procurer dans sa plénitude, et elle ne pouvait tolérer l’idée de gâter ce voluptueux souvenir par un refus définitif. Elle prit la plume et griffonna en hâte : « Demain, à quatre heures »… Elle se murmurait à elle-même, tandis qu’elle glissait la feuille dans l’enveloppe :

— Je pourrai toujours le décommander demain…

La lettre de Judy Trenor était la très bienvenue. C’était la première fois que Lily recevait un message direct de Bellomont depuis la dernière visite qu’elle y avait faite, et elle était encore hantée par la crainte d’avoir encouru le déplaisir de Judy. Mais cette sommation caractéristique semblait rétablir leurs relations anciennes ; et Lily sourit, à la pensée que son amie la mandait probablement pour avoir un compte rendu de la fête des Bry. Mrs. Trenor s’était dispensée d’y paraître, peut-être pour la raison si franchement énoncée par son mari, peut-être parce que, selon la version un peu différente de Mrs. Fisher, « elle ne pouvait supporter les parvenus quand elle ne les avait pas inventés elle-même ».

En tout cas, bien qu’elle fût restée superbement à Bellomont, Lily soupçonnait en elle une envie dévorante de savoir ce qu’elle avait manqué, et dans quelle mesure exactement Mrs. Wellington Bry avait surpassé tous les précédents candidats à la consécration mondaine. Lily était toute prête à satisfaire cette curiosité, mais il se trouvait qu’elle dînait en ville. Elle décida néanmoins de voir Mrs. Trenor, ne fût-ce qu’une minute, et, sonnant sa femme de chambre, elle envoya un télégramme pour dire qu’elle irait chez son amie, ce soir, à dix heures.

Elle dînait chez Mrs. Fisher, qui réunissait sans cérémonie quelques-uns des acteurs de la veille. Il devait y avoir de la musique nègre dans l’atelier, après dîner : — car Mrs. Fisher, désespérant de la république, s’était mise à modeler, et avait annexé à sa petite maison déjà trop encombrée un spacieux appartement, qui, quel qu’en fût l’usage aux heures d’inspiration plastique, servait, en d’autres moments, à l’exercice d’une infatigable hospitalité. — Lily regrettait de s’en aller, car le dîner était amusant, et elle eût aimé à déguster une cigarette et à entendre quelques chansons ; mais elle ne pouvait manquer à son rendez-vous avec Judy, et, peu après dix heures, elle pria son hôtesse de faire appeler un hansom et remonta la Cinquième Avenue, se rendant chez les Trenor.

Elle attendit assez longtemps sur le pas de la porte, et s’étonna que la présence de Judy en ville ne fût pas signalée par une plus grande promptitude à la recevoir ; sa surprise augmenta quand, au lieu du valet de pied se dépêchant d’enfiler son habit, un homme de peine, mal tenu, en « complet » de calicot, l’introduisit dans le hall tendu de toile. Mais Trenor apparut aussitôt sur le seuil du salon, et l’accueillit avec une volubilité inaccoutumée, tandis qu’il la débarrassait de son manteau et l’entraînait dans la pièce.

— Allons, venez jusque dans l’antre : c’est le seul endroit confortable de la maison… Cette pièce n’a-t-elle pas l’air d’attendre la levée du corps ?… Je ne peux pas comprendre pourquoi Judy ensevelit la maison sous ces affreux linceuls blancs… Rien que de traverser ces appartements par un jour froid suffirait à donner une pneumonie… Vous avez l’air vous-même quelque peu gelée, d’ailleurs : il fait assez aigre dehors. Je l’ai remarqué en rentrant du club… Allons, venez, je vous donnerai une goutte d’eau-de-vie, et vous pourrez vous rôtir devant le feu et essayer mes nouvelles cigarettes égyptiennes… Ce petit Turc de l’ambassade m’a fait connaître une nouvelle marque : il faut que vous y goûtiez, et, si vous les aimez, je vous en ferai venir : on ne les trouve pas encore ici, mais je câblerai.

Il la conduisit, par toute la maison, vers une grande pièce, située à l’arrière, où Mrs. Trenor se tenait d’habitude et qui, même en son absence, conservait un air d’être habitée. Il y avait là, comme de coutume, des fleurs, des journaux, une table à écrire en désordre, — un aspect général d’intimité éclairée, si bien que c’était une surprise de ne pas voir la figure énergique de Judy se dresser de son fauteuil, près du feu.

C’était apparemment Trenor lui-même qui avait occupé le siège en question, car il y avait au-dessus un nuage de fumée de cigare et, tout auprès, une de ces tables pliantes compliquées, que l’ingéniosité anglaise a imaginées pour faciliter la circulation du tabac et des liqueurs. Des appareils de ce genre dans un salon n’avaient rien d’extraordinaire dans la coterie de Lily, où le plaisir de fumer et de boire n’était restreint par aucune considération de temps ni de lieu, et son premier geste fut de prendre une des cigarettes recommandées par Trenor, tandis qu’elle coupait court à sa loquacité en lui demandant avec un regard surpris :

— Où est Judy ?

Trenor, un peu échauffé par le flux inusité de ses paroles, et peut-être aussi par un compagnonnage trop prolongé avec les flacons, se penchait sur eux pour en déchiffrer les étiquettes d’argent :

— Voilà, Lily… rien qu’une goutte de cognac dans un peu d’eau de Seltz… Vous avez l’air vraiment gelée, vous savez : je jurerais que vous avez le bout du nez rouge… Je vais prendre encore un verre pour vous tenir compagnie… Judy ?… Ah ! voilà… Judy a une terrible migraine… elle est complètement terrassée, la pauvre… elle m’a prié de vous expliquer… enfin d’arranger tout… Mais venez donc près du feu : vous avez l’air tout à fait éreintée… Là, laissez-moi vous installer confortablement, soyez gentille…

Il lui avait pris la main, plaisantant à demi, et l’entraînait vers un siège bas, près du foyer ; mais elle s’arrêta et se dégagea tranquillement.

— Voulez-vous dire que Judy n’est pas assez bien pour me voir ? Ne désire-t-elle pas que je monte ?

Trenor vida le verre qu’il s’était versé, et le déposa lentement avant de répondre.

— Non, non… Le fait est qu’elle n’est en état de voir personne… C’est venu tout d’un coup, figurez-vous, et elle m’a prié de vous dire combien elle était désolée… Si elle avait su où vous dîniez, elle vous aurait envoyé un mot.

— Elle savait où je dînais : je l’avais dit dans mon télégramme… Mais cela n’a pas d’importance, bien entendu… Je suppose que, puisqu’elle est si mal en train, elle ne retournera pas à Bellomont dans la matinée : je pourrai venir la voir.

— C’est ça… parfaitement… excellente idée !… Je lui dirai que vous entrerez un instant, demain matin… Et maintenant asseyez-vous une minute, voilà… et taillons ensemble une bonne petite bavette… Vous ne voulez pas boire une goutte, juste pour être sociable ?… Dites-moi ce que vous pensez de cette cigarette… Quoi ! vous ne l’aimez pas ? Pourquoi la jetez-vous ?

— Je la jette parce qu’il faut que je m’en aille… Voulez-vous avoir la bonté de me faire appeler une voiture ? — répliqua Lily avec un sourire.

Elle n’aimait pas l’agitation peu naturelle de Trenor et ce qui en était l’explication trop évidente : l’idée de se trouver seule avec lui, son amie étant là-haut, hors d’atteinte, à l’autre bout de la grande maison vide, ne lui faisait pas désirer la prolongation de leur tête-à-tête.

Mais Trenor, avec une promptitude qui n’échappa pas à son attention, s’était placé entre elle et la porte.

— Pourquoi faut-il que vous vous en alliez ? Je voudrais bien le savoir… Si Judy avait été là, vous seriez restée à bavarder jusqu’à je ne sais quelle heure… et vous ne pouvez pas me donner cinq minutes ?… C’est toujours la même histoire… Hier soir, je n’ai pas pu vous approcher. Je ne suis allé à cette odieuse, à cette fête, odieusement vulgaire que pour vous voir ; tout le monde parlait de vous, et on me demandait si j’avais jamais rien vu d’aussi étourdissant, et, quand j’ai essayé de venir vous dire un mot, vous n’avez pas daigné me remarquer, et vous avez continué à rire et à plaisanter avec un tas d’idiots, dont l’unique vœu était de pouvoir se vanter ensuite, et d’avoir l’air de vous connaître lorsqu’on citerait votre nom…

Il s’arrêta, essoufflé par cette diatribe, et fixant sur elle un regard où le ressentiment était l’ingrédient qui lui déplaisait le moins. Mais elle avait recouvré sa présence d’esprit, et se tenait posément au milieu de la pièce, tandis que son léger sourire semblait mettre une distance toujours plus considérable entre elle et Trenor.

À travers cette distance, elle dit :

— Ne soyez pas absurde, Gus ! Il est onze heures passées : il faut vraiment que je vous prie de faire appeler une voiture.

Il demeura immobile, avec ce front menaçant qu’elle avait appris à haïr.

— Et supposons que je n’en fasse pas appeler… qu’est-ce que vous ferez ?

— Je monterai là-haut trouver Judy, si vous me forcez à la déranger.

Trenor se rapprocha d’un pas et mit la main sur le bras de la jeune fille :

— Écoutez, Lily. Vous ne voulez pas, de vous-même, me donner ces cinq minutes ?

— Pas ce soir, Gus : vous…

— Très bien, alors : je les prendrai. Et plus encore, si je veux.

Il se carrait sur le seuil, ses mains bien enfoncées dans ses poches. D’un signe de tête, il lui indiqua le fauteuil voisin du feu :

— Asseyez-vous là, s’il vous plaît : j’ai un mot à vous dire.

Le caractère vif de Lily commençait à l’emporter sur ses craintes. Elle se redressa et se dirigea vers la porte :

— Si vous avez quelque chose à me dire, il faudra que vous me le disiez une autre fois. Je monte chez Judy, à moins que vous ne m’appeliez une voiture à l’instant.

Il éclata de rire :

— Montez, ma chère, montez ; mais vous ne trouverez pas Judy. Elle n’est pas là.

Lily lui jeta un regard effaré :

— Voulez-vous dire que Judy n’est pas à la maison… pas en ville ? — s’écria-t-elle.

— Oui, c’est bien ce que je veux dire, — répliqua Trenor, ses fanfaronnades cédant la place à la mauvaise humeur sous le regard de Lily.

— Allons donc !… je ne vous crois pas… Je vais monter, — dit-elle avec impatience.

Contre son attente, il s’écarta, et lui laissa gagner le seuil sans difficulté.

— Montez, grand bien vous fasse !… mais ma femme est à Bellomont.

Lily eut ce trait de lumière, qui la rassura :

— Si elle n’était pas venue, elle m’aurait envoyé un mot…

— C’est ce qu’elle a fait : elle m’a téléphoné, cet après-midi, de vous prévenir.

— Je n’ai rien reçu.

— Je ne vous ai rien envoyé.

Ils se toisèrent tous deux, un instant ; mais Lily continuait à voir son adversaire à travers une vapeur de mépris qui rendait toutes les autres considérations indistinctes.

— Je ne puis imaginer quel but vous aviez en me jouant un tour si stupide ; mais, si vous avez pleinement satisfait votre singulier sens de l’humour, il faut que je vous prie, encore une fois, de faire appeler une voiture.

C’était une fausse note, et elle s’en rendit compte pendant qu’elle parlait. Pour que l’ironie blesse, il n’est pas nécessaire qu’elle soit comprise : les marques de colère que montrait le visage de Trenor auraient pu être produites par un véritable coup de fouet.

— Écoutez, Lily, ne prenez pas avec moi ce ton arrogant et hautain. (Il s’était de nouveau dirigé vers la porte, et, dans son instinctive répugnance, elle le laissa se planter sur le seuil.) Oui, je vous ai joué un tour, je l’avoue ; mais, si vous vous figurez que j’en ai honte, vous vous trompez… Dieu sait que j’ai été assez patient : j’ai tourné autour de vous comme un idiot, pendant que vous vous laissiez approcher par un tas d’autres gaillards… auxquels vous permettiez de se moquer de moi, sans doute… Je n’ai pas d’esprit, et je ne sais pas habiller mes amis drôlement, comme vous le faites… mais je ne m’y trompe pas, quand c’est moi qui suis en jeu… quand on se paye ma tête, je ne suis pas long à m’en apercevoir…

— Ah ! je ne l’aurais pas cru ! — ricana Lily.

Mais le regard de Trenor réduisit son rire au silence :

— Non, vous ne l’auriez pas cru ; mais vous allez apprendre à mieux me connaître. C’est pour cela que vous êtes ici, ce soir. Assez longtemps j’ai attendu une occasion de causer tranquillement avec vous ; et, maintenant que je l’ai, j’entends que vous m’écoutiez jusqu’au bout.

Au premier flot de ressentiment inarticulé avaient succédé une fermeté de ton, une concentration, plus déconcertantes pour Lily que l’agitation précédente. Elle perdit, un moment, sa présence d’esprit. Plus d’une fois elle s’était trouvée dans des situations où elle avait dû recourir à l’escrime la plus déliée pour couvrir sa retraite ; mais ses battements de cœur précipités lui disaient qu’en cette circonstance toute habileté ne servirait de rien.

Pour gagner du temps, elle répéta :

— Je ne conçois pas ce que vous voulez.

Trenor avait poussé un fauteuil entre la porte et elle. Il s’y jeta, et, se penchant en arrière, la regarda.

— Je vais vous dire ce que je veux : je veux savoir où nous en sommes, vous et moi. Que diable, le monsieur qui paye le dîner a d’habitude la permission de se mettre à table.

Elle rougit de colère et d’humiliation, toute écœurée d’avoir à se concilier son adversaire quand elle aspirait à l’abaisser.

— Je ne sais pas ce que vous voulez dire… mais vous devriez comprendre, Gus, que je ne peux pas rester ici à causer avec vous à cette heure…

— Seigneur ! vous rendez pourtant visite à des hommes en plein jour… il me semble que vous n’êtes pas toujours si diantrement soucieuse des apparences !

La brutalité de l’attaque lui donna la sensation d’étourdissement que l’on éprouve après un coup. Rosedale avait donc parlé !… voilà donc les propos que les hommes tenaient sur elle !… Elle se sentit soudain faible et sans défense : elle avait dans la gorge un sanglot de pitié pour elle-même. Mais, tout le temps, un autre « moi » l’exhortait à la vigilance, lui murmurant avec terreur cet avis que chaque mot, chaque geste devaient être mesurés.

— Si vous m’avez amenée ici pour m’insulter… — reprit-elle.

Trenor se mit à rire.

— Oh ! ne faisons pas de théâtre, je vous prie !… Je ne veux pas vous insulter. Mais chacun a ses sentiments… et vous avez joué trop longtemps avec les miens… Ce n’est pas moi qui ai commencé : je me suis tenu à l’écart, j’ai laissé la route libre pour les autres, jusqu’au jour où vous êtes venue me bouleverser, où vous avez entrepris de me faire tourner en bourrique… et la tâche vous a été facile… Voilà le malheur : c’était trop facile… vous avez été imprudente… vous avez cru qu’on pouvait me mettre sens dessus dessous, et me jeter ensuite au ruisseau comme une bourse vide. Mais, que diable, ce n’est pas de jeu, vous trichez… Naturellement, je vois bien, à présent, ce que vous vouliez… vous ne soupiriez pas après mes beaux yeux… mais, je vais vous dire, miss Lily, vous avez quelque chose à payer pour me l’avoir fait croire…

Il se leva, carrant ses épaules de façon agressive, et fit un pas vers elle, rougissant jusqu’au front ; mais elle tint bon, quoique tous ses nerfs la tirassent en arrière à mesure qu’il avançait.

— Payer ? — balbutia-t-elle. — Voulez-vous dire que je vous dois de l’argent ?

Il rit de plus belle :

— Oh ! je n’exige pas le paiement en espèces. Mais il y a des règles du jeu… il y a l’intérêt de l’argent… et je veux être pendu si j’ai jamais eu un regard de vous…

— Votre argent ?… Qu’ai-je à faire avec votre argent ?… Vous m’avez donné des conseils pour placer le mien… vous avez bien dû voir que je n’entendais rien aux affaires… vous m’avez dit que tout allait bien.

— Tout allait bien… tout va bien, Lily : il est à vous, cet argent, et dix fois plus encore… soit !… Je ne vous demande qu’un mot de remerciement.

Il se rapprochait de plus en plus, et sa main devenait inquiétante ; le « moi » effrayé de Lily dominait l’autre.

— Mais je vous ai remercié !… je vous ai montré que j’étais reconnaissante… Qu’avez-vous fait de plus que ce que n’importe quel autre ami aurait pu faire, et ce que n’importe qui aurait accepté d’un ami ?

Trenor la saisit par le bras en ricanant :

— Je ne doute pas que vous n’en ayez accepté autant auparavant… et que vous n’ayez rejeté les autres pauvres diables comme vous voudriez me rejeter, moi… Cela m’est bien égal comment vous avez réglé votre compte avec les autres… Si vous les avez joués, autant de gagné pour moi !… Ne me regardez pas ainsi : je sais que je ne vous parle pas le langage qu’un homme est censé parler à une jeune fille… mais, que diantre ! si cela vous déplaît, vous avez un moyen de m’arrêter immédiatement… vous savez que je suis fou de vous… au diable l’argent ! il y en a encore et toujours… si c’est cela qui vous tracasse… J’ai été une brute, Lily… Lily !… mais regardez-moi, au moins !…

Coup sur coup, la marée d’humiliation s’abattait sur elle ; une vague se fracassait sur l’autre si rapidement que la honte morale ne faisait qu’un avec la terreur physique. Il semblait à Lily que sa propre estime l’aurait rendue invulnérable, que c’était son propre déshonneur qui créait cette effroyable solitude autour d’elle.

Le contact de Trenor fut le choc qui rétablit sa conscience défaillante. Elle recula, dans une reprise terrible de mépris :

— Je vous ai dit que je ne comprends pas… mais, si je vous dois de l’argent, vous serez payé.

La figure de Trenor s’assombrit de rage : ce mouvement de répulsion avait réveillé chez lui l’homme primitif.

— Ah ! oui… vous emprunterez à Selden ou à Rosedale… et vous tenterez de les jouer comme vous m’avez joué !… À moins… à moins que vous n’ayez déjà réglé vos autres comptes… et que je ne sois le seul à grelotter au dehors !…

Elle était là, debout, en silence, pétrifiée. Les mots… les mots étaient pires que le contact ! Son cœur battait par tout son corps, dans sa gorge, dans ses membres, dans ses mains sans force, inutiles. Ses yeux firent désespérément le tour de la pièce : ils aperçurent la sonnette, et elle se rappela qu’elle pouvait appeler au secours. Oui, mais c’était le scandale, un hideux attroupement de langues !… Non ! il lui fallait se frayer son chemin toute seule. C’était déjà bien assez que les domestiques dussent la savoir dans la maison avec Trenor : il fallait que rien dans sa manière d’en sortir n’excitât les suppositions.

Elle leva la tête, et parvint une dernière fois à le regarder bien en face.

— Je suis seule ici avec vous, — fit-elle. — Qu’avez-vous encore à me dire ?

À sa grande surprise, Trenor ne répondit à son regard qu’en fixant les yeux sur elle ébahi, muet. Avec sa dernière et furieuse bouffée de paroles, la flamme était morte : il demeurait transi et abattu. C’était comme si un air froid avait dissipé les fumées de ses libations, et la réalité se dessinait devant lui, sombre et nue comme les ruines d’un incendie. De vieilles habitudes, d’anciennes contraintes, la mainmise d’une règle héréditaire, reconquéraient cet esprit égaré que la passion avait cahoté hors de son ornière. Trenor avait l’œil hagard du somnambule qui s’éveille au bord d’un précipice mortel.

— Allez-vous-en !… allez-vous-en d’ici ! — bégaya-t-il.

Et, lui tournant le dos, il marcha vers le foyer.

La brusque disparition de ses craintes rendit aussitôt à Lily toute sa lucidité. L’écroulement de la volonté de Trenor la laissait maîtresse de la situation, et elle s’entendit lui demander, d’une voix qui était bien la sienne et qui pourtant lui semblait extérieure à elle-même, de sonner le domestique, lui demander de faire appeler un hansom, lui commander de la mettre en voiture, quand la voiture fut annoncée… D’où lui venait cette énergie, elle n’en savait rien ; mais quelque chose en elle insistait pour qu’elle quittât la maison ouvertement, quelque chose lui donna le pouvoir, dans le hall, devant l’homme de peine aux aguets, d’échanger des paroles quelconques avec Trenor, et de le charger des messages habituels pour Judy, tandis que tout le temps elle frémissait d’un secret dégoût. Sur le pas de la porte, avec la rue devant elle, elle eut une palpitation, une sensation presque folle de délivrance, enivrante comme la première lampée d’air frais qu’aspire un prisonnier ; mais son cerveau restait lucide, et elle remarqua l’aspect silencieux de la Cinquième Avenue, devina l’heure tardive, observa même la forme d’un homme — y avait-il quelque chose de quasi-familier dans sa silhouette ? — qui, comme elle entrait dans le hansom, tourna le coin opposé et disparut dans l’obscurité de la rue latérale.

Mais, une fois les roues en mouvement, la réaction se fit et d’effrayantes ténèbres l’enveloppèrent.

— Je ne peux pas penser… je ne peux pas penser, — gémit-elle.

Et elle appuya la tête contre la paroi grinçante de la voiture. Il lui semblait qu’elle était devenue étrangère à elle-même, ou plutôt que deux « moi » cohabitaient en elle, — l’un qu’elle avait toujours connu, l’autre, un nouveau venu, un ennemi, auquel le premier se trouvait enchaîné. — Elle était tombée, une fois, pendant un séjour à la campagne, sur une traduction des Euménides, et son imagination avait été frappée par la grandeur de cette scène terrible où Oreste, dans la caverne de l’oracle, trouve ses implacables chasseresses endormies et prend à la dérobée une heure de repos. Oui, les Furies dormaient parfois peut-être, mais elles étaient là, toujours là, dans les recoins sombres, et maintenant elles étaient réveillées et leurs ailes de fer lui résonnaient dans le crâne… Elle ouvrit les yeux et vit les rues défiler… les rues familières et pourtant différentes… Tout ce qu’elle regardait était le même et cependant changé ; un grand abîme s’était creusé entre hier et aujourd’hui. Tout dans le passé semblait simple, naturel, baigné par la lumière du jour ; elle demeurait seule dans un lieu de ténèbres et de profanation… Seule ! c’était cette solitude qui l’épouvantait. Ses yeux rencontrèrent une pendule éclairée au coin d’une rue, et elle vit que les aiguilles marquaient onze heures et demie. Onze heures et demie seulement : — encore des heures et des heures de nuit à tuer !… Et il lui fallait les passer seule, frissonnante et sans sommeil dans son lit. Sa nature faible reculait devant cette épreuve, qui n’avait pas même le stimulant du conflit pour l’aiguillonner… Oh ! la chute lente et froide des minutes sur sa tête ! Elle se vit étendue dans le lit de noyer noir : l’obscurité l’effraierait, et, si elle gardait de la lumière, les lugubres détails de sa chambre s’imprimeraient à jamais dans son cerveau. Elle avait toujours détesté la chambre qu’elle occupait chez Mrs. Peniston, sa laideur, son impersonnalité, le fait que rien n’y était vraiment à elle. À un cœur déchiré que ne réconforte pas une présence humaine, une chambre peut ouvrir presque des bras humains, et l’être pour qui, à ces heures-là, quatre murs n’ont pas de signification plus particulière que d’autres, est alors expatrié partout.

Lily n’avait nul cœur sur qui se reposer. Ses relations avec sa tante étaient aussi superficielles que celles de locataires qui se croisent dans l’escalier. Mais, même s’il y avait eu contact plus intime entre les deux femmes, il était impossible de se figurer l’esprit de Mrs. Peniston comme pouvant offrir un refuge ou une sympathie intelligente à une misère comme celle de Lily. De même que la douleur qu’on peut raconter n’est qu’une demi-douleur, de même la pitié qui pose des questions ne guérit guère par son attouchement. Ce qu’implorait Lily, c’était l’obscurité faite par des bras qui enlacent, le silence qui n’est pas solitude, mais compassion sachant retenir son souffle.

Elle tressaillit et regarda où elle était… Gerty !… Elle passait tout près du coin où habitait Gerty. Si seulement elle pouvait y arriver avant que l’angoisse qui torturait sa poitrine éclatât sur ses lèvres !… si seulement elle pouvait sentir autour d’elle les bras de Gerty, pendant qu’elle tremblerait de ce fiévreux accès de peur qu’elle sentait la gagner !… Par la lucarne du hansom, elle cria l’adresse au cocher. Il n’était pas si tard : Gerty serait encore éveillée, peut-être… Et, même si elle ne l’était pas, le bruit de la sonnette pénétrerait tout le minuscule appartement, et elle se lèverait pour répondre à l’appel de son amie.

XIV


Gerty Farish, le lendemain de la soirée donnée par les Welligton Bry, s’était éveillée après des rêves aussi heureux que ceux de Lily. S’ils étaient moins hauts en couleur, plus en harmonie avec les demi-teintes de sa personne et de son expérience, ils étaient par là même d’autant mieux appropriés à sa vision mentale : des éclairs de joie comme ceux parmi lesquels se mouvait Lily auraient aveuglé miss Farish, accoutumée, en matière de bonheur, à la maigre lumière qui brille par les fentes des existences d’autrui.

Aujourd’hui elle se trouvait le centre d’une petite illumination qui lui appartenait : une lueur douce, mais indéniable, composée de la bonté croissante que lui témoignait Lawrence Selden et de la découverte qu’il étendait son affection à Lily Bart. Si ces deux facteurs semblent incompatibles à ceux qui étudient la psychologie féminine, qu’ils se rappellent que Gerty avait toujours été un parasite dans l’ordre moral, vivant des miettes tombées des autres tables, et satisfaite de regarder à travers la fenêtre le banquet préparé pour ses amis. Maintenant qu’elle savourait une petite fête privée, il lui eût semblé d’un égoïsme incroyable de ne pas mettre un couvert pour une amie, et il n’en était aucune avec qui elle eût mieux aimé à partager sa joie qu’avec miss Bart.

Quant à la nature de la bonté croissante de Selden, Gerty n’eût pas plus osé la définir qu’elle n’eut tenté de connaître les couleurs d’un papillon en ôtant la poussière de ses ailes. Toucher à cette merveille, ce serait en détruire l’éclat, et peut-être la voir se faner et se raidir dans la main : mieux valait cette sensation d’une beauté qui palpitait hors d’atteinte, tandis qu’elle, Gerty, retenait son haleine et guettait où elle irait se poser. Et pourtant les façons de Selden chez les Bry avaient tellement rapproché le battement d’ailes qu’il lui semblait les entendre battre dans son propre cœur. Elle ne l’avait jamais vu si éveillé, si alerte à répondre, si attentif à tout ce qu’elle disait. D’habitude il la traitait avec une amabilité distraite, qu’elle acceptait et dont elle lui était reconnaissante, comme du sentiment le plus vif que sa présence pouvait sans doute inspirer ; mais elle fut prompte à percevoir en lui un changement qui supposait que pour une fois elle pouvait donner du plaisir aussi bien qu’en recevoir.

Et c’était si délicieux que ce degré supérieur de sympathie, ils y fussent parvenus par l’intérêt même qu’ils portaient à Lily Bart ! L’affection de Gerty pour son amie — affection qui avait appris à vivre de la plus maigre pitance — était devenue une véritable adoration depuis que la curiosité agitée de Lily l’avait entraînée dans l’orbite de l’active miss Farish. Quand Lily eut goûté à la charité pratique, cela éveilla en elle un appétit momentané de bien faire. Sa visite au « Cercle de Jeunes filles » l’avait mise en contact pour la première fois avec les contrastes dramatiques de la vie. Elle avait toujours accepté avec une tranquillité philosophique le fait que les existences comme la sienne avaient pour piédestal des assises d’humanité obscure. Les limbes lugubres de la médiocrité gisaient tout autour et au-dessous de ce petit domaine illuminé où la vie atteignait sa plus belle floraison, comme la boue et le grésil d’une nuit d’hiver entourent une serre chaude remplie de fleurs des tropiques. Tout cela était dans l’ordre naturel des choses, et l’orchidée baignant dans une tiédeur artificielle pouvait arrondir les courbes délicates de ses pétales sans être dérangée par la glace qui se formait sur les vitres.

Mais c’est une chose que de vivre confortablement avec la conception abstraite de la pauvreté, c’en est une autre que d’être mise en contact avec ses incarnations humaines. Lily n’avait jamais considéré ces victimes de la destinée autrement qu’en masse. Que cette masse fût composée de vies individuelles, innombrables centres particuliers de sensations, avec leurs aspirations ardentes au plaisir, leur sauvage révolte contre la douleur, — que quelques-uns de ces paquets de sentiments fussent revêtus d’une forme assez semblable à la sienne, avec des yeux faits pour contempler le bonheur, et de jeunes lèvres façonnées pour l’amour, — cette découverte donna à Lily un de ces chocs soudains de pitié qui parfois changent l’axe d’une vie. La nature de Lily n’était pas capable d’un tel renouvellement : elle ne pouvait pénétrer les besoins d’autrui qu’à travers les siens, et nulle souffrance n’existait longtemps pour elle qui ne touchait pas un nerf correspondant. Mais, pour le moment, elle était tirée hors d’elle-même par l’intérêt qu’elle trouvait à ces relations directes avec un monde si différent du sien. Elle avait complété son premier don par l’assistance personnelle qu’elle avait prêtée à un ou deux des sujets les plus engageants de miss Farish, et l’admiration amusée que sa présence éveillait chez les travailleuses harassées du Cercle donnait un aliment nouveau à son insatiable désir de plaire.

Gerty Farish n’était pas une assez profonde lectrice des caractères pour débrouiller les fils emmêlés dont la philanthropie de Lily était tissue. Elle imaginait sa belle amie déterminée par le même motif qu’elle-même : — cet aiguisement de la vision morale qui rend toute souffrance humaine si proche, si obsédante, que les autres aspects de la vie s’évanouissent dans le lointain. Gerty vivait de formules si simples qu’elle n’hésita pas à identifier le cas de son amie avec les « conversions » auxquelles l’avaient habituée ses rapports avec les pauvres ; et elle se réjouissait à l’idée d’avoir été l’humble instrument de cette rénovation. Elle avait maintenant de quoi répondre à tous ceux qui critiquaient la conduite de Lily : comme elle l’avait dit, elle connaissait « la vraie Lily », et la découverte que Selden la connaissait aussi éleva son acceptation placide de l’existence à un sens ébloui de ses possibilités, — sens exalté encore, au cours de l’après-midi, par un télégramme de Selden qui lui demandait s’il pouvait venir dîner chez elle ce soir.

Tandis que Gerty se perdait dans le tumulte heureux que cette demande causait à travers son petit ménage, Selden pensait comme elle avec intensité à Lily Bart. L’affaire qui l’avait appelé à Albany n’était pas assez compliquée pour absorber toute son attention, et il avait cette faculté professionnelle de conserver libre une partie de son esprit quand l’usage n’en était pas exigé. Cette partie de son esprit — qui à ce moment ressemblait dangereusement à l’esprit tout entier — était comblée des sensations du soir précédent. Selden comprenait les symptômes : il reconnaissait qu’il expiait, comme il avait toujours risqué de les expier un jour, les exclusions volontaires de son passé. Il avait eu l’intention d’éviter les liens permanents, non par quelque pauvreté de sentiment, mais parce que, d’une manière différente, il était, autant que Lily, la victime de son milieu. Il y avait un grain de vérité dans la déclaration qu’il avait faite à Gerty Farish qu’il n’avait jamais désiré épouser une « gentille » jeune fille : cet adjectif impliquait, dans le vocabulaire de sa cousine, certaines qualités utilitaires qui ne vont guère avec ce luxe, — le charme. Or le destin de Selden lui avait alloué une mère charmante : son portrait gracieux — sourire et cachemire ! — exhalait encore le parfum fané de cette indéfinissable qualité. Le père de Selden était de ces hommes qui font leurs délices d’une femme charmante, qui la citent, qui l’encouragent, qui la maintiennent éternellement charmante. Aucun des deux n’aimait l’argent, mais leur dédain prenait cette forme : ils en dépensaient toujours un peu plus qu’il n’était raisonnable. Si leur maison était petite, elle était parfaitement tenue ; s’il y avait de bons livres sur les étagères, il y avait aussi de bons plats sur la table. Selden père s’y connaissait en tableaux, sa femme en dentelles anciennes ; et tous deux avaient conscience de tant de retenue et de discernement dans leurs achats qu’ils n’arrivaient jamais à s’expliquer comment les factures s’élevaient si haut.

La plupart des amis de Selden auraient qualifié ses parents de pauvres ; cependant il avait grandi dans une atmosphère où des ressources limitées ne semblaient qu’une sauvegarde contre une prodigalité vaine, où les quelques objets possédés étaient de si bonne qualité que leur rareté leur donnait un juste relief, et l’abstinence se combinait avec l’élégance dans une mesure dont le chic de Mrs. Selden fournissait l’exemple : elle portait son vieux velours comme s’il était neuf. Un homme a l’avantage de se libérer de bonne heure du point de vue familial : avant même que Selden eût quitté le collège, il avait appris qu’il y a autant de manières de se passer d’argent que d’en dépenser. Par malheur, il s’aperçut que pas une n’était aussi agréable que celle que l’on pratiquait à la maison ; et ses idées sur la femme, en particulier, se nuançaient du souvenir de la seule femme qui lui eût donné son sens des « valeurs ». C’était d’elle qu’il avait hérité son particulier détachement des somptuosités : l’indifférence du stoïcien à l’égard des choses matérielles, combinée avec le plaisir qu’y sait trouver l’épicurien. Si l’on retranchait l’un ou l’autre de ces sentiments, la vie lui apparaissait mutilée ; nulle part le mélange de ces deux ingrédients n’était plus essentiel que dans le caractère d’une jolie femme.

Il avait toujours semblé à Selden que l’existence avait beaucoup à offrir en dehors de l’aventure sentimentale, et pourtant il avait une conception très vive d’un amour qui s’élargirait et s’approfondirait jusqu’à devenir le fait central de la vie. Ce qu’il ne pouvait accepter pour lui-même, c’était le pis aller d’une alliance inférieure à cet idéal, qui laisserait certaines parties de sa nature non satisfaites, tandis qu’elle imposerait à d’autres un effort excessif. Il ne voulait pas s’abandonner au développement d’une affection qui ferait appel à sa pitié, mais laisserait son intelligence intacte : la sympathie ne le duperait pas plus qu’un jeu de prunelles, la grâce de la faiblesse pas plus que la courbe d’une joue.

Mais aujourd’hui… Ce petit « mais » passait comme une éponge sur toutes ses résolutions. Ses résistances raisonnées semblaient, à cet instant, tellement moins importantes que la question de savoir quand Lily recevrait son billet ! Il se laissait aller au charme des préoccupations insignifiantes, se demandant à quelle heure elle enverrait sa réponse, par quels mots commencerait la lettre. Il n’avait aucun doute sur le sens ; — il était aussi certain de sa reddition, à elle, que de la sienne propre ; — il avait ainsi le loisir de rêver à tout l’agrément du détail, de même qu’un travailleur acharné, un matin de vacance, reste couché tranquillement et observe le rayon de lumière qui voyage graduellement par toute sa chambre… Mais si la lumière nouvelle l’éblouissait, elle ne l’aveuglait pas. Il pouvait encore discerner le contour des faits, bien que le rapport entre eux et lui fût changé. Il n’ignorait pas plus qu’auparavant ce qu’on disait de Lily Bart, mais il pouvait séparer la femme qu’il connaissait de l’image qu’on s’en faisait communément. Son esprit se reportait aux paroles de Gerty Farish, et la sagesse mondaine lui paraissait tâtonner à côté des divinations de l’innocence. « Bienheureux ceux qui ont le cœur pur, car ils verront Dieu », — même le dieu caché dans la poitrine de leur voisin !… Selden était dans cet état d’absorption passionnée où l’on est quand pour la première fois on capitule devant l’amour. Il aspirait à la société de quelqu’un dont la manière de voir justifierait la sienne, qui confirmerait, par une observation délibérée, la vérité à laquelle ses intuitions s’étaient élevées. Il ne put attendre jusqu’à la pause de midi, mais profita d’un moment de loisir, au tribunal, pour griffonner son télégramme à Gerty Farish.

De retour à New-York, il se fit conduire directement au cercle, où il espérait trouver un mot de miss Bart. Mais son casier ne contenait qu’une acceptation enthousiaste de Gerty, et il s’en allait, déçu, quand il s’entendit héler par une voix qui venait du fumoir :

— Hé ! Lawrence ! Vous dînez ici ?… Mangez un morceau avec moi… J’ai commandé un canard sauvage.

Il découvrit Trenor, en ses vêtements de jour, assis, un verre énorme à ses côtés, derrière les pages d’un journal de sports.

Il le remercia, mais invoqua un engagement antérieur.

— Le diable m’emporte, tout le monde a l’air d’être pris, ce soir !… J’aurai le cercle à moi tout seul… Vous savez comment je vis, cet hiver, à me battre les flancs dans cette maison vide. Ma femme avait l’intention de venir en ville aujourd’hui, mais elle a encore remis, et comment voulez-vous que je dîne seul dans une pièce où toutes les glaces sont recouvertes et sans rien sur le buffet qu’un flacon de Harvey sauce ?… Voyons, Lawrence, ayez pitié de moi, lâchez votre engagement : cela me donne le spleen de dîner seul, et il n’y a personne que ce cafard, cet imbécile de Wetherall dans tout le cercle !

— Désolé, Gus… mais c’est impossible.

En le quittant, Selden remarqua la sombre rougeur de sa face, la moiteur déplaisante de son front trop blanc, la manière dont ses bagues étaient insérées dans les plis de ses gros doigts. Certainement la bête prédominait, la bête gîtée au fond du verre… Et il avait entendu le nom de cet homme accouplé à celui de Lily !… Pouah ! cette pensée le dégoûtait ; tout le long de la route, jusque chez lui, il fut hanté par les mains grasses et plissées de Trenor.

Sur sa table, il y avait un petit billet : Lily l’avait adressé chez lui. Il en savait le contenu avant même de rompre le cachet, — un cachet gris avec la devise : « Au delà ! » au-dessous d’un vaisseau en marche… Ah ! certes il l’emmènerait au delà ! — au delà de la laideur, de la mesquinerie, de tout ce qui use et ronge l’âme !


Le petit salon de Gerty pétillait de bienvenue lorsque Selden y entra. Ce modeste mobilier — fait de bois laqué, simplement, et d’ingéniosité — lui parlait le langage qui était alors le plus doux à son oreille. Il est surprenant combien peu importent des murs étroits et un plafond bas quand la voûte de l’âme a été soudainement exhaussée. Gerty pétillait aussi, ou tout au moins brillait d’un rayonnement tempéré. Il n’avait jamais remarqué auparavant qu’elle avait « de jolis détails » : — vraiment, quelque brave garçon pouvait faire pis… Pendant le petit dîner (et là encore le « matériel » était merveilleux), il lui dit qu’elle devrait se marier : il était d’une humeur à marier l’univers entier… Comment ! elle avait fait elle-même la crème au caramel ? C’était un péché que de garder de tels talents pour soi… Il réfléchit avec un mouvement d’orgueil que Lily savait garnir ses chapeaux : — elle le lui avait dit, le jour de leur promenade à Bellomont.

Il ne parla pas de Lily jusqu’après le dîner. Durant le petit repas, il maintint la conversation sur son hôtesse, qui, toute palpitante d’être le centre de ses observations, brillait aussi rose que les abat-jour qu’elle avait fabriqués pour la circonstance. Selden prit un intérêt extraordinaire à ses arrangements de ménage, la complimenta sur l’habileté avec laquelle elle avait tiré partie de chaque pouce de sa petite demeure, lui demanda comment elle s’organisait pour donner parfois une après-midi à sa bonne, apprit qu’on peut improviser de délicieux dîners sur un réchaud, émit des généralités profondes sur les charges qu’entraîne une grande maison.

Lorsqu’ils furent de nouveau dans le petit salon, où ils tenaient tout juste comme des pièces dans un jeu de patience, lorsqu’elle eut préparé le café, et qu’elle l’eut versé dans des tasses en « coquille d’œuf », qui lui venaient de sa grand’mère, l’œil de Selden, tandis qu’il se penchait en arrière, baignant dans la chaude atmosphère parfumée, tomba sur une photographie récente de miss Bart, et la transition désirée s’opéra sans effort. « La photographie n’était pas mauvaise… mais comment la fixer, elle, telle qu’elle était hier au soir !… » Gerty fut de cet avis : jamais elle ne l’avait vue aussi rayonnante. « Mais la photographie pouvait-elle saisir cette lumière ? Il y avait un nouvel air sur son visage, quelque chose de différent… » Oui, Selden convenait qu’il y avait quelque chose de différent… Le café était si exquis qu’il en demanda une seconde tasse : un tel contraste avec la drogue aqueuse du cercle !… « Ah ! les pauvres célibataires, réduits à la nourriture impersonnelle du cercle, ou à la cuisine également impersonnelle du dîner en ville !… Un homme qui vivait en garni renonçait à la meilleure part de l’existence… » Il dépeignit la solitude sans saveur du repas de Trenor, et éprouva un moment de compassion pour le personnage… « Mais, pour en revenir à Lily… » Et il y revint encore et encore, questionnant, conjecturant, confessant Gerty, cherchant les plus secrètes pensées de la tendresse qu’elle gardait emmagasinée pour son amie.

Elle s’épancha d’abord sans réserve, heureuse dans cette parfaite communion de leurs sympathies. Le fait qu’il comprenait Lily contribuait à affermir la foi qu’elle avait dans son amie. Ils décidèrent d’un commun accord que Lily n’avait pas de chance. Gerty en donna comme exemple ses impulsions généreuses, son inquiétude et son mécontentement. « Sa vie ne l’avait jamais satisfaite : cela prouvait assez qu’elle était faite pour quelque chose de mieux. Elle aurait pu se marier plus d’une fois, — faire un de ces mariages riches qu’on lui avait appris à considérer comme le seul but de l’existence ; mais, chaque fois que l’occasion s’était présentée, elle avait toujours reculé. Ainsi, Percy Gryce avait été amoureux d’elle : tout le monde, à Bellomont, avait supposé qu’ils étaient fiancés, et, quand elle l’avait renvoyé, tout le monde avait trouvé cela inexplicable… » Cette interprétation de l’incident Gryce était trop en harmonie avec l’humeur de Selden pour qu’il ne l’adoptât pas à l’instant même, avec un éclair de mépris rétrospectif pour ce qui lui avait semblé naguère la solution évidente. Si il y avait eu renvoi — et il se demandait maintenant comment il en avait jamais douté ! — il tenait la clef du secret ; et ce n’était plus le crépuscule, mais bien l’aurore qui baignait les collines de Bellomont. C’était lui qui avait chancelé et qui ne s’était pas montré à la hauteur des circonstances, et la joie qui maintenant lui réchauffait le cœur, il aurait pu la connaître depuis longtemps s’il avait su la capturer à son premier vol.

Ce fut peut-être à ce point précis qu’une joie qui essayait ses ailes dans l’âme de Gerty tomba à terre et y demeura immobile. Gerty restait assise en face de Selden, répétant mécaniquement :

— Non, elle n’a jamais été comprise…

Et, tout le temps, il lui semblait qu’elle siégeait au centre d’une éblouissante clarté morale : la petite pièce si intime, où, un instant auparavant, leurs pensées se coudoyaient comme leurs fauteuils, grandit jusqu’à des dimensions hostiles, les séparant de tout l’espace qu’offrait à la jeune fille sa nouvelle vision de l’avenir, — et cet avenir s’étendait indéfiniment, et sa silhouette solitaire, à elle, y cheminait péniblement, simple point dans le désert.

— Elle n’est vraiment elle-même qu’avec très peu de personnes ; vous êtes l’une d’elles, — disait Selden.

Et encore :

— Soyez bonne pour elle, Gerty, n’est-ce pas ?

Et :

— Elle est capable de devenir tout ce qu’on la croit être : vous l’aiderez, n’est-ce pas, en ayant d’elle la meilleure opinion ?

Les mots frappaient dans le cerveau de Gerty comme le son d’un langage qui semble familier à distance, mais qui, de près, se trouve inintelligible. Il était venu pour lui parler de Lily, — voilà tout ! Il y avait eu, à la petite fête qu’elle avait préparée pour lui, une tierce personne, et cette tierce personne lui avait pris sa place… Elle essayait de suivre ce qu’il disait, de tenir son rôle dans la conversation ; mais tout cela avait aussi peu de sens que le mugissement des vagues pour celui qui se noie, et, comme celui qui se noie, elle éprouva que sombrer ne serait rien auprès de la peine qu’il fallait prendre pour se maintenir à flot.

Selden se leva, et elle poussa un profond soupir, songeant que bientôt elle pourrait s’abandonner aux vagues bénies.

— Chez Mrs. Fisher ?… Vous dites qu’elle y dînait ?… Il doit y avoir de la musique ensuite ; je crois bien que j’ai reçu l’invitation… (Il jeta un coup d’œil sur l’absurde petite pendule rose qui marquait cette heure affreuse pour Gerty…) Dix heures un quart ?… Je pourrais y passer maintenant : les soirées sont toujours amusantes chez Mrs. Fisher… Je ne vous ai pas fait trop veiller, Gerty ? Vous avez l’air fatiguée… J’ai parlé à tort et à travers et je vous ai ennuyée…

Et, dans le débordement inaccoutumé de ses sentiments, il déposa un baiser de cousin sur sa joue.


Dans l’atelier de Mrs. Fisher, à travers la fumée des cigares, une douzaine de voix accueillirent Selden. Une chanson était commencée lorsqu’il entra, et il se laissa tomber sur un siège près de la maîtresse de maison, cherchant des yeux miss Bart. Mais elle n’était pas là, et cette découverte lui donna un choc hors de toute proportion avec l’insignifiance de la cause : le billet qu’il avait dans sa poche ne l’assurait-il pas qu’il la verrait le lendemain, à quatre heures ?… À son impatience l’attente semblait indéfinie, et, à moitié honteux de son impulsion, il se pencha vers Mrs. Fisher pour lui demander, comme la musique cessait, si miss Bart n’avait pas dîné chez elle.

— Lily ?… Elle vient de partir… Elle avait à aller je ne sais plus où… N’est-ce pas qu’elle était merveilleuse hier au soir ?

— Qui cela ? Lily ? — demanda Jack Stepney, des profondeurs d’un fauteuil voisin. — Vraiment, vous savez, je ne suis pas prude, mais quand une jeune fille en arrive à se montrer comme si elle se mettait aux enchères… Sérieusement, j’ai songé à en parler à ma cousine Julia.

— Vous ne saviez pas que Jack était devenu notre censeur mondain ? — dit Mrs. Fisher à Selden, en riant.

Et Stepney bredouilla, au milieu de la risée générale :

— Mais elle est ma cousine, que diable, et… quand un homme est marié… Town Talk ne parlait que d’elle, ce matin.

— Oui, et c’était amusant à lire, dit M. Ned Van Alstyne, caressant sa moustache pour y dissimuler un sourire. — Acheter ce sale journal, moi ? non pas : quelqu’un me l’a montré… Mais j’avais déjà entendu raconter ces histoires… Quand une jeune fille est aussi jolie que cela, il vaut mieux qu’elle se marie : alors on ne pose plus de questions. Dans notre société imparfaitement organisée, on n’a pas encore pris de dispositions en faveur de la jeune femme qui réclame les privilèges du mariage sans en assumer les charges.

— Eh bien, mais… si je ne me trompe… Lily est sur le point de les assumer en la personne de M. Rosedale ! — dit Mrs. Fisher en riant.

— Rosedale… juste ciel ! — s’écria Van Alstyne, laissant tomber son lorgnon. — Stepney, ça, c’est votre faute : c’est vous qui nous avez imposé cette brute !

— Ah ! que le diable vous emporte ! nous n’épousons pas Rosedale, dans notre famille ! — protesta faiblement Stepney.

Mais sa femme, qui était assise, dans une magnifique et accablante toilette nuptiale, à l’autre bout de la pièce, l’arrêta net, d’une réflexion judicieuse :

— Dans la situation de Lily, c’est une erreur que d’avoir des ambitions trop hautes.

— J’ai ouï dire que Rosedale lui-même avait été effarouché dernièrement par tous ces bavardages, — répliqua Mrs. Fisher. — Mais, en la voyant hier soir, il a perdu la tête. Qu’est-ce que vous croyez qu’il m’a dit après le tableau ? « Bon Dieu ! Mrs. Fisher, si Paul Morpeth consentait à me la peindre ainsi, le tableau monterait de cent pour cent dans dix ans. »

— Mais, sacrebleu, n’est-elle pas là quelque part ? — s’écria Van Alstyne, remettant son lorgnon avec un coup d’œil inquiet.

— Non : elle s’est sauvée pendant que vous étiez tous en bas à faire le punch… Où allait-elle, à propos ?… Qu’est-ce qu’il y a, ce soir ? Je n’ai entendu parler de rien.

— Oh ! pas à une soirée, — dit un jeune Farish inexpérimenté, qui était arrivé tard. — Je l’ai mise en voiture avant d’entrer : elle a donné au cocher l’adresse des Trenor.

— Des Trenor ? s’écria Mrs. Jack Stepney. — Mais la maison est fermée : Judy m’a téléphoné de Bellomont, ce soir.

— Vraiment ?… C’est bizarre… Je suis sûr de ne pas m’être trompé… Eh bien, mais, dans tous les cas, Trenor est là… Je… Le fait est que je ne me rappelle jamais les numéros ! — dit-il brusquement, averti par la pression d’un pied voisin et par le sourire qui faisait le tour de la pièce.

Sous la lumière déplaisante qui l’inondait, Selden s’était levé et serrait la main de son hôtesse. L’atmosphère de cette maison l’étouffait, il se demandait pourquoi il y était resté si longtemps.

Sur le seuil, il s’arrêta, se rappelant une phrase de Lily : « Il me semble que vous passez une grande partie de votre temps dans l’élément que vous désapprouvez. »

« Oui, mais… qu’est-ce qui l’avait amené là, sinon le désir de la voir ? C’était son élément, à elle, et non le sien. Mais il l’en tirerait, il l’emmènerait « au delà » !… Cet Au delà ! qui scellait sa lettre était comme un appel à la rescousse. Il savait que la tâche de Persée n’est pas terminée quand il a détaché les chaînes d’Andromède : car ses membres sont engourdis par l’esclavage, elle ne peut ni se lever ni marcher, et elle l’enlace de ses bras pendants, tandis qu’il revient à terre avec son fardeau. Eh bien, il avait de la force pour deux : c’était sa faiblesse, à elle, qui lui avait donné de la force, à lui. Ce n’était pas, hélas ! un courant de vagues pures qu’il s’agissait de remonter : il leur fallait traverser un marais gluant de vieilles associations d’idées et de vieilles habitudes, et, pour le moment, les vapeurs de ce marais le prenaient à la gorge. Mais il verrait plus clair, il respirerait plus librement en sa présence : elle était à la fois le poids mort sur sa poitrine et l’épave qui les ferait atterrir en sûreté… Il sourit au tourbillon de métaphores avec lequel il essayait de se construire un retranchement contre les influences de la dernière heure. N’était-ce pas pitoyable que lui, connaissant les motifs complexes sur lesquels reposent les jugements mondains, pût encore en subir ainsi l’autorité ? Comme élèverait-il Lily à une plus libre vision de la vie, si l’image que lui-même avait d’elle était colorée par chaque esprit où il la voyait reflétée ?

L’oppression morale lui avait donné un besoin physique d’air ; et il avançait, ouvrant ses poumons au froid pénétrant de la nuit. Au coin de la Cinquième Avenue, Van Alstyne le héla, le rejoignit et lui offrit de l’accompagner.

— Vous marchez ? C’est une bonne chose pour éliminer la fumée. Maintenant que les femmes se sont mises à fumer, nous vivons dans un bain de nicotine. Ce serait curieux d’étudier l’effet de la cigarette sur les relations des sexes entre eux. La fumée est presque un aussi grand dissolvant que le divorce : tous deux tendent à troubler l’orientation morale…

Rien n’était moins en harmonie avec l’humeur de Selden que les aphorismes de digestion de Van Alstyne ; mais, tant que ce dernier se bornait à des généralités, l’auditeur restait maître de ses nerfs… Heureusement, Van Alstyne était fier de la manière dont il résumait les phénomènes sociaux, et, avec Selden pour public, il était désireux de montrer la sûreté de son toucher. Mrs. Fisher demeurait dans une petite rue de l’Est, près du parc, et, comme les deux hommes descendaient la Cinquième Avenue, les nouvelles architectures de cette voie changeante provoquèrent les commentaires de Van Alstyne :

— Tenez, cette maison Greiner… un échelon typique de l’échelle sociale !… L’homme qui l’a bâtie sortait d’un milieu où l’on pose tous les plats à la fois sur la table. Sa façade est un menu complet d’architecture : s’il avait omis un seul style, ses amis auraient pu penser que l’argent avait manqué… Ce n’est pas une mauvaise acquisition pour Rosedale, pourtant : ça attire l’attention, et vous ébahit le touriste de l’Ouest !… Peu à peu il dépassera ce stade, et voudra quelque chose que la foule ne remarquera pas, mais devant quoi s’arrêteront les initiés… Surtout s’il épouse mon intelligente cousine !…

Selden l’interrompit par cette question :

— Et les Welligton Bry ?… Plutôt ingénieux dans leur genre, ne trouvez-vous pas ?

Ils étaient juste au-dessous de la grande façade blanche, qui, avec la riche sobriété de ses lignes, faisait penser à une taille épaisse adroitement corsetée.

— Ça, c’est le stade suivant : le désir de montrer qu’on a été en Europe, et qu’on a un idéal… Je suis sûre que Mrs. Bry considère sa maison comme une copie de Trianon : en Amérique, toute maison de marbre à mobilier doré est censée être une copie de Trianon… Quel habile homme que cet architecte, tout de même !… Comme il sait prendre la mesure de son client !… Il a défini Mrs. Bry elle-même, tout entière, par l’emploi qu’il a fait de l’ordre composite… Pour les Trenor, si vous vous rappelez, il a choisi l’ordre corinthien… exubérant, mais fondé sur les meilleurs précédents. La maison des Trenor est une de ses œuvres les plus réussies : elle n’a pas l’air d’une salle de banquet retournée… On m’a dit que Mrs. Trenor voulait construire une nouvelle salle de bal, et que c’est parce qu’elle et Gus ne sont pas d’accord là-dessus qu’elle reste à Bellomont… Les dimensions de la salle de bal des Bry doivent l’empêcher de dormir : vous pouvez être certain qu’elle les connaît aussi bien que si elle y était venue hier au soir, un mètre à la main… À propos, qui donc disait qu’elle était en ville ?… Ce jeune Farish ?… Elle n’y est pas, je le sais ; Mrs. Stepney avait raison : il n’y a pas de lumière, comme vous voyez… Gus doit demeurer sur le derrière.

Il s’était arrêté en face de l’angle occupé par les Trenor, et Selden fut forcé d’en faire autant. La maison se dessinait devant eux, obscure et inhabitée ; seule une lueur oblongue au-dessus de la porte indiquait une présence momentanée.

— Ils ont acheté la maison derrière : cela leur donne cent cinquante pieds sur la rue latérale. C’est là que sera la salle de bal, avec une galerie la rattachant au reste ; salle de billard, etc., au-dessus. Je leur ai conseillé de changer l’entrée, et d’étendre le salon tout le long de la façade de la Cinquième Avenue : vous voyez, la porte d’entrée correspond avec les fenêtres…

La canne que Van Alstyne brandissait pour achever sa démonstration retomba, sous un « hé ! » de surprise : la porte s’ouvrait et l’on voyait deux silhouettes se détacher sur le fond lumineux du hall. Au même instant, un hansom s’arrêta devant le seuil et une des deux figures, flottant dans un nuage de draperies, se dirigea vers la voiture, tandis que l’autre, sombre et volumineuse, continuait de se projeter contre la lumière.

Pendant une interminable seconde, les deux spectateurs de l’incident demeurèrent silencieux ; puis la porte se referma, le hansom se mit en marche, et toute la scène disparut comme si l’on avait tourné le bouton d’un stéréoscope.

Van Alstyne laissa choir son lorgnon, avec un sifflement discret.

— Hum ! pas un mot de cela, hé ! Selden ?… Moi qui suis de la famille, je sais que je peux compter sur vous… Les apparences sont trompeuses… et l’éclairage de la Cinquième Avenue est si défectueux !…

— Bonne nuit ! — dit Selden.

Et il s’engagea brusquement dans la rue latérale sans voir la main que l’autre lui tendait.


Seule avec le baiser de son cousin, Gerty regardait fixement ses pensées. Il l’avait déjà embrassée plus d’une fois, mais pas avec une autre femme sur les lèvres. S’il lui avait épargné ce dernier coup, elle aurait pu couler à fond tranquillement et souhaiter la bienvenue au flot noir qui la submergeait. Mais maintenant le flot noir était sillonné d’éclairs glorieux, et il était plus dur de se noyer au soleil levant que dans les ténèbres. Gerty se cacha la figure pour ne pas voir la lumière, mais elle perçait à travers toutes les lézardes de son âme. Elle avait si bien su se contenter, la vie lui avait paru si simple et si suffisante ! Pourquoi était-il venu la troubler par de nouveaux espoirs ? Et Lily !… Lily, sa meilleure amie ! En femme, elle accusait la femme. Peut-être, sans Lily, son rêve le plus cher fût-il devenu réalité. Selden avait toujours eu de l’affection pour elle : il la comprenait et sympathisait avec l’indépendance modeste de sa vie. Lui qui avait la réputation de peser toute chose dans l’exacte balance de son observation dédaigneuse, l’avait toujours considérée avec une simplicité bienveillante : elle n’avait jamais été intimidée par son intelligence parce qu’elle s’était toujours sentie chez elle dans son cœur. Et maintenant elle était jetée dehors, et c’était la main de Lily qui lui fermait la porte ! Lily, pour l’admission de qui elle avait plaidé elle-même ! La situation était illuminée par un lugubre éclair d’ironie. Gerty connaissait Selden : elle voyait combien la foi inébranlable qu’elle avait en Lily avait dû contribuer à dissiper ses hésitations, à lui. Elle se rappelait aussi comment Lily lui avait parlé de lui : — elle se voyait les rapprochant l’un de l’autre, les faisant se mieux connaître… Pour Selden, sans doute, il ignorait la blessure qu’il infligeait : il n’avait jamais deviné son ridicule secret ; mais Lily… Lily, elle, ne pouvait pas ne pas savoir ! Quand est-ce qu’une femme se trompe, en ces matières ? Et, si elle savait, elle avait délibérément dépouillé son amie, et rien que pour le plaisir d’exercer son pouvoir, puisque, même dans l’état de subite et furieuse jalousie où se trouvait Gerty, il lui semblait impossible que Lily pût désirer épouser Selden. Lily était peut-être incapable de se marier pour de l’argent, mais elle était également incapable de s’en passer, et les anxieuses investigations de Selden sur les petites économies d’une ménagère le faisaient apparaître aux yeux de Gerty aussi tragiquement dupe qu’elle-même…

Elle demeura longtemps encore dans son salon, où la braise refroidie devenait grise, et la lampe pâlissait sous son riant abat-jour. Juste au-dessous, se dressait la photographie de Lily Bart, jetant un regard d’impératrice sur toute la camelote à bon marché, les meubles étriqués de la petite pièce. Selden pouvait-il se la représenter dans un intérieur pareil ?… Gerty sentit toute la pauvreté, toute l’insignifiance de son entourage : sa vie lui apparut telle qu’elle devait apparaître à Lily. Et la cruauté des jugements de Lily frappa sa mémoire. Elle vit qu’elle avait revêtu son idole d’attributs qu’elle avait fabriqués elle-même. Quand donc Lily avait-elle réellement senti, eu pitié, compris ? Tout ce dont elle avait besoin, c’était de goûter à des expériences nouvelles : Gerty la conçut comme une créature cruelle en train d’expérimenter dans un laboratoire.

La pendule rose sonna une autre heure, et Gerty se leva d’un bond. Elle avait rendez-vous, le lendemain, de grand matin, avec une visiteuse de district, dans le quartier de l’Est. Elle éteignit la lampe, couvrit le feu, et se retira dans sa chambre pour se déshabiller. Dans le petit miroir, au-dessus de sa table de toilette, elle vit sa figure réfléchie sur le fond ténébreux de la chambre, et des larmes en effacèrent le reflet… Quel droit avait-elle à rêver les rêves de la beauté ? Un triste visage appelait un triste destin. Elle pleura doucement, tout en se déshabillant, plia ses vêtements avec sa précision habituelle, rangeant tout pour le lendemain, où il faudrait reprendre la vie ancienne comme si rien n’était venu en interrompre la routine. Sa bonne n’arrivait que vers huit heures : elle prépara son plateau à thé, le plaça près de son lit. Puis elle ferma à clef la porte d’entrée, souffla sa bougie et se coucha. Mais le sommeil ne voulait pas venir, et elle se trouvait en face de ce fait qu’elle haïssait Lily Bart. Cela l’oppressait, dans l’obscurité, comme quelque mal informe qu’il faut terrasser à l’aveuglette. Raison, jugement, renoncement, toutes les saines forces du jour battaient en retraite devant le rude instinct de la conservation : elle désirait le bonheur ; elle le désirait avec autant d’avidité et sans plus de scrupules que Lily, mais sans le pouvoir de Lily pour l’obtenir. Et, consciente de son impuissance, elle gisait frissonnante et haïssait son amie…

Un coup de sonnette à la porte d’entrée la mit sur pied : elle fit flamber une allumette et resta debout, effarée, aux écoutes. Son cœur, pendant quelques secondes, battit éperdument ; puis elle sentit le contact dégrisant du fait, et se souvint que de pareils appels n’avaient rien d’extraordinaire dans son œuvre de charité. Elle passa une robe de chambre pour répondre, et, ouvrant la porte, elle aperçut devant elle la rayonnante Lily Bart.

Le premier mouvement de Gerty fut un mouvement de répulsion. Elle recula comme si la présence de Lily jetait une lumière trop soudaine sur sa propre misère. Puis elle entendit son nom dans un cri, entrevit le visage de son amie, et se sentit enlacée et serrée par elle.

— Lily… qu’est-ce qu’il y a ?

Miss Bart la relâcha, et resta là, debout, avec le souffle court de quelqu’un qui a gagné un abri après une longue fuite.

— J’avais si froid !… je ne pouvais pas rentrer à la maison… Avez-vous du feu ?

La compassion de Gerty, répondant à l’appel rapide de l’habitude, balaya toutes ses répugnances. Lily n’était plus qu’un être qui avait besoin d’aide ; pour quelle raison, ce n’était pas le moment de s’arrêter à se le demander. La sympathie disciplinée refoula l’étonnement sur les lèvres de Gerty ; elle attira son amie, sans rien dire, dans le salon et la fit asseoir près du foyer noirci.

— Il y a du petit bois : le feu prendra dans une minute…

Elle s’agenouilla, et la flamme jaillit sous ses mains rapides. Elle brillait étrangement, cette flamme, à travers les larmes qui lui brouillaient encore les yeux, et frappa la ruine blanche qu’était le visage de Lily. Les deux jeunes filles se regardèrent en silence, puis Lily répéta :

— Je ne pouvais pas rentrer à la maison.

— Non, chérie, non… vous êtes venue ici… Vous avez froid et vous êtes fatiguée… Restez tranquille, et je vais vous faire du thé.

Gerty avait repris, à son insu, le ton calmant de sa profession : tout sentiment personnel disparaissait devant les devoirs de son ministère, et l’expérience lui avait appris que le sang doit être étanché avant qu’on puisse sonder la plaie.

Lily restait assise, tranquille, penchée vers le feu : le cliquetis des tasses, derrière elle, l’apaisait, comme les bruits familiers assoupissent un enfant que le silence a tenu éveillé. Mais quand Gerty fut debout à côté d’elle, avec le thé, elle le repoussa, et regarda d’un œil étranger la pièce familière.

— Je suis venue ici parce que je ne pouvais supporter d’être seule, — dit-elle.

Gerty posa la tasse et s’agenouilla près d’elle.

— Lily ! Quelque chose est arrivé… ne pouvez-vous me dire quoi ?

— Je ne pouvais supporter de rester éveillée, dans ma chambre jusqu’au matin… Je déteste ma chambre, chez tante Julia… alors, je suis venue ici.

Elle se dressa brusquement, sortant de son apathie, et s’accrocha à Gerty, dans un nouvel accès de terreur.

— Oh ! Gerty, les Furies… vous connaissez le bruit de leurs ailes… quand on est seule, la nuit, dans l’obscurité ?… Mais vous ne pouvez savoir… il n’y a rien pour vous rendre les ténèbres épouvantables, à vous !…

Ces mots, se projetant sur les heures que Gerty venait de vivre, lui arrachèrent un faible murmure de dérision ; mais Lily, sous l’éclat de sa propre misère, était aveugle à toute autre chose.

— Vous me permettez de rester ?… Je n’aurai plus peur quand le jour viendra… Est-il tard ? La nuit est-elle presque passée ? Ce doit être abominable de ne pouvoir dormir… chaque objet semble se dresser auprès du lit et vous dévisage…

Miss Farish s’empara de ses mains errantes.

— Lily, regardez-moi ! Quelque chose est arrivé… un accident ?… Vous avez eu peur… qu’est-ce qui vous a effrayée ?… Dites-moi… si vous le pouvez… un mot ou deux… que je puisse vous aider.

Lily secoua la tête :

— Je n’ai pas eu peur : ce n’est pas le mot… Pouvez-vous imaginer que vous vous regardez dans votre glace, un matin, et que vous vous voyez défigurée ?… que vous apercevez quelque hideux changement survenu pendant votre sommeil ? Eh bien, voilà l’effet que je me fais à moi-même… Je ne peux pas supporter de me voir dans mes propres pensées… Je hais la laideur, vous le savez… je m’en suis toujours détournée… Mais je ne peux pas vous expliquer… vous ne comprendriez pas.

Elle leva la tête et ses yeux rencontrèrent la pendule :

— Comme la nuit est longue !… Et je sais que je ne pourrai pas dormir demain… Quelqu’un m’a dit que mon père demeurait souvent des nuits sans dormir et pensant à des choses horribles… Et il n’était pas méchant, il n’était que malheureux… Et je vois maintenant combien il a dû souffrir, étendu seul avec ses pensées !… Mais moi, je suis mauvaise… je suis une mauvaise fille… toutes mes pensées sont mauvaises… J’ai toujours eu de mauvaises gens autour de moi… Est-ce une excuse ?… Je croyais pouvoir diriger ma vie… j’étais orgueilleuse… orgueilleuse !… mais maintenant je suis à leur niveau…

Des sanglots la secouèrent ; elle y céda, courbée comme un arbre sous un orage sec.

Gerty était toujours à genoux auprès d’elle, attendant, avec la patience née de l’expérience, que cette rafale de misère eût passé, lui rendant l’usage de la parole… Elle avait d’abord songé à quelque choc physique, à quelque péril couru, dans les rues, encombrées, puisqu’elle présumait que Lily revenait de chez Carry Fisher ; mais elle voyait maintenant que les centres nerveux avaient subi une autre sorte d’atteinte, et son esprit tremblant reculait devant les conjectures.

Les sanglots de Lily s’arrêtèrent :

— Il y a de mauvaises filles dans vos taudis. Dites-moi… est-ce qu’elles se relèvent jamais ? Peuvent-elles oublier, et redevenir ce qu’elles étaient auparavant ?

— Lily ! Ne parlez pas ainsi… vous rêvez…

— Ne vont-elles pas toujours de mal en pis ? Impossible de revenir en arrière… votre « moi » d’autrefois vous rejette et vous chasse.

Elle se dressa, elle étira ses bras, comme dans un excès de lassitude physique :

— Allez vous coucher, chérie ! Vous avez beaucoup à travailler, et vous vous levez de bonne heure. Moi, je veillerai ici, près du feu, et vous me laisserez la lumière… et votre porte ouverte. Tout ce dont j’ai besoin, c’est de vous sentir près de moi.

Elle posa les deux mains sur les épaules de Gerty, avec un sourire qui était comme un lever de soleil sur une mer jonchée d’épaves.

— Je ne puis vous laisser, Lily. Venez vous coucher dans mon lit. Vous avez les mains gelées… il faut vous déshabiller et vous réchauffer… (Gerty s’arrêta avec une componction soudaine.) Mais Mrs. Peniston ?… il est plus minuit ! Que va-t-elle penser ?

— Elle se couche sans m’attendre. J’ai une clef. Cela n’a pas d’importance. Je ne peux pas y retourner.

— Ce n’est pas nécessaire : vous allez rester ici. Mais il faut que vous me disiez où vous avez été. Écoutez, Lily… cela vous fera du bien de parler !… (Elle reprit les mains de miss Bart et les pressa contre elle.) Essayez de me le dire… cela éclaircira votre pauvre tête… Écoutez… vous dîniez chez Carry Fisher…

Gerty s’arrêta et ajouta dans un éclair d’héroïsme :

— Lawrence Selden est parti d’ici pour vous retrouver…

À ces mots la figure de Lily s’adoucit : de l’angoisse renfermée elle passait à la misère avouée d’un enfant. Ses lèvres tremblèrent, et ses yeux s’agrandirent sous les larmes.

— Il est allé me retrouver ?… Et je l’ai manqué !… Oh ! Gerty, il a essayé de me venir en aide. Il m’avait bien dit… il m’avait prévenue, il y a longtemps… il prévoyait que je deviendrais haïssable à mes propres yeux !

Le nom de Selden, comme Gerty l’observait avec un serrement de cœur avait ouvert dans l’âme desséchée de son amie des sources de pitié pour elle-même, et, larme par larme, Lily épancha le trop-plein de sa douleur. Elle s’était laissé tomber de biais dans le grand fauteuil de Gerty, la tête enfouie à l’endroit où s’était appuyée tout à l’heure celle de Selden, dans une beauté d’abandon qui rappela aux sens endoloris de Gerty tout l’inévitable de sa propre défaite. Ah ! point n’était besoin chez Lily de propos délibéré pour lui dérober son rêve ! Il suffisait de regarder cette grâce inclinée pour y voir une force naturelle, pour reconnaître que l’amour et le pouvoir appartiennent à celles de cette race, comme le renoncement et l’altruisme demeurent le lot de celles que les premières dépouillent. Mais, si l’enivrement de Selden semblait une nécessité fatale, l’effet produit par son nom secoua d’une dernière transe la fermeté de Gerty. Les hommes passent par des amours surhumaines et leur survivent : c’est là justement ce qui réduit leur cœur aux joies humaines. Gerty eût accueilli avec bonheur la tâche de guérir Selden : comme elle eût volontiers apaisé le patient et l’eût ramené à subir l’existence ! Mais Lily, en se trahissant, lui enlevait ce dernier espoir. La jeune mortelle sur la rive est sans recours contre la sirène éprise de sa proie : de telles victimes, le flot ne les rapporte qu’inanimées de leur aventure.

Lily, d’un bond, se mit debout et saisit fortement Gerty :

— Gerty, vous le connaissez… vous le comprenez… dites-moi… si j’allais à lui, si je lui racontais tout… si je lui disais : « Je suis foncièrement mauvaise… j’ai besoin d’admiration, j’ai besoin d’excitation, j’ai besoin d’argent… » Oui, d’argent !… C’est là ma honte, Gerty… et on le sait, c’est ce qu’on dit de moi… c’est ce que les hommes pensent de moi… Si je lui disais tout, si je lui racontais toute l’histoire… si je disais tout simplement : « Je suis descendue plus bas que les pires, car j’ai pris ce qu’elles prennent et je n’ai pas payé comme elles paient… » oh ! Gerty, vous le connaissez, vous pouvez parler pour lui : si je lui disais tout, me haïrait-il ? Ou bien aurait-il pitié de moi, me comprendrait-il, et me sauverait-il de ma propre haine ?…

Gerty demeurait froide et passive. Elle savait que l’heure de l’épreuve avait sonné pour elle, et son pauvre cœur se débattait furieusement contre la destinée. Comme une sombre rivière coulant sous la lueur de la foudre, elle vit sa chance de bonheur passer sous un éclair de tentation. Qu’est-ce qui l’empêchait de dire : « Il est comme les autres hommes » ? Elle n’était pas si sûre de lui, après tout !… Mais agir ainsi n’était-ce pas blasphémer son amour ? Elle ne pouvait le voir devant elle, lui, Selden, que sous le jour le plus noble : elle avait besoin de croire en lui dans la mesure même où elle l’aimait.

— Oui, je le connais ; il vous aidera, — dit-elle.

Et, un moment plus tard, Lily pleurait toute sa passion sur la poitrine de Gerty.

Il n’y avait qu’un lit dans le petit appartement, et les deux jeunes filles s’y étendirent côte à côte, après que Gerty eut délacé la robe de Lily et l’eut persuadée de tremper ses lèvres dans le thé chaud. La lumière éteinte, elles restèrent tranquilles dans l’obscurité, Gerty reculant contre le bord extérieur de l’étroite couchette pour éviter le contact de sa compagne. Elle savait que Lily n’aimait pas à être caressée, et, depuis longtemps, elle avait mis un frein à ses démonstrations de tendresse envers son amie. Mais, ce soir, toutes les fibres de son corps répugnaient à la proximité de Lily : ce lui était une torture que d’écouter son souffle, et de sentir le drap soulevé par cette respiration. Comme Lily se tournait et s’installait pour un repos plus complet, une mèche de ses cheveux balaya de son odeur la joue de Gerty : tout en elle était chaud, doux et parfumé ; les marques mêmes de son chagrin lui seyaient comme les gouttes de pluie vont à la rose battue. Mais, comme Gerty était étendue, les bras allongés à ses côtés, dans l’étroitesse immobile d’une effigie funéraire, elle sentit un tumulte de sanglots qui venait de ce souffle chaud si proche, et Lily, tendant sa main, chercha en tâtonnant celle de son amie et la retint serrée.

— Tenez-moi, Gerty, tenez-moi, ou je penserais à des choses, — gémit-elle.

Et Gerty, en silence, glissa un bras sous elle, en faisant comme un oreiller pour sa tête, de même qu’une mère fait un nid pour son enfant qui s’agite. Lily reposa tranquille dans ce creux réchauffant et sa respiration devint peu à peu lente et régulière. Sa main continuait de s’agripper à celle de Gerty comme pour écarter de mauvais rêves, mais bientôt la prise de ses doigts se relâcha, sa tête glissa plus profondément dans cet abri, et Gerty sentit qu’elle dormait.

XV


Quand Lily se réveilla, elle se trouva seule dans le lit, et la lumière hivernale éclairait la chambre.

Elle se redressa, effarée par l’aspect étranger de ce qui l’entourait ; puis la mémoire lui revint et elle regarda autour d’elle en frissonnant. Sous l’oblique et froide lumière réfléchie par le mur postérieur d’un bâtiment voisin, elle aperçut sa robe du soir et sa sortie de bal qui formaient un tas voyant sur une chaise. Une toilette ainsi ôtée est aussi peu appétissante que les restes d’un souper : Lily songea que la vigilance de sa femme de chambre, à la maison, lui avait toujours épargné la vue de pareilles incongruités. Son corps était endolori de fatigue et de la position gênée qu’elle avait eue dans le lit de Gerty. À travers son sommeil troublé, elle avait eu conscience de manquer de place pour se remuer, et le long effort qu’elle avait dû faire pour demeurer immobile lui donnait l’impression d’avoir passé la nuit en chemin de fer.

Cette sensation de malaise physique fut la première à se déclarer, puis Lily perçut une prostration mentale correspondante, une espèce d’horreur languissante, plus intolérable que le premier flot de dégoût. À la pensée de devoir s’éveiller chaque matin avec ce poids sur le cœur, son esprit harassé se haussa à de nouveaux efforts : il lui fallait trouver un chemin pour sortir de la fondrière où elle était embourbée. Ce n’était pas tant le remords que l’effroi de ses pensées matinales qui lui imposait le désir d’agir. Mais elle était inexprimablement lasse : c’était une fatigue de plus que de penser avec suite. Elle restait étendue, parcourant du regard la pauvre petite chambre avec une recrudescence de dégoût physique. L’air du dehors, parqué entre de hauts bâtiments, n’apportait nulle fraîcheur par la fenêtre ; la vapeur commençait à chanter dans les tuyaux noircis et une odeur de cuisine pénétrait par la fente de la porte.

La porte s’ouvrit, et Gerty, tout habillée et le chapeau sur la tête, entra avec une tasse de thé. Son visage semblait pâle et gonflé dans cette triste lumière, et la couleur de ses cheveux ternes se confondait avec celle de sa peau.

Elle jeta un coup d’œil timide sur Lily et lui demanda d’un ton embarrassé comment elle se sentait : Lily lui répondit avec la même contrainte, et se redressa pour boire le thé.

— Je devais être horriblement fatiguée, hier au soir ; je crois que j’ai eu une attaque de nerfs dans la voiture, — dit-elle, comme ce breuvage rendait un peu de clarté à ses pensées paresseuses.

— Vous n’étiez pas bien : je suis si contente que vous soyez venue ici ! — répliqua Gerty.

— Mais comment vais-je rentrer à la maison ?… Et tante Julia ?…

— Elle est prévenue : je lui ai téléphoné de bonne heure, et votre femme de chambre a apporté ce qu’il vous fallait… Mais ne voulez-vous pas manger quelque chose ? Je vous ai fait moi-même des œufs brouillés.

Lily n’avait pas faim ; mais le thé lui donna la force de se lever et de s’habiller sous l’œil scrutateur de sa femme de chambre. Ce lui fut un soulagement que Gerty dût sortir bien vite : elles s’embrassèrent en silence, mais sans rien témoigner des émotions de la nuit précédente.


Lily trouva Mrs. Peniston dans une grande agitation. Elle avait envoyé chercher Grace Stepney et prenait de la digitale. Lily fit face le mieux qu’elle put à l’orage de ses questions, expliquant qu’elle s’était presque évanouie en revenant de chez Carry Fisher : craignant de n’avoir pas la force d’arriver jusqu’à la maison, elle était allée chez miss Farish ; mais une nuit de repos l’avait rétablie, et elle n’avait nul besoin d’un médecin…

Ce fut un réconfort pour Mrs. Peniston : elle pouvait s’occuper de ses propres souffrances, et elle conseilla à Lily de se mettre au lit, — son unique panacée pour tous les désordres du corps et de l’âme. — Dans la solitude de sa chambre, Lily se trouva ramenée à la directe observation des faits. Naturellement, leur aspect diurne différait de la nébuleuse vision de la nuit. Les Furies ailées se transformaient en rôdeuses mondaines, qui entraient chez l’une ou chez l’autre pour « potiner » à l’heure du thé. Mais ses craintes n’en étaient que plus hideuses, étant moins vagues ; et, d’ailleurs, il s’agissait d’agir, et non de se désespérer. Pour la première fois, elle se contraignit à faire le compte exact de sa dette envers Trenor ; et le résultat de cet odieux calcul fut la découverte qu’elle avait reçu de lui, en tout, neuf mille dollars. Le prétexte frivole grâce auquel cette somme avait été donnée et acceptée se ratatinait dans le brasier de sa honte : elle reconnaissait que pas un sou ne lui appartenait réellement, et que, pour recouvrer sa propre estime, il faudrait s’acquitter sur-le-champ et entièrement. L’incapacité où elle se trouvait d’apaiser ainsi ses sentiments outragés la paralysait en la convainquant de son insignifiance. Elle se rendait compte, pour la première fois, que la dignité d’une femme peut lui coûter plus cher à garder que sa voiture ; et le fait que la conservation d’un bien moral pouvait être une question de dollars, une question de sous, lui rendait le monde encore plus ignoble qu’elle ne l’avait conçu.

Après le déjeuner, une fois délivrée du regard indiscret de Grace Stepney, Lily demanda à sa tante la permission de lui dire un mot. Les deux femmes montèrent au petit salon, et Mrs. Peniston s’assit dans son fauteuil de satin noir orné de capitons jaunes, à côté d’une table faite en perles de couleur qui supportait un coffret en bronze avec une miniature de Béatrice Cenci sur le couvercle. Lily éprouvait pour ces objets l’aversion du prisonnier pour le mobilier du tribunal : c’était dans cette pièce que sa tante recevait ses rares confidences, et le sourire aux yeux minces de la Béatrice enturbannée s’associait dans son esprit avec la disparition graduelle du sourire sur les lèvres de Mrs. Peniston. La crainte d’une scène donnait à cette dame une implacabilité que la plus grande force de caractère n’aurait pu produire, car elle était indépendante de toute considération de bien ou de mal ; et Lily, sachant cela, se risquait rarement à la braver. Elle n’avait jamais eu moins envie de faire une tentative qu’en ce moment, mais elle avait cherché vainement un autre moyen d’échapper à une situation intolérable.

Mrs. Peniston l’examinait d’un œil critique :

— Vous avez mauvaise mine, Lily : cette agitation perpétuelle commence à vous marquer, — dit-elle.

Miss Bart crut voir un joint :

— Je ne crois pas que ce soit cela, tante Julia ; j’ai eu des soucis, — répondit-elle.

— Ah ! — dit Mrs. Peniston, fermant les lèvres avec le bruit d’un porte-monnaie que l’on clôt devant un mendiant.

— Je regrette d’avoir à vous ennuyer de cela, — continua Lily, — mais je crois vraiment que mon indisposition d’hier soir provient en partie de mes inquiétudes.

— J’aurais pensé que la cuisine de Carry Fisher suffisait à l’expliquer. Elle a une cuisinière qui était chez Maria Melson en 1891… au printemps de cette année où nous sommes allées à Aix… je me souviens d’y avoir dîné deux jours avant de nous embarquer, et j’ai ressenti la certitude que les cuivres n’avaient pas été récurés.

— Je ne crois pas avoir mangé grand’chose : je ne peux ni manger ni dormir.

Lily s’arrêta, une seconde, puis elle reprit brusquement :

— Le fait est, tante Julia, que je dois de l’argent.

Le visage de Mrs. Peniston s’assombrit visiblement, mais n’exprima pas l’étonnement auquel sa nièce s’attendait. Comme elle gardait le silence, Lily dut poursuivre :

— J’ai été sotte…

— Nul doute que vous ne l’ayez été : très sotte même ! — interrompit Mrs. Peniston. — J’avoue ne pas comprendre comment quelqu’un avec votre revenu, sans frais d’aucune sorte… et je ne parle pas des jolis cadeaux que je vous ai toujours faits…

— Oh ! vous avez été généreuse, tante Julia ; je n’oublierai jamais votre bonté. Mais peut-être ne vous rendez-vous pas tout à fait compte des dépenses auxquelles une jeune fille est exposée aujourd’hui…

— Je ne vois pas quelles peuvent être vos dépenses, sinon votre toilette et vos billets de chemin de fer. Je tiens à ce que vous soyez bien habillée ; mais j’ai payé votre note chez Céleste en octobre dernier.

Lily hésita : l’inexorable mémoire de sa tante ne l’avait jamais autant gênée.

— Vous avez été aussi bonne que possible ; mais j’ai été obligée d’acheter quelques petites choses, depuis…

— Quel genre de choses ? des robes ? — Combien avez-vous dépensé ?… Montrez-moi la note… J’ai idée que cette femme vous vole.

— Oh ! non, je ne crois pas : les robes sont devenues si effroyablement chères !… et on a besoin de tant de choses différentes, avec les visites à la campagne, le golf, le patinage, etc., etc.

— Montrez-moi la note, — répéta Mrs. Peniston.

Lily hésita de nouveau. D’abord, madame Céleste ne lui avait pas encore envoyé son compte ; ensuite, le montant ne représentait qu’une fraction de la somme dont Lily avait besoin.

— Elle ne m’a pas encore envoyé sa note pour mes toilettes d’hiver, mais je sais qu’elle est élevée… Et il y a aussi une ou deux autres choses… J’ai été négligente et imprudente… Je frémis à l’idée de ce que je dois…

Elle leva son beau visage troublé sur Mrs. Peniston, dans le vain espoir qu’un spectacle si émouvant pour l’autre sexe pût ne pas demeurer sans effet sur le sien. Mais le seul résultat fut que Mrs. Peniston recula craintivement.

— Vraiment, Lily, vous êtes d’âge à savoir conduire vos propres affaires, et, après m’avoir mortellement effrayée par votre aventure d’hier soir, vous auriez pu au moins choisir mieux votre moment pour m’ennuyer de ces histoires.

Mrs. Peniston regarda la pendule, et avala une tablette de digitale.

— Si vous devez encore un millier de dollars à Céleste, vous pouvez lui dire de m’envoyer sa note, — ajouta-t-elle, comme pour terminer la discussion à tout prix.

— Je suis désolée, tante Julia ; il m’est odieux de vous importuner dans un pareil moment ; mais je n’ai vraiment pas le choix… J’aurais dû parler plus tôt… Je dois beaucoup plus de mille dollars.

— Beaucoup plus ?… En devez-vous deux mille ?… Elle a dû vous voler !

— Je vous ai dit qu’il ne s’agissait pas seulement de Céleste, Je… il y a d’autres notes… plus pressantes… qui doivent être réglées.

— Qu’avez-vous bien pu acheter ?… Des bijoux ?… Il faut que vous ayez perdu la tête ! — dit Mrs. Peniston avec âpreté. — Mais, si vous vous êtes endettée, il faut que vous en supportiez les conséquences : vous n’avez qu’à mettre de côté votre revenu mensuel jusqu’à ce que vos notes soient payées. Si vous restez tranquillement ici jusqu’au printemps prochain, au lieu de courir sans cesse de droite et de gauche, vous n’aurez aucune dépense, et sûrement, en quatre ou cinq mois, vous pourrez régler le restant de vos dettes, si je paye maintenant la couturière.

Lily garda de nouveau le silence. Elle savait qu’il n’y avait pas d’espoir de soutirer même mille dollars à Mrs. Peniston sous le simple prétexte de payer la note de Céleste : Mrs. Peniston voudrait vérifier le compte de la couturière, et elle ferait le chèque au nom de celle-ci, et pas au nom de Lily. Et pourtant il fallait obtenir l’argent avant la fin de la journée !

— Les dettes dont je parle sont… différentes… pas des factures de fournisseurs, — commença-t-elle avec embarras.

Mais le regard de Mrs. Peniston faillit l’empêcher de continuer. Se pouvait-il que sa tante soupçonnât quelque chose ?… Cette idée précipita les aveux de Lily :

— Le fait est que j’ai beaucoup joué aux cartes… au bridge… Toutes les femmes le font ; les jeunes filles aussi… c’est reçu. J’ai gagné quelquefois… gagné pas mal… mais, ces derniers temps, je n’ai pas eu de chance… et, bien entendu, des dettes de ce genre ne peuvent se payer par acomptes.

Elle s’arrêta : la figure de Mrs. Peniston semblait se pétrifier à mesure qu’elle l’écoutait.

— Aux cartes !… vous avez joué de l’argent ?… C’était donc vrai !… Quand on me l’a dit, je n’ai pas voulu y croire. Je ne vous demanderai pas si les autres horreurs dont on m’a parlé sont vraies, elles aussi : j’en ai entendu assez pour l’état de mes nerfs… Quand je pense aux exemples que vous avez eus sous les yeux dans cette maison !… Mais c’est sans doute le fruit de votre éducation étrangère : personne n’a jamais su où votre mère ramassait ses amis. Et ses dimanches étaient un scandale, je le sais…

Mrs. Peniston fit brusquement volte-face.

— Vous jouez aux cartes le dimanche ?

Lily rougit, au souvenir de certains dimanches pluvieux à Bellomont et chez les Dorset.

— Vous êtes dure pour moi, tante Julia : je n’ai jamais réellement aimé les cartes, mais une jeune fille ne veut pas avoir l’air de sermonner les gens, et on se laisse aller à imiter les autres… J’ai reçu une terrible leçon, et, si vous voulez m’aider cette fois, je vous promets…

Mrs. Peniston leva la main pour l’avertir :

— Vous n’avez pas besoin de me faire de promesses : c’est tout à fait inutile. Quand je vous ai offert mon toit, je ne me suis pas engagée à payer vos dettes de jeu.

— Tante Julia ! Vous ne voulez pas dire que vous ne viendrez pas à mon secours ?

— Je ne ferai certainement rien qui puisse donner l’impression que j’approuve votre conduite. Si vous devez réellement de l’argent à votre couturière, je la réglerai… En dehors de cela, je ne me reconnais pas l’obligation d’assumer vos dettes.

Lily s’était levée, et se tenait toute pâle et frémissante devant Mrs. Peniston. Son orgueil bouillonnait, mais l’humiliation lui arracha ce cri :

— Tante Julia, je serai déshonorée… je…

Mais elle ne put aller plus loin. Si sa tante faisait la sourde oreille à ses prétendues dettes de jeu, dans quel esprit accueillerait-elle la terrible confession de la vérité ?

— J’estime que vous êtes déshonorée, Lily… déshonorée par votre conduite bien plus que par ses résultats… Vous dites que ce sont vos amis qui vous ont entraînée à jouer aux cartes avec eux : eh bien, eux aussi, ils auront leur petite leçon. Ils ont, sans doute, les moyens de perdre un peu d’argent… et, en tout cas, je ne vais pas gaspiller le mien à les rembourser… Et maintenant laissez-moi, je vous prie : cette scène m’a été extrêmement pénible, et j’ai ma santé à ménager… Tirez les stores, s’il vous plaît ; et dites à Jennings que je ne recevrai personne, cette après-midi, excepté Grace Stepney.

Lily remonta dans sa chambre et ferma la porte à clef. Elle tremblait de terreur et de colère : le vol des Furies résonnait à ses oreilles. Elle arpentait la pièce d’un pas aveugle et irrégulier. La dernière porte de salut était close : elle se sentait enfermée avec son déshonneur…

Tout à coup sa marche désordonnée l’amena devant la pendule de la cheminée. Les aiguilles marquaient trois heures et demie, et elle se rappela que Selden devait venir à quatre heures. Elle avait eu l’intention de lui écrire pour le décommander ; mais maintenant son cœur bondissait à l’idée de le voir. N’y avait-il pas dans son amour une promesse de renfort ? Tandis qu’elle était couchée près de Gerty, la nuit précédente, elle avait songé à sa venue, et à la douceur de pleurer tant de chagrins sur sa poitrine. Il est vrai qu’elle avait espéré se libérer de ces embarras avant de se trouver en face de lui : — elle n’avait jamais sérieusement douté que Mrs. Peniston lui vînt en aide. — Elle avait bien senti, même au plus fort de son malheur, que l’amour de Selden ne pouvait être son dernier refuge ; mais ce serait si doux de se blottir, un moment, contre lui, et d’y reprendre des forces pour aller de l’avant !…

Maintenant cet amour était son unique espoir, et, comme elle était là, toute seule avec son infortune, la pensée de se confier à lui devenait aussi attirante que le cours d’une rivière pour qui songe au suicide. Le premier plongeon serait terrible… mais, après, peut-être, quelle félicité ! Elle se rappela les paroles de Gerty : « Je le connais… il vous aidera » ; et son esprit s’y raccrocha comme un malade se raccroche à une relique qui guérit… Oh ! s’il la comprenait vraiment !… s’il voulait bien l’aider à relever sa vie brisée, à lui donner quelque forme nouvelle où ne subsisterait aucune trace du passé !… Il lui avait toujours fait sentir qu’elle était digne d’une destinée meilleure, et elle n’avait jamais eu plus besoin d’une pareille consolation… À plusieurs reprises, elle recula à la pensée de mettre en péril l’amour de Selden par un tel aveu : car c’était de l’amour qu’il lui fallait ; tout le feu de la passion serait nécessaire pour ressouder les débris épars de sa propre estime… Mais elle se reportait aux paroles de Gerty et s’y cramponnait. Elle était certaine que Gerty connaissait les sentiments de Selden pour elle, et elle était trop aveugle pour avoir jamais soupçonné que le jugement de Gerty sur Selden était coloré par des émotions bien plus ardentes que les siennes propres…

Avant quatre heures, elle était au salon, bien sûre que Selden serait exact. Mais l’heure vint et passa, — et continua de passer fiévreusement, mesurée par les battements impatients de son cœur. Elle eut le temps de considérer encore son infortune, et flotta de nouveau entre le désir qui la portait à se confier à Selden et la crainte de détruire ses illusions. Mais, tandis que les minutes s’écoulaient, le besoin de s’en remettre à sa sympathie intelligente devint plus urgent : elle ne pouvait supporter, à elle seule, tout le poids de sa misère. Il y aurait peut-être un pas dangereux ; mais ne pouvait-elle compter sur sa beauté pour le franchir ? pour la faire atterrir, saine et sauve, au port de ce dévouement ?

Mais l’heure s’avançait, et Selden ne venait toujours pas. Évidemment, il avait été retenu, ou bien il avait mal lu son mot, griffonné à la hâte, et avait pris le quatre pour un cinq. Un coup de sonnette, à la porte d’entrée, quelques minutes après cinq heures, confirma cette hypothèse, et Lily, aussitôt, résolut d’écrire plus lisiblement à l’avenir. Un bruit de pas dans le hall, la voix du maître d’hôtel qui précédait le visiteur versèrent une nouvelle énergie dans ses veines. Elle se sentit, une fois de plus, alerte, habile à modeler le hasard, et le souvenir de son pouvoir sur Selden la remplit d’une soudaine confiance. Mais, quand la porte du salon s’ouvrit, ce fut Rosedale qui entra.

Par réaction, elle eut un brusque saisissement ; mais, après un bref mouvement de colère contre la maladresse du sort et contre sa propre négligence, — que n’avait-elle fait défendre la porte pour tout autre que pour Selden ? — elle se maîtrisa et accueillit Rosedale amicalement. C’était ennuyeux, sans doute, que Selden, quand il viendrait, rencontrât précisément ce visiteur, mais Lily était passée maîtresse dans l’art de se débarrasser des intrus, et à son humeur actuelle Rosedale semblait parfaitement négligeable.

Mais l’idée qu’il avait, lui, de la situation s’imposa à elle après quelques moments d’entretien. Elle s’était mise à parler de la fête des Bry, espérant que ce sujet facile et tout impersonnel les mènerait jusqu’à l’arrivée de Selden, mais M. Rosedale, installé tenacement auprès de la table à thé, les mains dans les poches, les jambes étendues avec un peu trop de sans-gêne, donna tout de suite à la conversation un tour personnel.

— Assez réussie… oui, n’est-ce pas ? assez réussie, cette fête : Welly Bry a bien l’intention de ne pas se laisser dépasser… Bien entendu, il y avait des petites erreurs par-ci, par là… des choses qui n’étaient vraiment pas du ressort de Mrs. Fisher… Le champagne n’était pas frappé, et les paletots se sont mélangés au vestiaire… Moi, j’aurais dépensé plus d’argent pour la musique. Mais ça, c’est mon caractère : si je veux une chose, je suis prêt à payer ce qu’il faut ; je ne vais pas au comptoir discuter si l’article vaut ce prix-là… Je ne me contenterais pas de recevoir à la manière des Welly Bry ; je voudrais quelque chose qui eût l’air plus aisé, plus naturel, qui ne sentît pas l’effort… Et, pour cela, il y a deux éléments nécessaires, miss Bart : de l’argent, et une femme qui sache le dépenser.

Il s’arrêta et l’examina attentivement, tandis qu’elle affectait de ranger les tasses à thé.

— J’ai l’argent, — continua-t-il, en toussant pour s’éclaircir la voix ; — ce qu’il me faut maintenant, c’est la femme… et j’ai bien l’intention de l’avoir, elle aussi !

Il se pencha un peu en avant, appuyant les mains sur le pommeau de sa canne. — Il avait vu des hommes du type de Ned Van Alstyne entrer dans un salon avec leur chapeau et leur canne, et il croyait que cela donnait à leur attitude une certaine élégance familière.

Lily ne disait mot, et souriait du bout des lèvres, les yeux distraitement fixés sur Rosedale. En réalité, elle était en train de réfléchir qu’une déclaration demanderait un certain temps, et que Selden ferait sûrement son apparition avant le moment du refus. Son air méditatif semblait celui d’un esprit qui se recueille sans se détourner : M. Rosedale y vit un subtil encouragement. Il n’eût pas goûté un empressement trop visible.

— Oui, j’ai bien l’intention de l’avoir, elle aussi ! — répéta-t-il, avec un rire destiné à fortifier sa propre assurance. — En général, j’ai obtenu ce que je voulais dans la vie, miss Bart. Je voulais de l’argent, et j’en ai tant que je ne sais plus comment le placer ; et maintenant l’argent perd pour moi sa valeur, si je n’ai pas la femme sur qui il convient de le mettre… Voilà ce que je veux en faire, de mon argent : je veux qu’auprès de ma femme toutes les autres se sentent petites. Je ne regarderai jamais à un dollar qui sera employé de cette façon-là… Mais ce n’est pas la première venue qui sera capable de jouer ce rôle, quelque argent que vous mettiez sur elle… Il y avait une jeune fille, dans je ne sais plus quel livre d’histoire, qui désirait des boucliers d’or, ou quelque chose comme ça, et des gars lui en jetèrent tant qu’elle en fut écrasée : ils la tuèrent. Eh bien, c’est assez vrai : il y a des femmes qui ont l’air d’être enterrées sous leurs bijoux. Ce que je veux, moi, c’est une femme qui, à mesure que j’y ajouterai des diamants, portera la tête plus haute… Et, en vous regardant, l’autre soir, chez les Bry, dans cette simple robe blanche, où vous aviez l’air d’une reine, je me suis dit : « Pardieu ! si elle avait une couronne, on croirait que cette couronne a poussé sur elle !… »

Lily gardait toujours le silence, et il continua, s’échauffant sur ce thème :

— Mais je vais vous dire… Ce genre de femme-là coûte plus cher que toutes les autres réunies… Si une femme se met à ignorer les perles qu’elle porte, il faut que ces perles soient plus belles que celles de n’importe qui… et ainsi de suite !… Vous comprenez ce que je veux dire : il n’y a que les choses voyantes, vous savez bien, qui soient bon marché… Eh bien, moi, je voudrais que ma femme pût ignorer la terre entière, si tel était son plaisir… Je sais qu’à propos d’argent il y a quelque chose de vulgaire, c’est d’y penser : ma femme n’aurait jamais besoin de se dégrader ainsi.

Il s’arrêta, puis conclut, par un retour malheureux à une manière plus ancienne :

— Vous devinez, je suppose, qui est la femme que j’ai en vue, miss Bart.

Lily leva la tête, s’animant un peu à cet appel. Même à travers le sombre tumulte de ses pensées, le cliquetis des millions de M. Rosedale tintait de façon plutôt séduisante. Oh ! si elle en avait seulement assez pour annuler sa misérable dette !… Mais l’homme qu’elle voyait derrière ces millions devenait de plus en plus répugnant, à la lumière que faisait l’approche attendue de Selden. Le contraste était trop grotesque : elle eut peine à réprimer le sourire qu’il provoquait. Elle décida que la franchise serait préférable.

— Si c’est à moi que vous faites allusion, M. Rosedale, je suis très reconnaissante… très flattée… mais je ne pense pas avoir rien fait pour vous induire à croire…

— Oh ! si vous voulez dire que vous n’êtes pas follement amoureuse de moi, il me reste assez de bon sens pour m’en apercevoir… Et je ne vous ai pas parlé non plus comme si vous l’étiez… Je sais, j’imagine, le genre de discours à employer dans ces cas-là… Je suis diablement parti sur vous… voilà la vérité, à peu près… et je viens de vous soumettre, en homme d’affaires, un simple exposé des conséquences. Vous n’êtes pas très entichée de moi… pour le moment… mais vous aimez le luxe, les choses de style, le plaisir, et, par-dessus tout, vous détestez les soucis d’argent. Vous aimez à vous amuser, sans avoir à régler la note : eh bien, ce que je vous propose, c’est de pourvoir à vos amusements et de m’occuper de l’addition.

Il s’arrêta, et elle répliqua avec un sourire glacial :

— Vous faites erreur sur un point, M. Rosedale : je suis toujours prête à payer les plaisirs que je prends.

Elle parlait ainsi pour lui faire voir que, si ses propos, à lui, impliquaient une sorte d’épreuve, une allusion à ses affaires privées, elle était toute prête à prendre les devants et à les réfuter. Mais, s’il reconnut son intention, il n’en fut pas déconcerté ; il poursuivit sur le même ton :

— Je ne voulais pas vous offenser ; excusez-moi si j’ai parlé trop net. Mais pourquoi n’êtes-vous pas franche avec moi ?… pourquoi cette espèce de bluff ?… Vous avez eu, vous le savez bien, des moments de gêne… des moments de gêne terrible… et, à mesure qu’une jeune fille avance en âge, et que le monde continue à marcher, les choses quelle désire, avant même qu’elle s’en aperçoive, peuvent la dépasser pour ne plus revenir… Je ne prétends pas le moins du monde que vous en soyez à ce point !… loin de là… mais vous avez eu un avant-goût de soucis qu’une personne comme vous n’aurait jamais dû connaître, et ce que je vous offre, c’est une occasion de leur tourner le dos à tout jamais.

Quand il eut fini, la joue de Lily était brûlante : il n’y avait pas à se tromper sur ce qu’il avait voulu dire, et ne pas le relever était un fatal aveu de faiblesse ; d’un autre côté, s’en offenser trop ouvertement, c’était courir le risque de blesser Rosedale dans un moment périlleux. L’indignation tremblait sur les lèvres de la jeune fille ; mais une voix secrète l’apaisa, qui l’avertissait de ne pas se disputer avec lui. Il en savait trop long sur elle, et, même à l’heure où il avait tout intérêt à se montrer sous son meilleur jour, il ne se faisait pas scrupule de lui laisser voir combien il était au courant. Quel usage ferait-il de son pouvoir, quand l’expression de son mépris, à elle, aurait chassé la seule raison qu’il avait de se contenir ? Tout l’avenir de Lily dépendait peut-être de la manière dont elle allait lui répondre. Elle dut faire halte et prendre cela en considération, dans le conflit de ses autres inquiétudes, comme un fugitif hors d’haleine est forcé de s’arrêter à un carrefour et de décider avec sang-froid, si possible, quelle route il va suivre.

— Vous avez tout à fait raison, M. Rosedale. J’ai eu des ennuis ; et je vous suis reconnaissante de vouloir m’en délivrer. Ce n’est pas toujours une chose facile que de préserver toute son indépendance et toute sa dignité, quand on est pauvre et qu’on vit parmi les riches ; j’ai été négligente en matière d’argent, et mes notes m’ont donné du tracas. Mais je serais une égoïste et une ingrate si j’en profitais pour accepter tout ce que vous me proposez, sans avoir rien de mieux à vous offrir en échange que le désir de me libérer de mes inquiétudes. Il faut me laisser du temps… du temps pour penser à votre bonté… et à ce que je pourrais vous offrir en échange…

Elle lui tendit la main d’un geste charmant, où le congé était dépouillé de toute sa rigueur. L’idée qu’elle devait s’amadouer plus tard détermina Rosedale à se lever docilement, un peu rouge de ce succès inespéré, habitué d’ailleurs par la tradition de sa race à accepter ce qu’on lui concédait, sans hâte malséante de presser les gens pour obtenir davantage. Quelque chose, dans ce prompt acquiescement, effraya Lily : derrière, elle sentait la force accumulée d’une patience capable de soumettre la volonté la plus robuste. Mais du moins ils s’étaient quittés en bons termes, et il était parti sans avoir rencontré Selden, — Selden dont l’absence prolongée la frappait d’une alarme nouvelle… Rosedale était resté plus d’une heure, et elle comprenait qu’il était trop tard maintenant pour compter sur Selden. Il écrirait pour expliquer son absence, naturellement ; elle recevrait un mot de lui par le dernier courrier… Mais sa confession, à elle, se trouvait ainsi retardée ; et ce délai pesait lourdement à son esprit fourbu.

Le poids en augmenta encore après que le dernier courrier ne lui eut point apporté de lettre : elle dut remonter dans sa chambre pour y passer une nuit solitaire, une nuit d’insomnie aussi affreuse que celle que son imagination torturée avait dépeinte à Gerty. Elle n’avait jamais appris à vivre avec ses propres pensées, et d’être ainsi confrontée avec elles, dans de telles heures de misère lucide, lui faisait paraître aisément supportable la confuse infortune de sa veillée précédente…

Le jour dispersa la troupe des fantômes, et persuada Lily qu’elle recevrait des nouvelles de Selden avant midi ; mais la journée s’écoula sans lettre ni visite. Lily resta à la maison, déjeunant et dînant seule avec sa tante, qui se plaignait d’avoir des palpitations de cœur : la conversation se traîna glaciale sur des sujets généraux. Mrs. Peniston alla se coucher de bonne heure, et, quand elle se fut retirée, Lily s’assit et écrivit un mot à Selden. Elle était sur le point de sonner pour faire porter son message, quand ses yeux tombèrent sur un paragraphe du journal du soir qui était là, près de son coude :


M. Lawrence Selden était parmi les passagers qui se sont embarqués, cette après-midi, pour la Havane et les Indes Occidentales, sur le paquebot les Antilles.


Elle laissa retomber le journal et demeura immobile, les yeux fixés sur l’entrefilet. Elle comprenait maintenant qu’il ne viendrait jamais, — qu’il était parti parce qu’il avait peur de venir.

Elle se leva, et, traversant la pièce, elle se regarda longtemps dans le miroir brillamment éclairé au-dessus de la cheminée. Les rides de son visage ressortaient terriblement : elle se voyait vieille ; et, quand une jeune fille se trouve vieille elle-même, quel âge a-t-elle aux yeux d’autrui ?… Elle se détourna, et se mit à errer sans but, marchant avec une précision mécanique parmi les roses monstrueuses du tapis choisi par Mrs. Peniston.

Soudain elle remarqua que la plume avec laquelle elle venait d’écrire à Selden était encore posée sur l’encrier ouvert : elle se rassit, et, prenant une enveloppe, y traça rapidement l’adresse de Rosedale. Puis elle prépara une feuille de papier et s’assit devant, la plume en l’air. Ce ne fut pas difficile d’écrire la date, et : « Cher Monsieur Rosedale », — mais l’inspiration ensuite lui fit défaut. Elle voulait lui dire de venir la voir ; mais les mots refusaient de prendre forme.

Enfin elle commença :

J’ai bien réfléchi…

Puis elle déposa la plume, appuya les coudes sur la table, et se cacha la figure dans les mains.

Tout à coup elle tressaillit au bruit de la sonnette. Il n’était pas tard : — à peine dix heures ; — cela pouvait encore être un billet de Selden, ou quelque émissaire… ou lui-même, là, de l’autre côté de la porte !… L’annonce de son départ était peut-être une erreur… il pouvait y avoir un autre Lawrence Selden qui s’était embarqué pour la Havane… Toutes ces possibilités eurent le temps de jaillir dans sa pensée, et d’édifier la conviction que finalement elle allait le voir, ou recevoir un signe de lui : la porte du salon s’ouvrit, et un domestique parut, apportant un télégramme.

Lily le déchira d’une main tremblante, et lut la signature de Bertha Dorset sous ces deux lignes :

Nous nous embarquons demain, à l’improviste. Voulez-vous nous accompagner dans une croisière en Méditerranée ?


EDITH WHARTON
Traduit de l’anglais par charles du bos

(À suivre.)


CHEZ


LES HEUREUX DU MONDE[6]

XVI


Sur les marches du casino, Selden sentit nettement que Monte-Carlo, plus que tout autre endroit de sa connaissance, avait le don de s’accommoder à l’humeur de chacun.

Son humeur, à lui, en ce moment, prêtait à ce décor un air joyeux et accueillant qui, pour un œil désenchanté, serait devenu banalité superficielle. Un appel si franc au plaisir pris en commun, un assentiment si déclaré à ce goût des vacances propre à la nature humaine, rafraîchissait un esprit harassé par un travail long et sévère dans un milieu favorable à la discipline des sens. Tandis qu’il examinait la blanche esplanade, encadrée coquettement par cette architecture exotique, et le caractère soigneusement tropical de ces jardins, et les groupes de flâneurs, au premier plan, se détachant sur les montagnes mauves qui semblaient une magnifique toile de fond oubliée dans un rapide changement de scène, — tandis qu’il respirait cette atmosphère de lumière et de loisir, il éprouva un mouvement de répulsion pour les derniers mois de son existence.

L’hiver de New-York avait déroulé une interminable perspective de jours ensevelis sous la neige, pour aboutir à un printemps de soleil brusque et de bourrasques, où la laideur des choses râpait l’œil comme le vent sablonneux pénétrait la peau. Selden, plongé dans son travail, s’était dit que les circonstances extérieures importaient peu à un homme dans sa situation, et que le froid et la laideur constituaient un bon tonique pour les sensibilités détendues. Quand une affaire urgente le força de passer l’océan pour conférer avec un client à Paris, il rompit à contre-cœur avec ses habitudes de cabinet ; maintenant, quitte de sa besogne, et s’étant échappé pour passer huit jours dans le Midi, il commençait à sentir renaître en lui ce plaisir du spectateur, consolation de ceux qui prennent un intérêt objectif à la vie.

La vie ! la multiplicité de ses appels, la perpétuelle surprise de ses contrastes et de ses ressemblances ! Tous ses tours et retours lui sautaient aux yeux, comme il descendait les marches du casino et s’arrêtait sur le trottoir, devant l’entrée. Il n’était pas venu en Europe depuis sept ans, — et quels changements lui révélait cette reprise de contact ! Si les profondeurs centrales n’avaient pas bougé, à peine un point de la surface était-il demeuré le même. Et c’était bien l’endroit où devait éclater le mieux ce complet renouvellement. Les lieux sublimes et immuables auraient pu le laisser tel qu’il était ; mais cette tente dressée pour une fête d’un jour étendait une voûte d’oubli entre lui-même et la fixité de son ciel.

On était au milieu d’avril, et l’on sentait que la fête avait atteint son apogée et que les groupes éphémères qui peuplaient cette esplanade et ces jardins se dissoudraient bientôt pour se reformer dans d’autres décors. En attendant, les dernières minutes de la représentation semblaient d’autant plus brillantes que la chute du rideau menaçait. La qualité de l’air, l’exubérance des fleurs, le bleu intense de la mer et du ciel contribuaient à produire l’effet d’un tableau final où toutes les lumières donnent à la fois. Cette impression fut encore avivée par la manière dont s’avançait au milieu de la scène un groupe de personnes en vue et qui manifestement avaient conscience de l’être : elles se tenaient devant Selden avec l’air des acteurs principaux rassemblés par les exigences d’un effet suprême. Leur apparence confirmait la sensation que le spectacle avait été monté sans regarder à la dépense, elle exagérait la ressemblance avec une de ces pièces à costumes où les protagonistes se promènent à travers les passions sans déplacer une draperie. Les dames avaient pris des attitudes individuelles, calculées pour isoler leurs effets ; les hommes étaient plantés auprès d’elles, un à un, comme ces héros de théâtre dont les tailleurs sont nommés sur le programme. Ce fut Selden lui-même qui, à son insu, opéra la fusion du groupe en attirant l’attention d’un de ses membres.

— Tiens, M. Selden ! — s’écria Mrs. Fisher toute surprise.

Et, avec un geste vers Mrs. Jack Stepney et Mrs. Wellington Bry, elle ajouta d’une voix plaintive :

— Nous mourons de faim parce que nous ne pouvons décider où déjeuner.

Bien accueilli par tous et devenu le confident de leur embarras, Selden apprit avec amusement que l’on pouvait beaucoup perdre à ne pas déjeuner ici ou se compromettre en déjeunant là, — si bien que la nourriture devenait une considération toute secondaire dans le lieu même consacré à ses rites.

— Évidemment, la meilleure cuisine est celle de la Terrasse ; mais on a l’air, en y allant, de n’avoir pas d’autre raison pour y aller : les Américains qui n’ont pas de relations se précipitent toujours là où l’on mange le mieux… Et, dernièrement, la duchesse de Beltshire a adopté Bécassin, — conclut Mrs. Bry avec le plus grand sérieux.

Mrs. Bry, au grand désespoir de Mrs. Fisher, n’avait pas encore dépassé le stade où l’on pèse en public ses alternatives mondaines. Elle ne pouvait acquérir l’air de faire les choses parce qu’elles lui plaisaient, et de prétendre que son choix fût le sceau final de leur convenance. M. Bry, un petit homme pâle, avec une figure d’homme d’affaires et des vêtements d’oisif, se mit à rire de ce dilemme :

— J’ai idée que la duchesse va au meilleur marché, à moins qu’on ne paye l’addition. Si vous lui offriez de l’emmener à la Terrasse, elle accepterait bien vite…

Mais Mrs. Jack Stepney l’interrompit :

— Les grands-ducs vont à ce petit restaurant de la Condamine : lord Hubert dit que c’est le seul en Europe où l’on sache cuire les petits pois.

Lord Hubert Dacey, avec une douce énergie, acquiesça aussitôt :

— C’est la vérité pure.

C’était un homme mince, un peu râpé, avec un charmant sourire las, et l’air d’avoir dépensé les meilleures années de sa vie à piloter les gens riches vers le bon restaurant.

— Des petits pois ? — fit M. Bry dédaigneusement, — savent-ils cuire de la tortue ?… Cela montre bien — continua-t-il — ce que sont ces marchés européens, où l’on peut se faire une réputation en cuisant des petits pois !

Jack Stepney intervint avec autorité :

— Je ne sais pas si je suis tout à fait d’accord avec Dacey : il y a un petit trou à Paris, pas loin du quai Voltaire… mais, en tout cas, je ne peux pas recommander la gargote de la Condamine… du moins avec des dames !…

Stepney, depuis son mariage, avait épaissi et était devenu prude, comme il était de tradition chez les maris Van Osburgh ; mais sa femme, à sa grande surprise et pour sa plus grande déconvenue, avait pris une allure de cyclone qui le laissait se traînant tout hors d’haleine dans son sillage.

— Alors, c’est là que nous irons ! — déclara-t-elle en haussant, d’une lourde secousse en arrière, la plume de son chapeau. — J’en ai assez de la Terrasse : c’est aussi ennuyeux qu’un des dîners de maman. Et lord Hubert a promis de nous dire le nom de toutes les terribles personnes qui vont à la Condamine… n’est-ce pas, Carry ?… Voyons, Jack, ne prenez pas cet air solennel !

— Moi, — dit Mrs. Bry, — tout ce que je désire savoir, c’est le nom de leur couturière.

— Nul doute que Dacey ne puisse vous le dire aussi ! — remarqua Stepney.

L’autre, à mi-voix, riposta :

— Je peux tout au moins le découvrir, cher ami…

Et, Mrs. Bry ayant déclaré qu’elle ne pouvait plus faire un pas, on héla deux ou trois des légers phaétons qui rôdent sur les frontières des jardins, et on se dirigea en procession vers la Condamine.


Le petit restaurant surplombait le boulevard qui descend à pic de Monte-Carlo jusqu’au quartier bas terminé par le quai. De la fenêtre où ils se trouvèrent bientôt installés, ils dominaient la courbe bleue du port, encadrée par la verdure des promontoires jumeaux : à droite, le rocher de Monaco couronné par la silhouette médiévale de son église et de son château ; à gauche, les terrasses et les tourelles de la maison de jeu. Au centre, les eaux de la baie étaient sillonnées par le léger va-et-vient des navires de plaisance, à travers lesquels, au beau milieu du repas, la marche majestueuse d’un grand yacht à vapeur détourna des petits pois l’attention des convives.

— Par Dieu, je crois que ce sont les Dorset qui reviennent ! s’écria Stepney.

Et lord Hubert, laissant retomber son monocle, corrobora cette exclamation :

— Oui, c’est la Sabrina.

— Déjà ?… Ils devaient passer un mois en Sicile, — fit observer Mrs. Fisher.

— Peut-être ont-ils le sentiment de l’avoir passé : il n’y a qu’un hôtel moderne dans toute l’île, — dit M. Bry avec mépris.

— C’était une idée de Ned Silverton… mais le pauvre Dorset et Lily Bart ont dû s’ennuyer affreusement…

Et, baissant la voix, Mrs. Fisher dit à Selden :

— J’espère qu’il n’y a pas eu d’histoire…

— C’est une joie, en vérité, que de revoir miss Bart, — fit lord Hubert de sa voix douce et lente.

Et Mrs. Bry ajouta ingénument :

— Je suppose que la duchesse viendra dîner avec nous, maintenant que Lily est revenue.

— La duchesse l’admire infiniment : je suis sûr qu’elle serait charmée de cette combinaison, — dit lord Hubert, avec la promptitude professionnelle de l’homme qui trouve son profit habituel à faciliter les contacts mondains.

Selden fut frappé de l’air « homme d’affaires » qu’il prit aussitôt.

— Lily a eu un succès fou ici, — continua Mrs. Fisher, s’adressant toujours, confidentiellement, à Selden. — Elle a rajeuni de dix ans : je ne l’ai jamais vue aussi belle. Lady Skiddaw l’a promenée partout à Cannes, et la princesse royale de Macédoine l’a eue chez elle, à demeure, pendant une semaine, à Cimiez… On assure que c’est une des raisons pour lesquelles Bertha cingla vers la Sicile : la princesse royale ne faisait pas grande attention à elle, et Bertha ne pouvait supporter d’assister au triomphe de Lily.

Selden ne répliqua pas. Il avait vaguement ouï dire que miss Bart faisait une croisière en Méditerranée avec les Dorset, mais l’idée ne lui était pas venue qu’il pût la rencontrer sur la Riviera, où la saison était virtuellement terminée. Renversé en arrière, il contemplait sans mot dire le filigrane de sa tasse où fumait le café turc, et tâchait de mettre un peu d’ordre dans ses pensées, de voir comment la nouvelle d’un tel voisinage l’affectait réellement. Il avait une puissance de dédoublement qui lui permettait, même à des heures de haute pression émotionnelle, une vue parfaitement claire de lui-même : il fut sincèrement surpris du trouble que lui causait la présence de la Sabrina. Il avait des raisons de croire que ces trois mois d’un travail professionnel très absorbant, succédant au rude choc de sa désillusion, avaient chassé de son esprit toute vapeur sentimentale. Le facteur moral dont il avait entretenu en lui la prédominance était la reconnaissance d’un homme qui a échappé au danger : il était comme un voyageur si heureux de se retrouver en vie après un grave accident que, tout d’abord, à peine s’il a conscience de ses contusions. Maintenant il ressentait soudain la douleur latente ; il reconnaissait qu’en somme il ne s’en était pas tiré sans blessure.


Une heure plus tard, assis à côté de Mrs. Fisher dans les jardins du casino, il s’ingéniait à découvrir de nouvelles raisons pour oublier le dommage subi dans la contemplation du péril évité. Le groupe s’était dispersé avec cette indécision traînante si caractéristique du mouvement mondain à Monte-Carlo, où toutes choses, et les longues heures dorées de la journée, semblent offrir une infinie diversité de moyens à la paresse. Lord Hubert Dacey s’était finalement mis à la recherche de la duchesse de Beltshire ; Mrs. Bry l’avait chargé de cette négociation délicate : s’assurer la présence de cette dame pour le dîner. Les Stepney étaient allés à Nice dans leur automobile, et M. Bry prenait part au match de tir aux pigeons qui accaparait en ce moment ses plus hautes facultés. Mrs. Bry, qui avait une tendance à devenir rouge et à respirer de façon bruyante après le déjeuner, avait obéi aux judicieux conseils de Carry Fisher et s’était retirée à l’hôtel pour prendre une heure de repos. Selden et sa compagne se trouvaient donc abandonnés à une flânerie qui favorisait les confidences.

Cette flânerie, d’ailleurs, se réduisit bientôt à une paisible halte sur un banc ombragé de lauriers et de roses grimpantes, d’où ils apercevaient le bleu éblouissant de la mer entre les balustres de marbre et les flèches ardentes des cactus en fleur jaillissant du rocher comme des météores. L’ombre douce de leur retraite, et l’éclat de l’atmosphère environnante invitait à un abandon nonchalant et à la consommation de nombreuses cigarettes : Selden, cédant à ces influences, laissa Mrs. Fisher lui développer l’histoire de ses expériences récentes. Elle était venue en Europe, avec les Welly Bry, au moment où il est de mode de fuir New-York et l’inclémence de son printemps. Les Bry, grisés par leur premier succès, avaient déjà soif de nouveaux royaumes, et Mrs. Fisher, considérant la Riviera comme une voie commode pour s’introduire dans la société de Londres, y avait dirigé leur course. Elle avait des relations à elle dans toutes les capitales, et le moyen de les renouer sans difficulté après de longues absences ; au reste, le bruit soigneusement répandu de la fortune des Bry rassembla bien vite autour d’eux un cercle de viveurs cosmopolites.

— Mais les choses ne vont pas aussi bien que j’y comptais ! reconnut Mrs. Fisher avec franchise. C’est très joli de dire que tout le monde, avec de l’argent, peut pénétrer dans la société ; mais il serait plus exact de dire : « presque tout le monde ». Et le marché de Londres est tellement encombré de nouveaux Américains que, pour y réussir maintenant, il faut être ou très malin ou extrêmement original. Ce n’est pas le cas des Bry. Lui encore pourrait passer, si elle le laissait tranquille : on aime son argot, ses vanteries et ses gaffes. Mais Louisa gâte tout, en essayant de le retenir et de se mettre elle-même en avant. Si encore elle était naturelle…, grasse, vulgaire et bruyante…, tout irait bien ; mais dès qu’elle se trouve devant quelqu’un de chic, elle tâche d’être svelte et prend des airs de reine. Elle l’a essayé avec la duchesse de Beltshire et lady Skiddaw, et toutes les deux ont fui. Je fais de mon mieux pour lui montrer son erreur ; combien de fois lui ai-je dit : « Laissez-vous donc aller, Louisa !… » Mais elle continue la farce, même avec moi : je crois, ma parole, qu’elle joue son rôle de reine jusque dans sa chambre, une fois la porte fermée.

» Le pis est, — poursuivit Mrs. Fisher, — qu’elle se figure que tout est de ma faute. Quand les Dorset arrivèrent ici, il y a six semaines, et que l’on mena tant de tapage autour de Lily Bart, Louisa était persuadée, je le voyais bien, que, si elle était remorquée par Lily, et non par moi, elle en serait déjà à trinquer avec toutes les Altesses royales. Elle ne se rend pas compte que c’est à sa beauté que Lily doit tout son succès : lord Hubert m’assure que Lily passe pour encore plus belle maintenant que lorsqu’il l’a connue à Aix, il y a dix ans. Il paraît qu’elle y était prodigieusement admirée. Un prince italien, riche et authentique, voulait l’épouser ; mais, juste au moment critique, un beau-fils de jolie tournure fit son apparition, et Lily fut assez bête pour flirter avec lui pendant que le beau-père prenait toutes ses dispositions pour le mariage. On a prétendu que le jeune homme l’avait fait exprès. Vous imaginez le scandale : il y eut une scène terrible entre les deux hommes, et on commença à regarder Lily d’un si mauvais œil que Mrs. Peniston dut faire ses malles et aller terminer sa cure ailleurs… Elle, pourtant, ne s’est jamais doutée de rien : elle croit, aujourd’hui encore, que les eaux d’Aix ne lui convenaient pas et cite le fait qu’on l’y ait envoyée comme une preuve de l’incompétence des médecins français… Ça, c’est Lily, tout entière, vous savez : elle travaille comme un nègre à préparer le terrain et à faire les semailles ; puis, le jour où elle doit récolter la moisson, elle se lève trop tard ou elle court à un pique-nique.

Mrs. Fisher s’arrêta et contempla d’un air méditatif, la lueur profonde de la mer entre les cactus.

— Il y a des moments, — ajouta-t-elle, — où je pense que c’est pure étourderie… Et d’autres où je pense qu’au fond du cœur elle méprise les choses qu’elle essaye d’obtenir… Et c’est la difficulté de décider là-dessus qui fait d’elle un si intéressant sujet d’étude.

Elle jeta un coup d’œil investigateur sur le profil immobile de Selden, et reprit avec un petit soupir :

— Enfin, tout ce que je peux dire, c’est que je voudrais bien qu’elle me repassât, à moi, quelques-uns des atouts qu’elle écarte. Je changerais volontiers de place avec elle, pour le moment. Elle tirerait un excellent parti des Bry, si elle se donnait la peine de les prendre en mains, et moi, je saurais très bien avoir soin de George Dorset pendant que Bertha lit Verlaine avec Neddy Silverton.

Elle riposta au murmure de protestation de Selden par un regard d’ironie acérée :

— Mais oui, à quoi sert de mâcher les mots ? Nous savons tous que c’est pour cela que Bertha a emmenée Lily. Quand Bertha veut se donner du bon temps, il faut qu’elle occupe George. J’avais cru d’abord que Lily jouerait sérieusement, cette fois, mais le bruit court que Bertha est jalouse de ses succès ici et à Cannes, et je ne serais pas étonnée s’il y avait rupture, un de ces jours.

» La seule sauvegarde de Lily, c’est que Bertha a besoin d’elle… oh ! terriblement besoin… L’affaire Silverton est dans la période aiguë : il devient nécessaire de détourner l’attention de George continuellement ou presque.

» Et je dois avouer que Lily la détourne, en effet : je suis convaincue qu’il l’épouserait demain, s’il découvrait quelque tort de Bertha. Mais vous le connaissez : il est aussi aveugle que jaloux ; et, naturellement, le rôle actuel de Lily est de lui maintenir le bandeau sur les yeux. Une femme adroite saurait tout juste le moment où il conviendrait de l’arracher ; mais Lily n’est pas adroite, au moins de cette façon-là, et, quand George ouvrira les yeux, elle s’arrangera probablement pour ne pas être dans son champ visuel.

Selden jeta sa cigarette :

— Diable ! c’est l’heure de mon train ! — s’écria-t-il, en regardant sa montre.

— Comment ! vous n’habitez pas Monte-Carlo ! — fit Mrs. Fisher.

Il répliqua en bredouillant qu’il avait établi son quartier général à Nice.

Il entendit encore ces mots lancés derrière lui :

— Le pis est que maintenant elle lâche les Bry…


Dix minutes plus tard, dans une chambre haut perchée d’un hôtel dominant le casino, Selden fourrait ses habits dans deux valises béantes, tandis que le porteur attendait au dehors pour les mettre dans le fiacre arrêté devant la porte.

Le temps de dévaler la route blanche qui plonge vers la gare, il était en sûreté dans le train de Nice, — l’express de l’après-midi : — alors seulement, installé dans un coin d’un compartiment vide, il sentit s’opérer en lui une réaction de mépris pour lui-même et s’écria :

— Mais, bon Dieu, qu’est-ce que je suis en train de fuir ?

La justesse de la question modéra cet instinct de fuite, avant même que le train partît. N’était-il pas ridicule de se sauver comme un poltron sentimental, pour échapper à un engouement dont sa raison avait triomphé ?… Il avait avisé ses banquiers de lui adresser à Nice quelques importantes lettres d’affaires, et c’était à Nice qu’il attendrait tranquillement leur arrivée. Il s’en voulait déjà beaucoup de quitter ainsi Monte-Carlo, où il avait eu l’intention de passer la semaine qui lui restait avant de s’embarquer ; mais ce serait difficile maintenant de revenir sur ses pas sans un air d’inconsistance auquel son orgueil répugnait. Dans le tréfonds de son cœur, il n’était pas fâché d’esquiver toute probabilité de retrouver miss Bart. Si complètement qu’il se fût détaché d’elle, il n’arrivait pas encore à la considérer comme un simple cas mondain : or, envisagée sous un angle plus personnel, elle n’était pas précisément pour lui un rassurant sujet d’étude. Le hasard d’une rencontre ou simplement la mention répétée de son nom ramènerait sa pensée dans des régions qu’il s’était résolument interdites ; au contraire, s’il parvenait à l’exclure entièrement de sa vie, la vertu d’impressions nouvelles et variées, qui n’auraient aucun rapport avec elle, achèveraient bientôt l’œuvre de séparation. La conversation de Mrs. Fisher avait, il est vrai, agi dans ce sens-là ; mais ce traitement était trop pénible pour être choisi de plein gré, alors qu’on avait en réserve des remèdes plus doux ; et Selden croyait pouvoir compter sur lui-même pour en revenir graduellement à juger avec sang-froid miss Bart, pourvu seulement qu’il ne la vît point.

Arrivé en avance à la gare, il en était à ce point de ses réflexions quand l’envahissement du quai par la foule l’avertit qu’il ne pouvait espérer demeurer seul ; l’instant d’après, une main se posa sur la portière, et, tournant la tête, il se trouva face à face avec celle-là même qu’il se proposait de fuir.

Miss Bart, le teint animé par la course, précédait un groupe composé des Dorset, du jeune Silverton et de lord Hubert Dacey : ils eurent à peine le temps de sauter tous dans la voiture, et d’accabler Selden sous les exclamations de surprise et de bienvenue, avant le sifflet du départ. Ils gagnaient Nice à la hâte, expliquèrent-ils, invités brusquement à dîner par la duchesse de Beltshire et à voir la fête de nuit donnée sur les eaux de la baie : un plan évidemment improvisé — malgré les protestations de lord Hubert : « Mais non, je vous dis que non » — à seule fin de déjouer les efforts que faisait Mrs. Bry pour capturer la duchesse.

Durant le joyeux exposé de cette manœuvre, Selden eut le temps d’examiner rapidement miss Bart, qui s’était assise en face de lui, dans la lumière dorée de l’après-midi. Trois mois à peine s’étaient écoulés depuis qu’il l’avait quittée, chez les Bry, sur le seuil de la serre ; mais un changement subtil s’était opéré dans la qualité de sa beauté. Jadis elle avait une transparence où les fluctuations de son esprit étaient parfois tragiquement visibles ; aujourd’hui son impénétrable surface faisait songer à un travail de cristallisation qui avait fondu tout son être en quelque substance unique, dure et brillante. Ce changement avait frappé Mrs. Fisher comme un rajeunissement : Selden y reconnut ce moment de pause et d’arrêt où la chaude fluidité de la jeunesse se fige en sa forme définitive.

Tout cela, il le sentit à la manière dont elle lui sourit, ainsi qu’à l’aisance et à l’habileté avec lesquelles, mise à l’improviste en sa présence, elle renouait le fil de leurs relations, comme si ce fil n’avait pas été rompu avec une violence qui le faisait encore chanceler. Tant de désinvolture l’écœurait ; mais il se dit que c’était là l’angoisse qui précède la guérison : maintenant il allait vraiment se rétablir, son sang éliminerait jusqu’à la dernière goutte du poison. Déjà il se sentait plus calme devant elle qu’il n’était parvenu à l’être naguère en pensant à elle. Ce qu’elle avouait et ce qu’elle supprimait, ses raccourcis et ses longs détours, le savoir-faire avec lequel elle s’arrangeait pour le rencontrer à un point d’où l’on ne pouvait lancer des coups d’œil gênants dans le passé, tout cela disait assez quelles occasions elle avait eues de s’exercer à de pareils artifices depuis leur dernière entrevue. Il comprenait qu’elle était enfin arrivée à une entente avec elle-même, qu’elle avait signé un pacte avec ses instincts rebelles, et qu’elle avait établi un système uniforme de gouvernement, sous lequel toutes les tendances vagabondes étaient ou bien tenues en geôle ou bien réduites au service de l’État.

Il découvrit encore bien d’autres choses dans sa manière d’être, et, par exemple, comment cette manière s’était adaptée aux complications secrètes d’une situation où, même après les clartés soudainement projetées par Mrs. Fisher, il tâtonnait encore. En vérité, Mrs. Fisher n’avait plus le droit d’accuser miss Bart de négliger les occasions offertes ! Pour l’observateur exaspéré qu’était Selden, elle n’y était que trop attentive. Elle était « parfaite » avec tout le monde : soumise à la domination inquiète de Bertha, débonnairement appliquée à guetter l’humour de Dorset, gaîment camarade avec Silverton et Dacey ; — il était visible que ce dernier lui conservait toute son admiration d’autrefois, tandis que le jeune Silverton, sinistrement absorbé, ne s’apercevait de sa présence qu’à peine comme d’un vague embarras… Et tout à coup, tandis que Selden notait les délicates nuances par où elle s’harmonisait avec son entourage, il lui vint à l’esprit que ce manège si adroit supposait une situation vraiment désespérée. Elle était tout près de quelque chose, — telle était l’impression qui lui restait : il croyait la voir en équilibre au bord d’un précipice, le pied gracieusement avancé pour assurer qu’elle ne savait point que le sol lui manquât…

Sur la Promenade des Anglais, où Ned Silverton s’accrocha à lui pendant la demi-heure à passer avant le dîner, il eut une impression plus profonde encore de l’insécurité générale. Silverton était dans un état de pessimisme titanique. Comment pouvait-on venir dans ce maudit trou qu’était la Riviera, — si l’on a la moindre imagination, lorsqu’on a toute la Méditerranée où choisir ?… Il est vrai que, si l’on juge un endroit d’après la manière dont les gens y savent rôtir un poulet de grain !… Seigneur ! quel beau sujet d’étude que la tyrannie de l’estomac !… comment un foie paresseux ou l’insuffisance du suc gastrique affecte tout le cours de l’univers, et assombrit toutes choses autour de vous… La dyspepsie chronique devrait compter parmi les causes d’incompatibilité prévues par la loi ; une vie de femme peut être perdue par l’incapacité qu’a son mari de digérer le pain frais. Grotesque, n’est-ce pas ? Oui… et tragique, comme la plupart des absurdités ! Rien de plus affreux que la tragédie lorsqu’elle porte un masque comique… Où en était-il ? Ah !… pourquoi ils avaient lâché la Sicile et pourquoi ils étaient revenus avec cette précipitation ? Eh bien !… en partie, sans doute parce que miss Bart éprouvait le besoin de retrouver le bridge et le chic… Insensible comme une pierre à l’art et à la poésie : ce n’est pas pour elle que « la lumière fut » jamais, ni sur mer ni sur terre ! Et, bien entendu, elle avait persuadé à Dorset que la nourriture italienne ne lui valait rien. Oh ! elle pouvait lui faire croire n’importe quoi… n’importe quoi !… Mrs. Dorset ne l’ignorait pas… oh ! sûrement… il n’y avait rien qu’elle ne vit, elle !… Mais elle savait se taire : il le fallait, bien souvent. Miss Bart était son amie intime : elle n’aurait pas permis qu’on dît un mot contre elle… Seulement, l’orgueil d’une femme en souffre : il y a certaines choses auxquelles on ne s’habitue pas…

— Tout cela, entre nous, bien entendu… Ah ! voilà ces dames qui font signe, du balcon de l’hôtel…

Il traversa la Promenade, abandonnant Selden à son cigare et à ses méditations.


Les conclusions auxquelles aboutit le fumeur furent fortifiées plus tard, dans la soirée, par quelques-uns de ces faibles indices qui suffisent à corroborer une opinion et projettent une lumière nouvelle dans la brume d’un esprit hésitant.

Selden avait dîné avec un ami rencontré par hasard, et regagné en sa compagnie la Promenade brillamment éclairée, où une longue suite d’estrades chargées de spectateurs dominait l’obscurité luisante des eaux. La nuit était douce et engageante. Là-haut, un ciel d’été que sillonnait le jet des fusées. À l’est, une lune tardive, s’élevant derrière la courbe escarpée de la côte, lançait à travers la baie un faisceau de rayons qui pâlissaient jusqu’au gris cendré dans le rougeâtre éclat des bateaux illuminés. Tout le long de la Promenade, égayée de lanternes, des lambeaux de musique échappés de plusieurs orchestres flottaient sur le bourdonnement de la foule et, dans les jardins obscurs, sur le doux balancement des massifs ; entre ces jardins et le dos des estrades s’écoulait un flot de peuple, où la criarde humeur du carnaval semblait tempérée par la langueur croissante de la saison.

Selden et son compagnon, ne trouvant pas de place sur les estrades, qui faisaient face à la baie, avaient erré quelque temps parmi les promeneurs, puis découvert un poste avantageux sur le haut parapet d’un jardin, au-dessus de la Promenade. De là ils n’avaient qu’une vue triangulaire de la baie et des jeux étincelants auxquels se livraient les bateaux ; mais la foule, dans la rue, défilait sous leurs yeux et parut à Selden, somme toute, plus intéressante que le spectacle lui-même. Après un moment toutefois, il se lassa d’être ainsi juché, se laissa glisser sur le trottoir, et, seul, poussa jusqu’au premier coin de rue et s’engagea dans cette rue latérale où régnaient le silence et le clair de lune. De longs murs de jardins, que dépassaient des cimes d’arbres, formaient une ligne sombre sur le trottoir ; un fiacre vide se traînait sur la chaussée solitaire : bientôt Selden vit deux personnes émerger de l’ombre, en face de lui, faire signe au fiacre et s’en aller vers le centre de la ville. La lune les atteignit comme elles montaient en voiture : il reconnut Mrs. Dorset et le jeune Silverton.

À la lumière du plus proche réverbère, il consulta sa montre : il était tout près de onze heures. Il prit une rue transversale, et, sans avoir à lutter contre la cohue de la Promenade, il arriva au club élégant qui la domine. Là, dans la clarté d’une table de baccara, où se pressaient les joueurs, il aperçut lord Hubert Dacey, assis avec son éternel sourire fatigué derrière un tas de jetons qui diminuait rapidement. Quand le tas eut été ratissé selon les règles, lord Hubert se leva avec un haussement d’épaules, et, rejoignant Selden, il s’en fut avec lui sur la terrasse déserte du club. Il était maintenant minuit passé, le public des estrades se dispersait, tandis que les longues files de bateaux aux lumières rouges allaient se brisant et s’évanouissant peu à peu sous un ciel où triomphait de nouveau la calme splendeur de la lune. Lord Hubert regarda sa montre :

— Pardieu, j’avais promis de rejoindre la duchesse à souper, à London House ; mais, à l’heure qu’il est, ils doivent être rentrés chacun chez soi… Le fait est que je les ai perdus dans la foule peu après le dîner, et que je me suis réfugié ici, pour mon malheur… Ils avaient des places réservées sur une estrade ; mais, naturellement ! ils n’ont pas pu rester tranquilles : la duchesse en est incapable… Elle et miss Bart sont parties en quête de ce qu’elles appellent des aventures : Seigneur ! ce n’est pas leur faute si elles n’en ont pas d’étranges !

Il ajouta, en « sondeur », après avoir tâté ses poches pour chercher une cigarette :

— Miss Bart est une vieille amie à vous, n’est-ce pas ? Oui, elle me l’a dit… Ah ! merci… Je crois bien qu’il ne m’en reste pas une seule…

Il alluma la cigarette que Selden lui offrait, et continua, de sa voix haute et traînante :

— Cela ne me regarde pas, naturellement… mais ce n’est pas moi qui l’ai présentée à la duchesse… C’est une charmante femme que la duchesse, vous comprenez… et c’est une très bonne amie à moi… mais d’éducation plutôt libre…

Selden accueillit ces paroles en silence, et, après quelques bouffées, lord Hubert reprit :

— Ce sont des choses qu’on ne peut pas dire à la jeune personne elle-même… quoique les jeunes personnes, aujourd’hui, aient assez de compétence pour juger de ce qui leur convient… Mais, dans le cas présent… je suis un vieil ami, moi aussi, vous savez… et je ne voyais personne d’autre à qui parler. La situation est un peu embrouillée, à ce qu’il me semble… mais il y avait autrefois une tante quelque part, une femme innocente et diffuse, admirable dans l’art de jeter des ponts sur des abîmes qu’elle ne voyait pas… Ah ! elle est à New-York ? Dommage que New-York soit si loin !…

XVII


Miss Bart, sortant tard de sa cabine, le lendemain matin, se trouva seule sur le pont de la Sabrina.

Les fauteuils à coussins capitonnés, hospitalièrement disposés sous la vaste tente, ne montraient aucun signe d’occupation récente : elle apprit bientôt d’un steward que Mrs. Dorset n’avait pas encore paru, et que ces messieurs étaient allés à terre, chacun de son côté, aussitôt après le petit déjeuner. Ainsi renseignée, Lily s’accouda, un instant, sur le plat-bord, pour s’abandonner à la jouissance oisive du spectacle déployé devant elle. D’un ciel immaculé, le soleil baignait la mer et le rivage de son rayonnement le plus pur. Les flots empourprés mettaient une frange d’écume, nette et blanche, tout le long de la côte ; sur ses hauteurs inégales, hôtels et villas jaillissaient de la verdure grisâtre des oliviers et des eucalyptus ; et, tout au fond, les montagnes nues, finement dessinées, vibraient dans le pâle éclat de la lumière.

Comme tout cela était beau !… et comme elle aimait la beauté !… Elle avait toujours éprouvé que cette sensibilité-là compensait chez elle une certaine atonie de sentiment, dont elle était moins fière ; et, durant les trois derniers mois, elle s’y était livrée passionnément. L’invitation des Dorset à les accompagner en Europe était arrivée comme pour la libérer miraculeusement de difficultés accablantes ; et, grâce à la faculté qu’elle possédait de se renouveler dans de nouveaux décors, et d’oublier les cas de conscience aussi facilement que les milieux où le problème s’était posé, le simple changement de lieu lui semblait, non pas seulement un ajournement, mais bien une solution de ses ennuis. Les complications morales n’existaient pour elle que là même où elles s’étaient produites ; Lily n’avait pas l’intention de les négliger ou de les ignorer, mais ces complications perdaient leur réalité du moment que, par derrière, le fond changeait. Lily n’aurait pas pu demeurer à New-York sans rendre à Trenor l’argent qu’elle lui devait ; pour s’acquitter de cette dette odieuse, elle aurait été jusqu’à envisager un mariage avec Rosedale ; mais le fait accidentel d’avoir mis l’Atlantique entre elle et ses obligations avait suffi pour les faire diminuer jusqu’à perte de vue, comme des bornes milliaires qu’elle aurait dépassées en voyageant.

Les deux mois passés à bord de la Sabrina étaient merveilleusement calculés pour aider à cette illusion de distance. Elle avait plongé parmi des spectacles nouveaux, qui avaient réveillé ses espérances et ses ambitions anciennes. La croisière elle-même l’avait charmée comme une aventure romanesque. Elle était vaguement émue par les noms et les décors au milieu desquels elle se mouvait, et elle avait écouté Ned Silverton lire Théocrite au clair de lune, tandis que le yacht contournait les promontoires siciliens, avec un frisson nerveux qui raffermit sa foi dans sa supériorité intellectuelle. Mais les semaines passées à Cannes et à Nice lui avaient réellement donné plus de plaisir. La satisfaction d’être bien accueillie dans la haute société, et d’y faire sentir son ascendant, — si bien qu’elle se trouva figurer une fois de plus comme « la Belle miss Bart » dans l’intéressant journal consacré à rapporter les moindres gestes de cette compagnie cosmopolite, — tout cela tendait à rejeter dans l’extrême arrière-fond de sa mémoire les prosaïques et viles difficultés d’où elle s’était évadée.

Si elle avait une vague notion de difficultés nouvelles qui l’attendaient, elle était sûre de son aptitude à y faire face. C’était chez elle un trait de caractère : elle sentait que les seuls problèmes qu’elle ne pouvait pas résoudre étaient ceux avec lesquels elle était familière. En attendant, elle pouvait être vraiment fière de l’habileté avec laquelle elle s’était adaptée à des conditions quelque peu délicates. Elle avait des raisons de croire qu’elle s’était rendue également indispensable à son hôte et à son hôtesse ; et si seulement elle avait entrevu quelque moyen parfaitement irréprochable de tirer un profit pécuniaire de la situation, il n’y aurait eu aucun nuage à son horizon. La vérité était que ses fonds, comme d’habitude, se trouvaient déplorablement bas, et ce n’était ni à Dorset ni à sa femme qu’elle pouvait sans danger faire soupçonner ce tracas vulgaire. Mais enfin le besoin n’était pas urgent : elle pouvait traîner encore, comme elle l’avait déjà fait si souvent, avec l’espoir réconfortant de quelque heureux changement de fortune ; et, pour le moment, la vie était riante, belle et facile, et elle était assurée que sa personne n’était pas déplacée dans un pareil décor.

Elle était invitée à déjeuner, ce matin-là, par la duchesse de Beltshire, et, à midi, elle demanda qu’on la conduisît à terre dans le canot. Auparavant, elle avait envoyé sa femme de chambre s’informer si Mrs. Dorset était visible ; mais on lui répondit que Mrs. Dorset était fatiguée et essayait de dormir. Lily crut deviner la raison de ce refus : son hôtesse n’avait pas été comprise dans l’invitation de la duchesse, quoique Lily elle-même eût fait les efforts les plus loyaux pour l’obtenir. Mais Sa Grâce était inaccessible aux suggestions ; elle invitait ou n’invitait pas, selon son bon plaisir. Ce n’était pas la faute de Lily si les attitudes compliquées de Mrs. Dorset ne s’accordaient pas avec l’allure « bon enfant » de la duchesse. La duchesse, qui s’expliquait rarement, n’avait pas précisé son objection, elle s’était contentée de dire :

— Elle est un peu ennuyeuse, vous savez. Le seul de vos amis qui me plaise est ce petit M. Bry : celui-là est drôle…

Mais Lily en savait assez pour ne pas insister, et n’était pas autrement fâchée d’être ainsi distinguée aux dépens de son amie. C’était parfaitement vrai que Bertha était devenue ennuyeuse, depuis qu’elle s’était adonnée à la poésie et à Ned Silverton…


En somme, c’était une récréation que de s’échapper de temps à autre de la Sabrina ; et le déjeuner de la duchesse, organisé par lord Hubert avec sa virtuosité coutumière, était d’autant plus agréable à Lily que ses compagnons de voyage n’en faisaient point partie. Dorset, dans ces derniers temps, était devenu plus morose et plus renfermé que jamais, et Ned Silverton avait pris un air qui semblait défier l’univers entier. Le commerce de la duchesse, avec ses façons libres et dégagées, changeait agréablement Lily de toutes ces complications ; après déjeuner, elle se laissa entraîner à suivre ses compagnons dans l’atmosphère enfiévrée du casino. Elle n’avait pas l’intention de jouer : la diminution de son argent de poche ne lui en offrait guère les moyens ; mais cela l’amusait de s’asseoir sur un divan, sous la douteuse protection du dos de la duchesse, qui se penchait sur ses mises à une table voisine.

Les salles regorgeaient de la foule de spectateurs qui, l’après-midi, s’écoule lourdement entre les tables, comme la foule du dimanche à travers une ménagerie. Dans ce flot compact, les individualités se distinguaient à peine ; mais Lily vit bientôt Mrs. Bry qui se frayait résolument un chemin par les portes, et, dans son large sillage, la petite personne de Mrs. Fisher, ballottée derrière elle comme un bateau à rames à la poupe d’un remorqueur. Mrs. Bry se hâtait, manifestement décidée à gagner un certain point de la salle ; mais Mrs. Fisher, en passant près de Lily, largua son amarre, et vint s’échouer à côté de la jeune fille.

— La perdre ? — répondit-elle en écho à la question de Lily, et avec un regard indifférent vers le dos fuyant de Mrs. Bry. — C’est possible… cela n’a pas d’importance : je l’ai déjà perdue.

Et, comme Lily se récriait, elle ajouta :

— Nous avons eu une scène terrible, ce matin. Vous savez, bien entendu, que la duchesse l’a plaquée, pour le dîner, hier au soir, et elle s’imagine que c’est ma faute… mon manque d’organisation… Le pis est que le message — un simple mot par téléphone — est arrivé si tard qu’il a fallu payer le dîner ; et Bécassin avait fait monter l’addition : on lui avait tellement corné aux oreilles que la duchesse devait venir ! (Mrs. Fisher eut un léger rire, à se remémorer la chose.) Payer pour ce qu’elle n’obtient pas, cela enrage tellement Louisa !… Je ne peux pas lui faire comprendre que c’est le premier pas vers la joie d’obtenir ce pourquoi l’on n’a pas payé… Et, comme j’étais la première chose à briser qu’elle eût sous la main, elle m’a réduite en miettes, la chère femme !

Lily murmura quelques paroles de commisération. Les mouvements de sympathie lui étaient naturels, et ce fut par instinct qu’elle offrit son aide à Mrs. Fisher :

— S’il y a quelque chose que je puisse faire… s’il s’agit seulement de « rencontrer » la duchesse !… Je l’ai entendue dire qu’elle trouvait M. Bry amusant…

Mais Mrs. Fisher l’interrompit d’un geste décisif :

— Ma chère, j’ai mon orgueil : l’orgueil de mon métier. Je n’ai pas pu réussir avec la duchesse, et je ne peux pas me parer de vos plumes aux yeux de Louisa Bry. D’ailleurs, j’ai sauté le pas : je pars pour Paris, ce soir, avec les Sam Gormer. Eux sont encore dans la phase élémentaire : un prince italien est pour eux beaucoup plus qu’un prince, et ils sont toujours sur le point de croire qu’un courrier en est un. Leur épargner cette erreur, telle est ma présente mission. (Elle se mit à rire de nouveau.) Mais, avant de partir, je veux dicter mes dernières volontés et faire mon testament : je désire vous léguer les Bry.

— À moi ? — répliqua miss Bart, amusée, elle aussi. — Vous êtes trop bonne de vous souvenir de moi, ma chère ; mais, vraiment…

— Vous voulez dire que vous êtes déjà pourvue ? (Mrs. Fisher lui lança un coup d’œil acéré.) Mais l’êtes-vous réellement, Lily… au point de rejeter mon offre ?

Miss Bart rougit lentement.

— Ce que je voulais dire, c’est que les Bry ne se soucieraient nullement que l’on disposât ainsi d’eux.

Mrs. Fisher continua de sonder son embarras d’un regard inflexible :

— Ce que vous voulez dire, c’est que vous avez impitoyablement lâché les Bry… et vous savez qu’ils le savent.

— Carry !

— Oh ! sur certains points, Louisa a l’épiderme très sensible. Si seulement vous vous étiez arrangée pour les faire inviter une fois à bord de la Sabrina… surtout un jour d’Altesses Royales !… Mais il n’est pas trop tard, — acheva-t-elle vivement, — il n’est trop tard, ni pour vous ni pour eux.

Lily sourit :

— Restez, et je me charge d’obtenir que la duchesse dîne avec eux.

— Je ne resterai pas : les Gormer ont payé mon salon-lit, — répondit Mrs. Fisher avec simplicité. — Mais faites dîner la duchesse avec eux tout de même.

Le sourire de Lily se changea de nouveau en un rire léger : l’insistance de son amie commençait à lui paraître incorrecte.

— Je regrette d’avoir négligé les Bry…, — commença-t-elle.

— Qu’importe les Bry ?… c’est à vous que je pense, — dit brusquement Mrs. Fisher.

Elle s’arrêta, puis, se penchant vers Lily, elle lui dit en baissant la voix ;

— Vous savez que nous sommes tous allés à Nice, hier soir, après le lâchage de la duchesse. C’était l’idée de Louisa… je lui ai dit ce que j’en pensais…

Miss Bart fit un signe d’assentiment :

— Oui : je vous ai aperçus en revenant, à la gare.

— Eh bien, l’homme qui était dans le compartiment avec vous et George Dorset, cet affreux petit Dabham qui fait la Chronique mondaine de la Riviera, avait dîné avec nous à Nice. Et il raconte, à qui veut l’entendre, que Dorset et vous êtes revenus seuls, à minuit passé.

— Seuls ?… Quand il était avec nous ?…

Lily se mit à rire, mais son rire cessa, et elle devint grave sous le regard prolongé, le regard accusateur de Mrs. Fisher.

— En effet, nous sommes revenus seuls… y a-t-il là quelque chose de si terrible ?… Mais à qui la faute ? La duchesse passait la nuit à Cimiez avec la princesse royale ; Bertha s’ennuyait à la fête et elle est partie de bonne heure, nous donnant rendez-vous à la gare. Nous y étions à l’heure ; mais elle, non… elle n’a jamais paru !

Miss Bart fit cette remarque sur le ton d’une personne qui présente, avec une assurance nonchalante, une complète justification ; mais Mrs. Fisher l’accueillit d’une manière peu logique ; elle semblait avoir perdu de vue le rôle qu’avait joué son amie dans l’incident, sa vision intérieure obliquait.

— Vous dites que Bertha n’a jamais paru ?… Mais alors comment diable est-elle rentrée ?

— Oh ! par le train suivant, je suppose : il y avait deux trains supplémentaires, à cause de la fête… En tout cas, je sais qu’elle est saine et sauve à bord du yacht, bien que je ne l’aie pas encore vue ; mais avouez que ce n’est pas ma faute ! — conclut Lily.

— Pas votre faute que Bertha n’ait pas paru ?… Ma pauvre enfant, pourvu seulement que ce ne soit pas vous qui payiez cela !

Mrs. Fisher se leva : elle venait de voir Mrs. Bry qui revenait vers elle.

— Voici Louisa, il faut que je vous quitte… Oh ! nous sommes dans les meilleurs termes, en apparence ; nous déjeunons ensemble ; mais, au fond, c’est de moi qu’elle déjeune !

Puis, avec une dernière poignée de main et un dernier regard, elle ajouta :

— N’oubliez pas que je vous la lègue ; elle erre, en ce moment, toute prête à vous accueillir…


L’impression produite sur Lily par les adieux de Mrs. Fisher, elle l’emporta hors du casino. Elle avait fait, avant de partir, les premiers pas pour rentrer dans les bonnes grâces de Mrs. Bry. Une avance affable, — un vague murmure sur la nécessité de se voir plus souvent, — une allusion à un avenir prochain, où se trouvait comprise la duchesse aussi bien que la Sabrina, — comme tout cela était facile, pour peu qu’on eût le chic !… Lily se demandait, et ce n’était pas la première fois, pourquoi, ayant ce chic, elle n’en usait pas plus constamment. Mais parfois elle était oublieuse… et parfois, se pouvait-il qu’elle fût trop fière ? Aujourd’hui, en tout cas, elle avait senti vaguement une raison de mettre bas sa fierté ; elle s’était même humiliée au point de suggérer à lord Hubert Dacey, qu’elle croisa sur les marches du Casino, qu’il décidât la duchesse à dîner avec les Bry, si elle, de son côté, s’engageait à les faire inviter sur la Sabrina. Lord Hubert avait promis son concours, avec l’empressement sur lequel elle pouvait toujours compter : c’était le seul moyen qu’il eût de lui rappeler toujours qu’il avait été prêt jadis à faire bien plus pour elle. Bref, la route semblait s’aplanir à mesure qu’elle avançait ; et pourtant une légère inquiétude persistait chez elle. Était-ce — elle se le demanda — le hasard de sa rencontre avec Selden ? Non : le temps et certains changements semblaient l’avoir si complètement relégué, lui, à la distance convenable ! La subite et exquise réaction qui avait suivi ses angoisses, à elle, avait eu pour effet de rejeter si loin en arrière le passé le plus récent ! Selden lui-même, qui en faisait partie, en prenait un air d’irréalité… Et il lui avait si bien fait comprendre qu’ils ne devaient plus se rencontrer ; qu’il avait simplement poussé une pointe à Nice, pour un jour ou deux, qu’il avait presque le pied sur le prochain paquebot !… Non, ce fragment du passé n’avait émergé que pour une minute à la surface mouvante des événements ; — et, maintenant qu’il était de nouveau englouti, l’incertitude, l’appréhension persistaient…

Elles devinrent soudainement aiguës, à la vue de George Dorset qui descendait les marches de l’Hôtel de Paris et se dirigeait vers Lily à travers la place. Elle comptait regagner le quai en voiture et retourner au yacht ; mais elle eut aussitôt l’intuition que quelque chose d’autre allait se passer d’abord.

— Par où allez-vous ? Voulez-vous que nous marchions un peu ? — commença-t-il, posant la seconde question avant qu’elle eût répondu à la première.

Et, sans attendre de réplique à aucune, il l’emmena en silence vers l’isolement relatif des jardins situés en contre-bas.

Elle discerna aussitôt en lui tous les signes d’une extrême tension nerveuse. La peau se boursouflait sous ses yeux caves ; de blême, son teint était devenu livide comme du plomb ; ses sourcils irréguliers et sa longue moustache rougeâtre s’y détachaient lugubrement. Il y avait dans toute son apparence un singulier mélange d’affaissement et de férocité.

Il marcha à côté d’elle, en silence, d’un pas rapide et précipité, jusqu’à ce qu’ils eussent atteint les pentes ombragées, à l’est du casino ; puis, s’arrêtant brusquement, il dit :

— Avez-vous vu Bertha ?

— Non. Quand j’ai quitté le yacht elle n’était pas encore levée.

Il accueillit ces mots avec un rire semblable au bruit du ressort qui se déroule dans une pendule détraquée :

— Pas encore levée ?… S’était-elle couchée ?… Savez-vous à quelle heure elle est revenue à bord ? Ce matin, à sept heures !

— À sept heures ? (Lily tressaillit.) Qu’est-il donc arrivé ?… un accident de chemin de fer ?

Il se mit de nouveau à rire.

— Ils ont manqué le train… tous les trains… Ils ont dû revenir en voiture.

— Eh bien ?…

Elle hésita, sentant aussitôt combien cette nécessité même justifiait peu ce fatal laps de temps.

— Eh bien, ils n’ont pas pu trouver une voiture tout de suite… à cette heure de la nuit, vous comprenez… (Le ton de cette explication lui donnait presque l’air de plaider la cause de sa femme)… Et, quand ils ont fini par en trouver une, c’était un fiacre à un seul cheval, et le cheval était boiteux !

— Quel ennui ! je vois, — affirma-t-elle, avec d’autant plus de sérieux qu’elle avait énergiquement conscience de ne pas voir.

Et, après une pause, elle ajouta :

— Je suis vraiment désolée, mais… aurions-nous dû attendre ?

— Attendre le fiacre à un cheval ?… Il aurait eu de la peine à nous ramener tous les quatre, ne croyez-vous pas ?

Elle répondit de la seule manière possible, avec un rire destiné à noyer les choses dans l’interprétation humoristique choisie par Dorset :

— C’eût été difficile, je l’avoue ; nous aurions été obligés de marcher à tour de rôle… Mais c’eût été charmant de voir le lever du soleil.

— Oui, en effet, le lever du soleil fut charmant !

— Ah !… vous l’avez vu, alors ?

— Oui, je l’ai vu, sur le pont. Je les ai attendus.

— Naturellement !… je suppose que vous étiez inquiet… Pourquoi ne m’avez-vous pas appelée pour partager votre veille ?

Il ne répondit pas et tira faiblement sa moustache de sa main amaigrie.

— Je ne pense pas que vous dussiez vous intéresser beaucoup au dénouement ! — dit-il soudain d’un air farouche.

Elle fut de nouveau déconcertée par le brusque changement d’accent et, dans un éclair, elle vit le péril du moment, et combien il était nécessaire de dissimuler son émotion.

— « Le dénouement… », n’est-ce pas un bien grand mot pour un si petit incident ? Le pire, en fin de compte, c’est la fatigue de Bertha, et, après un bon somme, il ne doit déjà plus y paraître.

Elle s’en tenait soigneusement à ce ton ; mais elle en voyait maintenant toute la vanité dans les yeux misérables de Dorset.

— Non, non… pas cela ! — cria-t-il avec le gémissement d’un enfant blessé.

Et, tandis qu’elle essayait de concilier dans un équivoque murmure de pitié sa sympathie et sa résolution d’en ignorer les causes, il se laissa tomber sur le banc auprès duquel ils passaient, et exhala toute l’infortune de son âme.

Ce fut une heure terrible, — une heure qui la laissa tremblante et brûlée, comme si ses paupières avaient été roussies par une lumière trop éclatante. Non qu’elle n’eût jamais reconnu les symptômes précurseurs d’une pareille éruption ; mais plutôt parce que, ça et là, durant les trois derniers mois, la surface de leur vie avait laissé voir des crevasses et des vapeurs tellement sinistres qu’elle était toujours sur le qui-vive et dans la crainte d’un soulèvement. Il y avait des moments où elle s’était représenté la situation par une image plus familière, mais peut-être plus vive encore : — une voiture cahotée, emportée par des chevaux non dressés, sur une route montueuse, et elle, blottie là dedans, sachant que les harnais avaient besoin d’être réparés, et se demandant ce qui céderait d’abord… Eh bien ! tout avait cédé, maintenant ; l’étonnant, même, c’était que le fantastique équipage eût résisté si longtemps. L’idée qu’elle était englobée dans la catastrophe, au lieu d’en être simplement témoin sur la route, était renforcée encore par la manière dont Dorset, parmi ses dénonciations furieuses et ses sauvages réactions de mépris pour lui-même, lui faisait sentir le besoin qu’il avait d’elle, la place qu’elle avait prise dans sa vie. Excepté celle de Lily, quelle oreille se fût ouverte à ses plaintes ? quelle main, sinon celle de Lily, pouvait le ramener au bon sens et au respect de lui-même ? Tout le temps que dura sa lutte avec lui, elle eut conscience de quelque chose d’un peu maternel dans ses efforts pour le guider, pour le relever. Mais, à la fin, s’il se raccrochait à elle, ce n’était pas pour être relevé ; c’était pour sentir quelqu’un se débattre avec lui dans l’abîme : il voulait qu’elle souffrît avec lui, non quelle l’aidât à souffrir moins.

Heureusement pour tous deux, les forces physiques de Dorset ne pouvaient soutenir longtemps sa frénésie. Il se trouva bientôt affaissé, respirant à peine, dans un état d’apathie si profonde et si prolongée que Lily eut presque peur que les passants ne crussent à une attaque, et ne s’arrêtassent pour offrir leur aide. Mais Monte-Carlo est l’endroit du monde où les liens entre les hommes sont le plus relâchés, et où les scènes les plus étranges retiennent le moins l’attention. Si un regard ou deux se posèrent sur le couple, nulle sympathie indiscrète ne vint le déranger ; ce fut Lily elle-même qui rompit le silence en se levant du banc. Avec sa lucidité retrouvée, elle aperçut toute l’étendue du danger, et elle vit que le poste périlleux n’était plus aux côtés de Dorset.

— Si vous ne voulez pas rentrer, il faut que, moi, je rentre… Ne me forcez pas à vous laisser ! — dit-elle d’une voix pressante.

Il opposait une résistance muette. Elle ajouta :

— Qu’allez-vous faire ?… Vous ne pourrez pourtant pas rester assis là toute la nuit !

— Je peux aller à l’hôtel. Je peux télégraphier à mon avoué.

Il se dressa, mû par une idée nouvelle :

— Parbleu, Selden est à Nice : je ferai venir Selden !

Lily, à ces mots, se rassit, avec un cri d’alarme :

— Non, non, non ! — protesta-t-elle.

Il se retourna vers elle, d’un air défiant.

— Pourquoi pas Selden ? Il est avocat, n’est-ce pas ? Un avocat fera aussi bien qu’un autre, dans le cas présent.

— Aussi mal qu’un autre, vous voulez dire !… Je croyais que vous vous en remettiez à moi de vous aider.

— C’est ce que vous faites, en étant si douce et si patiente avec moi… Si ce n’avait été pour vous, il y a longtemps que j’en aurais fini avec tout cela. Mais, à présent, c’est bien la fin. (Il se leva brusquement, et se raffermit d’un effort.) Vous ne voudriez pourtant pas me voir ridicule !

Elle le regarda avec bonté :

— C’est justement pour cela !…

Puis, après un moment de réflexion, presque à sa propre surprise, elle s’écria, dans un éclair d’inspiration :

— Eh bien, soit ! allez voir M. Selden… Vous avez le temps avant le dîner.

— Oh ! le dîner !… — ricana-t-il.

Mais elle le quitta en répliquant avec un sourire :

— Oui, le dîner à bord ! n’oubliez pas… nous le retarderons jusqu’à neuf heures, si vous voulez.

Il était déjà plus de quatre heures ; un fiacre la déposa sur le quai, et, tout en attendant que le canot vînt la prendre, elle commença à se demander ce qui avait bien pu se passer sur le yacht. Où était Silverton ? Dorset n’en avait rien dit. Le jeune homme était-il retourné sur la Sabrina ? ou se pouvait-il, que Bertha, — cette terrible alternative frappa soudain Lily, — que Bertha, laissée à elle-même, fût allée le rejoindre à terre ?…

Le cœur de Lily cessa de battre, à cette hypothèse. Tout son intérêt, jusque-là, était allé au jeune Silverton, non seulement parce que, dans des affaires de ce genre, la femme se range instinctivement du côté de l’homme, mais parce que son cas, à lui, la touchait tout particulièrement. Il était si éperdument sincère, le pauvre enfant, et sa sincérité était d’une qualité si différente de celle de Bertha, bien que celle de Bertha, elle aussi, fût éperdue à sa façon. La différence était que Bertha ne s’inquiétait jamais que d’elle-même, tandis que lui s’inquiétait d’elle. Mais, dans la crise actuelle, justement, tout le poids du malheur semblait retomber sur Bertha, puisque lui, du moins, avait elle pour qui souffrir, tandis qu’elle n’avait qu’elle-même. En tout cas, à un point de vue moins idéal, tous les désavantages de la situation étaient pour la femme : aussi est-ce à Bertha que toutes les sympathies de Lily allaient en ce moment. Elle n’aimait pas Bertha Dorset ; mais elle n’était pas sans se sentir quelque peu son obligée, et l’obligation lui pesait d’autant plus qu’il y avait si peu d’affection personnelle pour la soutenir. Bertha avait été bonne pour elle, elles avaient vécu d’une vie commune dans ces derniers mois, sur un pied d’intimité facile, et la blessure d’amour-propre que Lily avait sentie récemment lui semblait rendre encore plus urgente la nécessité de travailler sans arrière-pensée dans l’intérêt de son amie.

C’était certainement dans l’intérêt de Bertha qu’elle avait envoyé Dorset consulter Lawrence Selden. Une fois admis le grotesque de la situation, elle avait vu en un clin d’œil que Dorset ne pouvait mieux faire. Qui, sinon Selden, pourrait combiner miraculeusement l’adresse nécessaire à sauver Bertha avec l’obligation d’y parvenir ? Lily voyait clairement que le cas réclamait beaucoup d’adresse : aussi se fiait-elle avec reconnaissance à la grandeur de l’obligation. Du moment que Selden était tenu de sauver Bertha, elle pouvait s’en remettre à lui d’en découvrir le moyen ; et elle plaça toute sa confiance dans le télégramme qu’elle avait pris soin de lui envoyer en se rendant au quai.

Jusqu’à présent, Lily sentait donc qu’elle avait bien agi ; et cette conviction la fortifia pour la tâche qui lui demeurait à remplir. Elle et Bertha n’avaient jamais été l’une pour l’autre des confidentes, mais, dans une pareille crise, les barrières de la réserve tomberaient nécessairement : les sauvages allusions de Dorset à la scène du matin donnaient à Lily le sentiment que ces barrières étaient déjà tombées, et que toute tentative pour les relever dépasserait les forces de Bertha. Elle se figurait la pauvre créature tremblant derrière ses défenses abattues, et attendant avec anxiété le moment où elle pourrait se réfugier dans le premier abri qui s’offrirait. Pourvu seulement que cet abri ne se fût pas offert déjà, d’un autre côté ! Pendant le court trajet en canot entre le quai et le yacht, Lily s’alarma plus que jamais des conséquences possibles de son absence prolongée. Si l’infortunée Bertha, ne trouvant dans ces longues heures de solitude aucune âme à qui s’adresser… Mais le pied agile de Lily se posait déjà sur l’échelle du bord et son premier pas sur la Sabrina lui révéla que les pires de ses appréhensions n’étaient pas fondées : en effet, sous la luxueuse tente de l’arrière, l’infortunée Bertha, en pleine possession de sa sobre et coutumière élégance, était assise, versant du thé à la duchesse de Beltshire et à lord Hubert.

Ce spectacle remplit Lily d’une telle surprise qu’elle sentit que Bertha, tout au moins, devait lire sa pensée dans ses yeux, et elle n’en fut que plus déconcertée par l’indifférence du regard qu’on lui rendit. Mais elle comprit bien vite que Mrs. Dorset était obligée d’avoir l’air indifférent devant les autres, et que, pour atténuer l’effet de sa propre surprise, il lui fallait sur-le-champ en fournir une explication naturelle. Grâce à sa longue habitude des transitions rapides, elle n’eut pas de peine à dire à la duchesse :

— Tiens, je croyais que vous étiez retournée chez la princesse !

Et cette phrase suffit pour la personne à qui elle s’adressait, sinon peut-être pour lord Hubert.

Du moins donnait-elle à la duchesse l’occasion d’expliquer avec enjouement qu’elle y retournait, en effet, tout à l’heure, mais qu’elle était d’abord venue en toute hâte sur le yacht, pour dire un mot à Mrs. Dorset à propos du dîner de demain, — ce dîner avec les Bry, auquel l’insistance de lord Hubert avait fini par les entraîner, l’une et l’autre.

— Il s’agissait de sauver ma peau ! — expliqua-t-il, avec un regard qui invitait Lily à reconnaître son empressement.

Et la duchesse, avec sa noble candeur, ajouta :

M. Bry lui a promis un tuyau, et il dit que, si nous y allons, il nous le repassera.

Il s’ensuivit d’autres plaisanteries auxquelles, Lily le remarqua, Mrs. Dorset prit part avec un courage étonnant. Au départ, lord Hubert, déjà à mi-hauteur de l’échelle, cria, de l’air d’un homme qui suppute le nombre des convives :

— Et, bien entendu, nous pouvons compter sur Dorset aussi ?

— Oui, oui, comptez sur lui ! — répondit sa femme gaiement.

Elle tenait ferme jusqu’au bout ; mais, comme elle se retournait après avoir échangé par-dessus bord les signes d’adieu, Lily se dit que le masque allait choir et l’effroi de son âme apparaître.

Mrs. Dorset se retourna lentement : peut-être, avait-elle besoin de temps pour raffermir ses muscles. En tout cas, elle en était parfaitement maîtresse quand, se laissant retomber dans son fauteuil, derrière la table à thé, elle dit à miss Bart, avec une légère nuance d’ironie :

— Je crois que je devrais vous dire bonjour.

Si c’était une invite, Lily ne demandait pas mieux que d’y répondre, mais elle n’avait que l’idée la plus vague de ce qu’on attendait d’elle en retour. Il y avait quelque chose d’énervant pour le spectateur dans le sang-froid de Mrs. Dorset, et Lily dut se forcer pour donner la réplique sur un ton léger :

— J’ai essayé de vous voir ce matin, mais vous n’étiez pas encore levée.

— Non : je me suis couchée tard. Après vous avoir manqués à la gare, j’ai pensé que notre devoir était de vous attendre jusqu’au dernier train.

Elle parlait avec beaucoup de douceur, mais avec une légère nuance de reproche.

— Vous nous avez manqués ?… Vous nous avez attendus à la gare ?… (Lily était maintenant trop effarée, trop dévoyée, pour mesurer la portée des paroles de Bertha ou veiller sur son propre langage)… Mais je croyais que vous n’étiez arrivés à la gare qu’après le départ du dernier train ?

Mrs. Dorset, qui l’examinait entre ses paupières baissées, répondit aussitôt par cette question :

— Qui vous a dit cela ?

— George… Je viens de le voir dans les jardins.

— Ah ! c’est la version de George ?… Pauvre George !… il n’était pas en état de se rappeler ce que je lui ai dit… Il a eu de ses pires accès, ce matin, et je l’ai expédié chez le docteur. Savez-vous s’il l’a trouvé ?

Lily, toujours perdue dans ses conjectures, ne souffla pas mot, et Mrs. Dorset s’installa avec nonchalance dans son fauteuil.

— Il attendra pour le voir : il était très inquiet de lui-même… C’est très mauvais pour lui d’être tourmenté, et, toutes les fois qu’il arrive quelque chose d’un peu bouleversant, il a toujours un accès.

Cette fois, l’invite était formelle, mais faite avec une soudaineté si foudroyante, et avec un air si incroyable d’en ignorer les suites, que Lily ne put que balbutier avec un air de doute :

— Quelque chose d’un peu bouleversant ?

— Oui, comme de vous avoir si visiblement sur les bras, cette nuit… Vous savez, ma chère, c’est une responsabilité plutôt lourde, dans un endroit à scandales comme celui-ci, à minuit passé.

À cette attaque, si parfaitement inattendue et d’une si inconcevable audace, Lily ne put refuser le tribut d’un rire étonné :

— Vraiment, ma chère… étant donné que c’est vous qui la lui avez imposée, cette responsabilité !…

Mrs. Dorset subit la riposte avec une douceur exquise :

— En n’ayant pas la surhumaine intelligence de vous découvrir dans la terrible cohue qui se précipitait au train ?… ou peut-être assez d’imagination pour croire que vous partiriez sans nous… tous les deux, tout seuls… au lieu d’attendre tranquillement, dans la gare, que nous fussions parvenus à vous retrouver ?

Le rouge monta aux joues de Lily : il devenait évident pour elle que Bertha poursuivait un but, se conformait à un plan qu’elle s’était tracé. Seulement, sous la menace d’un sort pareil, pourquoi perdre du temps à des efforts enfantins pour l’éviter ? La puérilité de la tentative désarma l’indignation de Lily : cela ne prouvait-il pas à quel point la pauvre créature était effrayée ?

— Nous n’avions qu’à rester tous ensemble à Nice, — répliqua-t-elle.

— À rester ensemble ?… Quand c’est vous qui avez saisi la première occasion de filer avec la duchesse et ses amis !… Ma chère Lily, vous n’êtes pas une enfant qu’on doit tenir par la main !

— Non… ni morigéner non plus, Bertha… Et c’est ce que vous êtes en train de faire, en ce moment.

Mrs. Dorset eut un sourire de reproche :

— Vous morigéner, moi ?… Dieu m’en garde ! J’essayais seulement de vous donner un avis amical… Mais c’est généralement le contraire, n’est-ce pas ? C’est moi qui dois recevoir les conseils, et non les donner : j’ai positivement vécu de conseils, tous ces derniers mois.

— Des conseils ?… — répéta Lily ; moi, je vous ai donné des conseils ?

— Oh ! tout négatifs : ce qu’il ne faut pas être, ce qu’il ne faut pas faire, ce qu’il ne faut pas voir… Il me semble que je les ai pris à ravir. Seulement, ma chère, permettez-moi de vous le dire, je n’avais pas compris qu’il entrât dans mes devoirs négatifs de ne pas vous avertir quand vous poussez l’imprudence trop loin.

Un frisson de peur parcourut miss Bart : une sensation de trahison qui fut comme la lueur d’un couteau dans l’obscurité. Mais la compassion l’emporta rapidement sur son recul instinctif. Qu’était-ce que ce flot d’amertume insensée, sinon l’effort de la créature traquée pour obscurcir les eaux où elle fuit ? Lily fut sur le point de s’écrier : « Pauvre âme, ne cherchez pas de détour… Revenez droit à moi, et nous trouverons une issue !… »

Mais les mots expirèrent sur ses lèvres devant l’impénétrable insolence du sourire que lui opposait Bertha. Lily se tut, et supporta tranquillement le choc, laissant s’épandre jusqu’à la dernière goutte de cette fausseté accumulée ; puis, sans un mot, elle se leva et descendit à sa cabine.

XVIII


Le télégramme de miss Bart toucha Lawrence Selden à la porte de son hôtel ; et, l’ayant lu, il remonta pour attendre Dorset. Le message, naturellement, laissait place aux conjectures ; mais tout ce que Selden avait entendu et vu dernièrement ne rendait les vides que trop faciles à remplir. Somme toute, il était surpris : il avait bien reconnu dans la situation tous les éléments d’une explosion, mais son expérience personnelle lui avait appris que souvent de pareilles combinaisons demeuraient inoffensives. Cependant le caractère spasmodique de Dorset et l’insouciant mépris de sa femme pour les apparences donnaient à la situation une gravité particulière ; et ce fut moins le sentiment de quelque relation personnelle avec cette affaire qu’un zèle tout professionnel qui décida Selden à guider le ménage dans la voie du salut. Si le salut consistait présentement, pour l’un ou l’autre des époux, à réparer un lien fort endommagé, c’était là une question qui ne le regardait pas : il n’avait, conformément à des principes généraux, qu’à chercher le moyen d’éviter un scandale, et son désir de l’éviter s’accroissait de la crainte que miss Bart n’y fût mêlée. Il n’y avait rien de précis dans cette appréhension : il désirait tout simplement lui épargner l’embarras de se trouver associée, de si loin que ce fût, au lavage en public du linge sale des Dorset.

Combien cette opération serait pénible et désagréable, il le voyait encore plus nettement, après ses deux heures de conversation avec le pauvre Dorset. S’il y avait le moindre éclat, ce serait un si vaste déballage de loques morales entassées, qu’après le départ de son visiteur il lui resta la sensation qu’il devrait ouvrir les fenêtres toutes grandes et faire balayer sa chambre à fond. Mais il n’y aurait pas d’éclat ; et, heureusement, — à son point de vue, — ces loques, même si on les mettait bout à bout, ne pourraient, sans grandes difficultés, former un grief homogène. Les bords déchirés ne se rejoignaient pas toujours, il manquait des morceaux, les dimensions et les couleurs étaient disparates : — tout cela, c’était naturellement l’affaire de Selden d’en tirer le meilleur parti possible en l’exposant aux yeux de son client. Mais un homme de cette humeur ne pouvait être convaincu par une démonstration, si complète fût-elle, et Selden vit que, pour le moment, tout ce qu’il pouvait faire était de l’apaiser, de temporiser, d’offrir sa sympathie et de conseiller la prudence. Il laissa Dorset partir après lui avoir inculqué l’idée que, jusqu’à leur prochaine entrevue, il devait s’en tenir strictement à une altitude qui ne l’engageât à rien ; bref, que son rôle consistait, pour l’instant, à voir venir. Selden savait toutefois qu’il ne réussirait pas à tenir longtemps de pareilles violences en équilibre, et il promit à Dorset de le retrouver, le lendemain matin, à Monte-Carlo, dans un hôtel. En attendant, il escomptait fort la réaction de faiblesse et de découragement qui, chez de telles natures, suit toute dépense inaccoutumée de forces morales ; et sa réponse télégraphique à miss Bart se réduisit à cette injonction : « Faites comme s’il n’y avait rien de changé. »

En fait, on s’y conforma durant la première partie du jour suivant. Dorset, comme s’il obéissait à l’impérieuse prière de Lily, était réellement revenu à temps pour dîner tard sur le yacht. Ce repas avait été le moment le plus difficile de la journée. Dorset était plongé dans un de ces silences insondables qui succédaient habituellement à ce que sa femme appelait « ses accès » : il était donc aisé, devant les domestiques, de l’attribuer à cette cause ; mais Bertha elle-même, par une certaine perversité, semblait peu disposée à user de cette parade si naturelle. Elle laissa simplement tout retomber sur le dos de son mari, comme si elle était trop absorbée par un grief personnel pour soupçonner qu’elle pût être l’objet de quelque autre. Aux yeux de Lily, cette attitude était ce que la situation avait de plus menaçant, étant ce qui l’intriguait le plus. Tandis qu’elle s’efforçait d’activer le feu languissant de la conversation, de reconstruire encore et toujours le croulant édifice des « apparences », sa propre attention était perpétuellement distraite par la question : « Où donc veut-elle en venir ?… » Il y avait quelque chose de véritablement exaspérant dans cette attitude de défiance solitaire qu’avait adoptée Bertha. Si seulement elle avait voulu donner une indication à son amie, elles auraient encore pu travailler ensemble avec succès ; mais comment Lily pouvait-elle se rendre utile, tant qu’on la tenait obstinément en dehors de toute participation ? Se rendre utile, voilà ce qu’elle désirait loyalement ; et non pas pour elle-même, mais pour les Dorset. Elle n’avait pas songé du tout à sa propre situation : elle se préoccupait seulement d’essayer de mettre un peu d’ordre dans la leur. Mais la fin de cette courte et lugubre soirée lui laissa la sensation d’avoir gaspillé ses efforts en vain. Elle n’avait fait aucune tentative pour voir Dorset seul : elle reculait positivement devant une reprise de ses confidences. C’était Bertha dont elle recherchait les confidences, et qui aurait dû montrer autant d’empressement à provoquer les siennes ; et Bertha, comme si elle s’acharnait follement à sa propre perte, repoussait la main qu’elle lui tendait.

Lily s’était retirée de bonne heure, et avait laissé le couple en tête à tête ; et, pour ajouter encore au mystère général dans lequel elle se mouvait, plus d’une heure s’écoula avant qu’elle entendît dans le corridor silencieux le pas de Bertha qui regagnait sa chambre.

Le lendemain matin, il n’y avait en apparence rien de nouveau ; rien ne révélait ce qui s’était passé dans la confrontation des deux époux. Un seul fait proclamait ouvertement le changement que tous s’accordaient à ignorer : c’était l’absence de Ned Silverton. Personne n’y fit allusion, et l’entente tacite pour éviter ce sujet le maintenait au tout premier plan dans les esprits. Mais il y avait un autre changement que Lily seule pouvait percevoir : c’était que Dorset l’évitait maintenant, elle, aussi positivement que faisait sa femme. Peut-être regrettait-il les épanchements inconsidérés de la veille ; peut-être essayait-il seulement, à sa façon, avec maladresse, d’obéir au conseil de Selden et de se conduire comme à l’ordinaire. De telles instructions ne contribuent pas plus à donner de l’aisance que le commandement du photographe : « Ayez l’air naturel » ; et, chez un être aussi inconscient que l’était le pauvre Dorset de son apparence habituelle, tout effort pour garder la pose devait sûrement aboutir à d’étranges contorsions.

En tout cas, le résultat fut que Lily se trouva étrangement abandonnée à ses propres ressources. Mrs. Dorset étant invisible, et Dorset ayant quitté le yacht de bonne heure, Lily, qui se sentait trop agitée pour rester seule, se fit conduire à terre, elle aussi. En se dirigeant vers le casino, elle s’accrocha à un groupe de connaissances de Nice, avec qui elle déjeuna : elle regagnait en leur compagnie les salles de jeu, quand elle rencontra Selden qui traversait la place. Elle ne pouvait, en ce moment, lâcher tout de bon ces gens-là, qui lui avaient amicalement demandé de rester avec eux jusqu’à leur départ, mais elle trouva le temps de s’arrêter une minute pour poser à Selden une question à laquelle il s’empressa de répondre :

— Je l’ai revu… il me quitte à l’instant.

Debout devant lui, elle attendait d’un air anxieux.

— Eh bien ? qu’est-ce qui s’est passé ?… qu’est-ce qui va se passer ?

— Il ne s’est rien passé jusqu’à présent… et il ne se passera rien, je crois.

— C’est fini, alors ?… Tout est arrangé ?… En êtes-vous sûr ?

Il sourit.

— Donnez-moi le temps. Je ne suis pas sûr… mais j’ai meilleur espoir.

Elle dut se contenter de ces paroles, et se hâta de rejoindre le groupe qui l’attendait sur les marches.

À vrai dire, Selden s’était montré aussi rassuré que sa conscience lui permettait de le faire, il avait même exagéré tant soit peu, à cause de l’anxiété qu’il lisait dans les yeux de la jeune fille. Et maintenant, tandis qu’il s’en allait, descendant la côte vers la gare, cette anxiété de Lily le poursuivait comme la justification visible de la sienne. Ce n’était pas, à vrai dire, qu’il redoutât rien de précis : quand il lui avait déclaré qu’il croyait qu’il ne se passerait rien, il lui avait dit littéralement la vérité. Mais ce qui le tourmentait, c’était que, bien que l’attitude de Dorset se fût manifestement modifiée, il ne voyait pas clairement à quelle cause attribuer cette modification. Ce n’était certainement l’effet ni de ses arguments, à lui, Selden, ni d’une raison revenue au sang-froid. Il suffisait de causer cinq minutes avec Dorset pour se rendre compte que quelque influence étrangère avait opéré, et que cette influence avait affaibli sa volonté plutôt que réduit son ressentiment, en sorte que dominé par elle, il se mouvait dans un état d’apathie, comme un lunatique dangereux sous l’effet d’une drogue. À l’heure actuelle, évidemment, cette influence, de quelque façon qu’elle s’exerçât, travaillait à la sûreté générale : la question était de savoir combien de temps cela durerait, et quelle sorte de réaction succéderait probablement. Là-dessus Selden n’avait aucune lumière : car il s’apercevait qu’un des effets de la transformation avait été d’empêcher Dorset de s’ouvrir librement à lui. Sans doute, ce dernier était toujours poussé par l’irrésistible désir de disputer sur les torts de sa femme à son égard. Mais, bien qu’il y revînt avec la même ténacité désespérée, Selden se rendait compte que quelque chose le retenait de s’exprimer entièrement. Son état était de ceux qui déterminent, chez l’auditeur, d’abord de la lassitude, puis de l’impatience ; et, une fois leur conversation terminée, Selden commença à sentir qu’il avait fait tout ce qui était en son pouvoir et qu’il avait le droit de se laver les mains des conséquences.

C’était dans cette humeur qu’il regagnait la gare quand il croisa miss Bart ; après leur bref échange de paroles, bien qu’il poursuivît automatiquement son chemin, il avait conscience d’une modification graduelle dans ses projets. Cette modification avait été causée par le regard de miss Bart ; et, désireux de définir la nature de ce regard, il se laissa tomber sur un siège, dans les jardins et se mit à méditer… En somme, il était assez naturel qu’elle parût anxieuse : une jeune femme qui se trouve placée, dans l’intimité d’une croisière, entre deux époux à la veille d’un désastre, pouvait à peine, sans compter ses inquiétudes pour ses amis, demeurer insensible au désagrément de sa propre situation. Le pire était, que, pour interpréter l’état moral de miss Bart, des versions nombreuses et contradictoires étaient possibles, et l’une d’elles, dans l’esprit troublé de Selden, prit la vilaine forme suggérée par Mrs. Fisher. Si la jeune fille avait peur, était-ce pour elle-même ou pour ses amis ? Et dans quelle mesure sa crainte d’une catastrophe s’accroissait-elle du sentiment qu’elle y serait fatalement mêlée ? Les torts se trouvant manifestement du côté de Mrs. Dorset, cette conjecture semblait, à première vue, gratuitement désobligeante ; mais Selden savait que, dans la querelle matrimoniale la plus unilatérale, il y a d’habitude des contre-accusations à produire, et que, plus le grief originel est criant, plus on les produit avec audace.

Mrs. Fisher n’avait pas hésité à suggérer que Dorset épouserait probablement miss Bart, s’il « arrivait quelque chose » ; et, bien qu’elle fût connue pour la témérité de ses conclusions, Mrs. Fisher était assez habile à lire les signes d’où elle les tirait. Dorset avait apparemment témoigné un intérêt marqué à la jeune fille ; et sa femme, dans la lutte qu’elle soutiendrait pour se réhabiliter, pourrait en dériver un cruel avantage. Selden savait que Bertha combattrait jusqu’à la dernière cartouche : une conduite imprudente s’associait chez elle, assez illogiquement, à une froide résolution d’en éviter les conséquences. Elle pouvait être aussi peu scrupuleuse en combattant pour elle-même qu’elle était insouciante en sa recherche du danger, et tout ce qui lui tombait sous la main, à de pareils moments, avait chance de devenir un projectile défensif. Il ne voyait pas encore clairement quelle ligne de conduite elle adopterait, mais sa perplexité ne faisait qu’augmenter son appréhension, et il sentit qu’avant de partir il fallait qu’il parlât de nouveau à miss Bart. Quel que fût son rôle, à elle, dans cette affaire, — et il avait toujours loyalement essayé de ne pas la juger d’après son entourage, — si franche qu’elle pût être de toute responsabilité personnelle, il valait mieux pour elle qu’elle fût à l’écart d’une catastrophe possible ; et, puisqu’elle avait fait appel à son aide, son devoir était clair : il fallait qu’il le lui dît.

Cette décision le fit enfin se lever et le ramena aux salles de jeu, derrière la porte desquelles il l’avait vue disparaître ; mais il eut beau explorer la foule, il ne parvint pas à l’y découvrir. En revanche, il eut la surprise d’apercevoir Ned Silverton qui flânait ostensiblement autour des tables : que cet acteur du drame non seulement rôdât dans les coulisses, mais s’exposât à la lumière de la rampe, cela aurait pu impliquer que tout danger était passé, mais, bien au contraire, cela ne fit qu’augmenter les sinistres pressentiments de Selden. Sous le poids de cette impression, il regagna la place, espérant que miss Bart viendrait à la traverser, comme il semble que chacun, à Monte-Carlo, fasse inévitablement au moins une douzaine de fois par jour ; mais là encore il attendit en vain, et peu à peu la conclusion s’imposa qu’elle était retournée à bord de la Sabrina. Il serait difficile de l’y suivre, et plus difficile encore, s’il s’y décidait, de s’arranger pour lui dire un mot en particulier : il avait presque pris le parti peu satisfaisant de lui écrire, quand le diorama ininterrompu de la place déroula tout à coup devant lui les figures de lord Hubert et de Mrs. Bry.

Après les avoir interrogés, il apprit de lord Hubert que miss Bart venait de retourner à la Sabrina, accompagnée de Dorset. Cette nouvelle le déconcerta si visiblement que Mrs. Bry, après un coup d’œil de son compagnon, — ce fut comme l’effet de la pression sur un ressort, — lui proposa de venir retrouver ses amis à dîner, ce soir :

— Chez Bécassin… un petit dîner en l’honneur de la duchesse ! — lança-t-elle, avant même que lord Hubert eût le temps de cesser la pression.


Le sentiment qu’avait Selden du privilège qu’on lui conférait en l’admettant dans une telle société l’amena tôt dans la soirée à la porte du restaurant : il s’arrêta pour scruter les rangs des dîneurs qui venaient par la terrasse brillamment éclairée. Là, tandis que les Bry oscillaient à l’intérieur entre les dernières et troublantes alternatives du menu, il guetta les hôtes de la Sabrina, qui surgirent enfin à l’horizon, avec la duchesse, lord et lady Skiddaw et les Stepney. Il n’eut pas de peine à détacher miss Bart de ce groupe, sous le prétexte de regarder un instant une des étincelantes boutiques, et il lui dit, tandis qu’ils s’attardaient tous deux devant l’éblouissante vitrine d’un joaillier :

— Je suis resté pour vous voir, pour vous supplier de quitter le yacht.

Les yeux qu’elle tourna vers lui montrèrent une lueur de cette crainte qu’il avait déjà remarquée :

— Quitter ?… Que voulez-vous dire ?… Qu’est-il arrivé ?

— Rien. Mais, s’il arrivait quelque chose, pourquoi y être mêlée ?

L’éclat de la vitrine creusait la pâleur de son visage, donnait à ses lignes délicates l’âpreté d’un masque tragique.

— Il n’arrivera rien, j’en suis sûre ; mais, tant qu’il reste même un doute, comment pouvez-vous penser que je quitterai Bertha ?

Le ton était quelque peu méprisant : était-il possible que ce fût lui qu’elle méprisât ? Eh bien, il était prêt à en courir le risque une seconde fois, et il insista, avec une indéniable palpitation, qui témoignait d’un intérêt croissant :

— N’oubliez pas que vous avez vous-même à qui vous devez penser.

Elle répondit, en le regardant dans les yeux, et d’une voix étrangement triste :

— Si vous saviez comme cela m’est égal !…

— Allons, il n’arrivera rien ! — dit-il, plus pour se rassurer lui-même que pour elle.

— Rien, rien du tout, naturellement ! — reprit-elle avec vaillance, tandis qu’ils rejoignaient leurs compagnons.

Dans le restaurant bondé, tandis qu’ils prenaient place à la table illuminée de Mrs. Bry, leur confiance parut se fortifier de la familiarité de leur entourage : Dorset et sa femme, étaient là, présentant une fois de plus au monde leur visage coutumier, — elle, préoccupée d’assurer ses relations avec une robe toute nouvelle, lui, reculant avec la terreur du dyspeptique devant les multiples sollicitations du menu. — Le simple fait de se montrer ainsi ensemble, dans le grand jour de cet établissement public, semblait mettre hors de doute que leur différend fût réglé. Comment ce résultat avait été atteint, c’était encore matière à conjectures, mais il était évident que, pour le moment, miss Bart se reposait avec confiance sur le résultat même ; et Selden essaya d’en faire autant : il se disait que, mieux que lui, elle avait été à même d’observer.

En attendant, le dîner avançait à travers un labyrinthe de services, l’on reconnaissait que Mrs. Bry avait parfois échappé à la main modératrice de lord Hubert ; et l’attention de Selden fut bientôt absorbée par une étude particulière de miss Bart. Elle était dans un de ces jours où elle était si belle que sa beauté semblait suffisante et que tout le reste — sa grâce, sa vivacité, ses qualités mondaines — ne semblait que le trop-plein d’une nature généreusement douée. Mais ce qui le frappa surtout, c’était la manière dont elle se distinguait, par cent nuances indéfinissables, des personnes qui abondaient le plus dans son propre style. C’était précisément dans une pareille compagnie, — la fine fleur et la parfaite expression de l’état où elle aspirait, — que les différences ressortaient plus saisissantes : sa grâce ravalait l’élégance des autres femmes, comme le subtil à-propos de ses silences rendait leurs bavardages plus sots. La tension de ces dernières heures avait restitué à son visage cette éloquence plus profonde dont Selden depuis quelque temps regrettait l’absence, et la bravoure des paroles qu’elle lui avait dites flottait encore dans sa voix et dans ses yeux. Oui, elle était incomparable : c’était le seul mot qui convînt ; et il pouvait donner d’autant plus libre cours à son admiration qu’il y demeurait si peu de sentiment personnel. Ce n’était pas à l’heure blafarde du désenchantement qu’il s’était réellement détaché d’elle, mais bien maintenant, à la pure lumière du discernement, maintenant qu’il la voyait définitivement séparée de lui par la netteté d’un choix qui semblait démentir les différences mêmes qu’il avait senties en elle. Il lui apparaissait pleinement, ce choix dont elle se contentait : la stupide cherté de la nourriture et la voyante sottise de la conversation, une liberté de langage qui n’atteignait jamais l’esprit, et une liberté d’action qui ne s’élevait jamais jusqu’au roman. Le décor bruyant du restaurant où leur table semblait à part, dans un éclat tout particulier de publicité, la présence à cette table du petit Dabham de la Chronique mondaine, marquaient encore mieux l’idéal d’un monde pour qui la distinction consiste à être en vue, et qui considère les « échos » mondains comme les annales de la renommée.

C’était parce qu’il immortalisait des événements de ce genre que le petit Dabham, observateur modeste fourré entre deux brillantes voisines, devint tout à coup le centre de l’investigation de Selden. Que savait-il de ce qui se passait, et, pour son métier, qu’allait-il en découvrir encore ? Ses petits yeux étaient comme des tentacules lancés en avant pour attraper les indices épars dont, par moments, l’atmosphère semblait chargée ; puis, à d’autres moments, c’était le vide habituel, et Selden n’y voyait plus rien pour le journaliste que le loisir de noter l’élégance des robes. Celle de Mrs. Dorset, en particulier, défiait toute la richesse du vocabulaire de M. Dabham : elle avait des surprises et des subtilités dignes de ce qu’il aurait appelé « le style littéraire ». D’abord, comme Selden l’avait remarqué, cette robe préoccupait presque trop celle qui la portait ; mais maintenant elle s’en était rendue complètement maîtresse et elle variait ses effets avec une liberté inaccoutumée. N’était-elle même pas trop libre, trop en train, pour être parfaitement naturelle ? Et Dorset, sur qui ses regards s’étaient dirigés par une transition fatale, ne balançait-il pas, lui aussi, d’une façon trop saccadée, entre deux extrêmes ? Dorset, il est vrai, était toujours saccadé ; mais il semblait à Selden que, ce soir, chaque oscillation le rejetait plus loin de son centre.

Le dîner cependant touchait à sa fin, et c’était un triomphe : cela se voyait à la satisfaction de Mrs. Bry, qui, trônant avec une majesté apoplectique entre lord Skiddaw et lord Hubert, semblait évoquer l’esprit de Mrs. Fisher pour la prendre à témoin de sa réussite. Sauf Mrs. Fisher, on aurait pu dire que le public était au grand complet : car le restaurant était rempli de gens qui se trouvaient là pour la plupart comme spectateurs, exactement renseignés sur les noms et les figures des célébrités qu’ils étaient venus voir. Mrs Bry, certaine que toutes ses invitées répondaient à ce signalement, et que chacune tenait son rôle à ravir, souriait à Lily avec toute la gratitude accumulée dont Mrs. Fisher n’avait pas su se montrer digne. Selden, rencontrant ce regard au passage, se demanda quelle part miss Bart avait eue dans l’organisation de la fête. En tout cas, elle contribuait beaucoup à son ornement ; et, tandis qu’il examinait la brillante assurance avec laquelle elle se comportait, il se moqua lui-même de l’idée qu’elle pût avoir besoin d’aide. Elle n’avait jamais paru plus sereine et maîtresse de la situation qu’au moment où l’on allait se séparer, alors que, se détachant légèrement du groupe qui était encore près de la table, elle se tourna avec un sourire et un gracieux mouvement d’épaule pour recevoir son manteau des mains de Dorset.

Le dîner s’était prolongé grâce aux exceptionnels cigares de M. Bry et à un extraordinaire cortège de liqueurs : beaucoup de tables étaient déjà vides, mais il restait dans la salle encore assez de dîneurs pour encadrer les adieux qu’échangeaient les hôtes considérables de Mrs. Bry. Cette cérémonie durait et se compliquait par le fait que la duchesse et lady Skiddaw faisaient des adieux véritables, avec des souhaits de se retrouver bientôt à Paris, où elles devaient s’arrêter, afin de remonter leur garde-robe, avant de rentrer en Angleterre. La qualité de l’hospitalité de Mrs. Bry et des tuyaux que son mari avait probablement offerts donna aux manières des deux Anglaises une cordialité expansive qui jetait la lumière la plus favorable sur l’avenir de leur hôtesse. Mrs. Dorset et les Stepney étaient visiblement enveloppés dans cette gloire, et la scène tout entière avait un air d’intimité particulièrement précieux pour la plume attentive de M. Dabham.

Ayant jeté un coup d’œil sur sa montre, la duchesse dit à sa sœur qu’elles n’avaient que le temps de gagner leur train, et, après le brouhaha de ce premier départ, les Stepney, qui avaient leur auto à la porte, proposèrent de ramener les Dorset et miss Bart jusqu’au quai. L’offre fut acceptée, et Mrs. Dorset s’éloigna, suivie de son mari. Miss Bart était restée en arrière pour dire un mot à lord Hubert, et Stepney, à qui M. Bry tendait un dernier cigare encore plus coûteux, cria :

— Allons, Lily, venez, si vous retournez sur le yacht !

Déjà Lily faisait mine d’obéir ; Mrs. Dorset, qui s’était arrêtée sur le chemin de la porte, revint de quelques pas vers la table :

— Miss Bart ne retourne pas sur le yacht, — dit-elle d’une voix singulièrement distincte.

Un étonnement courut par tous les yeux de l’assistance ; Mrs. Bry devint cramoisie comme sous le coup d’une congestion ; Mrs. Stepney se glissa nerveusement derrière son mari, et Selden, dans le tumulte général de ses sensations, avait surtout conscience d’un désir violent de prendre Dabham par le col de son habit et de le jeter dans la rue.

Cependant Dorset était revenu aux côtés de sa femme. Son visage était pale, et il regardait autour de lui avec un air dompté à la fois et furieux :

— Bertha !… Miss Bart… il y a un malentendu… quelque erreur…

— Miss Bart reste ici, — repartit sa femme d’une voix tranchante. — Et je crois, George, que nous ferions mieux de ne pas retarder Mrs. Stepney.

Miss Bart, durant ce rapide échange de paroles, était demeurée admirablement calme et droite, légèrement isolée du groupe qui se tenait avec embarras autour d’elle. Elle avait pâli sous le choc de l’insulte, mais la décomposition des visages environnants ne se reflétait pas sur le sien. Par la vertu de son sourire dédaigneux, elle semblait soulevée hors de la portée de son adversaire, et ce ne fut qu’après avoir bien fait sentir à Mrs. Dorset la distance qui les séparait qu’elle se retourna pour tendre la main à son hôtesse.

— Je dois rejoindre la duchesse demain, — dit-elle, et il m’a semblé plus commode de rester à terre, cette nuit.

Elle soutint avec fermeté le regard incertain de Mrs. Bry, tandis qu’elle lui donnait cette explication ; mais, quand ce fut fait, Selden la vit risquer un coup d’œil sur les visages des autres femmes. Elle lut leur incrédulité dans leur regard détourné, comme dans la muette bassesse des hommes réfugiés derrière elles, et pendant une misérable demi-seconde, il la sentit trembler sur le bord du désastre. Puis, tournant vers lui d’un geste aisé, avec la pâle bravoure de son sourire retrouvé :

— Cher monsieur Selden, — dit-elle, — vous avez promis de me mettre en voiture…

Dehors, le ciel était orageux et couvert, et, comme Lily et Selden se dirigeaient vers les jardins déserts, en contre-bas du restaurant, des gouttes de pluie chaude vinrent leur fouetter irrégulièrement la face. La fiction de la voiture avait été tacitement abandonnée ; ils marchèrent en silence, la main de Lily sur le bras de Selden, jusqu’à ce que l’ombre plus épaisse les enveloppât, et, s’arrêtent près d’un banc, il lui dit :

— Asseyez-vous un moment.

Elle tomba sur le siège sans répondre, mais le lampadaire électrique placé au tournant de l’allée éclairait l’agitation et la misère de son visage. Selden s’assit à côté d’elle, attendant qu’elle parlât, de peur que tous les mots qu’il pourrait choisir ne fussent trop rudes à sa blessure, empêché aussi de s’exprimer librement par le lamentable doute qui peu à peu s’était reformé en lui. Comment s’était-elle trouvée ainsi acculée ? Quelle faiblesse l’avait si abominablement mise à la merci de son ennemie ?… Et pourquoi Bertha Dorset serait-elle devenue une ennemie, au moment même où elle avait si évidemment besoin de l’appui de son sexe ?… Même là, tandis que ses nerfs s’indignaient contre la sujétion des maris à leur femme, et contre la cruauté des femmes pour leur semblable, sa raison lui rabâchait avec obstination la relation proverbiale entre la fumée et le feu. Le souvenir des allusions de Mrs. Fisher, corroboré par ses propres impressions, augmentait sa gêne en même temps que sa pitié : de quelque côté qu’il cherchât le moyen de manifester franchement sa sympathie, il était arrêté par la peur de faire une gaffe.

Soudain il fut frappé de l’idée que son silence devait sembler aussi accusateur que celui des hommes qu’il avait méprisés pour s’être détournés d’elle ; mais, avant qu’il pût trouver le mot convenable, elle lui coupa court par une question :

— Connaissez-vous un hôtel tranquille ? Je puis envoyer chercher ma femme de chambre dans la matinée.

— Un hôtel, ici, où vous puissiez aller seule ? C’est impossible.

Elle repartit avec une faible lueur de son ancien enjouement :

— Qu’est-ce qui est possible alors ? Il fait trop humide pour dormir dans les jardins.

— Mais il doit y avoir quelqu’un…

— Quelqu’un chez qui je puisse aller ?… Bien entendu !… une foule de gens… mais à cette heure-ci ?… Comme vous voyez, mon changement de plan a été assez brusque.

— Mon Dieu !… si vous m’aviez écouté ! — s’écria-t-il, son impuissance aboutissant à un éclat de colère.

Elle le tint encore à distance par la douce raillerie de son sourire :

— Mais ne l’ai-je pas fait ?… Vous m’avez conseillé de quitter le yacht : je le quitte.

Il vit alors, avec un remords affreux, qu’elle n’avait l’intention ni de s’expliquer ni de se défendre ; que, par son misérable silence, il avait perdu toute chance de l’aider et que l’heure décisive était passée.

Elle s’était levée, elle était debout devant lui, dans une sorte de majesté voilée, comme une reine détrônée partant avec tranquillité pour l’exil.

— Lily ! — s’écria-t-il, sur un ton d’appel désespéré.

Mais elle le reprit avec douceur :

— Oh ! pas maintenant.

Puis, avec toute l’aménité de son calme reconquis :

— Puisqu’il faut que je trouve un abri quelque part, et puisque vous êtes assez aimable pour m’aider…

Il se ressaisit alors :

— Vous ferez ce que je vous dirai ? Il n’y a qu’une chose à faire : il faut que vous alliez tout droit chez vos cousins Stepney.

— Oh ! — murmura-t-elle, avec un mouvement de résistance instinctive.

Mais il insista :

— Venez… Il est tard, et il faut que vous ayez l’air d’être allée chez eux directement.

Il avait pris la main de Lily sous son bras, mais elle le retint par un dernier geste de protestation :

— Je ne peux pas… je ne peux pas… Pas cela… Vous ne connaissez pas Gwen : ne me demandez pas cela !

— Il faut que je vous le demande… il faut que vous m’obéissiez, — persista-t-il, bien que tout pénétré lui-même de sa crainte, à elle.

La voix de Lily faiblit encore :

— Et si elle refuse ?…

Mais il ne put que répliquer :

— Oh ! ayez confiance en moi, ayez confiance en moi !

Et, cédant à sa pression, elle se laissa ramener en silence jusqu’au coin de la place.

Dans la voiture, ils ne dirent plus rien durant le bref trajet de la place au portail illuminé de l’hôtel où habitait Stepney. Là, il la laissa dehors, dans l’obscurité de la capote relevée, tandis qu’il se faisait annoncer à Stepney, et qu’il marchait de long en large dans le hall fastueux, en attendant que ce dernier descendît…

Dix minutes plus tard, les deux hommes passaient ensemble devant les portiers galonnés d’or ; mais, au milieu du vestibule, Stepney s’arrêta, avec un dernier sursaut de répugnance :

— C’est bien compris, alors ? — stipula-t-il nerveusement, la main sur le bras de Selden. — Elle part demain matin par le premier train… et ma femme dort et ne doit pas être dérangée.

EDITH WHARTON
Traduit de l’anglais par charles du bos

(À suivre.)


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LES HEUREUX DU MONDE[7]

XIX


Les stores du salon de Mrs. Peniston étaient baissés contre l’accablant soleil de juin, et, dans le demi-jour suffocant, les visages de ses parents assemblés avaient une ombre de tristesse fort convenable.

Ils étaient tous là : les Van Alstyne, les Stepney, les Melson, — même un ou deux Peniston vaguement alliés, qui trahissaient, par une plus grande latitude dans la toilette et les manières, le fait d’un parentage plus éloigné et d’espérances plus rassises.

Le côté Peniston était en effet certain que le gros de la fortune de M. Peniston retournait à sa famille, tandis que les parents directs étaient suspendus à cette question : comment la veuve avait-elle disposé de sa fortune personnelle dont on ignorait au juste l’étendue ? Jack Stepney, dans son nouveau personnage du neveu le plus riche, prenait tacitement la tête, montrant bien son importance par l’appareil plus profond de son deuil et l’autorité tranquille de ses manières, tandis que l’attitude ennuyée et la toilette frivole de sa femme proclamaient le dédain de l’héritière pour l’insignifiance des intérêts en jeu. Le vieux Ned Van Alstyne, siégeant auprès d’elle, dans une jaquette qui rendait l’affliction fringante, tortillait sa moustache blanche pour dissimuler le pincement impatient de ses lèvres ; et Grace Stepney, le nez rouge et fleurant le crêpe, murmurait sentimentalement à Mrs. Herbert Melson :

— Je ne pourrais pas voir ailleurs ce paysage de Niagara !…

Un froufrou d’étoffes et des têtes qui se tournèrent rapidement saluèrent l’ouverture de la porte, et Lily Bart apparut, grande et noble dans sa robe noire, avec Gerty Farish à son côté. Les visages des femmes, comme elle s’arrêtait d’un air interrogatif sur le seuil, furent toute une étude d’hésitation. Une ou deux firent mine de la reconnaître, avec des mouvements que modérait ou la solennité de la scène ou le doute sur les intentions de leurs compagnes ; Mrs. Jack Stepney inclina la tête négligemment, et Grace Stepney, d’un geste sépulcral, indiqua un siège auprès du sien. Mais Lily, négligeant cette invite ainsi que la tentative officielle de Jack Stepney pour l’orienter, traversa la pièce de son allure libre et dégagée, et s’assit sur un fauteuil qui semblait avoir été mis tout exprès à part des autres.

C’était la première fois qu’elle se trouvait en face de sa famille depuis son retour d’Europe, qui datait de quinze jours ; mais, si elle perçut quelque incertitude dans cet accueil, cela ne fit qu’ajouter une nuance d’ironie à l’habituelle sérénité de son maintien. Le saisissement qu’elle avait éprouvé en apprenant, sur le quai, de la bouche de Gerty Farish, la mort subite de Mrs. Peniston avait été atténué presque aussitôt par l’irrépressible pensée que maintenant du moins elle pourrait payer ses dettes. Elle s’était représenté, non sans crainte, sa première rencontre avec sa tante. Mrs. Peniston s’était opposée avec véhémence au départ de sa nièce en compagnie des Dorset ; elle avait marqué la persistance de sa désapprobation en n’écrivant pas à Lily durant tout le voyage. La certitude qu’elle avait appris sa rupture avec les Dorset rendait la perspective de la rencontre plus formidable encore ; et comment Lily eût-elle retenu un vif sentiment de soulagement à l’idée que, au lieu d’avoir à subir l’épreuve attendue, il ne lui restait qu’à entrer gracieusement en possession d’un héritage depuis longtemps assuré ? Il avait « toujours été entendu », selon la phrase consacrée, que Mrs. Peniston pourvoirait largement à l’avenir de sa nièce ; et, dans l’esprit de celle-ci, le sous-entendu s’était depuis longtemps cristallisé en fait.

— Elle a tout, naturellement : je ne vois pas ce que nous faisons ici, — fit observer Mrs. Jack Stepney à Ned Van Alstyne, à haute voix et sans se gêner.

— Julia a toujours été une femme juste, — murmura Ned, d’un ton apaisant.

Et ce murmure pouvait signifier ou l’acquiescement ou le doute.

— Mon Dieu, il ne s’agit guère que de quatre cent mille dollars environ, — répliqua Mrs. Stepney avec un bâillement.

Et, dans le silence produit par la toux préliminaire de l’homme de loi, Grace Stepney sanglota :

— On ne trouvera pas une serviette en moins… je les ai comptées avec elle, le jour même…

Lily, oppressée par la lourde atmosphère et par la suffocante odeur de deuil tout neuf, sentit son attention distraite au moment où le notaire de Mrs. Peniston, qui se dressait solennellement derrière la table de Boule, à l’extrémité de la pièce, commença à dégoiser le préambule du testament.

« C’est comme si on était à l’église », réfléchissait-elle, se demandant vaguement où Gwen Stepney avait pu trouver un chapeau si affreux. Puis elle remarqua combien Jack avait engraissé : il serait bientôt aussi pléthorique que Herbert Melson, qui était assis à quelques pas, respirant bruyamment et appuyant sur sa canne ses mains gantées de noir.

« Je me demande pourquoi les gens riches engraissent toujours : c’est, sans doute, parce qu’ils n’ont rien pour les tourmenter. Si j’hérite, il faudra que je surveille ma taille », songeait-elle, pendant que le notaire psalmodiait à travers un labyrinthe de legs.

Les domestiques vinrent les premiers, puis quelques institutions charitables, puis divers Melson et Stepney plus ou moins éloignés, qui tressaillirent consciemment au bruit de leur nom, pour retomber ensuite dans l’état de passivité qui seyait à la solennité de la circonstance. Ned Van Alstyne, Jack Stepney et un cousin ou deux suivirent, chacun avec un legs de quelques milliers de dollars : Lily s’étonna que Grace Stepney ne figurât point parmi eux. Puis elle entendit son propre nom :

— « À ma nièce Lily Bart, dix mille dollars… »

Puis le notaire se perdit encore dans une suite de périodes inintelligibles, d’où la conclusion jaillit, étrangement distincte :

— « …Et le reste de mes biens à ma chère cousine et homonyme, Grace Julia Stepney. »

Il y eut un hoquet de surprise réprimé, un rapide virement de têtes, puis une levée de figures en deuil vers le coin où miss Stepney gémissait le sentiment de son indignité à travers la balle chiffonnée que formait son mouchoir à large bordure noire.

Lily se tint à l’écart du mouvement général, se sentant pour la première fois complètement seule. Personne ne la regardait, personne ne semblait s’apercevoir de sa présence : précipitée dans les abîmes de l’insignifiance, elle en touchait le fond… Et, sous le sentiment de l’indifférence collective, ce fut alors la transe plus atroce des espérances déçues. Déshéritée !… elle était déshéritée… et en faveur de Grace Stepney !

Elle rencontra les yeux lamentables de Gerty, fixés sur elle dans un effort désespéré de consolation, et ce regard la fit revenir à elle-même… Elle avait encore quelque chose à faire avant de quitter la maison, à faire avec toute la noblesse qu’elle savait mettre à des gestes de ce genre. Elle s’avança vers le groupe qui entourait miss Stepney, et, lui tendant la main, elle dit simplement :

— Chère Grace, je suis si contente !…

Ces dames s’étaient reculées à son approche et un vide se forma autour d’elle. Ce vide s’agrandit comme elle se retournait pour s’en aller, et nul ne se présenta pour le remplir. Elle s’arrêta, un moment, regardant autour d’elle, et prenant avec calme la mesure de sa situation. Elle entendit quelqu’un poser une question au sujet de la date du testament ; puis un lambeau de la réponse que faisait le notaire : — on l’avait mandé tout à coup… Et il parlait d’un « acte antérieur… » Puis on se dispersa, le flot s’écoula devant elle : Mrs. Jack Stepney et Mrs. Herbert Melson s’arrêtèrent sur le seuil, attendant leur auto ; un groupe sympathique escorta Grace Stepney vers le cab que l’on jugeait qu’elle devait prendre, bien qu’elle demeurât tout juste une ou deux rues plus loin… Et miss Bart et Gerty se trouvèrent presque seules dans le salon pourpre qui, plus que jamais, dans son étouffante obscurité, ressemblait à un caveau de famille bien entretenu, où l’on venait de déposer avec décence le dernier corps.


Dans le petit salon de Gerty, où un hansom avait conduit les deux amies, Lily tomba sur une chaise avec un léger rire : cela la frappait comme une coïncidence piquante que le legs de sa tante représentât presque exactement le montant de ce qu’elle devait à Trenor. La nécessité de payer cette dette s’était de nouveau déclarée avec une urgence croissante depuis son retour en Amérique, et ce fut sa première pensée qu’elle exprima en disant à Gerty, qui ne pouvait tenir en place :

— Je me demande quand les legs seront payés.

Mais miss Farish pensait bien aux legs ! Elle éclata avec une plus ample indignation :

— Oh ! Lily c’est injuste, c’est cruel… Grace Stepney doit sentir qu’elle n’a aucun droit à tout cet argent !

— Quiconque savait plaire à tante Julia a droit à son argent, — répondit philosophiquement miss Bart.

— Mais elle vous était attachée… elle donnait à croire à tout le monde…

Gerty s’arrêta, évidemment embarrassée, et miss Bart se tourna vers elle et la regarda bien en face :

— Gerty, soyez franche : ce testament a été fait, il n’y a pas plus de six semaines ; elle avait su ma rupture avec les Dorset.

— Tout le monde a su, naturellement, qu’il y avait eu quelque désaccord, quelque malentendu…

— A-t-elle su que Bertha m’avait chassée du yacht ?

— Lily !

— C’est ce qui est arrivé, vous savez. Elle a dit que je cherchais à épouser George Dorset. Elle l’a fait pour lui persuader qu’elle était jalouse… N’est-ce pas ce qu’elle a raconté à Gwen Stepney ?

— Je ne sais pas… Je n’écoute pas de pareilles horreurs.

— Mais moi, il faut que je les écoute, il faut que je sache où j’en suis.

Elle s’arrêta, et, de nouveau, il y eut une nuance de dérision dans sa voix :

— Avez-vous remarqué les femmes ? Elles n’osaient pas me couper, tant qu’elles croyaient que j’aurais l’argent… Après, elles se sont sauvées comme si j’avais la peste.

Gerty garda le silence, et Lily continua :

— Je suis restée pour voir ce qui arriverait. Elles se sont réglées sur Gwen Stepney et Lulu Melson… Je les ai vues guetter ce que Gwen allait faire… Gerty, il faut que je sache exactement ce que l’on dit de moi.

— Je vous répète que je n’écoute pas…

— On entend ces choses-là sans écouter.

Elle se leva et posa ses mains résolues sur les épaules de miss Farish :

— Gerty, est-ce qu’on va me couper ?

— Vos amis, Lily !… comment pouvez-vous croire ?…

— Quels amis a-t-on dans des moments pareils ? Qui, sinon vous, pauvre chérie, si confiante !… Et Dieu sait de quoi vous me soupçonnez !

Elle embrassa Gerty et murmura d’un ton bizarre :

— Vous, vous serez toujours la même avec moi… mais voilà, vous aimez les criminels, Gerty !… Cependant, comment faire avec ceux qui sont incorrigibles ? Car je suis parfaitement impénitente, vous savez.

Elle se redressa dans toute la hauteur de sa svelte majesté, dominant comme quelque ange obscur de la défiance la pauvre Gerty toute troublée, qui ne put que balbutier :

— Lily, Lily… comment pouvez-vous rire de pareilles choses ?

— Pour ne pas en pleurer peut-être… Mais non, je ne suis pas de celles qui pleurent. J’ai découvert de bonne heure que pleurer me rendait le nez rouge, et cette notion m’a soutenue dans plusieurs épisodes pénibles.

Elle fit le tour de la chambre avec agitation, puis, se rasseyant, elle leva ses yeux brillants et moqueurs sur l’inquiète Gerty :

— Cela m’eût été bien égal, vous savez, si j’avais eu l’argent.

Miss Farish protestait :

— Oh !

Lily répéta paisiblement :

— Ça ne m’aurait pas fait ça, ma chère : car, d’abord, elles n’auraient pas oser m’ignorer complètement ; ensuite, si elles m’avaient ignorée, cela n’aurait pas eu d’importance, puisque j’aurais été indépendante d’elles. Mais à présent !…

L’ironie disparut de ses yeux, et elle pencha sur son amie un visage assombri.

— Comment pouvez-vous parler ainsi, Lily ? Naturellement, cet argent aurait dû vous revenir ; mais, après tout, cela ne change rien à la question. L’essentiel…

Gerty s’arrêta, puis continua avec fermeté :

— L’essentiel, c’est que vous vous justifiiez, que vous racontiez à vos amis l’entière vérité.

— L’entière vérité ? (Miss Bart se mit à rire.) Qu’est-ce que la vérité ? Quand il s’agit d’une femme, c’est l’histoire la plus facile à croire… Dans le cas présent, il est beaucoup plus facile de croire la version de Bertha Dorset que la mienne, parce qu’elle a une grande maison et une loge à l’Opéra, et qu’il est commode d’être en bons termes avec elle.

Miss Farish fixait toujours sur elle un regard anxieux :

— Mais quelle est, en réalité, votre histoire, Lily ? Je ne crois pas que personne la connaisse encore.

— Mon histoire ?… Je ne crois pas que je la connaisse moi-même… C’est que, voyez-vous, je n’ai jamais pensé à préparer une version d’avance, comme Bertha… Et, si je l’avais fait, j’ai idée que je ne prendrais pas la peine de m’en servir maintenant.

Mais Gerty continua, avec sa tranquillité raisonnable :

— Ce n’est pas une version préparée d’avance que je vous demande… Je vous demande de me raconter exactement ce qui s’est passé, depuis le commencement.

— « Depuis le commencement » ? (Miss Bart l’imitait gentiment.) Chère Gerty, comme vous avez peu d’imagination, vous autres bonnes gens ! Mais le commencement, c’est dans mon berceau qu’il faudrait le chercher, je suppose… dans la manière dont j’ai été élevée, dans les choses qu’on m’a appris à aimer… Et encore, non !… je ne veux blâmer personne de mes fautes : je dirai que c’était dans mon sang, que cela me venait de quelque perverse aïeule entichée de plaisir, qui réagissait contre les vertus domestiques de la New-York hollandaise, et se souhaitait de retour à la cour de Charles Ier ou de Charles II ?

Et, comme miss Farish persistait à la presser de ses yeux troublés, elle poursuivit avec impatience :

— Vous m’avez demandé la vérité, tout à l’heure… Eh bien, la vérité, c’est que quand on parle d’une jeune fille, elle est perdue ; et, plus elle explique son cas, plus son cas est mauvais en apparence… Ma chère Gerty, vous n’auriez pas, par hasard, une cigarette ?


Dans sa chambre sans air, à l’hôtel où elle était descendue en débarquant, Lily Bart, ce soir-là, examina la situation. C’était la dernière semaine de juin, et personne de ses amis n’était en ville. Les quelques parents qui étaient restés ou revenus pour la lecture du testament de Mrs. Peniston s’étaient enfuis, cet après-midi même, à New-Port ou Long-Island ; et aucun d’eux n’avait offert l’hospitalité à Lily. Pour la première fois de sa vie, elle se trouvait absolument seule, à part Gerty Farish. Même au moment de sa rupture avec les Dorset, elle n’en avait pas senti si vivement les conséquences : car la duchesse de Beltshire, avertie de la catastrophe par lord Hubert, lui avait offert aussitôt sa protection, et, à l’abri de son aile, Lily avait opéré une marche presque triomphale à Londres. Là elle avait été bien tentée de s’attarder dans une société qui ne lui demandait que de l’amuser et de la charmer, sans s’informer trop curieusement de la manière dont elle avait acquis ces dons-là ; mais Selden, avant leur séparation, avait insisté sur la nécessité urgente de retourner bien vite chez sa tante ; et lord Hubert, peu après, lorsqu’il reparut à Londres, abonda dans le même sens. Point n’était besoin de dire à Lily que le chaperonnage de la duchesse n’était pas le meilleur moyen de se réhabiliter aux yeux du monde, et, comme elle se rendait compte, en outre, que sa noble protectrice pouvait la lâcher à n’importe quel moment pour une nouvelle protégée, elle se décida, quoique avec regret, à retourner en Amérique. Mais elle n’était pas depuis dix minutes sur le sol natal, qu’elle comprit qu’elle avait trop tardé à rentrer : les Dorset, les Stepney, les Bry, tous les acteurs et les spectateurs du misérable drame, l’avaient précédée avec leur version ; et, même si elle avait vu la moindre chance de se faire écouter, quelque obscur dédain ou répugnance lui aurait interdit d’en profiter. Elle savait que ce n’était ni par des explications ni par des contre-accusations qu’elle pouvait jamais espérer recouvrer sa position perdue ; mais, même si elle avait eu la moindre confiance en leur efficacité, elle aurait encore été retenue par le sentiment qui l’avait empêchée de se défendre auprès de Gerty Farish, — sentiment composé, moitié d’orgueil, moitié d’humiliation. — Elle savait qu’elle avait été impitoyablement sacrifiée à la résolution prise par Bertha Dorset de reconquérir son mari, et, quoique ses relations personnelles avec Dorset n’eussent pas dépassé la bonne camaraderie, elle s’était parfaitement rendu compte, dès le début, que son rôle dans cette affaire était, comme l’avait brutalement défini Carry Fisher, de distraire de sa femme l’attention de Dorset. C’était pour cela qu’elle était là ; c’était le prix qu’elle avait accepté de payer pour trois mois de luxe, loin de tout souci. Son habitude de regarder résolument les faits en face, dans les rares moments où elle faisait son examen de conscience, ne lui permettait de jeter aucun faux jour sur la situation. Elle avait pâti pour la fidélité même avec laquelle elle avait exécuté sa clause dans ce contrat tacite, mais d’aucune façon la clause ne lui faisait honneur, et elle la voyait maintenant dans toute la laideur de l’insuccès.

Elle voyait aussi, à la même impitoyable lumière, la suite des conséquences qui résultaient de cet échec ; et ces conséquences devinrent de plus en plus claires à mesure qu’elle s’attardait en ville avec ennui. Elle y restait, d’une part, à cause du réconfortant voisinage de Gerty Farish ; d’autre part, parce qu’elle ne savait guère où aller. Elle comprenait assez bien la nature de la tâche qu’elle avait devant elle : il lui fallait se mettre à regagner peu à peu la position qu’elle avait perdue, et le premier pas dans cette voie pénible était de découvrir, le plus tôt possible, sur combien d’amis elle pouvait compter. Ses espoirs se concentraient surtout sur Mrs. Trenor, qui avait des trésors d’indulgence et de tolérance pour ceux qui l’amusaient ou lui étaient utiles ; d’ailleurs, dans le bruyant tourbillon d’une telle existence, la voix encore basse du dénigrement était lente à se faire entendre. Mais Judy, qui devait pourtant être instruite du retour de miss Bart, n’avait pas même envoyé le petit mot de condoléances que le deuil de son amie réclamait. Toute avance de la part de Lily pouvait être périlleuse : il n’y avait donc rien à faire qu’à s’en remettre à la chance heureuse d’une rencontre accidentelle, et Lily savait, que, même à cette époque tardive de la saison, il y avait toujours une possibilité de croiser ses amis dans leurs fréquents passages en ville.

À cet effet, elle se montra assidûment dans les restaurants qu’ils fréquentaient ; escortée de l’inquiète Gerty, elle déjeunait luxueusement, comme elle disait, sur son héritage.

— Ma chère Gerty, vous ne voudriez pas que le maître d’hôtel pût s’apercevoir que je n’ai pour vivre que le legs de tante Julia ? Pensez à la satisfaction de Grace Stepney, si elle arrivait ici et si elle nous trouvait déjeunant avec du mouton froid et du thé !… Quel entremets allons-nous prendre aujourd’hui, ma chère ?… une « coupe Jacques », ou des « pêches à la Melba » ?

Elle laissa tomber la carte brusquement, le rouge lui monta aux joues, et Gerty, suivant son regard, vit tout un groupe qui s’avançait, venant d’une salle intérieure : en tête marchaient Mrs. Trenor et Carry Fisher. Il était impossible à ces dames et à leurs compagnons — parmi lesquels Lily avait distingué aussitôt Trenor et Rosedale — de sortir sans passer à côté de la table où les deux jeunes filles étaient assises ; et cette idée se trahit dans les manières de Gerty par une trépidation maladroite. Miss Bart, au contraire, comme soutenue et portée par le rythme élastique de sa grâce, n’ayant l’air ni de redouter l’approche de ses amis ni de les attendre, donna à la rencontre le tour naturel qu’elle savait donner aux situations les plus tendues. Tout l’embarras fut du côté de Mrs. Trenor, et se manifesta par un mélange d’effusions exagérées et d’imperceptibles réserves. Elle affirma hautement le plaisir qu’elle éprouvait à voir miss Bart, mais sous forme d’une généralisation nébuleuse, qui ne comprenait aucune question sur son avenir ni l’expression d’un désir très défini de la revoir. Lily, versée dans le langage de ces omissions-là, savait qu’elles étaient également intelligibles aux autres membres du groupe. Rosedale lui-même, tout excité par l’honneur de se trouver en pareille compagnie, prit aussitôt la température de la cordialité de Mrs. Trenor, et la réfléchit dans sa manière dégagée d’aborder miss Bart. Quant à Trenor, rouge et mal à son aise, il avait coupé court à ses salutations sous prétexte d’un mot à dire au maître d’hôtel, et le reste du groupe disparut bientôt dans le sillage de Mrs. Trenor.

Tout cela ne dura qu’un instant : le garçon, la carte à la main, attendait toujours le résultat du choix entre les « coupes Jacques » et les « pêches à la Melba » ; mais cet instant avait suffi à miss Bart pour mesurer sa destinée. Si Mrs. Trenor prenait la tête, tout le monde la suivrait ; et Lily eut la sensation désolée du naufragé qui a fait de vains signaux à des voiles fuyantes.

Elle se rappela, dans un éclair, Mrs. Trenor se plaignant de la rapacité de Carry Fisher : cela ne prouvait-il pas qu’elle était extraordinairement au courant des affaires personnelles de son mari ? Parmi le large et tumultueux désordre de l’existence de Bellomont, où personne ne semblait avoir le temps d’observer son voisin, et où les tendances individuelles et les intérêts personnels passaient inaperçus dans le courant des activités collectives, Lily s’était imaginée à l’abri d’une surveillance gênante ; mais si Judy savait quand Mrs. Fisher empruntait de l’argent à son mari, était-il vraisemblable qu’elle ignorât la même opération faite par Lily ? Si elle se souciait peu des affections que pouvait avoir son mari, elle était tout simplement jalouse de sa bourse ; et Lily lut dans ce fait l’explication de sa froideur. Le résultat immédiat de ces conclusions fut la détermination passionnée de payer sa dette à Trenor. Une fois libérée de cette obligation, elle n’aurait plus, du legs de Mrs. Peniston qu’un millier de dollars, et rien d’autre pour vivre que son petit revenu, lequel était infiniment moindre que la maigre pitance de Gerty Farish ; mais cette considération céda devant l’impérieuse revendication de son orgueil blessé. Il fallait d’abord qu’elle fût quitte envers les Trenor ; après cela, elle songerait à l’avenir.

Dans son ignorance des délais légaux, elle avait supposé que le legs lui serait payé peu de jours après la lecture du testament ; elle attendit quelque peu, avec anxiété, puis elle écrivit pour demander la cause de ce retard. Il y eut un autre intervalle avant que le notaire de Mrs. Peniston, qui était en même temps un des exécuteurs testamentaires, lui répondit que, certaines questions s’étant posées au sujet de l’interprétation du testament, lui et ses collègues ne seraient sans doute pas en mesure de payer les legs avant l’expiration des douze mois que la loi leur accordait pour le règlement. Effarée et indignée, Lily résolut de tenter une démarche personnelle ; mais elle revint de son expédition avec le sentiment de l’impuissance de la beauté et du charme contre les procédés insensibles de la loi. Il lui semblait intolérable de vivre une année encore sous le poids de sa dette ; et, dans cette extrémité, elle décida de s’adresser à miss Stepney, qui s’attardait en ville, plongée dans le délectable devoir de passer en revue la garde-robe et le linge de sa bienfaitrice. Lily sentait combien il était amer de demander une faveur à Grace Stepney, mais l’autre parti était plus amer encore ; et, un matin, elle se présenta chez Mrs. Peniston, où Grace, pour faciliter sa pieuse tâche, s’était installée provisoirement.

L’étrangeté d’entrer en suppliante dans une maison où elle avait si longtemps commandé augmenta chez Lily le désir d’abréger l’épreuve ; quand miss Stepney entra dans le salon obscurci, avec le bruissement d’un crêpe de première qualité, la visiteuse alla droit au but : consentirait-elle à avancer le montant du legs attendu ?

Grace, en réponse, se mit à gémir et s’étonna de cette requête ; elle déplora que la loi fût inexorable, et manifesta sa surprise que Lily n’eût pas compris l’exacte similitude de leurs positions. Se figurait-elle que seul le paiement des legs avait été différé ? Mais miss Stepney elle-même n’avait pas touché un sou de son héritage, et payait un loyer — oui, un loyer ! — pour le privilège d’habiter une maison qui lui appartenait. Elle était sûre que tout cela n’était pas conforme aux vœux de la pauvre cousine Julia : — elle l’avait dit aux exécuteurs testamentaires, bien en face, mais ils étaient inaccessibles à la raison, et il n’y avait rien à faire qu’à attendre. Que Lily fit comme elle et fût patiente : elles n’avaient qu’à se rappeler toutes deux l’admirable patience dont cousine Julia avait toujours fait preuve.

Lily fit un mouvement qui montrait qu’elle ne se réglait qu’imparfaitement sur cet exemple :

— Mais vous aurez tout, Grace : il vous serait facile d’emprunter dix fois le montant de ce que je vous demande.

— Emprunter !… facile pour moi d’emprunter ? (Grace Stepney se dressa devant elle, pleine d’une sombre colère.) Comment pouvez-vous croire, un instant, que je consentirais à emprunter de l’argent sur l’héritage de cousine Julia, quand je sais si bien l’indicible horreur qu’elle avait pour toute transaction de ce genre ? D’ailleurs, Lily, si vous tenez à savoir la vérité, c’est l’idée que vous étiez endettée qui a causé sa maladie… Vous vous rappelez qu’elle avait eu une légère attaque avant votre départ… Oh ! je ne sais pas les détails, naturellement, je ne veux pas les savoir… mais il courait sur vos affaires des bruits qui la rendaient très malheureuse… Personne ne pouvait être un moment avec elle sans s’en apercevoir… Tant pis si je vous offense en vous disant cela maintenant !… Si je peux aider à vous faire comprendre la folie de votre conduite, et combien elle l’a désapprouvée, il me semblera que c’est le véritable moyen de vous consoler un peu de sa perte.

XX


Il parut à Lily, quand la porte de Mrs. Peniston se fut refermée sur elle, qu’elle prenait définitivement congé de son existence ancienne. L’avenir s’étendait devant elle, nu et morne, comme la longue solitude de la Cinquième Avenue, et les occasions s’y montraient aussi rares que les cabs, traînant de-ci de-là, en quête de clients qui ne venaient pas. La complète analogie fut pourtant dérangée, comme elle gagnait l’allée latérale, par l’approche rapide d’un hansom qui, à sa vue, stoppa aussitôt.

Au-dessous du toit chargé de bagages, elle aperçut une main qui lui faisait des signaux ; un moment après, Mrs. Fisher, sautant à terre, l’enveloppait d’une étreinte fort démonstrative.

— Comment ! ma chère, vous êtes encore en ville ?… Quand je vous ai vue, l’autre jour, chez Sherry, je n’ai pas eu le temps de vous demander…

Elle s’interrompit, et ajouta, dans une explosion de franchise :

— La vérité, c’est que j’ai été horrible, Lily… et j’ai toujours voulu vous le dire depuis.

— Oh ! — protesta miss Bart en reculant hors de cette embrassade repentante.

Mais Mrs. Fisher continua, avec sa droiture coutumière :

— Écoutez, Lily, ne tournons pas autour du pot : la moitié des ennuis, dans ce monde, viennent de ce qu’on prétend qu’il n’y en a pas. Ce n’est pas ma manière, à moi, et tout ce que je peux dire, c’est que je suis honteuse d’avoir suivi le mouvement des autres femmes… Mais nous reparlerons de tout cela plus tard… Maintenant dites-moi où vous demeurez et quels sont vos plans. Je ne suppose pas que vous habitiez là, avec Grace Stepney ?… Et j’ai idée que vous ne devez pas trop savoir que devenir.

Dans l’humeur présente de Lily, il n’y avait pas moyen de résister à cet appel si sincèrement amical. Elle répondit avec un sourire :

— Je suis un peu perdue, en ce moment, mais Gerty Farish est encore en ville, et elle a la bonté de permettre que je lui tienne compagnie toutes les fois qu’elle a un moment de liberté.

Mrs. Fisher fit une légère grimace

— Hum !… c’est une joie tempérée… Oh ! je sais, Gerty est une perle, et nous vaut toutes ensemble… Mais, à la longue, vous vous êtes habituée à un assaisonnement un peu plus relevé, n’est-ce pas, chère ?… Et d’ailleurs je suppose qu’elle-même partira bientôt… Le premier août, dites-vous ?… Eh bien, voyons, vous ne pouvez passer votre été en ville ; mais de cela aussi nous reparlerons plus tard… En attendant, que diriez-vous de mettre quelques affaires dans une malle et de m’accompagner, ce soir, chez les Sam Gormer ?

Et, comme Lily semblait tout ahurie devant cette proposition subite, elle poursuivit, avec son rire aisé :

— Vous ne les connaissez pas, et ils ne vous connaissent pas ; mais cela n’a aucune espèce d’importance. Ils ont loué la maison des Van Alstyne à Roslyn, et j’ai carte blanche pour y amener mes amis : plus on est de fous, plus on rit !… Ils font vraiment les choses très bien, et il y aura, cette semaine, une série plutôt gaie.

Elle s’interrompit encore, frappée par un changement indéfinissable dans la physionomie de miss Bart.

— Oh ! je ne veux pas dire votre coterie à vous, vous savez : un groupe assez différent, mais très amusant tout de même… Le fait est que les Gormer se sont lancés dans une voie qui leur est propre : ce qu’ils veulent, c’est jouir de l’existence, et en jouir à leur manière. Ils ont essayé de l’autre genre pendant quelques mois, sous mon distingué patronage, et cela marchait étonnamment bien : ils avançaient beaucoup plus vite que les Bry, précisément parce qu’ils n’y tenaient pas autant ; mais, brusquement, ils ont décidé que tout cela les ennuyait, et que ce dont ils avaient besoin, c’était une foule au milieu de laquelle ils pourraient se sentir chez eux… C’est assez original de leur part, ne trouvez-vous pas ?… Mattie Gormer a encore des aspirations : les femmes en ont toujours ; mais elle est d’excellente composition. Et Sam ne veut pas qu’on l’ennuie. Tous deux aiment à être les personnes les plus importantes et les plus en vue, de sorte qu’ils ont inauguré une espèce de représentation continuelle, une sorte de Coney Island[8] mondain, où l’on accueille tous ceux qui font assez de bruit et qui ne se donnent pas des airs… Moi, je dois dire que je trouve cela très amusant : il y a des gens du clan artiste, vous savez, la jolie actrice du moment, et ainsi de suite… Cette semaine, par exemple, ils ont Audrey Anstell, qui a remporté un tel succès, le printemps dernier, dans les Épaules de Paule, et Morpeth… il fait le portrait de Mattie Gormer… et les Dick Bellinger, et Kate Corby… bref, tous ceux qui ont de l’entrain et font du tapage… Allons, ne restez pas là le nez en l’air, ma chère : cela vaudra toujours mieux qu’un dimanche brûlant en ville, et vous trouverez des gens intelligents aussi bien que des gens bruyants : Morpeth, qui admire énormément Mattie, amène toujours un ou deux camarades.

Mrs. Fisher entraîna Lily vers le hansom, avec une autorité amicale :

— Grimpez, c’est cela, vous êtes gentille… Je vais vous conduire à votre hôtel, où vous ferez emballer vos affaires ; puis nous irons prendre le thé, et nos femmes de chambre nous rejoindront à la gare.

Oui, cela valait beaucoup mieux qu’un dimanche brûlant en ville : Lily ne pouvait plus en douter tandis que, se reposant à l’ombre de la véranda feuillue, elle regardait du côté de la mer à travers une pelouse pittoresquement tachetée de dames en robes de dentelle et d’hommes en costumes de tennis.

L’immense maison des Van Alstyne et toutes ses dépendances étaient bondées de gens invités par les Gormer à venir là du samedi au lundi, et qui, à cette heure, par cette radieuse matinée de dimanche, se dispersaient dans le parc, en quête des distractions variées que l’endroit pouvait offrir, — distractions allant des terrains de tennis aux galeries de tir, du bridge et du whisky, pour l’intérieur, aux automobiles et canots à vapeur, pour le dehors. Lily avait la sensation bizarre d’avoir été ramassée dans la foule aussi négligemment qu’un voyageur est cueilli par un train express. La blonde et joyeuse Mrs. Gormer aurait pu figurer le chef de train, assignant avec calme leur place à tous les envahisseurs, tandis que Carry Fisher représentait l’employé qui case leur valise, distribue les tickets pour le wagon-restaurant et annonce l’approche des stations. Le train cependant avait à peine ralenti son allure ; la vie continuait de siffler avec le vacarme assourdissant d’une locomotive, tandis qu’un voyageur au moins avait trouvé un salutaire refuge contre le tumulte de ses propres pensées.

Le milieu des Gormer représentait un faubourg mondain que Lily avait toujours dédaigneusement évité ; mais, maintenant qu’elle s’y trouvait, elle n’y voyait qu’une copie, style flamboyant, de son propre monde, une caricature se rapprochant de l’original comme au théâtre une pièce mondaine se rapproche des mœurs de salon. Les gens qui l’entouraient faisaient les mêmes choses que les Trenor, les Van Osburgh et les Dorset : la différence résidait dans une centaine de nuances d’aspect et de manières, depuis la coupe du gilet de ces messieurs jusqu’à l’inflexion de la voix de ces dames. Tout était d’une clé plus élevée, et il y avait plus de chaque chose : plus de bruit, plus de couleurs, plus de champagne, plus de familiarité, — mais aussi plus de naturel, moins de rivalités, et plus d’aptitude à jouir de tout.

L’arrivée de miss Bart avait été accueillie avec une affabilité dénuée de critique qui tout d’abord irrita son orgueil, puis la ramena au sens aigu de sa propre situation, de la place que pour le moment il lui fallait accepter dans la vie et dont elle devait profiter le mieux possible. Tous ces gens connaissaient son histoire ; sa première longue conversation avec Carry Fisher ne lui avait laissé aucun doute à ce sujet : elle était marquée publiquement comme l’héroïne d’un épisode singulier ; — mais, au lieu de s’écarter d’elle comme l’avaient fait ses amies, ils la recevaient sans examen dans la promiscuité de leur existence facile. Ils avalaient son passé aussi aisément que celui de miss Anstell, et sans faire de différence apparente entre les grosseurs des bouchées : tout ce qu’ils demandaient, c’était, qu’elle contribuât — à sa façon, car ils admettaient la diversité des dons — à l’amusement général autant que cette gracieuse actrice, dont les talents, en dehors de la scène, étaient des plus variés.

Lily sentit tout de suite que la moindre tendance à se montrer hautaine, à établir les différences et les distinctions, serait fatale à son séjour dans le clan des Gormer. Être acceptée dans de telles conditions et dans un tel monde, c’était déjà assez dur pour ce qu’il lui restait de fierté ; elle se rendait compte, avec un frisson de mépris pour elle-même, qu’après tout il serait plus dur encore d’en être exclue. Car, presque aussitôt, elle avait ressenti le charme insidieux de rentrer dans une vie où toutes les difficultés matérielles étaient aplanies. Le passage brusque d’un hôtel étouffant, dans une ville poussiéreuse et déserte, à l’espace et au luxe d’une grande maison de campagne éventée par la brise de mer, avait produit un état de lassitude morale assez agréable après la tension nerveuse et l’inconfort physique de ces dernières semaines. Pour le moment, il fallait s’abandonner au rafraîchissement dont ses sens avaient besoin : après cela, elle examinerait de nouveau sa situation, et prendrait conseil de sa dignité. Le plaisir qu’elle éprouvait de ce cadre était à vrai dire modéré par la déplaisante considération qu’elle acceptait l’hospitalité et recherchait l’approbation de gens qu’elle avait dédaignés dans d’autres conditions. Mais elle devenait moins sensible à ces choses : un dur vernis d’indifférence se formait rapidement sur ses délicatesses et ses susceptibilités, et chaque concession à la nécessité ne faisait que durcir la surface un peu plus.

Le lundi, quand la société se débanda avec de bruyants adieux, le retour en ville donna encore plus de relief aux charmes de l’existence qu’elle quittait. Les autres invités se dispersaient pour reprendre la même vie dans un décor différent : les uns à Newport, d’autres à Bar Harbour, d’autres encore dans la rusticité factice d’un camp aux Adirondack. Même Gerty Farish, qui accueillit le retour de Lily avec une tendre sollicitude, se préparait à rejoindre bientôt la tante auprès de qui elle passait ses étés au bord du lac George : il n’y avait que Lily qui demeurât sans aucun plan ni projet, échouée, par l’effet d’un remous, hors du grand courant de plaisir. Mais Carry Fisher, qui avait insisté pour qu’elle s’installât dans sa propre maison, où elle-même devait percher, un jour ou deux, en allant au camp des Bry, vint à la rescousse avec une suggestion nouvelle :

— Écoutez, Lily, je vais vous dire ce qu’il en est : je voudrais que vous prissiez ma place auprès de Mattie Gormer, cet été. Ils emmènent un groupe d’amis dans l’Alaska, le mois prochain, dans leur wagon particulier, et Mattie, qui est la femme la plus paresseuse du monde, désire que j’aille avec eux pour la soulager de l’ennui de tout organiser ; mais les Bry me réclament aussi… Oh ! oui, nous sommes réconciliés : je ne vous l’avais pas dit ?… et, à parler franchement, quoique je préfère les Gormer, il y a plus de profit pour moi à être avec les Bry… Le fait est qu’ils veulent essayer Newport, cet été, et, si je parviens à leur procurer un succès là… eh bien, eux feront en sorte que ce soit un succès pour moi… (Mrs. Fisher frappa dans ses mains avec enthousiasme.) Savez-vous, Lily ? plus j’y pense, et plus je crois mon idée bonne… aussi bien pour vous que pour moi… Les Gormer sont tous les deux absolument toqués de vous, et ce voyage en Alaska est justement ce que je souhaiterais pour vous dans ce moment-ci.

Miss Bart leva sur elle un regard pénétrant :

— Pour m’écarter du chemin de mes amis, voulez-vous dire ? fit-elle tranquillement.

Et Mrs Fisher répondit, avec un baiser de protestation :

— Pour empêcher qu’ils ne vous voient jusqu’à ce qu’ils reconnaissent combien vous leur manquez.


Miss Bart accompagna les Gormer en Alaska ; et cette expédition, si elle ne produisit pas l’effet escompté par son amie, eut du moins cet avantage négatif de l’arracher au centre brûlant de la critique et de la discussion. Gerty Farish s’était opposée à ce projet avec toute l’énergie de sa nature quelque peu inarticulée. Elle avait même offert de sacrifier sa visite au lac George, et de demeurer en ville avec miss Bart, si celle-ci voulait renoncer au voyage. Mais Lily pouvait déguiser sa réelle répugnance pour le projet sous une raison suffisamment valide :

— Chère innocente, ne voyez-vous pas que Carry a tout à fait raison, et qu’il faut que je reprenne ma vie habituelle, et que je me montre le plus possible avec du monde ? Si mes anciens amis préfèrent ajouter foi à des mensonges en ce qui me concerne, il faut bien que je m’en fasse de nouveaux, voilà tout ; et, vous le savez, les mendiants n’ont pas le choix… Non pas que Mattie Gormer me déplaise ; je l’aime assez, au contraire : elle est bonne, franche et sans prétentions ; et vous supposez bien que je lui suis profondément reconnaissante de m’avoir accueillie à un moment, où, vous avez pu le voir vous-même, ma propre famille s’est unanimement lavée les mains de mon avenir ?

Gerty secoua la tête, sans rien dire, mais nullement convaincue. Elle sentait, non seulement que Lily se dépréciait en profitant d’une intimité qu’elle n’eût jamais cultivée de son plein gré, mais encore qu’en s’abandonnant de nouveau à son ancien mode d’existence elle rejetait la dernière chance qui lui restât de s’en échapper jamais. Gerty n’avait qu’une conception obscure de l’épreuve que Lily avait subie ; mais le résultat en était comme un titre durable à sa pitié, depuis la nuit mémorable où elle avait immolé son espoir secret à l’infortune de son amie. Pour des caractères comme celui de Gerty, un tel sacrifice confère à la personne en faveur de qui on l’a fait une sorte de droit moral : ayant aidé Lily une fois, il lui fallait continuer de l’aider ; et, pour l’aider, elle avait besoin de croire en elle, car la foi est le grand ressort des natures de cet ordre. Mais, même si miss Bart, après avoir repris goût aux agréments de la vie, avait pu retourner à l’aridité de New-York, en août, sans autre adoucissement que la présence de la pauvre Gerty, son expérience mondaine lui eût déconseillé cet acte d’abnégation. Elle savait que Carry Fisher avait raison, qu’une absence opportune serait peut-être le premier pas vers la réhabilitation, et qu’en tout cas s’attarder en ville hors de saison était un fatal aveu de défaite.


De ce voyage tumultueux des Gormer à travers le continent natal elle revint avec une vue modifiée de la situation. L’habitude reprise du luxe — le réveil quotidien avec l’absence de soucis garantie et la présence des aises matérielles — tout cela émoussa graduellement son estime de ces biens-là, et ne la laissa que plus consciente du vide qu’ils ne pouvaient remplir. Le bon naturel sans discernement de Mattie Gormer, et la sociabilité de hasard de ses amis, qui traitaient Lily absolument comme ils se traitaient entre eux, — tous ces indices caractéristiques d’une différence foncière commençaient à user son endurance ; et, plus elle voyait à critiquer dans ses compagnons, moins elle se sentait justifiée de les mettre à profit. Le désir intense de retrouver son ancien milieu devint une idée fixe ; mais ce propos de plus en plus ferme était accompagné de l’inévitable idée que, pour réussir, elle devait imposer de nouvelles concessions à son orgueil. Ces concessions, pour le moment, avaient l’inconvénient de l’obliger à se raccrocher à ses hôtes après leur retour de l’Alaska. Si peu qu’elle fût dans le ton de leur milieu, son incomparable souplesse mondaine, sa longue habitude de s’adapter à autrui sans permettre que sa propre ligne en fût altérée, son habile maniement de tous les instruments polis de son métier, lui avaient conquis une place importante dans la coterie des Gormer. Si leur bruyante hilarité ne pouvait jamais être la sienne, elle donnait une note d’élégance aisée qui avait plus de valeur pour Mattie Gormer que les passages plus tapageurs de l’orchestre. Sam Gormer et ses camarades les plus intimes avaient à vrai dire un peu peur d’elle ; mais la cour de Mattie, et Paul Morpeth en tête, faisaient sentir à Lily qu’ils prisaient en elle les qualités mêmes qui leur manquaient le plus visiblement. Morpeth, dont l’indolence mondaine était aussi grande que l’activité artistique, avait beau s’abandonner au courant facile de l’existence des Gormer, où les petites exigences de la politesse étaient inconnues ou ignorées, et où un homme pouvait oublier une invitation ou s’y rendre en veston d’atelier et en pantoufles, il conservait néanmoins son sentiment des différences, et il était sensible à des grâces qu’il n’avait pas le temps de cultiver. Durant les répétitions des tableaux vivants chez les Bry, il avait été très vivement frappé par les facultés plastiques de Lily : — « Pas la figure : trop maîtresse d’elle-même pour être expressive ; mais le reste !… Dieu, quel modèle elle ferait ! » — et, quoique son horreur du monde dans lequel il l’avait vue fût trop profonde pour qu’il songeât à l’y aller chercher, il appréciait vivement le privilège de l’avoir là, pour la regarder et l’écouter, tandis qu’il flânait dans le salon en désordre de Mattie Gormer.

Lily avait ainsi formé, dans le brouhaha de son entourage, un petit noyau de relations amicales qui sauvait un peu pour elle ce qu’il y avait de trop cynique à demeurer avec les Gormer après leur retour. Elle n’était pas non plus sans de pâles reflets de son propre monde, surtout depuis que la fin de la saison de Newport avait dirigé une fois de plus le courant mondain vers Long-Island. Kate Corby, qui était, par goût, aussi large dans le choix de ses relations que Carry Fisher par nécessité, venait rendre visite de temps en temps aux Gormer, où, après un moment de surprise, elle en vint à considérer presque trop la présence de Lily comme naturelle. Mrs. Fisher, elle aussi, faisait de fréquentes apparitions dans le voisinage, et venait communiquer le résultat de ses expériences et apporter à Lily ce qu’elle appelait le dernier bulletin du bureau météorologique ; et celle-ci, qui n’avait pourtant jamais provoqué ses confidences, pouvait néanmoins causer avec elle plus librement qu’avec Gerty Farish, en présence de laquelle il était impossible d’admettre même l’existence de beaucoup de choses que Mrs. Fisher tenait facilement pour accordées.

Aussi bien Mrs. Fisher n’avait pas de curiosité gênante. Elle ne désirait pas pénétrer trop avant dans la situation de Lily, mais tout simplement l’examiner du dehors, et tirer ses conclusions en conséquence ; et ces conclusions, à la fin d’une causerie confidentielle, elle les résuma pour son amie dans cette remarque succincte :

— Il faut vous marier le plus tôt possible.

Lily fit entendre un faible rire : pour une fois, Mrs. Fisher manquait d’originalité.

— Allez-vous, comme Gerty Farish, me recommander l’infaillible panacée de « l’amour d’un brave homme » ?

— Non… Je ne crois pas que ni l’un ni l’autre de mes candidats répondrait à cette définition, — dit Mrs. Fisher après avoir réfléchi un instant.

— « Ni l’un ni l’autre » !… Y en a-t-il vraiment deux ?

— Je devrais peut-être dire : « un et demi», pour le moment…

Miss Bart s’amusait de plus en plus.

— Toutes choses égales d’ailleurs, je crois que je préférerais un demi-mari… Qui est-ce ?

— Ne jetez pas les hauts cris avant d’avoir entendu mes raisons… George Dorset.

— Oh ! — murmura Lily, d’un ton de reproche.

Mais Mrs. Fisher continua, sans se laisser émouvoir :

— Eh bien, pourquoi pas ? ils ont eu quelques semaines de lune de miel, tout de suite après leur retour d’Europe, mais tout va mal de nouveau. La conduite de Bertha est plus que jamais celle d’une folle, et la crédulité de George est presque épuisée. Ils sont dans leur maison de campagne, près d’ici, vous savez, et j’ai passé la journée de dimanche dernier chez eux. C’était lugubre comme société : personne d’autre que le pauvre Neddy Silverton, qui a l’air d’un galérien… Dire qu’on prétendait que je rendais ce pauvre garçon malheureux !… Et, après déjeuner, George m’a emmenée faire une longue promenade, et m’a dit que cela ne pouvait pas durer…

Miss Bart eut un geste de dénégation :

— Allons donc ! cela durera toujours : Bertha saura toujours comment le faire revenir quand elle aura besoin de lui.

Mrs. Fisher continuait à l’observer d’un regard sondeur :

— Pas s’il a quelqu’un vers qui se tourner ! Oui… voilà la vérité ; le pauvre être ne peut vivre tout seul… Et je me rappelle quel bon garçon c’était, plein de vie et d’enthousiasme.

Elle s’arrêta, puis reprit, détournant son regard de celui de Lily :

— Il ne resterait pas dix minutes avec elle, s’il savait…

— S’il savait ?… — répéta miss Bart.

— Ce que vous, par exemple, devez savoir… avec les occasions que vous avez eues ! — S’il avait la preuve positive, je veux dire…

Lily l’interrompit avec une vive rougeur de mécontentement :

— Je vous en prie, laissons ce sujet, Carry : il m’est trop odieux.

Et, pour distraire l’attention de sa compagne, elle ajouta, essayant de la légèreté :

— Et votre second candidat ? Il ne faudrait pas l’oublier.

Mrs. Fisher fit écho à son rire.

— Je me demande si vous crierez aussi fort… Sim Rosedale !…

Miss Bart ne cria pas : elle demeura silencieuse et regarda pensivement son amie. Cette suggestion, à vrai dire, n’était que l’expression d’une possibilité qui lui était plus d’une fois revenue à l’esprit pendant ces dernières semaines. Au bout d’une minute, elle dit négligemment :

M. Rosedale veut une femme qui puisse l’établir dans le sein des Van Osburgh et des Trenor.

Mrs. Fisher la rattrapa vivement.

— Et vous, vous le pourriez… avec son argent !… Ne voyez-vous pas comme ce serait bien pour tous les deux ?

— Je ne vois aucun moyen de le lui faire voir ! — répliqua Lily, avec un rire destiné à écarter ce sujet.

Mais, en réalité, elle y songeait longtemps encore après le départ de Mrs. Fisher. Elle avait peu vu Rosedale depuis qu’elle avait été annexée par les Gormer, car il était toujours résolument déterminé à pénétrer dans l’intimité du paradis dont elle était maintenant exclue ; mais, une ou deux fois, n’ayant rien de mieux, il était venu passer le dimanche, et alors il ne lui avait laissé aucun doute sur sa manière d’envisager la situation. Il l’admirait plus que jamais, cela était d’une évidence offensante : car, dans le cercle des Gormer, où il s’épanouissait comme dans son élément natal, il n’y avait pas de conventions embarrassantes pour arrêter la pleine expression de son approbation. Mais c’était dans la qualité de son admiration qu’elle discernait sa subtile estimation du cas qu’elle présentait. Il se plaisait à laisser voir aux Gormer qu’il avait connu « miss Lily » — elle était maintenant « miss Lily » pour lui — avant qu’ils eussent la moindre existence mondaine ; il se plaisait plus particulièrement à faire sentir à Paul Morpeth la distance à laquelle remontait leur intimité. Mais ce n’était là qu’un épisode, il le donnait à entendre, une ride à la surface d’un puissant et rapide courant mondain, l’espèce de détente qu’un homme accaparé par de vastes intérêts et des préoccupations multiples se permet dans ses heures de loisir.

La nécessité d’accepter cette vue de leurs relations passées, et d’y répondre sur ce ton de plaisanterie qui était d’usage parmi ses nouveaux amis, humiliait profondément Lily. Mais moins que jamais elle n’osait se disputer avec Rosedale. Elle soupçonnait que son refus comptait parmi les plus inoubliables des camouflets qu’il eût essuyés, et le fait qu’il savait quelque chose de sa malheureuse transaction avec Trenor, et que sûrement il l’interprétait de la façon la plus basse, semblait la mettre irrémédiablement à sa merci. Pourtant la suggestion de Carry Fisher avait fait vibrer en elle une nouvelle espérance. Quelle que fût son antipathie pour Rosedale, Lily ne le méprisait plus absolument. Car il atteignait peu à peu son objet dans la vie, et, aux yeux de Lily, cela était moins méprisable que de le manquer.

Avec la persévérance lente et inaltérable qu’elle avait toujours sentie en lui, il se frayait un chemin à travers la masse dense des antagonismes mondains. Déjà sa fortune, et l’usage magistral qu’il en faisait, lui donnaient une enviable prédominance dans le monde des affaires, et créaient à Wall Street des obligations que seule la Cinquième Avenue pouvait acquitter. En vertu de ces titres, son nom commençait à figurer dans des comités municipaux et dans des œuvres de charité ; il paraissait dans les banquets offerts à des étrangers de distinction, et sa candidature à un des clubs élégants était discutée avec une opposition faiblissante. On l’avait vu, une ou deux fois, à des dîners chez les Trenor, et il avait appris à parler des grandes « tueries » Van Osburgh avec la note juste de dédain.

Tout ce dont il avait besoin maintenant, c’était une femme dont les accointances lui abrégeraient les dernières et ennuyeuses étapes de son ascension. C’était avec cet objet en vue qu’un an plus tôt il avait fixé ses affections sur miss Bart ; mais, dans l’intervalle, il s’était rapproché du but, tandis qu’elle avait perdu le pouvoir de lui raccourcir le chemin.

Tout cela, elle le vit avec la lucidité qu’elle avait toujours dans ses heures de découragement. C’était le succès qui l’éblouissait ; elle se rendait compte assez nettement des faits dans le crépuscule de la défaite. Et ce crépuscule, comme elle cherchait maintenant à le percer, s’éclairait graduellement d’une faible lueur rassurante. Sous les motifs utilitaires de la cour que lui faisait Rosedale, elle avait clairement senti la chaleur d’une inclination personnelle. Elle ne l’aurait pas détesté si cordialement si elle n’avait pas su qu’il avait l’audace de l’admirer. Mais alors, si la passion persistait, maintenant que l’autre motif avait cessé de la soutenir ?…

Elle n’avait jamais même essayé de lui plaire. Il avait été attiré vers elle en dépit du dédain qu’elle lui montrait. Si maintenant elle se plaisait à exercer un pouvoir qui, même à l’état passif, s’était fait sentir si fortement ?… Si elle se faisait épouser par amour, maintenant qu’il n’avait plus d’autre raison de l’épouser ?


XXI


Comme il convient à des gens d’importance croissante, les Gormer étaient occupés à bâtir une maison de campagne à Long-Island ; et il entrait dans les devoirs de miss Bart d’accompagner son hôtesse dans les fréquentes visites d’inspection qu’elle faisait à sa nouvelle propriété. Là, pendant que Mrs. Gormer était plongée en des problèmes d’éclairage et d’hygiène, Lily errait à loisir, en l’air vif de l’automne, le long de la baie bordée d’arbres qui terminait le parc. Si peu qu’elle eût de dispositions pour la solitude, il y avait maintenant des moments où elle se plaisait à s’évader de son existence bruyante et vide. Elle était lasse de se sentir entraînée au fil d’un courant de plaisirs et d’affaires où elle n’avait aucune part ; lasse de voir les autres rechercher les amusements et gaspiller l’argent, tandis qu’elle ne comptait pas plus parmi eux qu’un joujou de prix aux mains d’un enfant gâté.

Ce fut dans cet état d’esprit que, revenant de la plage un matin, par les méandres d’un sentier inconnu, elle se trouva brusquement face à face avec George Dorset. La maison des Dorset était toute voisine de la propriété que les Gormer avait récemment acquise, et, filant en automobile avec Mrs. Gormer, Lily avait entrevu le couple, une ou deux fois ; mais ils se mouvaient dans un cercle si différent qu’elle n’avait pas songé à la possibilité d’une rencontre directe.

Dorset, qui marchait en balançant le corps, la tête penchée, dans une abstraction rêveuse, n’aperçut miss Bart que lorsqu’il fut tout près d’elle ; mais, à sa vue, au lieu de faire halte, comme elle s’y attendait un peu, il vint à elle avec une vivacité qui s’exprima dès les premières paroles :

— Miss Bart !… Vous voulez bien me donner la main ?… J’ai toujours espérer vous rencontrer… Je vous aurais écrit, si j’avais osé.

Avec ses cheveux roux ébouriffés et sa moustache irrégulière, il avait un regard d’homme mal à l’aise et traqué, comme si la vie était devenue une course incessante entre ses pensées et lui.

Ce regard arracha à Lily un mot de compatissante bienvenue, et il reprit, comme encouragé par le ton de la jeune fille :

— Je voulais m’excuser, vous demander de me pardonner le rôle misérable que j’ai joué…

Elle l’arrêta d’un geste rapide :

— Ne parlons pas de cela, je vous en prie : j’ai été désolée pour vous, — dit-elle avec une nuance de dédain qui, elle s’en aperçut aussitôt, ne lui échappa nullement.

Il rougit jusqu’à ses yeux hagards, rougit si cruellement qu’elle se repentit de l’attaque.

— Vous pouviez l’être, en effet… Vous ne savez pas… laissez-moi vous expliquer… J’ai été induit en erreur, abominablement…

— Je suis encore plus désolée pour vous, alors ! — interrompit-elle, sans ironie ; — mais vous devez comprendre que je ne suis pas précisément la personne avec laquelle vous pouvez discuter ce sujet.

Il eut un regard d’étonnement sincère :

— Pourquoi ? N’est-ce pas à vous, avant tout, que je dois une explication…

— Aucune explication n’est nécessaire : la situation était parfaitement claire à mes yeux.

— Ah ! — murmura-t-il, laissant retomber sa tête, tandis que sa main irrésolue jouait avec des broussailles le long du sentier.

Mais, comme Lily faisait un mouvement pour passer outre, il éclata de nouveau avec véhémence :

— Miss Bart, pour l’amour du ciel, ne vous détournez pas de moi ! Nous étions amis autrefois… Vous avez toujours été bonne pour moi… et vous ne savez pas combien j’ai besoin d’amitié en ce moment.

La lamentable faiblesse de ces paroles éveilla quelque pitié dans le cœur de Lily. Elle aussi avait besoin d’amitié : elle avait goûté à l’amertume de la solitude ; et son ressentiment contre la cruauté de Bertha Dorset amollit son cœur en faveur du malheureux qui, après tout, en était la principale victime.

— Je désire toujours être bonne ; je ne vous en veux pas, — dit-elle. — Mais vous devez comprendre qu’après ce qui s’est passé, nous ne pouvons plus être amis… nous ne pouvons plus nous voir.

— Ah ! vous êtes vraiment bonne… vous êtes miséricordieuse… vous l’avez toujours été !

Il fixa sur elle son regard misérable :

— Mais pourquoi ne pouvons-nous plus être amis ?… pourquoi pas, lorsque je me suis repenti et que j’ai fait pénitence ?… N’est-il pas dur que vous me condamniez à souffrir pour la fausseté, la traîtrise des autres ? J’ai été assez puni, sur le moment… n’y aura-t-il pas de paix pour moi ?

— Je me serais figuré que vous aviez trouvé une paix complète dans la réconciliation qui s’est effectuée à mes dépens ! — commença Lily avec une nouvelle impatience.

Mais il l’interrompit en l’implorant :

— Ne le prenez pas ainsi… cela a été le plus terrible de mon châtiment… Mon Dieu ! que pouvais-je faire ?… n’étais-je pas impuissant ?… Vous aviez été choisie comme victime : tout ce que j’aurais pu dire aurait été retourné contre vous…

— Je vous ai dit que je ne vous blâmais pas ; tout ce que je vous prie de comprendre, c’est qu’après la manière dont il a plu à Bertha de me traiter, après tout ce que sa conduite, depuis lors, a impliqué… il est impossible que vous et moi nous nous rencontrions.

Il restait debout devant elle, dans sa faiblesse obstinée.

— Impossible ?… vraiment ?… Ne pourrait-il y avoir des circonstances ?…

Il s’arrêta, fouettant d’un geste plus large les herbes du chemin.

Puis il reprit :

— Miss Bart, écoutez-moi… donnez-moi une minute… Si nous ne devons plus nous revoir, du moins prêtez moi un dernier moment d’attention… Vous dites que nous ne pouvons plus être amis après… ce qui s’est passé… Mais ne puis-je du moins faire appel à votre pitié ? Ne puis-je vous émouvoir en vous priant de me considérer comme un prisonnier… un prisonnier que vous seule pouvez délivrer ?

Le tressaillement intérieur de Lily se traduisit par une vive rougeur : était-il possible que ce fût réellement le sens des indications de Carry Fisher ?

— Je ne vois pas comment ni en quoi je pourrais vous aider, — murmura-t-elle, reculant un peu devant l’excitation toujours plus vive de son regard.

La voix de Lily sembla le calmer comme elle l’avait déjà fait si souvent dans ses heures les plus orageuses. Les lignes rigides de sa figure se détendirent, et il dit, avec un brusque retour à la docilité :

— Vous le verriez, si vous étiez aussi miséricordieuse qu’autrefois ; et Dieu sait que je n’en ai jamais eu plus besoin !

Elle hésita, un instant, émue malgré elle par ce rappel de l’influence qu’elle exerçait sur lui. Ses fibres avaient été attendries par la souffrance, et le coup d’œil soudain jeté sur cette vie ridicule et brisée désarma son mépris pour la faiblesse de Dorset.

— Je suis désolée pour vous… Je ne demanderais pas mieux que de vous aider… Mais vous devez avoir d’autres amis, d’autres conseillers…

— Je n’ai jamais eu d’ami tel que vous, — répondit-il avec simplicité. — Et de plus… ne voyez-vous pas ?… vous êtes la seule personne… (Sa voix s’abaissa, ne fut plus qu’un murmure…) la seule personne qui sache.

De nouveau elle rougit ; de nouveau son cœur battit à coups précipités devant ce qu’elle sentait venir.

Il leva sur elle des yeux suppliants :

— Vous voyez, n’est-ce pas ? vous comprenez ?… Je suis désespéré… Je suis au bout de ma chaîne, et je veux devenir libre, et vous pouvez me libérer. Je sais que vous le pouvez… Vous ne voulez pas me tenir, pieds et poings liés, en enfer, n’est-ce pas ? Vous ne pouvez pas tirer de moi une vengeance pareille. Vous avez toujours été bonne… vos yeux sont remplis de bonté, en ce moment… Vous dites que vous me plaignez : eh bien, il dépend de vous de me le prouver… Et Dieu sait qu’il n’y a rien pour vous retenir !… Vous comprenez, bien entendu, qu’il n’y aurait pas un soupçon de publicité… pas un mot ni une syllabe pour vous mêler à cette affaire… On n’en viendrait jamais là, vous savez… Tout ce dont j’ai besoin, c’est de pouvoir dire d’une façon positive : « Je sais ceci… et cela… et cela encore… » Et la lutte cesserait, la route serait libre, et toute cette abominable affaire balayée, disparue en une seconde.

Il parlait en haletant, comme un coureur fatigué, avec des pauses d’épuisement entre les phrases ; et, durant ces arrêts, elle découvrait, comme par les éclaircies d’un brouillard, de vastes perspectives dorées de paix et de sécurité. Car il n’y avait pas à se tromper sur l’intention précise qui se dressait derrière ce vague appel : elle aurait pu remplir les vides, même sans les insinuations de Mrs. Fisher. C’était bien là un homme qui se tournait vers elle, dans l’extrémité de son isolement et de son humiliation : si elle allait à lui dans un pareil moment, il lui appartiendrait de toute la force de sa confiance abusée. Elle avait entre les mains le pouvoir de l’y réduire, un pouvoir dont il ne pouvait pas même soupçonner toute l’étendue. Revanche et réhabilitation, elle pouvait les obtenir d’un seul coup : il y avait quelque chose d’éblouissant dans la plénitude de l’occasion qui s’offrait à elle.

Elle demeurait silencieuse, regardant au loin le ruban automnal du sentier désert. Et soudain une frayeur s’empara d’elle, — une frayeur d’elle-même, et de la force terrible qu’avait la tentation. Toutes ses faiblesses passées agissaient comme autant de zélées complices, l’entraînant vers le chemin que leurs pieds avaient déjà aplani. Elle se retourna vivement et tendit la main à Dorset :

— Adieu… je suis désolée, mais je ne peux rien faire.

— Rien ?… Ah ! ne dites pas cela ! — cria-t-il ; — dites la vérité, dites que vous m’abandonnez comme les autres… vous, la seule créature qui aurait pu me sauver !

— Adieu… adieu ! — répéta-t-elle à la hâte.

Et, comme elle s’éloignait, elle l’entendit qui lançait une dernière supplication :

— Au moins vous me permettrez de vous revoir une fois encore ?


Lily regagna la propriété des Gormer ; elle se dirigea rapidement, à travers la pelouse, vers la maison inachevée où elle s’imaginait que son hôtesse l’attendait sans trop de résignation, méditant sur la cause de son retard : car, ainsi que beaucoup de personnes inexactes, Mrs. Gormer détestait attendre.

Cependant, comme miss Bart approchait de l’avenue, elle vit un phaéton élégant, attelé de deux chevaux qui trottaient haut, disparaître derrière les arbustes, dans la direction de la grille ; et sur le perron se tenait Mrs. Gormer, dont la figure épanouie rayonnait d’un plaisir rétrospectif. À la vue de Lily, ce rayonnement fit place à une rougeur gênée, et elle dit avec un léger rire :

— Avez-vous rencontré ma visiteuse ?… Oh ! je croyais que vous étiez rentrée par l’avenue… C’était Mrs. George Dorset… Elle était venue en voisine me dire un petit bonjour… Je cite ses propres paroles.

Lily accueillit cette nouvelle avec sa sérénité coutumière, bien que son expérience des particularités de Bertha ne l’amenât guère à y compter l’instinct de bon voisinage ; et Mrs. Gormer, soulagée de voir qu’elle ne donnait aucun signe de surprise, poursuivit avec un rire de modestie :

— Bien entendu, c’est surtout par curiosité qu’elle est venue… Il m’a fallu lui montrer toute la maison… Mais il est impossible d’être plus gentille… Pas de grands airs, vous savez… si bon enfant !… Je comprends à merveille pourquoi on la trouve si captivante.

Cet incident bizarre cadrait trop exactement avec la rencontre de Dorset pour être considéré comme fortuit : il frappa Lily d’un vague pressentiment. Ce n’était pas dans les habitudes de Bertha de voisiner, bien moins encore de faire des avances à qui que ce fût en dehors du cercle immédiat de ses relations. Elle avait toujours systématiquement ignoré les gens du dehors, aspirants au monde, ou n’avait reconnu que tel ou tel d’entre eux, individuellement, lorsqu’elle y était poussée par des raisons d’intérêt. Et ce que ses condescendances avaient de capricieux, — Lily le savait bien, — leur donnait d’autant plus de valeur aux yeux de ceux qu’elle distinguait. Lily le voyait, présentement, à la satisfaction non dissimulée de Mrs. Gormer, et à l’air d’heureux détachement avec lequel, durant un jour ou deux, elle cita les opinions de Bertha et se demanda d’où venait sa robe. Toutes les ambitions secrètes que l’indolence naturelle de Mrs. Gormer et les manières de ses compagnons tenaient d’ordinaire en expectative germaient, à cette heure, de nouveau, sous le rayonnement de Bertha et de ses avances ; et, quelle que fût la cause de ces dernières, Lily vit que, si elles se continuaient, elles auraient probablement des résultats fâcheux pour son propre avenir.

Elle s’était arrangée pour couper la longueur de son séjour chez ses nouveaux amis par une ou deux visites chez d’autres connaissances aussi récentes ; et, à son retour de cette excursion plutôt déprimante, elle eut aussitôt le sentiment que l’influence de Mrs. Dorset était encore dans l’air. Il y avait eu un nouvel échange de visites, un thé dans un club de campagne, une rencontre à un bal de chasse ; il était même bruit d’un prochain dîner au sujet duquel, avec un effort peu naturel de discrétion, Mattie Gormer détournait toujours la conversation quand miss Bart se trouvait présente.

Lily avait déjà fait ses plans pour rentrer en ville, après un dernier dimanche passé chez ses amis ; et, avec l’aide de Gerty Farish, elle avait découvert un petit hôtel bien fréquenté où elle pouvait s’installer pour l’hiver. L’hôtel étant situé sur les confins d’un quartier élégant, le prix des quelques pieds carrés qu’elle allait occuper dépassait considérablement ses moyens ; mais elle justifiait son dégoût des quartiers plus pauvres par cet argument que, dans cette particulière conjoncture, il était de la plus haute importance de garder les apparences de la prospérité. En réalité, il lui était impossible, tant qu’elle avait de l’argent devant elle pour huit jours, de tomber à un mode d’existence pareil à celui de Gerty Farish. Elle n’avait jamais été si près de l’insolvabilité ; mais elle pouvait du moins venir à bout de payer la note hebdomadaire de l’hôtel, et, comme elle avait réglé les plus lourdes de ses anciennes dettes avec l’argent qu’elle avait reçu de Trenor, elle avait encore une marge de crédit respectable. La situation néanmoins n’était pas assez agréable pour l’endormir au point de lui faire perdre conscience de son insécurité. Son appartement, avec cette vue resserrée sur une perspective blafarde de murs de briques et d’appareils de sauvetage pour le cas d’incendie, ses repas solitaires dans le sombre restaurant avec son plafond surchargé et son obsédante odeur de café, — tous ces désagréments matériels, qu’il lui fallait bien pourtant considérer comme autant de privilèges auxquels elle devrait bientôt renoncer, lui maintenaient constamment devant les yeux les désavantages de sa position ; et son esprit en revenait avec d’autant plus d’insistance aux conseils de Mrs. Fisher. De quelque façon qu’elle tournât la question, elle savait que la conclusion était toujours la même : il fallait qu’elle essayât d’épouser Rosedale. Et elle fut fortifiée dans cette conviction par une visite inattendue de George Dorset.

Elle le trouva, le premier dimanche après son retour en ville, faisant les cent pas dans son petit salon, pour le plus grand péril des quelques bibelots à l’aide desquels elle s’était efforcée de déguiser l’exubérance de la peluche ; mais la vue de Lily sembla le calmer, et il dit avec douceur qu’il n’était pas venu pour l’ennuyer, — qu’il demandait seulement la permission de s’asseoir une demi-heure et de causer de ce qu’elle voudrait. En réalité, elle le savait, il n’y avait pour lui qu’un sujet : lui-même et son infortune ; et c’était le besoin de sympathie qui l’avait ramené. Mais il prétendit d’abord l’interroger sur elle-même, et, en lui répondant, elle vit que, pour la première fois, un faible sentiment de sa condition, à elle, pénétrait la dense surface de ses préoccupations personnelles. Était-il possible que sa vieille brute de tante l’eût réellement déshéritée ? Quoi ! elle vivait ainsi, seule, parce qu’elle n’avait personne chez qui aller ? Quoi ! il lui restait juste assez pour vivre jusqu’au paiement de ce malheureux petit legs !… Les fibres de la sympathie étaient presque atrophiées chez lui, mais il souffrait avec tant d’intensité qu’il se faisait une idée vague de ce que les autres pouvaient souffrir, et — elle s’en aperçut — il comprit, à peu près en même temps, comment les infortunes de Lily pouvaient le servir.

Lorsque enfin elle le renvoya, sous prétexte de s’habiller pour dîner, il s’attarda sur le seuil, d’un air suppliant, pour lâcher ces mots :

— Cela m’a fait tant de bien !… dites que vous me permettez de revenir…

Mais, à cet appel direct, il lui était impossible de répondre par un acquiescement. Elle répondit, d’un ton amical, mais décisif :

— Je regrette… mais vous savez pourquoi je ne peux pas le faire.

Il rougit jusqu’aux yeux, referma la porte, et demeura debout devant elle, embarrassé, mais encore insistant :

— Je sais comment vous le pourriez, si vous le vouliez… si la situation était différente… et il est en votre pouvoir de faire qu’elle le soit… Vous n’avez qu’un mot à dire, et vous me tirez de ma misère !

Leurs yeux se rencontrèrent, et, une seconde, elle trembla de nouveau devant la tentation si proche.

— Vous vous trompez ; je ne sais rien ; je n’ai rien vu ! — s’écria-t-elle, cherchant, à force de répétitions, à élever une barrière entre elle-même et ce péril.

Lui s’en allait en gémissant :

— Vous nous sacrifiez tous les deux.

Elle continua de répéter, comme si c’était une formule magique :

— Je ne sais rien… absolument rien.

XXII


Lily avait peu vu Rosedale depuis que sa conversation avec Mrs. Fisher l’avait éclairée ; mais, l’ayant rencontré deux ou trois fois, elle avait eu le sentiment d’avoir fait de notables progrès dans ses bonnes grâces. Il n’y avait pas de doute qu’il l’admirait autant que jamais, et elle était persuadée qu’il dépendait d’elle d’amener cette admiration au point où elle prévaudrait sur les derniers conseils de la sagesse. La tâche n’était pas facile ; mais il n’était pas facile, non plus, dans ses nuits d’insomnie, de regarder en face ce que George Dorset était si évidemment prêt à offrir. Bassesse pour bassesse, l’autre lui était moins haïssable : il y avait même des moments où un mariage avec Rosedale semblait la seule solution honorable de ses difficultés. Son imagination, à vrai dire, ne voulait pas aller plus loin que le jour des fiançailles : après, tout se fondait dans une brume de bien-être matériel, où, Dieu merci, la personnalité de son bienfaiteur demeurait vague. Elle avait appris, pendant ses longues veilles, qu’il y a certaines choses auxquelles il ne fait pas bon penser, certaines images de minuit qu’il faut exorciser à tout prix, — et l’une de ces images était la sienne propre, à elle, devenue la femme de Rosedale.

Carry Fisher, grâce au succès des Bry à Newport, comme elle l’avouait franchement, avait pris une petite maison à Tuxedo pour y passer l’automne ; et Lily y était attendue, le dimanche qui suivit la visite de Dorset. Bien qu’il fût presque l’heure du dîner lorsqu’elle arriva, son hôtesse n’était pas encore rentrée, et la tranquillité de la petite maison silencieuse, où le feu était allumé, descendit sur elle avec un sentiment de paix familière. Il est douteux qu’une émotion de ce genre eût jamais été provoqué jusque-là par l’intérieur de Carry Fisher ; mais, en comparaison avec le monde où Lily avait vécu dernièrement, il y avait un air de repos et de stabilité dans la manière même dont les meubles étaient disposés, et dans la paisible assurance de la soubrette qui la conduisit à sa chambre. Si Mrs. Fisher s’écartait des conventions, ce n’était, après tout, qu’une divergence toute superficielle d’avec un credo mondain héréditaire, tandis que le clan des Gormer en était à son premier essai pour se formuler à lui-même son credo.

C’était la première fois depuis son retour d’Europe que Lily se trouvait dans une atmosphère sympathique, et le réveil des associations d’idées coutumières l’avait presque préparée, comme elle descendait l’escalier avant dîner, à tomber sur un groupe de vieilles connaissances. Mais ce vague espoir fut aussitôt réduit à néant par la réflexion que les amis qui lui demeuraient fidèles étaient justement ceux qui se soucieraient le moins de l’exposer à de pareilles rencontres ; et elle fut à peine surprise de découvrir dans le salon, au lieu de ce qu’elle avait pressenti, M. Rosedale familièrement agenouillé, près du foyer, devant la petite fille de la maison.

Le spectacle d’un Rosedale paternel n’était guère fait pour adoucir Lily ; pourtant elle ne put s’empêcher de remarquer une certaine bonté familiale dans les avances qu’il faisait à l’enfant. Ce n’était pas, en tout cas, les caresses préméditées que prodigue l’invité, par acquit de conscience, sous l’œil de son hôtesse, car lui et la petite fille étaient seuls ; et quelque chose dans son attitude, à lui, le faisait paraître simple et bienveillant auprès de la petite créature déjà critique qui endurait ses hommages. Oui, il serait bon, — Lily, sur le seuil, eut le temps de le sentir, — bon à sa manière, lourde, sans scrupule, rapace, — la manière de la bête de proie avec sa compagne. — Elle n’eut qu’un instant pour se demander si ce coup d’œil jeté sur l’homme de foyer tempérait sa répugnance ou lui donnait plutôt une forme plus concrète et plus intime : car, à sa vue, il fut immédiatement sur pied, et redevint le Rosedale fleuri et important du salon de Mattie Gormer.

Lily ne s’étonna pas de constater qu’il était seul invité à partager avec elle l’hospitalité de Carry Fisher. Bien qu’elles ne se fussent pas rencontrées depuis que celle-ci l’avait sondée tout en discutant son avenir, Lily savait que cette finesse par laquelle Mrs. Fisher se frayait un chemin sûr et agréable à travers un monde de forces antagonistes, elle l’exerçait quelquefois au bénéfice de ses amis. C’était, par le fait, un trait du caractère de Carry que, si elle glanait activement sa provende sur les terres de l’abondance, ses sympathies réelles se trouvaient de l’autre côté, — avec ceux qui n’avaient ni chance, ni popularité, ni succès, avec tous ses compagnons de famine et de labour dans les champs déjà moissonnés.

L’expérience de Mrs. Fisher l’empêcha de commettre la faute d’exposer Lily, dès le premier soir, à l’impression que lui eût faite, toute seule, la personnalité de M. Rosedale : Kate Corby et deux ou trois hommes vinrent dîner, et Lily, à qui n’échappait aucun détail de la méthode de son amie, vit que toutes les occasions ménagées pour elle étaient, pour ainsi dire, prorogées jusqu’à ce qu’elle eût trouvé la force de les mettre à profit. Elle avait le sentiment d’acquiescer à ce plan avec toute l’inertie du patient résigné au contact du chirurgien ; et cette sensation d’impuissance presque léthargique se prolongea quand, après le départ des invités, Mrs. Fisher la suivit dans sa chambre.

— Puis-je venir fumer une cigarette au coin de votre feu ? Si nous causons chez moi, nous dérangerons la petite.

Mrs. Fisher jetait autour d’elle le regard de la maîtresse de maison vigilante :

— J’espère que vous avez tout ce qu’il vous faut, chère ?… N’est-ce pas que c’est une gentille petite maison ?… C’est une telle bénédiction que d’avoir quelques semaines de tranquillité avec bébé !

Carry, dans ses rares moments de prospérité, témoignait d’une maternité si expansive que miss Bart se demandait parfois si, en admettant qu’elle en eût le temps et l’argent, elle ne finirait pas par se consacrer entièrement à sa fille.

— C’est un repos bien gagné, je peux le dire ! — reprit-elle, en se laissant tomber avec un soupir de contentement sur la chaise longue recouverte de coussins, près du feu. — Louisa Bry est un maître sévère : j’ai souvent eu la nostalgie des Gormer !… On dit que l’amour rend les gens jaloux et soupçonneux : ce n’est rien à côté de l’ambition mondaine !… Louisa restait éveillée, la nuit, inquiète de savoir si les femmes qui venaient nous voir me rendaient visite parce que j’étais avec elle, ou lui rendaient visite parce qu’elle était avec moi ; et elle me tendait continuellement des pièges pour découvrir ce que je pensais là-dessus… Naturellement j’ai dû désavouer mes plus vieux amis, plutôt que de lui laisser soupçonner qu’elle me devait la bonne fortune d’avoir fait une seule connaissance… Et pourtant, ce n’est pas pour autre chose qu’elle m’avait là, ce n’est pas pour autre chose qu’elle m’a signé un fort beau chèque à la fin de la saison !

Mrs. Fisher n’était pas femme à parler d’elle-même sans raison, et l’usage de la parole directe, loin de proscrire chez elle le recours intermittent à des méthodes détournées, lui rendait plutôt, dans des moments délicats, le même service qu’à l’escamoteur son bavardage pendant qu’il change le contenu de ses manches. À travers la fumée de sa cigarette, elle ne cessait pas d’observer miss Bart avec attention : celle-ci avait renvoyé sa femme de chambre et se tenait devant sa table de toilette, secouant sur ses épaules les ondulations de ses cheveux défaits.

— Vos cheveux sont merveilleux, Lily… « trop peu épais », dites-vous ?… Qu’est-ce que cela fait ? Ils sont si légers et si vivants !… Chez tant de femmes, les soucis se trahissent tout de suite par les cheveux !… mais il semble que sous les vôtres n’ait jamais logé la moindre pensée d’inquiétude… Je ne vous ai jamais vue plus à votre avantage que ce soir… Mattie Gormer m’a dit que Morpeth voulait faire votre portrait : pourquoi n’y consentez-vous pas ?

La réponse immédiate de miss Bart fut de jeter un regard critique sur le reflet de son visage, dans le miroir. Puis elle dit, avec une légère pointe d’irritation :

— Je ne me soucie pas d’accepter un portrait de Paul Morpeth.

Mrs. Fisher réfléchit :

— N… non… Et surtout maintenant… Eh bien, il pourra vous peindre quand vous serez mariée.

Elle attendit un moment. Puis :

— À propos, j’ai eu la visite de Mattie, l’autre jour… Oui, elle est venue ici, dimanche dernier… et devinez avec qui… je vous le donne en mille… avec Bertha Dorset !

Elle s’arrêta de nouveau, pour mesurer l’effet de cette nouvelle sur son auditrice ; mais la brosse, dans la main de miss Bart, continua son mouvement rectiligne, du front à la nuque.

— Je n’ai jamais été plus étonnée ! poursuivit Mrs. Fisher. Je ne connais pas deux femmes moins prédestinées à l’intimité… si je me place au point de vue de Bertha, veux-je dire… car, bien entendu, la pauvre Mattie trouve tout simple d’avoir été choisie… Évidemment, le lapin doit toujours s’imaginer que c’est lui qui fascine le serpent… Vous vous souvenez, je vous ai toujours dit que Mattie avait le secret désir de s’ennuyer avec les gens vraiment chics ; et, maintenant que l’occasion s’en présente, je constate qu’elle est prête à y sacrifier tous ses vieux amis.

Lily déposa la brosse, et tourna vers son amie un regard pénétrant :

— Y compris moi ? — suggéra-t-elle.

— Ah ! ma chère, — murmura Mrs. Fisher en se levant pour repousser une bûche qui avait dégringolé du feu.

— C’est bien là l’intention de Bertha, n’est-ce pas ? — continua miss Bart avec fermeté. — Car, naturellement, elle a toujours une intention ; et, avant mon départ de Long-Island je l’ai vue qui commençait à tendre ses filets pour Mattie.

Mrs. Fisher, après un soupir, répondit évasivement :

— En tout cas, elle la tient ferme, à présent. Dire que cette indépendance si affichée de Mattie n’était qu’une forme plus subtile de snobisme !… Bertha peut déjà lui faire croire tout ce qu’elle veut… et j’ai peur qu’elle n’ait débuté, ma pauvre enfant, par insinuer des horreurs sur votre compte.

Lily rougit sous l’ombre de ses cheveux tombants.

— Le monde est trop vil, — murmura-t-elle, tout en se détournant du regard scrutateur de Mrs. Fisher.

— Ce n’est pas un bel endroit, non ; et la seule manière d’y prendre pied et de s’y tenir, c’est de le combattre avec ses armes, à lui… et, avant tout, ma chère, pas seule !

Mrs. Fisher rassembla d’une poigne résolue toutes ses invites flottantes :

— Vous m’avez raconté si peu de chose que je ne puis que deviner ce qui s’est passé ; mais, dans le tourbillon où nous vivons tous, on n’a pas le temps de continuer à haïr quelqu’un sans cause ; et si Bertha est assez méchante pour vouloir vous faire du tort auprès des autres, ce doit être parce qu’elle a toujours peur de vous. De son point de vue, elle n’a qu’une raison de vous redouter ; et mon idée à moi est, que si vous voulez la punir, vous en avez les moyens entre les mains. Je suis convaincue que vous pourriez épouser demain George Dorset ; mais, si ce genre de vengeance-là ne vous dit rien, le seul moyen d’échapper à Bertha, c’est d’épouser quelqu’un d’autre.

La lumière que Mrs. Fisher projetait sur la situation était comme une matinée d’hiver limpide, mais morne. Elle dessinait les faits avec une froide précision que ne modifiaient ni ombre ni couleur, comme réfractée par une clôture de murs nus : Mrs. Fisher avait ouvert des fenêtres par lesquelles aucun ciel n’était jamais visible. Mais l’idéaliste, quand il est soumis à de vulgaires nécessités, doit employer des esprits vulgaires pour tirer des conclusions auxquelles il ne peut s’abaisser en personne ; et il était plus aisé à Lily de laisser Mrs. Fisher formuler son cas que de se le formuler nettement elle-même. Cependant, une fois mise en face de la vérité, miss Bart alla jusqu’au bout de ses conséquences ; et ces conséquences n’avaient jamais été plus clairement présentes à son esprit que le lendemain, dans l’après-midi, lorsqu’elle partit pour la promenade avec Rosedale.

C’était un de ces paisibles jours de novembre, où l’atmosphère est encore saturée de la lumière de l’été : quelque chose, dans les lignes du paysage et dans la brume dorée qui les enveloppait, rappela à miss Bart cette après-midi de septembre où elle avait gravi les pentes de Bellomont en compagnie de Selden. Ce souvenir importun s’aggravait d’un contraste ironique avec sa situation actuelle, puisque sa promenade avec Selden représentait sa fuite involontaire devant un événement pareil à celui que la présente excursion devait amener. Mais d’autres souvenirs l’importunaient aussi, des souvenirs de situations analogues, tout aussi habilement préparées, mais qui, par quelque malice de la fortune, ou quelque manque de fermeté dans son propos, ne produisaient jamais le résultat attendu. Cette fois, du moins, son propos était bien ferme. Elle voyait qu’il lui faudrait recommencer le pénible échafaudage de sa réhabilitation, et avec des chances de succès bien moindres, si Bertha Dorset parvenait à ruiner son intimité avec les Gormer ; et son aspiration vers l’abri et la sécurité s’accroissait du désir passionné de triompher de Bertha, d’en triompher comme le permettent seules la richesse et la domination. Femme de Rosedale, — du Rosedale qu’elle sentait en son pouvoir de créer, — elle présenterait du moins un front invulnérable à son ennemie.

Elle dut se nourrir de cette pensée, comme de quelque stimulant efficace, pour tenir son rôle dans la scène vers laquelle Rosedale tendait trop ouvertement. Comme elle marchait à ses côtés, tous ses nerfs frémissaient devant la manière dont le regard et le ton de cet homme disposaient de sa personne ; elle se disait néanmoins qu’elle devait momentanément subir son humeur, que c’était le prix qu’il lui fallait payer pour avoir prise sur lui finalement, et elle essayait de calculer le point exact où des concessions elle devrait passer à la résistance, et où il faudrait lui montrer clairement, à lui, le prix qu’il aurait aussi à payer. Mais sa fringante confiance en lui-même semblait impénétrable à de telles insinuations, et elle avait le sentiment de quelque chose de dur et de réservé derrière la chaleur superficielle de ses manières.

Ils étaient assis depuis quelque temps dans la retraite d’un vallon rocheux, au-dessus du lac, lorsqu’elle coupa court à une période passionnée en tournant sur lui la beauté grave de son regard :

— Oui, je vous crois, M. Rosedale, — dit-elle tranquillement ; — et je suis prête à vous épouser quand vous voudrez.

Rosedale, rougissant jusqu’à la racine de ses cheveux luisants, reçut cette annonce avec un mouvement de recul qui le dressa sur ses pieds. Il resta debout devant elle, dans une attitude de déconfiture presque comique.

— Car je suppose que c’est bien ce que vous désirez, — continua-t-elle du même ton calme. — Et, bien qu’il m’ait été impossible d’y consentir quand vous m’avez parlé ainsi pour la première fois, je suis prête, maintenant que je vous connais tellement mieux, à remettre mon bonheur en vos mains.

Elle parlait avec la noble droiture dont elle disposait en de pareilles circonstances, et qui ressemblait à une large lumière projetée tout droit à travers les ténèbres tortueuses de la situation. Rosedale sembla osciller, un moment, dans cette clarté gênante, comme s’il se rendait compte pourtant que toutes les avenues par où fuir étaient, à son grand déplaisir, illuminées.

Puis il émit un rire bref, et sortit un étui à cigarettes en or, dans lequel, de ses doigts grassouillets, tout scintillants de bijoux, il chercha une cigarette à bout doré. Il en choisit une et la contempla, un moment, avant de dire :

— Ma chère miss Lily, je regrette qu’il y ait eu un léger malentendu entre nous… mais vous m’avez fait comprendre que ma demande avait si peu de chances d’être agréée jamais que je n’avais réellement pas l’intention de la renouveler.

Lily tressaillit de toute sa personne devant la grossièreté de la rebuffade ; mais elle arrêta son premier élan de colère, et dit sur un ton de gracieuse dignité :

— Je ne dois m’en prendre qu’à moi-même, si je vous ai donné l’impression que ma décision était définitive.

Le jeu de la jeune fille, en cette escrime verbale, était toujours trop rapide pour Rosedale. Cette riposte le cloua dans un silence embarrassé, tandis qu’elle lui tendait la main et ajoutait, avec une légère inflexion de tristesse :

— Avant que nous nous disions adieu, je veux tout au moins vous remercier d’avoir un jour songé à moi comme vous y avez songé.

Le contact de sa main, la douceur émouvante de son regard touchèrent chez Rosedale une fibre vulnérable : c’était sa manière exquise d’être inaccessible, le sentiment de distance qu’elle pouvait communiquer, sans même un soupçon de dédain, — c’était cela surtout qui rendait si malaisé de se détacher d’elle.

— Pourquoi parlez-vous de se dire adieu ?… Ne pouvons-nous rester bons amis tout de même ? — insista-t-il, sans lâcher sa main.

Elle la retira tranquillement.

— Qu’entendez-vous par être bons amis ? — répliqua-t-elle avec un léger sourire ; — me faire la cour sans me demander en mariage ?

Rosedale se mit à rire : il avait retrouvé son aplomb.

— Eh bien, oui, c’est à peu près cela… Je ne peux pas m’empêcher de vous faire la cour : je ne vois pas comment n’importe qui pourrait s’en empêcher… Mais je ne compte pas vous demander en mariage, tant que je pourrai m’en dispenser.

Elle sourit encore :

— J’aime votre franchise ; mais j’ai peur que notre amitié ne puisse aller bien loin.

Elle se détourna, comme pour marquer qu’en fait cette amitié était arrivée à sa fin, et il la suivit durant quelques pas, tout dérouté, avec le sentiment que c’était elle, après tout, qui tenait le sort de la partie.

— Miss Lily !… commença-t-il, par une brusque impulsion.

Mais elle continua de marcher sans avoir l’air de l’entendre.

Il la rattrapa en quelques enjambées, et posa sur son bras une main suppliante.

— Miss Lily !… ne vous sauvez pas comme cela. Vous êtes trop dure pour un pauvre diable… Mais, si vous ne craignez pas de dire la vérité, je ne vois pas pourquoi vous ne me permettriez pas d’en faire autant.

Elle s’était arrêtée, un moment, les sourcils levés, reculant d’instinct, devant son contact, bien qu’elle ne fît aucun effort pour échapper à ses paroles.

— Il me semblait — répliqua-t-elle — que vous n’aviez pas attendu ma permission pour la dire, la vérité !

— Eh bien, alors… pourquoi ne pas écouter les raisons qui m’ont poussé à me conduire ainsi ?… Nous ne sommes pas nés d’hier, ni l’un ni l’autre : un peu de franc parler ne peut pas nous faire de mal… Je suis toujours fou de vous : il n’y a rien de neuf là dedans. Je suis plus amoureux de vous que je ne l’étais, l’année dernière, à pareille époque ; mais je dois considérer ce fait que la situation a changé.

Elle lui faisait toujours face, avec le même maintien de sérénité ironique.

— Vous voulez dire que je ne suis pas un parti aussi désirable que vous le pensiez ?

— Oui ; c’est bien ce que je veux dire, — répondit-il franchement. — Je ne veux pas entrer dans ce qui s’est passé. Je ne crois pas les histoires qu’on raconte sur vous… je ne veux pas les croire… Mais elles n’en existent pas moins… et que je ne les croie pas, cela ne change rien à la situation.

Elle rougit jusqu’aux tempes, mais l’extrême détresse où elle était réduite arrêta la réplique sur ses lèvres ; elle continua de le regarder avec calme.

— Si ces histoires ne sont pas vraies, — dit-elle, — est-ce que cela ne change rien à la situation ?

À ces mots, il attacha sur elle le regard assuré de ses petits yeux de commissaire-priseur, et, sous ce regard, elle ne se sentit rien de plus qu’une marchandise humaine superfine.

— Oui, peut-être, dans les romans ; mais pas dans la vie réelle. Vous le savez aussi bien que moi… Si nous disons la vérité, disons-la tout entière… L’année dernière, j’étais enragé pour vous épouser, et vous ne vouliez pas même me regarder ; cette année, oui, vous paraissez plus consentante. Eh bien ! qu’est-ce qui a changé dans l’intervalle ? Votre situation, voilà tout. Alors vous pensiez que vous pouviez mieux faire ; maintenant…

— Vous pensez que vous pouvez mieux faire, vous ? — interrompit-elle ironiquement.

— Mais oui, je le pense : à un certain point de vue, du moins.

Il se tenait devant elle, les mains dans les poches, la poitrine hardiment étalée sous le gilet voyant.

— Et ce point de vue, le voici : j’ai dû travailler dur, depuis quelques années, à ma position mondaine… Cela vous semble drôle que je dise cela ?… Pourquoi craindrais-je de dire que je désire pénétrer dans la société ? Un homme n’a pas honte d’avouer qu’il voudrait posséder une écurie de courses ou une galerie de tableaux : eh bien, le goût de la société n’est qu’un dada d’une autre espèce… Peut-être que je désire devenir l’égal de quelques-uns des gens qui m’ont battu froid l’an dernier. Mettons cela, si vous jugez que cela fasse mieux ! En tout cas, je veux avoir mes entrées dans les meilleures maisons ; et j’y arrive, petit à petit… Mais je sais que le plus sûr moyen de se couler auprès des gens comme il faut, c’est de se montrer avec les autres ; et voilà pourquoi je tiens à éviter les erreurs.

Miss Bart restait debout devant lui, et son silence pouvait signifier ou la raillerie ou un respect à demi forcé pour cette candeur.

Après une pause, il poursuivit :

— Voilà le fait, vous voyez. Je suis plus amoureux de vous que jamais ; mais, si je vous épousais maintenant, je me coulerais une fois pour toutes, et le résultat de tout mon travail de ces dernières années serait perdu.

Elle subit ce discours avec des yeux d’où toute nuance de ressentiment avait disparu. Après le réseau de mensonges mondains sous lequel elle s’était débattue pendant si longtemps, c’était un rafraîchissement que d’entrer dans le plein jour de l’intérêt avoué.

— Je comprends, — fit-elle ; — il y a un an, je vous aurais été utile, maintenant je ne serais plus qu’un embarras pour vous… J’estime l’honnête franchise avec laquelle vous me le dites.

Elle lui tendit la main en souriant.

Ce geste dérangea de nouveau l’équilibre de M. Rosedale.

— Mâtin ! vous êtes crâne ! — s’écria-t-il.

Et, comme elle faisait mine encore de s’éloigner, il éclata brusquement :

— Miss Lily !… arrêtez ! Vous savez que je ne crois pas ces histoires… Je crois qu’elles ont toutes été fabriquées par une femme qui n’a pas hésité à vous sacrifier à ses convenances personnelles…

Lily se retira, avec un vif mouvement de dédain : il était plus facile d’endurer son insolence que sa commisération.

— Vous êtes trop bon ; mais je n’estime pas que nous ayons besoin de discuter la chose davantage.

Mais Rosedale était par nature trop rebelle aux simples indications pour qu’il ne lui fût pas facile de balayer une semblable résistance :

— Je ne veux rien discuter du tout ; je veux simplement vous exposer le cas, — insista-t-il.

Elle s’arrêta malgré elle, retenue par un certain changement de son regard et de sa voix. Et il poursuivit, les yeux solidement rivés sur elle :

— Ce qui m’étonne, c’est que vous ayez attendu si longtemps pour régler vos comptes avec cette femme, alors que vous en aviez le pouvoir entre les mains.

Saisie d’étonnement, elle garda le silence. Il s’approcha d’un pas pour lui demander à voix basse, mais à bout portant :

— Pourquoi ne vous servez-vous pas de ces lettres que vous avez achetées, l’année dernière ?

Lily demeura muette sous le choc de cette question. Dans la phrase qui l’avait précédée, elle avait vu, tout au plus, une allusion à son influence supposée sur George Dorset ; et ce n’était certes pas la prodigieuse indélicatesse d’une telle allusion qui diminuait les probabilités que Rosedale y pût recourir. Mais maintenant elle voyait combien elle était loin de compte ; et elle était si surprise d’apprendre qu’il avait découvert le secret de ces lettres qu’elle n’aperçut pas, pour le moment, l’usage particulier qu’il prétendait faire de sa découverte.

Elle perdit, une minute, son sang-froid ce qui permit à Rosedale de développer ; et il poursuivit rapidement, comme pour se rendre plus complètement maître de la situation :

— Vous voyez, je sais où vous en êtes ; je sais à quel point cette femme est en votre pouvoir… J’ai l’air de parler comme au théâtre, n’est-ce pas ? Mais il y a beaucoup de vrai dans quelques-uns de ces vieux bateaux ; et je ne suppose pas que vous ayez acheté ces lettres simplement parce que vous faisiez, collection d’autographes.

Elle continua de le regarder avec un ahurissement croissant : elle n’avait plus qu’une impression nette, et c’était une sensation d’effroi devant la puissance de cet homme.

— Vous vous demandez comment j’ai déniché cela ? — reprit-il, répondant à son regard avec un air de fierté consciente. — Peut-être avez-vous oublié que je suis le propriétaire du Benedick… mais peu importe, pour le moment… Être au courant, c’est un talent très utile dans les affaires, et je n’ai fait que l’étendre à mes affaires privées… Car ceci est en partie mon affaire, voyez-vous… du moins, il dépend de vous qu’il en soit ainsi… Regardons la situation bien en face. Mrs. Dorset, pour des raisons dans lesquelles nous n’entrerons pas, vous a joué un sale tour, le printemps dernier… Tout le monde sait ce qu’est Mrs. Dorset, et ses meilleures amies ne la croiraient pas sur parole là où leurs propres intérêts seraient en jeu ; mais, tant qu’ils ne sont pas eux-mêmes en question, il est beaucoup plus facile de suivre le mouvement que de s’y opposer, et vous avez été tout simplement sacrifiée à leur paresse et à leur égoïsme… N’est-ce pas un exposé assez exact de votre cas ?… Eh bien ! il y a des gens qui soutiennent que vous avez entre les mains la meilleure de toutes les réponses : d’après eux, George Dorset vous épouserait demain si vous consentiez à lui dire tout ce que vous savez, et si vous lui donniez l’occasion de mettre la dame à la porte… Oui, peut-être en serait-il capable ; mais vous ne semblez pas goûter particulièrement cette forme de réhabilitation, et moi, jugeant la chose purement en homme d’affaires, j’estime que vous n’avez pas tort. Personne ne se tire d’une pareille aventure les mains parfaitement nettes, et la seule manière pour vous de recommencer la partie, c’est d’obtenir de Bertha Dorset qu’elle vous soutienne, au lieu d’essayer de lutter contre elle.

Il s’arrêta assez longtemps pour respirer, pas assez pour lui donner le temps d’exprimer sa résistance en voie de formation ; et comme il parlait toujours, expliquant et élucidant son idée avec toute la décision d’un homme qui ne met pas en doute l’excellence de sa cause, elle sentit l’indignation se figer peu à peu sur ses lèvres, et se trouva bientôt prisonnière de son argument, rien que par la froide énergie avec laquelle il le présentait. Elle n’avait pas le temps maintenant de se demander comment il avait appris l’achat des lettres ; le monde entier, pour elle, n’était que ténèbres, hors du monstrueux rayonnement qui venait de ce point unique : l’emplette à utiliser… Et, une fois le premier moment passé, ce n’était pas l’horreur de ce projet qui la tenait subjuguée, soumise à la volonté de cet homme ; c’était plutôt son affinité subtile avec ses propres et ses plus intimes aspirations. Rosedale l’épouserait demain, si elle pouvait regagner l’amitié de Bertha Dorset ; et, pour obtenir la reprise ouverte de cette amitié, la tacite rétractation de tout ce qui en avait causé la rupture, elle n’avait qu’à faire peser sur la dame la menace latente du paquet si miraculeusement tombé entre ses mains.

Lily vit dans un éclair l’avantage de cette méthode sur celle que lui avait proposée le pauvre Dorset. Le succès de celle-ci dépendait d’une injure publiquement infligée, tandis que celle-là réduisait la transaction à une entente privée dont aucune tierce personne n’avait besoin d’avoir même le plus léger soupçon. Énoncée par Rosedale en termes d’affaires, — donnant, donnant, — cette entente prenait l’apparence innocente d’un arrangement mutuel, analogue à un transfert de propriété ou à un déplacement de mur mitoyen. Cela simplifiait certainement la vie que de l’envisager ainsi comme un jeu de perpétuels accords, un manège de politiciens, où toute concession avait son équivalent reconnu : l’esprit harassé de Lily était séduit par cette fuite loin des flottants critériums moraux, dans une région de poids et mesures concrets.

Rosedale, tandis qu’elle l’écoutait, semblait lire dans son silence, non seulement un acquiescement graduel à son plan, mais encore une intelligence dangereusement perspicace des chances que ce plan offrait ; et, comme elle s’obstinait à rester devant lui sans rien dire, il conclut par un rapide retour sur lui-même :

— Vous voyez comme tout cela est simple, n’est-ce pas ? Bon ! mais ne vous laissez pas trop aller à l’idée que c’est si simple que cela… Ce n’est pas tout à fait comme si vous débutiez avec un certificat bien net de bonne vie et mœurs… Puisque nous causons ouvertement, appelons les choses par leur nom, et tirons au clair la chose… Vous savez parfaitement que Bertha Dorset n’aurait pas pu vous atteindre, s’il n’y avait eu… comment dire ?… des questions posées… des petits points d’interrogations, hé ?… Cela arrive nécessairement, j’imagine, à une jolie jeune fille dont la famille est avare ; en tout cas, c’est arrivé, et Bertha a trouvé un terrain tout préparé… Voyez-vous où je vais en venir ?… Vous ne voulez plus que ces petites questions puissent se poser de nouveau. Il faut que Bertha prenne l’alignement, mais il faut aussi qu’elle le garde, et ça, c’est plus difficile… Sans doute, vous pouvez lui faire peur, et tout de suite… mais le moyen de faire durer cette peur ? C’est de lui montrer que vous êtes aussi puissante qu’elle. Toutes les lettres du monde n’y suffiraient pas, dans votre situation actuelle ; mais, avec un fort appui derrière vous, vous la maintiendrez exactement au point où vous désirez qu’elle soit… Ça, c’est ma part dans l’affaire, c’est ce que je vous offre… Vous ne pouvez pas y réussir sans moi : ne vous sauvez pas avec l’idée que vous le puissiez… Avant six mois, vous retomberiez dans vos anciens ennuis, ou dans de pires ; et me voilà, moi, prêt à vous en tirer demain, si vous voulez… Voulez-vous, miss Lily ? — ajouta-t-il en se rapprochant soudain.

Ces paroles, et le mouvement qui les accompagnait, se combinèrent pour faire tressaillir Lily et la tirer de cet état de dépendance hypnotique où elle avait insensiblement glissé. La lumière parvient par des voies détournées à une conscience qui tâtonne, et elle lui parvint, cette fois, à travers le dégoût : son complice éventuel ne présumait-il pas tout naturellement, qu’elle pouvait ne pas avoir confiance en lui, qu’elle tenterait peut-être de le frustrer de sa part du butin ? Ce coup d’œil jeté sur les arrière-pensées de Rosedale lui découvrait toute la transaction sous un jour nouveau : elle vit que la bassesse essentielle de l’acte résidait dans le fait qu’on ne courait aucun risque.

Elle recula, avec un geste rapide de refus, en disant, d’une voix qui la surprit elle-même :

— Vous vous trompez… vous vous trompez absolument… et sur les faits et dans les déductions que vous en tirez.

Rosedale la regarda, un moment, ahuri par cet écart subit dans une direction si différente de celle où elle avait paru se laisser guider par lui.

— Que diable voulez-vous dire, à présent ? Je croyais que nous nous comprenions, nous deux ! — s’écria-t-il.

Elle murmura :

— Ah ! oui, nous nous comprenons, à présent !

Il repartit, avec un soudain éclat de violence :

— Alors, c’est parce que les lettres lui sont adressées, à lui, je suppose ?… Eh bien, le diable m’emporte si je vois les remerciements que vous avez reçus de lui !

EDITH WHARTON
Traduit de l’anglais par charles du bos

(À suivre.)


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LES HEUREUX DU MONDE[9]

XXIII


L’automne touchait à l’hiver. Une fois de plus, le monde des oisifs passait de la campagne à la ville, et la Cinquième Avenue, encore déserte vers la fin de la semaine, montrait du lundi au vendredi un flot de voitures de plus en plus large entre les façades des maisons rendues peu à peu à la vie.

Le Concours hippique, une quinzaine plus tôt, avait produit un passager semblant d’animation, remplissant les théâtres et les restaurants de spécimens humains aussi coûteux et aussi piaffants que ceux qui journellement faisaient le tour de la piste. Dans le monde de miss Bart, le Concours hippique, et le public qu’il attirait, avaient fini par être rangés ostensiblement parmi les spectacles dédaignés des élus ; mais, de même que le seigneur féodal sort parfois de chez lui pour se mêler à la danse sur la prairie de son village, de même la société, officieusement et incidemment, condescendait encore à venir jeter un coup d’œil sur la scène. Mrs. Gormer, entre autres, ne pouvait perdre une telle occasion de s’exhiber et d’exhiber ses chevaux : il fut donné à Lily de siéger, une ou deux fois, aux côtés de son amie, dans la loge la plus en vue de l’établissement. Mais ce reste apparent d’intimité ne lui fit que mieux sentir un changement dans ses relations avec Mattie, et percevoir une aube de discernement, un idéal mondain graduellement formé, qui émergeait, chez Mrs. Gormer, du chaos où jusque-là se bornait sa conception de l’existence. Il était inévitable que Lily elle-même constituât le premier sacrifice fait à ce nouvel idéal, et elle savait que, les Gormer une fois réinstallés en ville, tout le courant de la vie élégante aiderait Mattie à se détacher d’elle. En résumé, elle n’avait pas réussi à se rendre indispensable ; ou, plutôt, ses efforts dans ce sens avaient été contrariés par une influence plus forte que toutes celles qu’elle pouvait exercer. Cette influence, en dernière analyse, était simplement le pouvoir de l’argent : le crédit mondain de Bertha Dorset était fondé sur la solidité de son crédit financier.

Lily savait que Rosedale n’avait exagéré ni la difficulté de sa position ni la parfaite sûreté de la défense qu’il lui offrait : une fois de pair avec Bertha quant aux ressources matérielles, elle pourrait facilement, grâce à ses dons supérieurs, dominer son adversaire. L’intelligence de ce que représenterait une pareille domination, et des désavantages qui en suivraient le refus, revint à Lily avec plus de netteté que jamais durant les premières semaines de l’hiver. Jusque-là, elle avait pu garder une apparence de mouvement hors du flux principal de la vie mondaine ; mais, lors du retour en ville, au moment où se concentraient les activités éparses, rien que le fait de ne pas rentrer par un glissement naturel dans ses anciennes habitudes de vie la désignait comme en étant manifestement exclue. Si l’on n’était pas soi-même une partie de la routine fixée pour la saison, on se balançait hors de toute sphère, dans le vide absolu de la non-existence mondaine. Lily, malgré tous ses rêves mal satisfaits, n’avait jamais réellement conçu la possibilité de graviter autour d’un autre centre : il était facile de mépriser le monde, mais il était décidément difficile de découvrir une autre région habitable. Son sens de l’ironie ne l’abandonnait jamais entièrement : elle pouvait encore noter, en se moquant d’elle-même, la valeur anormale soudainement acquise par les plus ennuyeux et les plus insignifiants détails de son ancienne vie. Même certaines corvées avaient un charme pour elle, maintenant qu’elle en était involontairement dispensée : — déposer des cartes, écrire des mots, faire des politesses forcées aux gens ennuyeux et âgés, endurer avec un sourire de fastidieux dîners, comme toutes ces obligations eussent agréablement rempli le néant de ses journées ! Elle laissait, à vrai dire, des cartes en abondance ; elle persistait avec une allègre vaillance à se bien tenir devant les yeux du monde, et elle n’eut à supporter aucune de ces brutales rebuffades qui parfois déterminent chez leur victime une salutaire réaction de mépris. La société ne se détournait pas d’elle ; elle passait tout simplement à côté, préoccupée et inattentive, lui faisant sentir, dans la pleine mesure de l’orgueil humilié, à quel point elle avait été la créature de sa faveur.

Elle avait rejeté la suggestion de Rosedale avec une vivacité de dédain qui l’avait presque surprise elle-même : de hauts éclairs d’indignation, elle en était encore capable. Mais elle ne pouvait respirer longtemps sur les cimes ; il n’y avait rien eu dans son éducation qui pût développer en elle une force morale un peu persévérante : ce qu’elle souhaitait, et elle sentait qu’elle y avait droit, c’était une situation où l’attitude la plus noble serait aussi la plus aisée. Jusqu’à présent, ses intermittentes velléités de résistance avaient suffi à préserver son respect d’elle-même. Si elle glissait, elle reprenait pied, et ce n’était qu’ensuite qu’elle se rendait compte que chaque fois elle avait repris à un niveau quelque peu inférieur. Elle avait rejeté l’offre de Rosedale sans avoir conscience d’un effort ; tout son être s’était dressé là contre ; et elle ne s’apercevait pas encore que, par le simple fait de l’avoir écouté, elle avait appris à vivre avec des idées qui lui auraient été jadis intolérables.


Pour Gerty Farish, qui la surveillait d’un œil moins perspicace mais plus tendre que celui de Mrs. Fisher, les résultats de la lutte étaient déjà distinctement visibles. Elle ne savait pas, à vrai dire, les gages que Lily avait déjà donnés aux nécessités conventionnelles ; mais elle la voyait s’abandonner passionnément et sans espoir de retour au système ruineux de « sauver les apparences ». Gerty souriait maintenant de son rêve d’autrefois : la rénovation de son amie par l’adversité. Elle comprenait clairement que Lily n’était pas de ceux auxquels la privation enseigne le peu d’importance de ce qu’ils ont perdu. Mais, par là même, aux yeux de Gerty, son amie était dans une détresse plus pitoyable et qu’il était urgent de secourir ; elle offrait plus de prise aux droits d’une tendresse dont elle ignorait qu’elle eût besoin.

Lily, depuis son retour en ville, n’avait pas grimpé souvent l’escalier de miss Farish. Il y avait pour elle quelque chose d’irritant dans la muette interrogation de la sympathie de Gerty : elle sentait que les réelles difficultés de sa situation ne pouvaient se communiquer à quelqu’un qui avait une théorie des valeurs respectives si différente de la sienne, et la vie restreinte de Gerty, qui avait autrefois le charme du contraste, lui rappelait maintenant trop péniblement les limites où sa propre existence allait se réduire. Lorsque enfin, une après-midi, elle mit à exécution le projet longtemps différé de rendre visite à son amie, le sentiment des occasions évanouies s’était emparé d’elle avec une violence inaccoutumée. Sa marche le long de la Cinquième Avenue, qui développait devant elle, dans le vif éclat d’un soleil d’hiver, une interminable procession de luxueux équipages, — à travers les petites fenêtres carrées des coupés, c’étaient des profils familiers penchés sur des listes de visites, où des mains pressées remettant des mots et des cartes au valet de pied, — ce coup d’œil sur les roues toujours en mouvement de la grande machine mondaine, fit paraître à Lily plus dur et plus étroit que jamais l’escalier de Gerty, comme la vie en cul-de-sac à laquelle il conduisait. Morne escalier destiné à être gravi par des gens mornes : combien de milliers de figures insignifiantes montaient et descendaient de pareils escaliers, à ce même instant, de par le monde, — figures aussi usées et aussi peu intéressantes que celle de cette dame d’âge moyen, vêtue de noir flasque, qui descendait les étages de Gerty comme Lily les montait !…

— C’est la pauvre miss Jane Silverton… Elle est venue me parler de sa situation : elle et sa sœur veulent faire quelque chose pour vivre, — expliqua Gerty, tandis que Lily la suivait dans son petit salon.

— Pour vivre ?… en sont-elles là ? — demanda miss Bart avec une pointe d’irritation.

Elle n’était pas venue pour écouter les infortunes des autres.

— J’ai bien peur qu’il ne leur reste plus rien : les dettes de Ned ont tout englouti. Elles avaient tant d’espoir, vous savez, après sa rupture avec Carry Fisher ! Elles s’imaginaient que Bertha Dorset aurait une si bonne influence, parce qu’elle n’aime pas les cartes !… Et, ma foi, elle a tenu des discours magnifiques à cette pauvre miss Jane : elle considérait Ned comme son frère cadet, et elle voulait l’emmener sur son yacht pour lui donner une chance de renoncer au jeu et aux courses, et de reprendre ses travaux littéraires.

Miss Farish s’arrêta. Son soupir exprimait la perplexité de la visiteuse qui venait de partir :

— Mais ce n’est pas tout, il y a pis. Il paraît que Ned s’est brouillé avec les Dorset ; ou plutôt Bertha ne veut plus le voir, et il en est si malheureux qu’il s’est remis à jouer et qu’il circule avec toute sorte de gens bizarres. Et ma cousine Grace Van Osburgh l’accuse d’avoir une très mauvaise influence sur Bertie, qui a quitté Harvard, le printemps dernier, et est sans cesse avec Ned depuis. Elle a envoyé chercher miss Jane, et lui a fait une scène terrible ; et Jack Stepney et Herbert Melson, qui étaient là, ont raconté à miss Jane que Bertie menaçait d’épouser une vilaine femme à qui Ned l’avait présenté, et qu’il n’y avait rien à faire avec lui, car maintenant il est en âge d’avoir sa fortune. Vous pouvez vous imaginer dans quel état était miss Jane : elle est venue tout de suite à moi et semblait penser que, si je lui trouvais quelque chose à faire, elle pourrait gagner de quoi payer les dettes de Ned et l’envoyer au loin… J’ai peur qu’elle n’ait aucune idée du temps qu’il lui faudrait pour payer une seule de ses soirées de bridge !… Et il était terriblement endetté à son retour de la croisière… Je ne peux pas comprendre comment il aura pu dépenser encore plus d’argent sous l’influence de Bertie que sous celle de Carry ; et vous ?

Lily répondit à cette question avec un geste d’impatience :

— Ma chère Gerty, je comprends toujours comment les gens peuvent dépenser beaucoup plus… jamais, comment ils peuvent dépenser moins !

Elle défit ses fourrures et s’installa dans le fauteuil de Gerty, tandis que celle-ci s’occupait du thé.

— Mais que peuvent-elles faire, les Silverton ? Comment ont-elles l’intention de gagner leur vie ? — demanda-t-elle, sans méconnaître l’irritation qui persistait dans sa voix.

C’était là le dernier sujet qu’elle eût songé à discuter, — cela ne l’intéressait pas le moins du monde, — mais une curiosité soudaine et perverse s’était emparée d’elle : elle voulait savoir comment les deux incolores et tremblantes victimes des expériences sentimentales du jeune Silverton comptaient tenir tête à la cruelle nécessité qui rôdait si près de son propre seuil.

— Je ne sais pas… Je tâche de leur trouver quelque chose. Miss Jane lit très gentiment à haute voix… mais il est si difficile de découvrir une personne qui veuille bien qu’on lui lise !… Et miss Annie peint un peu…

— Oui, je vois cela… des fleurs de pommier sur du papier buvard… Tout juste le genre de choses que je serai bientôt amenée à faire moi-même ! — s’écria Lily, en se dressant avec une véhémence qui menaçait de détruire la fragile table à thé de miss Farish.

Lily se pencha pour assurer les tasses ; puis elle se renfonça dans son fauteuil.

— J’avais oublié qu’il n’y a pas de place pour se démener… Comme il faut se bien tenir dans un petit appartement !… Oh ! Gerty, je n’étais pas faite pour la bonté ! — soupira-t-elle, sans aucun souci de la cohérence.

Gerty leva un regard craintif sur la figure pâle de son amie, où les yeux luisaient avec l’étrange éclat de l’insomnie.

— Vous semblez affreusement fatiguée, Lily : prenez votre thé et laissez-moi vous donner ce coussin pour vous appuyer.

Miss Bart accepta la tasse de thé, mais repoussa le coussin d’une main impatiente.

— Ne me donnez pas cela ! Je ne veux pas m’appuyer : je m’endormirais, si je le faisais.

— Eh bien, pourquoi pas, chérie ? je resterai aussi tranquille qu’une souris, — insista Gerty affectueusement.

— Non, non, ne restez pas tranquille ; parlez-moi… tenez-moi éveillée !… Je ne dors pas la nuit, et, dans la journée, je suis envahie par une terrible torpeur.

— Vous ne dormez pas la nuit ?… depuis quand ?

— Je ne sais pas… je ne me souviens plus.

Elle se leva et déposa la tasse vide sur le plateau :

— Une autre, et plus forte, s’il vous plaît : si je ne me tiens pas éveillée maintenant, j’aurai d’horribles visions, cette nuit… tout à fait horribles !

— Mais elles seront pires, si vous buvez trop de thé !

— Non, non… donnez-m’en ; et pas de sermon, je vous en prie ! — répliqua Lily d’un ton impérieux.

Sa voix avait une âpreté singulière, et Gerty vit trembler la main qu’elle tendait pour recevoir la seconde tasse.

— Mais vous avez l’air si fatiguée !… Je suis sûre que vous êtes malade.

Miss Bart posa la tasse avec un sursaut :

— Ai-je l’air malade ? Ma figure le dit-elle ?

Elle se leva et marcha rapidement vers le petit miroir placé au-dessus de la table à écrire.

— Quelle horrible glace !… elle est toute tachée et décolorée… N’importe qui, là dedans, serait blême !

Elle se retourna, fixant des yeux plaintifs sur Gerty :

— Chérie, stupide chérie, pourquoi me dites-vous des choses aussi odieuses ?… C’est de quoi rendre quelqu’un malade que de lui déclarer qu’il en a l’air !… Et malade, cela veut dire laide.

Elle saisit les poignets de Gerty, et l’entraîna tout près de la fenêtre :

— Après tout, j’aime mieux savoir la vérité. Regardez-moi bien en face, Gerty, et répondez-moi : suis-je à faire peur ?

— Vous êtes admirablement belle, en ce moment, Lily : vos yeux sont brillants, et vos joues sont devenues si roses tout à coup !…

— Ah ! elles étaient pâles, alors… blafardes, quand je suis entrée ? Pourquoi ne me dites-vous pas franchement que je suis une ruine ?… Mes yeux luisent en ce moment parce que je suis énervée… mais, le matin, ils ont l’air de plomb… Et je peux suivre le progrès des rides sur ma figure… Les rides de l’anxiété, du désappointement, de la défaite ! Chaque nuit d’insomnie en laisse une nouvelle, et comment pourrais-je dormir, quand j’ai de si terribles choses auxquelles penser !

— De terribles choses ?… quelles choses ? — demanda Gerty, dégageant doucement ses poignets des doigts fiévreux de son amie.

— Quelles choses ? Eh bien, la pauvreté, entre autres… et je n’en sais pas de plus terrible.

Lily se détourna et se laissa choir avec une lassitude soudaine dans le fauteuil voisin de la table à thé.

— Vous me demandiez tout à l’heure si je comprenais comment Ned Silverton dépensait tant d’argent. Mais oui, je le comprends : il le dépense à vivre avec les riches. Vous croyez que nous vivons des riches, plutôt qu’avec eux : et c’est vrai, dans un sens… mais c’est un privilège que nous avons à payer ! Nous mangeons leurs dîners, nous buvons leurs vins, nous fumons leurs cigarettes, nous nous servons de leurs voitures, de leurs loges à l’Opéra et de leurs wagons particuliers… oui, mais nous avons une taxe à payer pour chacun de ces luxes. L’homme la paye, cette taxe, en donnant de gros pourboires aux domestiques, en jouant aux cartes au delà de ses moyens, par des fleurs, des cadeaux, et bien d’autres choses qui sont chères ; la jeune fille, elle, la paye par des pourboires et par le jeu aussi… eh ! oui, j’ai dû me remettre au bridge… et en allant chez les meilleures couturières, en ayant toujours exactement la robe qu’il faut pour chaque circonstance, et en se gardant toujours fraîche, exquise et amusante !

Elle se pencha en arrière, un moment, et ferma les yeux, et, comme elle était là, ses lèvres pâles légèrement entr’ouvertes, les paupières baissées sur son regard brillant de bête forcée, Gerty eut la brusque sensation qu’elle changeait de visage, — comme si un jour cendré venait tout à coup en éteindre l’artificiel éclat. Lily leva les yeux, et la vision s’évanouit.

— Tout cela n’a pas l’air très amusant, n’est-ce pas ? Et cela ne l’est pas, non plus ; j’en suis écœurée à mort !… Et pourtant l’idée de renoncer à tout cela me tue presque, oui… voilà ce qui me tient éveillée la nuit, et me pousse à boire du thé si fort… Car je ne puis continuer ainsi beaucoup plus longtemps, vous savez… je suis presque au bout de mon rouleau. Et alors que faire ?… comment diable arriverai-je à vivre ?… Je me vois réduite au sort de cette pauvre Silverton… visitant en cachette les agences de placement, essayant de vendre des buvards peints à des sociétés féminines d’assistance mutuelle ! Et il y a déjà des milliers et des milliers de femmes qui essayent de faire la même chose, et, dans le nombre, pas une qui sache moins que moi comment s’y prendre pour gagner un dollar !

Elle se leva de nouveau et jeta un coup d’œil rapide sur la pendule :

— Il est tard, et il faut que je m’en aille : j’ai un rendez-vous avec Carry Fisher… N’ayez pas l’air si tourmentée, pauvre chérie… ne pensez pas trop à toutes les bêtises que je vous ai dites.

Elle était de nouveau devant le miroir, arrangeant ses cheveux d’une main légère, baissant sa voilette et ajustant ses fourrures :

— Bien entendu, vous savez, je n’en suis pas encore aux agences de placement, ni aux buvards peints ; mais je suis un peu à court, pour le moment, et, si je pouvais trouver quelque chose à faire… des mots à écrire, des listes de visites à préparer… enfin, dans cet ordre d’idées-là… cela me tiendrait à flot jusqu’au paiement du legs. Et Carry m’a promis de me trouver quelqu’un ayant besoin d’une sorte de secrétaire mondain : vous savez, elle s’est fait une spécialité des riches qui ont besoin d’assistance…


Miss Bart n’avait pas révélé à Gerty toute l’étendue de ses anxiétés. Elle avait, en réalité, un besoin urgent et immédiat d’argent : l’argent nécessaire pour faire face tout simplement à la note hebdomadaire qui ne pouvait être ni différée ni éludée. Renoncer à son appartement, et s’abaisser à l’obscurité d’une pension de famille ou à l’hospitalité provisoire d’un lit dans le petit salon de Gerty Farish, c’était là un expédient qui ne pouvait que reculer le problème posé devant elle ; et il lui semblait tout à la fois plus sage et plus agréable de rester où elle était et de trouver quelque moyen de gagner sa vie. La possibilité d’avoir à le faire était de celles qu’elle n’avait jamais examinées sérieusement jusqu’à ce jour, et la découverte qu’elle se montrerait sans doute aussi impuissante, aussi incapable de gagner son pain que la pauvre miss Silverton, porta un rude coup à son assurance.

Accoutumée qu’elle était à s’estimer d’après l’évaluation générale comme une personne d’énergie et de ressources, naturellement faite pour être supérieure à toute situation où elle se trouvait, elle s’était vaguement imaginé que de pareils dons seraient précieux à des gens qui cherchaient une direction mondaine ; il n’y avait malheureusement pas d’étiquette spécifique sous le couvert de laquelle l’art de dire et de faire la chose convenable pouvait être offert sur le marché, et même l’ingéniosité de Mrs. Fisher échoua devant la difficulté de découvrir une veine productive dans le trésor indéfini des grâces de Lily. Mrs. Fisher regorgeait d’expédients indirects pour permettre à ses amis de gagner leur vie, et elle pouvait affirmer en toute conscience qu’elle avait proposé plusieurs occasions de ce genre à Lily ; mais de plus légitimes gagne-pain étaient en dehors de sa sphère comme au-dessus des capacités des malheureux qui habituellement réclamaient ses offices. Lily n’avait pas su profiter des chances qu’elle lui avait déjà offertes, ce qui aurait pu justifier le renoncement à tout nouvel effort en sa faveur ; mais l’inépuisable bonté d’âme de Mrs. Fisher l’avait rendue experte à créer des demandes artificielles en réponse à une offre réelle. C’est pourquoi elle était partie aussitôt en voyage de découverte au bénéfice de miss Bart ; et, à la suite de ses explorations, elle mandait maintenant Lily en lui annonçant qu’elle avait « trouvé quelque chose ».


Restée seule, Gerty songeait avec tristesse à la situation de son amie et à sa propre incapacité de la secourir. Elle voyait clairement que, pour le moment du moins, Lily ne voulait pas du genre d’aide qu’elle pouvait lui donner. Miss Farish n’avait d’espoir pour son amie que dans une vie complètement réorganisée et détachée de son ancien milieu, tandis que toutes les énergies de Lily étaient concentrées dans un effort résolu pour s’attacher à ce milieu, pour s’identifier visiblement avec lui, aussi longtemps que l’illusion pourrait être maintenue. Quelque pitoyable qu’une telle attitude parût à Gerty, elle ne pouvait la juger aussi sévèrement que l’eût fait Selden, par exemple. Elle n’avait pas oublié la nuit émouvante où Lily et elle avaient reposé dans les bras l’une de l’autre, et où il lui avait semblé sentir le sang même de son cœur passer en son amie. Sans doute, le sacrifice qu’elle avait fait demeurait vain ; aucune trace ne subsistait en Lily des influences bienfaisantes de cette heure-là ; mais la tendresse de Gerty, disciplinée par de longues années de contact avec la souffrance obscure et inexprimée, savait attendre son objet avec une résignation silencieuse qui ne tenait pas compte du temps. Elle ne pouvait toutefois se refuser la consolation de se concerter anxieusement avec Laurence Selden, avec lequel, depuis qu’il était revenu d’Europe, elle avait renoué ses anciennes relations de cousinage et de confiance.

Selden lui-même ne s’était jamais aperçu d’aucun changement dans leurs relations. Il retrouva Gerty comme il l’avait laissée, simple, sans exigence et dévouée, mais avec une plus vive divination du cœur, qu’il reconnut sans chercher à l’expliquer. Quant à Gerty, elle aurait naguère jugé impossible de jamais plus parler librement avec lui de Lily Bart ; mais ce qui s’était passé dans les secrètes profondeurs d’elle-même eut pour effet d’abolir en quelque sorte, une fois tombée la poussière du combat, les frontières de son être moral, et désormais, pour elle, toute émotion personnelle alla se perdre dans un courant général de sympathie humaine.

Ce ne fut qu’environ quinze jours après la visite de Lily que Gerty eut l’occasion de communiquer ses craintes à Selden. Celui-ci, venu un dimanche, dans l’après-midi, était resté là durant toute l’heure du thé, frappé d’une animation qui ne lui disait rien de bon : il remarquait dans la voix et dans le regard de sa cousine quelque chose qui sollicitait un moment de tête-à-tête ; et, sitôt le dernier visiteur parti, Gerty ouvrit le feu en lui demandant depuis combien de temps il n’avait pas vu miss Bart.

L’hésitation perceptible de Selden lui permit un léger mouvement de surprise.

— Je ne l’ai pas vue du tout… je n’ai pu arriver jusqu’à elle, depuis son retour d’Europe.

Cet aveu inattendu fit que Gerty hésita, elle aussi ; elle balançait encore, au bord du sujet, quand il la tira d’embarras en ajoutant :

— J’aurais voulu la voir… mais elle m’a l’air d’avoir été absorbée par le clan des Gormer.

— Raison de plus : elle a été très malheureuse.

— Malheureuse avec les Gormer ?

— Oh ! je ne défends pas son intimité avec les Gormer ; mais cela aussi touche à sa fin, je crois… Vous savez qu’on a été très mal pour elle depuis sa brouille avec Bertha Dorset.

— Ah ! — s’écria Selden.

Il se leva brusquement, gagna la fenêtre, et demeura les yeux fixés sur la rue assombrie, tandis que sa cousine continuait d’expliquer :

— Judy Trenor et sa propre famille l’ont abandonnée aussi… et tout cela, à cause des horribles choses que Bertha Dorset a racontées sur elle… Et puis elle est très pauvre… Vous savez que Mrs. Peniston l’a déshéritée, avec un tout petit legs, après lui avoir donné à entendre qu’elle lui laisserait tout.

— Oui… je sais, — fit Selden d’un ton bref, en se retournant, mais pour se promener d’un pas inquiet dans l’espace circonscrit entre la porte et la fenêtre. — Oui… elle a été abominablement traitée ; mais, par malheur, c’est justement ce qu’un homme qui voudrait lui témoigner de la sympathie ne peut pas lui dire.

Ces mots déterminèrent chez Gerty comme un frisson de désappointement.

— Il y aurait d’autres moyens de témoigner votre sympathie ! suggéra-t-elle.

Selden, avec un léger rire, s’assit à côté d’elle sur le petit sofa, près du foyer.

— À quoi pensez-vous encore, incorrigible missionnaire ? demanda-t-il.

Gerty rougit, et d’abord cette rougeur fut sa seule réponse. Puis elle s’expliqua plus clairement et dit :

— Je pensais à ceci, qu’elle et vous étiez autrefois grands amis… qu’elle se souciait énormément de l’opinion que vous aviez d’elle… et que, si elle considère votre éloignement comme un signe de votre opinion actuelle, j’imagine que cela doit ajouter beaucoup à son malheur.

— Ma chère enfant, n’y ajoutez pas davantage… au moins dans votre imagination… en lui attribuant toutes sortes de délicatesses qui vous sont propres.

Selden, malgré lui, avait parlé d’une voix sèche, mais il rencontra le regard perplexe de Gerty et reprit avec plus de douceur :

— Mais, bien que vous exagériez énormément l’importance de ce que je pourrais faire pour miss Bart, vous ne sauriez exagérer mon empressement à le faire, si vous me le demandez.

Il posa la main, un moment, sur celle de Gerty : à ce rare contact, par un courant soudain, se fit un de ces échanges d’intelligence qui remplissent les réservoirs cachés de l’affection. Gerty eut le sentiment qu’il mesurait ce qu’il lui en coûtait, à elle, de faire cette requête, aussi nettement qu’elle lisait la signification de sa réponse ; et la notion de tout ce qui subitement s’était éclairci entre eux lui permit de trouver plus facilement ces paroles :

— Je vous le demande, alors ; je vous le demande, parce qu’elle m’a dit un jour que vous aviez été une aide pour elle, et parce qu’elle a besoin d’aide maintenant plus que jamais. Vous savez à quel point elle a toujours été dépendante du bien-être et du luxe ; combien elle a toujours haï ce qui était pauvre, laid et inconfortable. Elle ne peut pas s’en empêcher : elle a été élevée avec ces idées-là, elle n’a jamais pu s’en débarrasser. Mais aujourd’hui toutes les choses auxquelles elle tenait lui ont été enlevées, et les gens qui lui avaient appris à y tenir l’ont abandonnée aussi : et il me semble que si quelqu’un pouvait lui tendre la main et lui montrer l’autre côté de l’existence… lui montrer combien il reste encore de choses dans la vie et en elle-même…

Gerty s’arrêta, confondue par le son de sa propre éloquence, et gênée par la difficulté de donner une expression précise au vague désir de relèvement qu’elle éprouvait pour son amie.

— Moi, je ne peux rien pour elle : elle m’échappe, — continua-t-elle. — Je crois qu’elle a peur de m’être à charge. La dernière fois qu’elle est venue, il y a quinze jours, elle semblait affreusement tourmentée au sujet de son avenir : elle m’a dit que Carry Fisher essayait de lui trouver quelque chose à faire… Peu après, elle m’a écrit qu’elle avait accepté un emploi de secrétaire particulier, et que je n’avais pas à m’inquiéter, car tout était pour le mieux, et qu’elle viendrait me voir et tout me raconter aussitôt qu’elle en aurait le temps ; mais elle n’est jamais venue, et je ne veux pas y aller la première, parce que j’ai peur de m’imposer alors qu’elle ne me désire pas. Un jour, quand nous étions petites, comme je me précipitais sur elle, après une longue séparation, et lui jetais les bras autour du cou, elle me dit : « Je vous en prie, ne m’embrassez pas à moins que je ne vous le demande, Gerty… » et elle me l’a demandé, une minute plus tard ; mais, depuis, j’ai toujours attendu qu’elle me le demandât.

Selden l’avait écoutée en silence, avec cet air concentré que prenait sa figure brune et maigre lorsqu’il voulait se garder d’un changement involontaire d’expression. Quand sa cousine eut terminé, il dit avec un léger sourire :

— Puisque vous avez appris la sagesse de l’attente, je ne vois pas pourquoi vous me poussez en avant…

Mais, devant l’appel troublé de ses yeux, il ajouta, tout en se levant pour prendre congé :

— N’importe, je ferai ce que vous désirez, et je ne vous rendrai pas responsable de mon insuccès.


C’était avec intention que Selden avait évité miss Bart, — avec plus d’intention qu’il n’avait laissé supposer à sa cousine. Tout d’abord, à vrai dire, tandis que le souvenir de la dernière heure passée à Monte-Carlo le maintenait encore en pleine chaleur d’indignation, il avait attendu son retour avec anxiété ; mais elle l’avait désappointé en s’attardant en Angleterre, et quand, finalement, elle reparut, il se trouva que des affaires l’avaient appelé dans l’Ouest, d’où il ne revint que pour apprendre qu’elle allait en Alaska avec les Gormer. La révélation de cette nouvelle et soudaine intimité refroidit sensiblement son désir de la voir. Si, à un moment où sa vie tout entière semblait s’écrouler, elle pouvait en confier joyeusement la reconstruction aux Gormer, il n’y avait pas de raison pour que de tels accidents pussent jamais la frapper comme irréparables. Chaque pas qu’elle faisait semblait l’éloigner davantage de la région où, une ou deux fois, lui et elle s’étaient rencontrés pour une heure illuminée ; et la constatation de ce fait, une fois le premier émoi surmonté, lui procura un soulagement négatif. Il était bien plus simple pour lui de juger miss Bart sur sa conduite habituelle que par les rares déviations qui l’avaient jetée, d’une façon si troublante, en travers de son chemin, et tout acte de Lily qui rendait plus improbable le renouvellement de semblables déviations le confirmait dans le sentiment de délivrance avec lequel il revenait à l’idée conventionnelle que l’on avait d’elle.

Mais les paroles de Gerty Farish avaient suffi pour lui faire voir combien cette idée, en somme, était peu la sienne propre, et à quel point il lui était impossible de vivre tranquille avec la pensée de Lily Bart. Apprendre qu’elle avait besoin d’aide, — même d’une aide aussi vague que celle qu’il pouvait lui offrir, — c’était recommencer aussitôt à être possédé de cette pensée ; et, à peine dans la rue, il était suffisamment convaincu de l’urgence que présentait la requête de sa cousine pour diriger immédiatement ses pas vers l’hôtel de Lily.

Là son zèle se heurta à la nouvelle inattendue que miss Bart avait déménagé ; mais, comme il insistait, l’employé se rappela qu’elle avait laissé une adresse et il se mit à la rechercher dans ses livres.

Il était certainement étrange qu’elle eût fait cela sans avertir Gerty Farish de sa décision ; et Selden éprouva un vague malaise tandis qu’on recherchait l’adresse. La recherche dura assez longtemps pour que le malaise se changeât en appréhension ; et lorsque enfin on lui tendît un bout de papier où il lut ces mots : « Aux soins de Mrs. Norma Hatch, Hôtel Emporium », l’appréhension s’acheva en regard d’incrédulité, puis en geste de dégoût : il déchira le papier en deux, et rentra vivement chez lui.

XXIV


Lorsque Lily se réveilla, le lendemain de son arrivée à l’Hôtel Emporium, sa première sensation fut de satisfaction toute physique. La force du contraste rendait plus vive la jouissance de reposer une fois encore dans un lit à oreillers moelleux et de regarder à travers une chambre spacieuse et inondée de soleil le petit déjeuner servi sur une table, de manière engageante, auprès du feu. L’analyse et l’examen de conscience viendraient peut-être plus tard ; mais, pour le moment, elle n’était pas même gênée par l’exubérance des tentures ou par les turbulentes circonvolutions des meubles. Le sentiment de se trouver encore une fois enveloppée et bercée dans le bien-être, comme dans un milieu dense et doux, impénétrable à tout désagrément, faisait taire en effet jusqu’à la plus légère velléité de critique.

Lorsque, l’après-midi précédente, elle s’était présentée à la dame à laquelle Carry Fisher l’avait adressée, elle avait eu conscience d’entrer dans un monde nouveau. D’après le vague signalement que Carry lui avait donné de Mrs. Norma Hatch (le retour de cette dame à son nom de baptême était le résultat de son dernier divorce), on soupçonnait qu’elle venait « de l’Ouest », avec cette circonstance atténuante, et qui n’était pas rare, d’avoir apporté beaucoup d’argent. Bref, elle était riche, isolée, en l’air : juste le sujet qui convenait à Lily. Mrs. Fisher n’avait pas spécifié la ligne de conduite que son amie devait adopter : elle avouait qu’elle ne connaissait pas personnellement Mrs. Hatch ; elle avait entendu parler d’elle par Melville Stancy, homme de loi à ses moments perdus, le Falstaff d’une certaine section de la vie de fêtes et de club. Socialement, M. Stancy pouvait être considéré comme le chaînon qui reliait le monde des Gormer à la région médiocrement éclairée où pénétrait maintenant miss Bart. Ce n’était toutefois qu’au figuré que l’éclairage de ce monde-ci pouvait être qualifié de médiocre : en réalité, Lily trouva Mrs. Hatch assise dans un flamboiement de lumière électrique, impartialement projetée de diverses excroissances ornementales sur une vaste concavité de damas rose et de dorure, d’où elle se dressa comme Vénus de sa coquille. Cette analogie était justifiée par l’apparence même de la dame, dont les larges et jolis yeux avaient la fixité d’un objet clos et mis sous verre. Cela n’empêcha pas sa visiteuse de découvrir aussitôt que Mrs. Hatch était de quelques années plus jeune qu’elle, et que, sous ses dehors voyants, malgré son aplomb et tout ce que sa toilette et sa voix avaient d’agressif, persistait cette innocence indéracinable qui, chez les femmes de son pays, coexiste si curieusement avec la plus renversante expérience.

Le milieu où elle se trouvait était aussi étranger à Lily que ses habitants. Elle ne connaissait pas, à New-York, le monde des hôtels à la mode, — un monde surchauffé, trop tapissé, trop pourvu d’appareils mécaniques pour la satisfaction de besoins fantastiques, tandis que les aises d’une vie civilisée y étaient aussi impossibles à obtenir que dans le désert. À travers cette atmosphère de splendeur torride se mouvaient des êtres pâles aussi richement tapissés que les meubles, des êtres sans occupations définies et sans relations permanentes, portés par un faible courant de curiosité du restaurant à la salle de concert, du jardin d’hiver au salon de musique, d’une exposition artistique à une inauguration de couturière. Des chevaux qui piaffaient où des automobiles à carrosserie merveilleuse attendaient pour transporter ces dames à quelque lointain divertissement, d’où elles revenaient, encore plus pâles sous le poids de leurs zibelines, pour être de nouveau absorbées par l’étouffante inertie et la routine de l’hôtel. Quelque part derrière elles, à l’arrière-plan de leur vie, il y avait sans doute un passé réel, peuplé de réelles activités humaines ; elles étaient probablement elles-mêmes le produit d’ambitions fortes, d’énergies persévérantes, de contacts variés avec la salutaire rudesse de la vie ; et pourtant elles n’avaient pas plus d’existence réelle que les ombres du poète dans les limbes.

Lily ne demeura pas longtemps dans ce monde blafard sans découvrir que Mrs. Hatch en était la figure la plus substantielle. Cette dame, quoique flottant encore dans le vide, annonçait par quelques légers symptômes l’ébauche d’une silhouette ; elle était activement secondée dans cet effort par M. Melville Stancy. C’était M. Stancy, — un homme dont la présence n’allait pas sans retentissement, qui donnait à lui seul une idée de festins, et dont la galanterie se manifestait par des loges aux « premières » et des bonbonnières de mille dollars, — c’était M. Stancy qui avait arraché Mrs. Hatch à la scène de ses débuts pour la transplanter sur une estrade plus élevée, l’acclimater à la vie d’hôtel dans la métropole. C’était lui qui avait choisi les chevaux avec lesquels elle avait remporté le ruban bleu au Concours hippique, lui qui l’avait présentée au photographe qui ornait périodiquement de ses portraits les « Suppléments du Dimanche », lui enfin qui avait formé le groupe qui constituait son monde social. C’était encore un petit groupe, composé de figures hétérogènes suspendues au milieu de larges espaces non peuplés ; mais Lily ne fut pas longue à s’apercevoir que l’ordonnance de ce groupe n’était plus aux mains de M. Stancy. Comme il arrive souvent, l’élève avait dépassé le maître, et Mrs. Hatch était avertie déjà qu’il y avait des hauteurs d’élégance et des profondeurs de luxe où le monde de l’Emporium était loin d’atteindre. Cette découverte lui fit désirer aussitôt une direction supérieure, une assistance féminine et adroite, qui donnerait le ton juste à sa correspondance, de même qu’à ses chapeaux et à ses menus. C’était, en résumé, comme ordonnatrice d’une vie mondaine à peine éclose que miss Bart était requise ; ses devoirs ostensibles de secrétaire étaient restreints par le fait que Mrs. Hatch ne connaissait encore presque personne à qui écrire.

Les détails quotidiens de l’existence de Mrs. Hatch étaient aussi étrangers à Lily que sa teneur générale. Les habitudes de la dame étaient marquées par une indolence tout orientale et un désordre qui étaient particulièrement pénibles à sa compagne. Mrs. Hatch et ses amis semblaient voguer ensemble hors des limites du temps et de l’espace. Il n’y avait jamais d’heure fixe ; il n’existait pas d’obligations établies : le jour et la nuit coulaient l’un dans l’autre, et c’était un gâchis, un pêle-mêle d’engagements retardés, où l’on avait l’impression de déjeuner à l’heure du thé, tandis que le dîner se confondait souvent avec le bruyant souper qui après le théâtre prolongeait les veilles de Mrs. Hatch jusqu’à l’aube.

À travers ce fouillis d’activités futiles, circulait une foule bizarre de parasites : manucures, professeurs de beauté, coiffeurs, professeurs de bridge, de français, de « culture physique », — figures qu’il était parfois difficile de distinguer, par leurs apparences ou par ses relations avec elles, des visiteurs qui constituaient la société avouée de Mrs. Hatch… Mais ce qui surprit le plus Lily, ce fut de retrouver, dans ce dernier groupe, plusieurs de ses connaissances. Elle avait supposé, et non sans soulagement, qu’elle sortait, pour le moment, tout à fait de son propre milieu ; mais quoi ! M. Stancy, qui, par un côté de son existence agitée, touchait aux confins du monde de Mrs. Fisher, avait entraîné plusieurs de ses plus brillants ornements dans le cercle de l’Emporium. Un des premiers étonnements de Lily fut de trouver Ned Silverton parmi les habitués du salon de Mrs. Hatch ; mais elle s’aperçut bientôt qu’il n’était pas la plus importante recrue de M. Stancy. C’était sur le jeune Bertie Van Osburgh, le grêle petit héritier des millions Van Osburgh, que se concentrait l’attention des familiers de Mrs. Hatch. Bertie, qui sortait à peine du collège, s’était levé à l’horizon depuis l’éclipse de Lily ; et elle vit maintenant avec surprise quelle splendeur il jetait sur l’existence crépusculaire de Mrs. Hatch. Voilà donc ce que recherchaient les jeunes gens, une fois affranchis de l’officielle routine mondaine ; voilà donc le genre « d’engagement antérieur » qui leur faisait si fréquemment désappointer les espérances d’hôtesses anxieuses. Lily avait la sensation bizarre de se trouver derrière la tapisserie mondaine, du côté où l’on noue les fils, où pendent les bouts. Pendant quelque temps elle s’amusa de ce spectacle et de la part qu’elle y prenait : la situation avait une aisance et une absence de convention décidément reposantes après l’expérience qu’elle avait faite de l’ironie des conventions. Mais ces éclairs d’amusement n’étaient que de brèves réactions contre le long dégoût de ses journées. Comparée avec le vaste vide doré de l’existence de Mrs. Hatch, la vie des anciens amis de Lily semblait toute pleine d’activités bien réglées. Même la plus irresponsable d’entre les jolies femmes de sa connaissance avait ses obligations héréditaires, ses charités organisées, sa part dans le travail de la grande machine civique ; et toutes se tenaient entre elles par la solidarité de ces fonctions traditionnelles. La position de miss Bart eût été simplifiée si elle avait eu des devoirs spécifiques à remplir ; mais le service vague de Mrs. Hatch n’était pas sans avoir ses perplexités.

Ce n’était pas la maîtresse qui les créait, ces perplexités. Mrs. Hatch avait montré dès l’abord un désir presque touchant d’obtenir l’approbation de Lily. Loin d’affirmer la supériorité de l’argent, ses beaux yeux semblaient plaider l’inexpérience : elle voulait faire ce qui était « comme il faut », apprendre à être « femme du monde ». La difficulté était de trouver un point de contact entre son idéal et celui de Lily.

Mrs. Hatch nageait dans une brume d’enthousiasmes indéterminés, d’aspirations empruntées au théâtre, à la presse, aux journaux de modes, et à un monde voyant de sports qui échappait encore plus complètement à la vue de sa compagne. Trier parmi ces idées confuses celles qui étaient le plus capables de faire avancer la dame, tel était le devoir évident de Lily ; mais l’accomplissement était entravé par des doutes qui augmentaient chaque jour. Lily, en fait, reconnaissait de plus en plus une certaine ambiguïté dans sa propre situation. Ce n’était pas qu’elle doutât que Mrs. Hatch, au sens conventionnel du mot, ne fût irréprochable. Les fautes de cette dame étaient toujours des fautes de goût plutôt que des fautes de conduite ; le nombre de ses divorces était dû, semblait-il, à des conditions géographiques plutôt qu’à des causes morales ; et ses pires faiblesses provenaient surtout d’une aventureuse et extravagante bonté d’âme. Mais si Lily ne voyait pas d’inconvénient à ce qu’elle retînt sa manucure à déjeuner, ou à ce qu’elle offrît au « professeur de beauté » une place dans la loge de Bertie Van Osburgh, au théâtre, elle n’était pas aussi à l’aise pour ce qui était d’autres écarts moins visibles. Les relations de Ned Silverton et de Stancy, par exemple, lui paraissaient trop étroites et trop peu claires pour s’expliquer par aucune affinité naturelle ; et tous deux semblaient cultiver, d’un commun accord, le goût croissant de Bertie Van Osburgh pour Mrs. Hatch. Il n’y avait encore rien de bien défini dans la situation : cela pouvait bien n’être finalement qu’une vaste plaisanterie des deux compères ; mais Lily avait le vague sentiment que l’objet de leur expérience était trop jeune, trop riche et trop crédule. Son embarras s’augmentait du fait que Bertie semblait la considérer comme sa collaboratrice dans le lancement mondain de Mrs. Hatch, et cette vue supposait, de son côté, à lui, un intérêt permanent dans l’avenir de cette dame. Il y avait des moments où Lily prenait un plaisir d’ironie à cet aspect de l’affaire. L’idée de lancer un projectile tel que Mrs. Hatch contre le sein perfide de la société n’était pas dépourvue de charme : miss Bart avait même trompé ses loisirs avec des visions de la belle Norma introduite pour la première fois à un banquet de famille, chez les Van Osburgh. Mais la pensée d’être personnellement mêlée à cette opération était moins agréable, et à ces éclairs momentanés d’amusement succédaient des périodes de doute grandissant.

La conscience de ces doutes était à son apogée quand, une après-midi, tard, Lily fut surprise par une visite de Lawrence Selden. Il la trouva seule dans le désert de damas rose, car, dans le monde de Mrs. Hatch, l’heure du thé n’était pas consacrée aux rites mondains, et la dame était entre les mains de sa masseuse.

L’entrée de Selden avait causé à Lily un tressaillement intérieur d’embarras ; mais son air contraint eut pour effet de lui rendre à elle tout le sang-froid possible, et elle affecta aussitôt le ton de la surprise et du plaisir pour lui demander franchement comment il l’avait découverte dans un endroit si invraisemblable, et ce qui l’avait poussé à l’y rechercher.

Selden accueillit ces paroles avec un sérieux inaccoutumé : elle ne l’avait jamais vu si peu maître de la situation, si complètement à la merci des obstacles qu’il lui plairait de mettre sur son chemin.

— Je voulais vous voir, — dit-il.

Et elle ne put se retenir de lui faire observer qu’il avait admirablement maîtrisé son désir. Elle avait, en vérité, ressenti sa longue absence comme une des pires amertumes de ces derniers mois : son abandon avait blessé en elle des sensibilités intimes, bien au-dessous de la surface de son orgueil.

Selden riposta par un coup droit :

— Pourquoi serais-je venu à moins de penser que je pusse vous être utile ? C’est ma seule excuse pour imaginer que vous désiriez ma visite.

Elle vit là une façon maladroite de se dérober ; sa réplique n’en fut que plus vive :

— Vous êtes donc venu aujourd’hui parce que vous pensez pouvoir m’être utile ?

Il hésita de nouveau :

— Oui… en cette modeste qualité d’une personne avec laquelle vous pouvez causer.

Pour un homme intelligent, c’était sûrement là une stupide entrée en matière ; et l’idée que sa gêne était due à la crainte qu’elle n’attachât une signification personnelle à sa visite glaça le plaisir qu’elle éprouvait à le voir. Même dans les circonstances les plus défavorables, ce plaisir était toujours sensible : elle pouvait bien le haïr, mais elle n’avait jamais pu souhaiter qu’il ne fût pas là. Elle en était tout près, de le haïr, à cette heure, et pourtant le son de sa voix, les jeux de la lumière sur ses fins cheveux bruns, sa manière de s’asseoir, de bouger, de porter ses vêtements, — elle avait conscience que même ces choses triviales étaient mêlées à la trame de sa propre vie la plus profonde. En présence de cet homme, une paix soudaine descendait sur elle, et le tumulte de son esprit s’arrêtait. Mais une impulsion de résistance à cette influence furtive la portait maintenant à dire :

— Vous êtes bien aimable de vous présenter en cette qualité ; mais qu’est-ce qui vous fait croire que j’aie à causer de quelque chose de particulier ?

Bien qu’elle gardât le ton égal d’une conversation légère, la question était formulée de façon à rappeler à Selden qu’on ne lui demandait pas ses bons offices ; et, pour un moment, il en fut arrêté. Leur situation était de celles qui ne peuvent s’éclaircir que par une explosion soudaine de sentiment ; et toute leur éducation et leurs habitudes d’esprit rendaient improbable une pareille explosion. Le calme de Selden sembla plutôt se durcir en résistance, et celui de miss Bart en brillante surface d’ironie, tandis qu’ils se faisaient face, postés aux coins opposés d’un des sofas éléphantins de Mrs. Hatch. Le sofa en question, et l’appartement peuplé de ses monstrueux congénères, finirent par suggérer à Selden sa réplique.

— Gerty m’a dit que vous étiez secrétaire de Mrs. Hatch, et je savais qu’elle était anxieuse d’apprendre comment vous alliez.

Miss Bart reçut cette explication sans perceptible adoucissement de sa physionomie.

— Pourquoi n’est-elle pas venue elle-même, alors ? — demanda-t-elle.

— Parce que, comme vous ne lui aviez pas envoyé votre adresse, elle craignait d’être importune.

Il ajouta en souriant :

— Vous voyez que de pareils scrupules ne m’ont pas retenu. Il est vrai que je ne risque pas autant si j’encours votre déplaisir.

Lily lui rendit son sourire :

— Vous ne l’avez pas encore encouru ; mais j’ai idée que cela va vous arriver bientôt.

— Cela dépend de vous, n’est-ce pas ? Vous le voyez, mon initiative ne va pas plus loin que de me mettre à votre disposition.

— Mais en quelle qualité ? Que dois-je faire de vous ? — demanda-t-elle sur le même ton léger.

Selden jeta encore un coup d’œil circulaire sur le salon de Mrs. Hatch ; puis il dit avec une fermeté qui semblait inspirée par cette inspection finale :

— Il faut me laisser vous emmener d’ici.

Lily rougit devant la soudaineté de l’attaque ; puis elle se raidit et repartit avec froideur :

— Et puis-je vous demander où vous avez l’intention de me conduire ?

— Chez Gerty, tout d’abord, si vous le voulez bien ; l’essentiel, c’est que vous ne demeuriez pas ici.

L’âpreté inaccoutumée de sa voix aurait pu montrer à Lily combien ces mots lui coûtaient ; mais elle n’était pas en état de mesurer ses sentiments, à lui, au moment où les siens étaient en pleine révolte. La négliger, l’éviter même, peut-être, dans le temps où elle avait le plus besoin de ses amis, puis brusquement et sans excuse s’introduire dans sa vie par cette étrange usurpation d’autorité, c’était éveiller en elle tous ses instincts d’orgueil et de défense.

— Je vous suis très obligée — dit-elle — de prendre tant d’intérêt à mes projets ; mais je suis parfaitement satisfaite où je me trouve, et je n’ai pas la moindre intention de m’en aller.

Selden s’était levé et se tenait devant elle dans une attitude d’irrésistible attente :

— Cela prouve tout simplement que vous ne savez pas où vous vous trouvez ! — s’écria-t-il.

Lily se leva, elle aussi, avec un éclair de colère :

— Si vous êtes venu ici pour me dire des choses désagréables sur Mrs. Hatch…

— C’est seulement de vos relations avec Mrs. Hatch que je m’occupe…

— Mes relations avec Mrs. Hatch sont de celles dont je n’ai pas à rougir. Elle m’a aidé à gagner ma vie alors que mes vieux amis étaient parfaitement résignés à me voir mourir de faim.

— Allons donc ! vous savez bien qu’il ne s’agit pas de mourir de faim. Vous savez que vous avez toujours un refuge auprès de Gerty, jusqu’à ce que vous ayez recouvré votre indépendance.

— Vous avez l’air si au courant de mes affaires que je suppose que vous voulez dire : jusqu’à ce que le legs de ma tante soit payé ?

— Oui, c’est ce que je veux dire ; Gerty m’en a parlé, — confessa-t-il sans embarras.

Il était trop ému, à cette minute, pour sentir quelque fausse contrainte qui l’empêchât de parler ouvertement.

— Mais Gerty ignore, sans doute, — reprit miss Bart, — que je dois jusqu’au dernier sou de ce legs.

— Grand Dieu ! — s’écria Selden, qui perdit son sang-froid devant la brusquerie de cette annonce.

— Jusqu’au dernier sou, et davantage encore ! — répéta Lily ; — et maintenant vous comprenez peut-être pourquoi j’aime mieux rester avec Mrs. Hatch que profiter de la bonté de Gerty. Je n’ai plus d’argent, excepté mon petit revenu, et il faut que je gagne quelque chose de plus pour subsister.

Selden hésita, un instant ; puis il répondit, sur un ton plus tranquille :

— Mais, avec votre revenu et celui de Gerty, — puisque vous me permettez d’entrer aussi avant dans les détails de la situation, — vous pourriez sûrement vous arranger toutes les deux pour vivre ensemble, de sorte que vous n’auriez pas, vous, à gagner votre vie. Gerty, je le sais, est désireuse de faire un tel arrangement, et en serait fort heureuse…

— Mais moi, je ne le serais pas ! — interrompit miss Bart. Il y a bien des raisons qui font que ce ne serait ni bon pour Gerty ni sage pour moi-même.

Elle s’arrêta un moment, et comme il semblait attendre de plus amples explications, elle ajouta, en redressant vivement la tête :

— Vous me dispenserez peut-être de vous les donner, ces raisons.

— Je n’ai aucun titre à les connaître, — répondit Selden, sans tenir compte du ton qu’elle avait pris, — aucun titre à vous offrir un commentaire ou un avis en outre de celui que je vous ai déjà donné. Et mon droit d’agir comme je le fais est tout simplement le droit universellement reconnu qu’a un homme d’éclairer une femme quand il la voit inconsciemment placée dans une position fausse.

Lily sourit.

— J’imagine — reprit-elle — que par une position fausse vous entendez une position en dehors de ce que nous appelons la société ; mais rappelez-vous que j’avais été bannie de ses frontières sacrées longtemps avant de rencontrer Mrs. Hatch. Autant que j’en puis juger, il n’y a qu’une très petite différence à se trouver dedans ou dehors, et je me souviens que vous m’avez dit un jour que c’était seulement ceux qui étaient dedans qui prenaient cette différence au sérieux.

Ce n’était pas sans intention qu’elle avait fait allusion ainsi à leur mémorable causerie de Bellomont, et elle attendit avec un singulier tremblement nerveux la réponse que cette allusion amènerait ; mais le résultat de l’expérience fut décevant. Selden ne se laissa pas détourner de sa ligne ; il ne fit qu’ajouter avec plus d’énergie :

— La question de se trouver dedans ou dehors est, comme vous le dites, de peu d’importance et n’a rien à faire avec le cas présent, sinon que le désir de Mrs. Hatch d’être dedans peut vous placer dans une position que je qualifie de fausse.

Malgré son ton de voix modéré, chaque parole qu’il prononçait avait pour effet de fortifier la résistance de Lily. Les appréhensions mêmes qu’il éveillait en elle l’endurcissaient contre lui : elle n’avait cessé de guetter un accent de sympathie personnelle, quelque signe qui témoignât qu’elle avait reconquis son pouvoir sur lui ; et cette attitude de calme impartialité, l’absence de toute réponse à son appel, changea son orgueil blessé, en aveugle ressentiment contre une telle intervention. La conviction que c’était Gerty qui l’avait envoyé, et que, dans quelques difficultés qu’il l’eût imaginée, il ne serait jamais venu spontanément à son aide, affermit sa résolution de ne pas l’admettre plus avant dans sa confidence. Si douteuse qu’elle sentît sa situation, elle persisterait dans les ténèbres plutôt que de devoir la lumière à Selden.

— Je ne sais pas — fit-elle, quand il cessa de parler — pourquoi vous m’imaginez dans la position que vous décrivez ; mais, puisque vous m’avez toujours dit que le seul objet d’une éducation comme la mienne est d’enseigner à une jeune fille à obtenir ce qu’il lui faut, pourquoi ne pas supposer que c’est justement ce que je suis en train de faire ?

Le sourire avec lequel elle résuma la situation était comme une barrière bien nette dressée contre de nouvelles confidences ; son éclat même tenait Selden à une telle distance qu’il avait le sentiment de la voir presque hors de portée en répliquant :

— Je ne suis pas sûr de vous avoir jamais citée comme un exemple heureux de cette sorte d’éducation.

À cette sortie, elle rougit un peu, mais elle s’arma d’un rire léger :

— Ah ! attendez encore un peu… donnez-moi encore un peu de temps avant de prononcer votre jugement !

Et, comme il hésitait devant elle, guettant toujours une fissure dans la façade impénétrable qu’elle lui présentait :

— Ne me condamnez pas ; je puis encore faire honneur à mon éducation ! — affirma-t-elle.

XXV


— Regardez ces paillettes, miss Bart… toutes cousues de travers !…

La « première », une grande femme à figure perpendiculaire et pincée, rejeta, d’un geste de réprobation, sur la table, à côté de Lily, la forme de laiton et de tulle, et passa à l’ouvrière suivante.

Elles étaient vingt dans l’atelier ; leurs profils fatigués, sous des chevelures exagérées, se penchaient, dans la dure lumière du nord, sur les ustensiles de leur art : car c’était assurément quelque chose de plus qu’une industrie, cette création de décors sans cesse renouvelés pour les visages des femme fortunées. Leurs visages à elles, étaient blêmis par l’insalubrité de l’air chaud et du travail sédentaire, plutôt qu’ils ne présentaient, à proprement parler, les signes du besoin : elles étaient employées par un élégant magasin de modes, et étaient relativement bien vêtues et bien payées ; mais les plus jeunes d’entre elles étaient d’aspect aussi terne et incolore que les plus âgées. Dans tout l’atelier, il n’y avait qu’une seule figure sous la peau de laquelle le sang jouait encore visiblement, et cette figure était enflammée d’humiliation tandis que miss Bart, sous le cinglement de l’arrêt rendu par la « première », commençait à dépouiller la forme des paillettes qui la recouvraient.

Gerty Farish, toujours optimiste, avait cru trouver une solution en se rappelant quel talent avait Lily pour garnir des chapeaux. Des exemples de jeunes femmes, — d’« amateurs », — s’établissant modistes sous un patronage élégant et conférant à leurs « créations » cette touche indéfinissable qu’une main professionnelle n’arrive jamais à donner, avaient rendu à Gerty sa confiance dans l’avenir, et convaincu même Lily que sa rupture avec Mrs. Norma Hatch ne la réduirait pas nécessairement à dépendre de ses amis.

Cette séparation était survenue quelques semaines après la visite de Selden, et se serait produite plus tôt, n’eût été la résistance éveillée en Lily par son malencontreux avis. Le sentiment d’être mêlée à une opération qu’elle n’eût pas aimé à examiner de trop près s’était précisé bientôt grâce à une indication de M. Stancy : si elle comprenait « ce que parler veut dire », elle n’aurait pas à s’en repentir, assurait-il. Cette allusion à une récompense directe avait hâté sa fuite, et l’avait rabattue, honteuse et contrite, dans les bras pitoyables et grands ouverts de Gerty. Elle ne se proposait pas, toutefois, de s’y reposer lâchement, et l’idée de Gerty, touchant les chapeaux, avait aussitôt ravivé ses espoirs d’activité lucrative. Voilà donc quelque chose enfin que ses jolies mains nonchalantes pouvaient réellement faire : elle n’avait aucun doute sur leur habileté à nouer un ruban ou à disposer une fleur de façon avantageuse. Et, naturellement, on ne lui demanderait que ces dernières touches-là : des doigts subalternes, grossiers, gris, piqués d’aiguilles, prépareraient les formes et coudraient les coiffes, tandis qu’elle présiderait le charmant petit magasin, — un magasin tout en panneaux blancs, miroirs et tentures vert mousse, — où ses créations achevées, chapeaux, guirlandes, aigrettes et le reste, seraient perchées sur leurs supports comme des oiseaux prêts à s’envoler.

Mais, dès le début de la campagne de Gerty, cette vision du magasin vert et blanc s’évanouit. D’autres jeunes dames à la mode s’étaient ainsi établies, vendant leurs chapeaux rien que par l’attraction d’un nom et leur chic réputé pour faire un nœud ; mais ces êtres privilégiés imposaient à la confiance publique par des garanties matérielles, par leur empressement à payer leur loyer et à avancer une forte somme pour les dépenses courantes. Où Lily pouvait-elle trouver un pareil soutien ? Et, l’eût-elle trouvé, comment amener les dames de l’approbation de qui le succès dépendait à lui accorder leur patronage ? Gerty s’en aperçut : la sympathie que la situation de son amie aurait pu éveiller, quelques mois auparavant, avait été compromise, sinon définitivement perdue, par ses relations avec Mrs. Hatch. Une fois de plus, elle était sortie d’une position équivoque à temps pour sauvegarder son respect d’elle-même, mais trop tard pour se justifier devant le public. Bertie Van Osburgh ne devait pas épouser Mrs. Hatch : il avait été sauvé, au dernier moment, — d’aucuns disaient par les efforts de Gus Trenor et de Rosedale, — et expédié en Europe avec le vieux Ned Van Alstyne ; mais le danger qu’il avait couru serait toujours attribué à la connivence de miss Bart, et servirait en quelque sorte à résumer et à corroborer la vague mais générale méfiance qu’on avait d’elle. C’était un soulagement pour ceux qui s’étaient écartés de Lily de se trouver ainsi justifiés : ils étaient portés à insister quelque peu sur son rôle dans l’affaire Hatch afin de bien montrer qu’ils avaient eu raison.

En tout cas, la tentative de Gerty se heurta contre un solide mur de résistances ; et Carry Fisher, momentanément repentante pour sa responsabilité dans l’histoire Hatch, eut beau joindre ses efforts à ceux de miss Farish, elle ne réussit pas mieux. Gerty avait essayé de pallier son échec par de tendres ambiguïtés ; mais Carry, toujours la candeur même, exposa le cas bien carrément à son amie :

— Je suis allée tout droit trouver Judy Trenor : elle a moins de préjugés que les autres, et, en outre, elle a toujours détesté Bertha Dorset. Mais que lui avez-vous donc fait, Lily ? À mon premier mot pour la prier de vous lancer, elle a jeté feu et flamme à propos d’argent que vous auriez soutiré à Gus ; je ne l’avais encore jamais vue si échauffée. Vous savez qu’elle lui passe tout sauf de dépenser de l’argent pour ses amis : si elle est convenable pour moi, en ce moment, c’est qu’elle sait que je ne suis pas à court… Vous dites qu’il a spéculé pour vous ? Eh bien, où est le mal ? Il n’avait qu’à ne pas perdre… Il n’a pas perdu ? Alors, que diable !… Mais, Lily, je n’ai jamais pu vous comprendre !

Le résultat de tout cela fut qu’après d’anxieuses recherches et de longues délibérations, Mrs. Fisher et Gerty, pour une fois bizarrement unies par le désir d’aider leur amie, décidèrent de la placer dans l’atelier de madame Regina, la célèbre modiste. Même cet arrangement n’alla pas sans de laborieuses négociations : car madame Regina avait un robuste préjugé contre les employées qui n’avaient pas fait d’apprentissage ; elle ne céda que parce qu’elle devait le patronage de Mrs. Bry et de Mrs. Gormer à l’influence de Carry Fisher. Elle avait toujours été disposée à employer Lily dans le salon d’exposition : une beauté à la mode pouvait être un précieux appoint pour mettre des chapeaux en valeur. Mais à cette suggestion miss Bart opposa une fin de non-recevoir qui fut énergiquement appuyée par Gerty ; d’autre part, Mrs. Fisher, qui tout au fond n’était pas convaincue, mais se résignait à cette dernière preuve de la déraison de Lily, reconnut que, somme toute, il serait peut-être préférable qu’elle apprit le métier. Ce fut donc à l’atelier de Regina que Lily fut confiée par ses amies, et Mrs. Fisher l’y laissa avec un soupir de soulagement ; cependant la vigilante Gerty continuait d’avoir l’œil sur elle, à distance.

Lily était entrée là au début de janvier ; on était en mars et elle était encore « attrapée » pour sa maladresse à coudre des paillettes sur une forme de chapeau. Comme elle retournait à son travail, elle entendit ricaner le long des tables.

Elle se savait un objet de critique et d’amusement pour les autres ouvrières. Elles étaient, naturellement, au courant de son histoire : — l’exacte situation de chacune était connue et discutée librement par toutes les autres, — mais cela ne produisait chez elles aucun sentiment gênant de la hiérarchie sociale ; cela expliquait tout simplement pourquoi ses doigts ignorants tâtonnaient encore sur les rudiments du métier. Lily ne prétendait pas qu’elles reconnussent en elle aucune distinction, mais elle avait espéré être traitée en égale et se montrer avant longtemps leur supérieure par quelque tour de main spécial, et il était humiliant de constater qu’après deux mois de corvée elle trahissait encore son manque de premier apprentissage. Comme il était loin, le jour où elle pourrait aspirer à exercer les talents qu’elle croyait posséder ! On ne remettait qu’aux ouvrières expérimentées le soin délicat de façonner et de garnir les chapeaux, et la « première » la condamnait inexorablement à la routine du travail préparatoire.

Elle commença à enlever les paillettes de la forme, prêtant vaguement l’oreille à la rumeur de causerie qui montait ou s’abaissait suivant que s’éloignait ou se rapprochait la figure active de miss Haines. L’atmosphère était plus lourde que d’habitude, car miss Haines, qui était enrhumée, n’avait pas permis qu’on ouvrît une seule fenêtre, même pendant le repos de midi, et la tête de Lily était si pesante, après une nuit d’insomnie, que le bavardage de ses compagnes avait pour elle l’incohérence d’un rêve.

— Je lui avais bien dit qu’il ne la regarderait plus, et c’est ce qui est arrivé. Moi, à sa place, j’aurais fait comme lui : je trouve qu’elle s’est très mal conduite avec lui. Il l’avait menée au bal Arion, menée et ramenée en voiture… Elle a pris dix bouteilles, et ses maux de tête ne vont pas mieux ; mais elle a écrit une attestation pour dire que la première bouteille l’avait guérie, et elle a eu cinq dollars et son portrait dans le journal… Le chapeau de Mrs. Trenor ? Celui avec l’oiseau de paradis vert ? Voici, miss Haines : il sera prêt dans un instant… C’était une des demoiselles Trenor qui était là, hier, avec Mrs. George Dorset. Comment je le sais ? Mais parce que madame m’a envoyée chercher pour changer la fleur dans ce chapeau de chez Virot : celui-là, en tulle bleu. Elle est grande et mince, avec les cheveux frisés ; un peu comme Mamie Leach, seulement plus maigre…

Et cela continuait incessamment : un courant ininterrompu de sons insignifiants, à la surface duquel, de temps à autre, un nom familier venait flotter. Ce qu’il y avait de plus étrange dans l’étrange expérience de Lily, c’était d’entendre ces noms, de voir reflétée dans l’esprit de ces ouvrières cette image fragmentaire et déformée de la société où elle avait vécu. Elle n’avait jamais soupçonné le mélange d’insatiable curiosité et de liberté méprisante avec lequel elle et ses semblables étaient discutées dans ce monde inférieur de travailleuses qui vivaient de leur vanité et de leur coquetterie. Chaque ouvrière, chez madame Regina, savait à qui était destiné le chapeau qu’elle avait en mains, et chacune avait son opinion sur la destinataire, une connaissance bien nette de sa situation dans le système mondain. Que Lily fût une étoile tombée de ce ciel, cela n’avait rien ajouté, une fois le premier mouvement de curiosité passé, à l’intérêt qu’elle pouvait exciter chez ses compagnes. Elle était tombée, elle avait disparu sous l’horizon, et, fidèles à l’idéal de leur race, elles n’avaient de respect que pour le succès, que pour l’image grossière et tangible de la réussite matérielle. Le sentiment de la différence des points de vue les tenait seulement à quelque distance, comme si c’était une étrangère avec laquelle il fallait faire effort pour causer.

— Miss Bart, si vous ne pouvez coudre ces paillettes plus régulièrement, je crois que vous feriez mieux de donner le chapeau à miss Kilroy.

Lily regarda tristement son ouvrage. La « première » avait raison : les paillettes étaient lamentablement cousues. Qu’est-ce donc qui la rendait plus maladroite que d’habitude ? Était-ce dégoût croissant de sa tâche ou réelle incapacité physique ? Elle se sentait fatiguée : elle avait les idées brouillées ; il lui fallait faire un effort pour les rassembler. Elle se leva et tendit le chapeau à miss Kilroy, qui le prit avec un sourire contenu.

— Je regrette… Je ne me sens pas très bien, — dit-elle à la « première ».

Miss Haines ne fit aucune remarque. Dès le principe, elle avait mal auguré du consentement de la patronne acceptant une apprentie du monde parmi ses ouvrières. Dans ce temple de l’art, on n’avait pas besoin de débutantes maladroites, et miss Haines aurait été surhumaine si elle n’avait pas pris un certain plaisir à voir ses pronostics se réaliser.

— Vous feriez mieux de vous remettre à border les formes ! dit-elle sèchement.


Quand les ouvrières furent libérées, Lily se glissa dehors la dernière. Elle ne se souciait pas de se mêler à leur dispersion bruyante : une fois dans la rue, elle se sentait toujours revenir malgré elle à son vieux point de départ, à son aversion instinctive pour toute grossièreté comme pour toute promiscuité. Au temps — comme il lui semblait éloigné maintenant ! — où elle avait visité le « Cercle de Jeunes filles » avec Gerty Farish, elle avait éprouvé un intérêt de néophyte pour les classes laborieuses ; mais c’était parce qu’elle les voyait d’en haut, de l’altitude heureuse de sa grâce et de sa bienfaisance. Maintenant qu’elle se trouvait à leur niveau, le point de vue était moins séduisant.

Elle sentit qu’on lui touchait le bras et rencontra les yeux repentants de miss Kilroy.

— Miss Bart, je suis sûre que vous pouvez coudre ces paillettes tout aussi bien que moi, quand vous êtes bien portante. Miss Haines n’a pas été juste pour vous.

À cette avance inattendue, Lily rougit un peu : il y avait longtemps qu’elle n’avait vu de vraie bonté dans d’autres yeux que ceux de Gerty.

— Oh ! merci ; je ne vais pas très bien, mais miss Haines avait raison : je suis maladroite.

— Bon ! bon !… c’est un travail ingrat pour quelqu’un qui a mal à la tête. (Miss Kilroy s’arrêta, irrésolue.) Vous devriez rentrer chez vous tout de suite et vous coucher. Avez-vous jamais essayé l’orangine ?

— Merci. (Lily lui tendit la main.) Vous êtes bonne. Je vais rentrer tout de suite.

Elle regarda miss Kilroy avec reconnaissance, mais ni l’une ni l’autre ne savait plus que dire. Lily sentait que l’autre allait lui offrir de l’accompagner chez elle, mais elle avait besoin d’être seule et silencieuse ; même la bonté, le genre de bonté que miss Kilroy pouvait lui offrir, l’aurait plutôt agacée en ce moment.

— Merci bien ! — répéta-t-elle, en s’éloignant.

Elle tourna vers l’ouest, dans le morne crépuscule de mars, gagnant la rue où se trouvait sa pension. Elle avait résolument refusé l’hospitalité de Gerty. Quelque chose de l’aversion farouche qu’avait sa mère pour toute surveillance et toute sympathie commençait à se développer en elle : la promiscuité d’un petit appartement et son étroite intimité lui semblaient, somme toute, moins faciles à endurer que la solitude d’une chambre unique dans une maison où elle pouvait entrer et sortir sans être remarquée au milieu d’autres travailleurs. Pendant quelque temps, elle avait été soutenue par ce besoin d’isolement et d’indépendance ; maintenant le progrès de la faiblesse physique, la lassitude causée par ces longues heures de réclusion dont elle n’avait pas l’habitude, l’induisaient à sentir âprement la laideur de ce qui l’entourait et le manque de confort. Sa journée faite, elle redoutait de rentrer dans sa petite chambre au papier taché, à la peinture écaillée, elle détestait chaque pas qui l’y ramenait, à travers l’avilissement d’une rue jadis à la mode et qui achevait d’être abandonnée au commerce.

Mais ce qu’elle redoutait le plus, c’était d’avoir à passer devant le pharmacien, au coin de la Sixième Avenue. Elle aurait voulu prendre une autre rue : elle le faisait d’habitude, ces derniers temps. Mais aujourd’hui ses pas semblaient attirés irrésistiblement vers la plaque étincelante du coin ; elle essaya de traverser plus bas, mais un camion chargé la repoussa, elle obliqua sur la chaussée, atteignant ainsi le trottoir juste en face de la porte du pharmacien.

Au-dessus du comptoir, elle rencontra le regard de l’aide qui l’avait servie auparavant : elle lui glissa l’ordonnance dans la main. Il ne pouvait y avoir de discussion au sujet de l’ordonnance : c’était une copie d’une de celles de Mrs. Hatch, donnée obligeamment sur le pharmacien de cette dame. Lily croyait bien que l’aide l’exécuterait sans hésitation ; cependant elle avait une crainte nerveuse d’un refus ou de quelque doute : ses mains étaient agitées pendant qu’elle affectait de regarder les flacons de parfumerie alignés sur la tablette de verre, devant elle.

L’aide avait lu l’ordonnance sans faire aucune remarque ; mais, comme il lui tendait la fiole, il s’arrêta :

— Il ne faut pas augmenter la dose, vous savez !

Le cœur de Lily se contracta. Que voulait-il dire en la regardant ainsi ?

— Bien entendu ! — murmura-t-elle, en allongeant la main.

— Parfait !… C’est que c’est une drogue qui a des effets bizarres. Une goutte ou deux de plus, et vous vous en allez… les médecins ne savent pas pourquoi.

La peur qu’il la questionnât ou qu’il voulût garder la fiole étouffa le murmure d’acquiescement dans sa gorge, et, lorsqu’elle se trouva enfin sans accroc hors de la boutique, elle eut presque un vertige de soulagement. Le simple contact du petit paquet faisait frémir ses pauvres nerfs par la promesse délicieuse d’une nuit de sommeil, et, dans la réaction qui suivait cet accès de frayeur, elle sentit comme les premières fumées de l’assoupissement peser déjà sur elle.

Dans son trouble, elle se heurta presque contre un homme qui débouchait précipitamment de l’escalier du métropolitain. Il s’effaça, et elle entendit son nom prononcé dans un cri de surprise. C’était Rosedale, luisant et prospère sous sa fourrure ; mais pourquoi le voyait-elle si éloigné, comme à travers le brouillard d’une lorgnette cassée ?

Avant de pouvoir se rendre compte de ce phénomène, elle se trouva en train de lui serrer la main. Ils s’étaient séparés avec dédain, de son côté, à elle, et colère, de son côté, à lui ; mais toute trace de ces émotions avait disparu tandis qu’ils échangeaient une poignée de main, et elle n’avait que le sentiment confus qu’elle aurait voulu continuer de se raccrocher à lui.

— Quoi ? qu’est-ce qu’il y a, miss Lily ? Vous n’êtes pas bien ! — s’écria-t-il.

Et elle se força de sourire pour le rassurer :

— Je suis un peu fatiguée, ce n’est rien. Restez avec moi, un moment.

Elle soupira. C’était elle qui demandait ce service à Rosedale !

Il jeta un coup d’œil sur le coin malpropre et peu propice où ils se trouvaient, avec le fracas du chemin de fer, le cri des rails et des wagons qui résonnait hideusement à leurs oreilles.

— Nous ne pouvons pas rester ici ; mais laissez-moi vous emmener prendre une tasse de thé. Le « Longworth » est à deux pas, et il n’y aura personne à cette heure.

Une tasse de thé dans un endroit tranquille, hors du bruit et de la laideur, lui semblait, pour le moment, la seule consolation qu’elle pût supporter. En une minute, ils furent à la porte de l’hôtel qu’il avait nommé, et, un instant après, il était assis en face d’elle et le garçon avait placé le thé entre eux.

— Vous ne voulez pas commencer par une goutte d’eau-de-vie ou de whisky ? Vous avez l’air absolument rendue, miss Lily… Eh bien, prenez votre thé très fort, alors… Garçon, mettez un coussin dans le dos de madame. Lily sourit faiblement à cette injonction de prendre le thé fort. C’était la tentation qu’elle cherchait toujours à vaincre. Son besoin de ce stimulant était sans cesse en conflit avec cet ardent désir de sommeil, — le désir de minuit que, seul, le petit flacon qu’elle tenait dans sa main pouvait satisfaire. Mais aujourd’hui, quoi qu’il en fût, le thé ne pouvait être trop fort : elle comptait dessus pour verser dans ses veines vides la chaleur et la résolution.

Comme elle se renversait contre le coussin, les paupières tombantes à force de lassitude, bien que les premières gorgées du thé chaud eussent redonné un peu de vie à son visage, Rosedale eut de nouveau la poignante surprise de sa beauté. Les cernes de la fatigue sous les yeux, la morbide pâleur veinée de bleu aux tempes, faisaient ressortir l’éclat de ses cheveux et de ses lèvres comme si toute sa vitalité déclinante se fut concentrée là. La pureté de sa tête se détachait sur le fond chocolat du restaurant mieux qu’elle n’avait jamais fait dans la salle de bal la plus brillamment illuminée. Il la regardait avec un soudain malaise, comme si sa beauté était un ennemi oublié qui s’était tenu jusque-là en embuscade et qui l’assaillait maintenant à l’improviste.

Pour éclaircir l’atmosphère, il essaya de prendre avec elle un ton dégagé :

— Eh bien, miss Lily, je ne vous ai pas vue depuis un siècle. Je ne savais pas ce que vous étiez devenue.

Il s’arrêta, embarrassé, pressentant les complications où ceci pourrait le conduire. S’il ne l’avait pas vue, il avait entendu parler d’elle : il savait ses relations avec Mrs. Hatch et les bavardages qui en résultaient. Le milieu de Mrs. Hatch était un de ceux où jadis il avait fréquenté assidûment et qu’il s’appliquait le plus à éviter aujourd’hui.

Lily, à qui le thé avait rendu sa clarté d’esprit, vit à quoi il pensait et dit avec un léger sourire :

— Vous ne pouviez pas entendre parler de moi. Je fais partie maintenant des classes laborieuses.

Il la regarda fixement, avec un étonnement sincère :

— Vous ne voulez pas dire ?… Bon Dieu ! qu’est-ce que vous faites ?

— J’apprends le métier de modiste… au moins j’essaie de l’apprendre ! — s’empressa-t-elle de rectifier.

Rosedale étouffa un sifflement de surprise :

— Allons ! vous ne parlez pas sérieusement, n’est-ce pas ?

— Très sérieusement. Je suis obligée de travailler pour vivre.

— Mais j’avais compris… je croyais que vous étiez chez Norma Hatch.

— Vous aviez entendu dire que j’étais entrée chez elle comme secrétaire ?

— Quelque chose comme cela, il me semble.

Et il se pencha pour lui verser une seconde tasse.

Lily devina les possibilités d’embarras que le sujet présentait pour lui, et, levant les yeux sur son interlocuteur, elle dit brusquement :

— Je l’ai quittée, il y a environ deux mois.

Rosedale continua de manier gauchement la théière, et elle fut certaine qu’il avait entendu ce qu’on avait dit d’elle. Mais aussi qu’est-ce que Rosedale n’entendait pas ?

— N’était-ce pas une situation très douce ? — demanda-t-il sur un ton léger.

— Trop douce… on aurait pu s’enfoncer trop profondément.

Lily avait un bras posé sur le bord de la table ; elle considérait Rosedale avec plus d’intérêt qu’elle ne l’avait jamais fait. Une invincible impulsion la pressait d’exposer son cas à cet homme de la curiosité duquel elle s’était toujours si furieusement défendue.

— Vous connaissez Mrs. Hatch, je crois ? Eh bien, vous comprendrez, sans doute, qu’elle pouvait me faciliter un peu trop les choses.

Rosedale parut vaguement intrigué : elle se souvint que les allusions étaient perdues pour lui.

— Ce n’était pas votre place, d’aucune façon ! — avoua-t-il, sous la pleine lumière de ses yeux.

Il en était inondé, noyé, entraîné tout à coup en d’étranges profondeurs d’intimité. Lui qui avait dû se contenter de viser au vol des regards fugitifs, bientôt perdus sous le couvert, il sentait maintenant les prunelles de Lily fixées sur lui avec une intensité rêveuse qui l’éblouissait réellement.

— Je suis partie, — continua-t-elle, — de peur que les gens ne disent que j’aidais Mrs. Hatch à épouser Bertie Van Osburgh… lequel n’est nullement trop bon pour elle… et, comme on continue tout de même à le dire, je vois que j’aurais tout aussi bien pu rester où j’étais.

— Oh ! Bertie (Rosedale balaya le sujet d’un geste qui en marquait le peu d’importance et qui montrait en même temps quelles immenses perspectives s’ouvraient maintenant devant lui), Bertie ne compte pas… Mais je savais bien que vous n’étiez pas mêlée à cette affaire. Ce n’est pas votre genre.

Lily rougit légèrement : elle ne pouvait se dissimuler que ces paroles lui faisaient plaisir. Elle aurait voulu rester là, boire encore du thé, continuer à parler d’elle-même à Rosedale. Mais la vieille habitude d’observer les conventions lui rappela qu’il était temps de mettre fin à leur colloque : elle esquissa le mouvement de repousser sa chaise.

Rosedale l’arrêta en protestant du geste :

— Attendez une minute, ne partez pas si vite ; asseyez-vous tranquillement et reposez-vous encore un peu. Vous paraissez à bout de forces. Et vous ne m’avez pas dit…

Il s’interrompit, conscient d’aller plus loin qu’il ne voulait. Elle vit la lutte et la comprit ; elle comprit aussi à quel charme il cédait, les yeux attachés à son visage, quand il reprit tout à coup :

— Que vouliez-vous dire, tout à l’heure, en prétendant que vous appreniez le métier de modiste ?

— La vérité, tout simplement. Je suis apprentie chez Regina.

— Seigneur !… vous ?… Mais pourquoi ? Je savais que votre tante vous avait déshéritée : Mrs. Fisher me l’a dit. Mais j’avais compris que vous aviez un legs…

— Oui, dix mille dollars… mais ce legs ne sera payé que l’été prochain.

— Eh bien, mais… écoutez ; vous auriez pu emprunter dessus, si vous aviez voulu.

Elle secoua gravement la tête :

— Non, car je dois déjà toute la somme.

— Vous les devez ?… les dix mille dollars ?

— Jusqu’au dernier sou.

Elle s’arrêta et reprit brusquement, les yeux fixés sur le visage de Rosedale :

— Je crois que Gus Trenor vous a raconté, un jour, qu’il m’avait fait gagner quelque argent à la Bourse…

Elle attendit, et Rosedale, congestionné d’embarras, murmura qu’il se rappelait quelque chose de ce genre.

— Il m’a fait gagner à peu près neuf mille dollars, — poursuivit Lily, sur le même ton ardemment communicatif. — J’avais compris alors qu’il jouait avec mon propre argent : c’était parfaitement stupide de ma part, mais je ne savais rien des affaires. Après, je découvris qu’il n’avait pas touché à mes fonds : ce qu’il m’avait dit avoir gagné pour moi, il me l’avait réellement donné. Il le faisait, naturellement, par bonté pure, mais ce n’est pas un genre d’obligation que l’on puisse accepter. Malheureusement, j’avais dépensé l’argent quand je reconnus mon erreur, de sorte que mon legs doit servir à rembourser. Voilà pourquoi j’essaie d’apprendre un métier.

Elle exposait tout cela nettement, délibérément, s’arrêtant entre les phrases, de façon que chacune d’elles pénétrât bien à fond dans l’esprit de son auditeur. Elle désirait passionnément que quelqu’un connût la vérité au sujet de cette affaire, et aussi que son intention de rembourser parvînt aux oreilles de Judy Trenor. Et cette idée lui était venue soudain que Rosedale, qui avait surpris la confidence de Trenor, était la personne indiquée pour recevoir et transmettre sa version des faits. Même, elle s’était sentie, un moment, transportée d’aise, à la pensée de se soulager de son secret détesté ; mais ce sentiment s’évanouit à mesure qu’elle parlait : à la fin, sa pâleur avait disparu sous la rougeur de sa misère.

Rosedale continuait à la contempler avec étonnement ; mais l’étonnement prit le tour qu’elle aurait le moins attendu :

— Eh bien, mais… s’il en est ainsi, vous voilà libérée entièrement !

Il lui faisait remarquer cela comme si elle n’avait pas compris les conséquences de sa résolution, comme si son ignorance incorrigible des affaires allait la précipiter à un nouvel acte de folie.

— Entièrement, oui ! — répondit-elle avec tranquillité.

Il demeura silencieux, ses fortes mains enlacées sur la table, ses petits yeux étonnés explorant les recoins du restaurant désert.

— Eh bien, c’est admirable ! — s’écria-t-il brusquement.

Lily se leva de son siège, avec un rire de modestie :

— Oh ! non… ce n’est que très ennuyeux ! — dit-elle en renouant les bouts de son boa en plumes.

Rosedale restait assis, trop absorbé par ses propres pensées pour prendre garde au mouvement de la jeune fille :

— Miss Lily, si vous avez besoin de quelque soutien… J’aime le courage, — dit-il d’une voix entrecoupée.

— Merci. (Elle lui tendit la main.) Votre thé me soutient déjà le mieux du monde… Me voilà, grâce à lui, à la hauteur des événements.

Son geste semblait donner congé à Rosedale, mais son compagnon avait jeté un billet de banque au garçon et glissait ses bras courts dans son pardessus coûteux.

— Attendez une minute… je vais vous accompagner jusque chez vous, — dit-il.

Lily ne fit aucune protestation, et, lorsqu’il se fut assuré qu’on lui avait rendu exactement sa monnaie, ils sortirent de l’hôtel et traversèrent de nouveau la Sixième Avenue. Comme elle s’en allait vers l’ouest en passant devant une longue série de cours, qui laissaient voir, avec une franchise croissante, par les barreaux tordus de leurs grilles dépeintes, des restes de repas plus ou moins récents, Lily sentit que Rosedale notait dédaigneusement le voisinage, et, devant la porte où elle s’arrêta enfin, il leva les yeux avec un air de dégoût incrédule :

— Ce n’est pas ici ?… Quelqu’un m’avait dit que vous demeuriez chez miss Farish.

— Non : j’ai pris pension ici. J’ai vécu trop longtemps aux dépens de mes amis.

Il continuait d’examiner la façade noirâtre et pustuleuse, les fenêtres aux rideaux de misérable dentelle, et la décoration pompéienne du vestibule boueux. Alors il la regarda de nouveau et dit avec un visible effort :

— Vous me permettrez de venir vous voir, un de ces jours ?

Elle sourit, reconnaissant l’héroïsme de l’offre au point d’en être vraiment touchée.

— Merci, vous me ferez grand plaisir.

Et c’était la première parole sincère qu’elle lui eût jamais adressée…

Ce même soir, dans sa chambre, miss Bart, qui avait fui de bonne heure les lourdes vapeurs de la salle à manger située au sous-sol, était assise, rêvant à l’impulsion qui l’avait portée à s’épancher ainsi dans le sein de Rosedale. Par-dessous, elle découvrit un sentiment toujours pire d’abandon, la terreur de revenir à la solitude de sa chambre, tant qu’elle pouvait être quelque part ailleurs, en quelque autre compagnie que la sienne propre. Les circonstances dernièrement s’étaient combinées pour la tenir de plus en plus à l’écart du peu d’amis qui lui restaient. De la part de Carry Fisher, l’éloignement n’était peut-être pas tout à fait involontaire. Ayant fait son effort final en faveur de Lily et l’ayant mise en sûreté dans l’atelier de madame Regina, Mrs. Fisher se sentait encline à se reposer de ses travaux, et Lily, comprenant ses raisons, ne pouvait la condamner. Carry s’était trouvée, en fait, bien près d’être impliquée dans l’épisode de Mrs. Norma Hatch, et il lui avait fallu quelque habileté verbale pour s’en tirer. Elle reconnaissait franchement avoir mis en rapport Mrs. Hatch et Lily, mais alors elle ne connaissait pas Mrs. Hatch, — elle en avait formellement averti Lily, — et, au surplus, elle n’était pas la gardienne de Lily, et vraiment celle-ci était d’âge à se garder elle-même. Carry n’exposait pas son cas si brutalement, mais elle permettait qu’il fût ainsi exposé pour elle par sa plus récente amie intime, Mrs. Jack Stepney : — Mrs. Stepney tremblait en songeant au péril auquel son frère unique avait échappé, mais elle brûlait de justifier Mrs. Fisher, chez qui elle pouvait compter sur les joyeuses réunions qui lui étaient devenues une nécessité depuis que, libérée par le mariage, elle avait quitté le point de vue des Van Osburgh.

Lily comprenait la situation, elle était indulgente. Carry avait été pour elle une bonne amie en des jours difficiles, et peut-être n’y avait-il qu’une affection comme celle de Gerty pour résister à la pression toujours croissante. L’affection de Gerty tenait ferme, et cependant Lily commençait aussi à l’éviter. Car elle ne pouvait aller chez Gerty sans courir le risque d’y rencontrer Selden ; et le rencontrer maintenant, ce ne serait plus qu’une souffrance. Il était même assez pénible de penser à lui, soit qu’elle se le figurât distinctement, tout éveillée, soit qu’elle sentît l’obsession de sa présence à travers la brume de ses nuits tourmentées. C’était une des raisons pour lesquelles elle était revenue à l’ordonnance de Mrs. Hatch. Dans les rêves inquiets de son sommeil naturel, il lui apparaissait parfois avec sa camaraderie et sa tendresse de jadis, et elle se réveillait de cette douce illusion comme bafouée et dépourvue de courage. Mais dans le sommeil procuré par la fiole elle s’enfonçait trop au-dessous de la région où ces images pouvaient venir la réveiller à demi, elle tombait dans les profondeurs d’un anéantissement sans rêve d’où elle sortait chaque matin avec un passé aboli.

Peu à peu, sans doute, le poids des vieilles pensées reviendrait ; pour le moment, du moins, elles n’importunaient pas ses heures de veille. La drogue lui donnait une illusion de renouvellement où elle puisait de la force pour son travail quotidien. Elle avait toujours plus besoin de cette force, à mesure que les perplexités de l’avenir augmentaient. Elle n’ignorait pas que, pour Gerty et pour Mrs. Fisher, elle était censée subir seulement un temps d’épreuve : l’une et l’autre étaient persuadées que son apprentissage chez madame Regina lui permettrait, quand le legs de Mrs. Peniston serait payé, de réaliser la vision du magasin blanc et vert avec la compétence acquise par cette éducation préalable. Mais, pour Lily elle-même, qui savait que le legs ne pouvait avoir un tel emploi, l’éducation préalable semblait peine perdue. Elle comprenait trop bien que, même si elle pouvait apprendre assez pour rivaliser avec des mains habituées dès l’enfance à ce travail spécial, le petit salaire qu’elle recevrait ne serait pas une addition suffisante à son revenu pour compenser un tel esclavage. Et l’idée précise de ce fait la ramenait constamment à la tentation d’employer ce legs à s’établir dans les affaires. Une fois installée, à la tête de ses propres ouvrières, elle croyait avoir assez de tact et de capacité pour attirer une clientèle élégante et, si les affaires allaient bien, elle pourrait peu à peu mettre assez de côté pour acquitter sa dette envers Trenor. Mais l’accomplissement de cette tâche pouvait prendre des années, même si elle continuait à se priver le plus possible et, en attendant, sa fierté serait écrasée sous le poids d’une obligation intolérable.

Telles étaient ses considérations superficielles ; mais là-dessous se cachait la peur secrète que cette obligation ne lui semblât pas toujours intolérable. Elle savait qu’elle ne pouvait pas compter sur sa persévérance, et ce qui l’effrayait réellement, c’était qu’elle pourrait peu à peu s’accommoder de rester indéfiniment la débitrice de Trenor, comme elle s’était accommodée du rôle qui lui avait été dévolu sur la Sabrina, et comme dernièrement elle avait été tout près d’acquiescer au plan de Stancy pour l’avancement de Mrs. Hatch. Le danger résidait, elle s’en rendait compte, dans la vieille et incurable crainte que lui inspiraient le manque de confort et la pauvreté, dans la crainte que lui inspirait ce flot montant de médiocrité contre lequel sa mère l’avait passionnément mise en garde. Et maintenant un nouveau péril se démasquait devant elle. Elle comprenait que Rosedale était prêt à lui prêter de l’argent, et l’envie de profiter de cette offre commençait à la hanter insidieusement. Il était naturellement impossible d’accepter un prêt de Rosedale, mais des possibilités approchantes voltigeaient devant elle pour la tenter. Elle était sûre qu’il reviendrait la voir et presque sûre que, s’il revenait, elle pourrait l’amener à lui proposer le mariage dans les conditions qu’elle avait repoussées auparavant. Les repousserait-elle encore, si elles s’offraient ? De plus en plus, à chacune de ses mésaventures, elle voyait les furies la poursuivre sous la forme de Bertha Dorset ; et elle avait là, sous la main, serrés soigneusement parmi ses papiers, les moyens de mettre fin à cette poursuite. La tentation, que son dédain de Rosedale lui avait permis naguère de repousser, lui revenait maintenant avec insistance ; et quelle force pouvait-elle encore y opposer ?

Le peu qui lui en restait devait tout au moins être ménagé soigneusement : elle ne pouvait se fier encore aux périls d’une nuit d’insomnie. Pendant les longues heures de silence, le sombre esprit de la fatigue et de la solitude venait se tapir lourdement sur sa poitrine, pour la laisser si épuisée physiquement que ses pensées matinales flottaient dans une buée de faiblesse. Le seul espoir de renouvellement se trouvait dans la petite fiole, à côté de son lit ; et combien de temps durerait cet espoir, elle n’osait pas le conjecturer.

EDITH WHARTON
Traduit de l’anglais par charles du bos

(La fin au prochain numéro.)


CHEZ


LES HEUREUX DU MONDE[10]

XXVI


Lily s’arrêta, un moment, au coin, pour regarder le spectacle de l’après-midi dans la Cinquième Avenue.

C’était un des derniers jours d’avril, et la douceur du printemps flottait dans l’air. Elle atténuait la laideur de cette longue voie encombrée, estompait les lignes maigres des toits, couvrait d’un voile mauve la perspective décourageante des rues latérales et donnait un peu de poésie à la délicate vapeur de verdure qui marquait l’entrée du Parc.

Comme Lily se tenait là, elle reconnut plusieurs figures familières dans les voitures qui passaient. La saison finissait et ses forces dirigeantes étaient désorganisées ; mais quelques personnes s’attardaient encore, différaient leur départ pour l’Europe ou traversaient la ville en revenant du Midi. De ce nombre était Mrs. Van Osburgh, qui s’avançait majestueusement dans son « huit ressorts», avec Mrs. Percy Gryce à son côté, et le nouvel héritier des millions des Gryce trônant devant elles sur les genoux de la nourrice. Vint ensuite la victoria électrique de Mrs. Hatch, où cette dame reposait dans la solitaire splendeur d’une toilette de printemps évidemment conçue pour avoir de la compagnie ; un moment après, ce fut Judy Trenor flanquée de lady Skiddaw, laquelle était venue pour sa pêche annuelle en Floride et pour un coup de filet dans les parages de Wall Street.

Cette vision fugitive de son passé eut pour résultat d’aggraver chez Lily, tandis qu’elle prenait le parti de rentrer chez elle, le sentiment qu’elle éprouvait d’une existence sans but. Elle n’avait rien à faire, tout le reste du jour, ni les jours suivants, car la saison était finie pour les modes aussi bien que pour le monde, et, la semaine d’avant, madame Regina lui avait notifié qu’elle n’avait plus besoin de ses services. Madame Regina réduisait toujours son personnel le 1er  mai, et miss Bart, en ces derniers temps, avait été si peu régulière, — elle avait été si souvent souffrante et avait fait si peu de besogne quand elle venait, — que, si elle n’avait pas encore été congédiée, c’était par faveur.

Lily n’avait pas discuté la justice de cette décision. Elle avait conscience d’avoir été oublieuse, gauche et lente à apprendre. Il était dur de confesser son infériorité, même en son for intérieur, mais elle avait reconnu ce fait que, pour gagner sa vie, elle ne pouvait lutter avec des habiletés professionnelles. Puisqu’elle avait été élevée pour être purement décorative, elle pouvait à peine se blâmer de n’avoir pu servir à aucune fin pratique ; mais cette découverte ruina l’illusion consolante qu’elle avait de sa capacité universelle.

Comme elle se dirigeait vers sa maison, ses pensées s’assombrirent à l’idée qu’elle n’aurait aucune raison pour se lever le lendemain matin. La volupté de rester tard au lit appartenait à une vie aisée ; elle n’avait pas sa place dans l’existence utilitaire de la pension de famille. Lily aimait à quitter sa chambre de bonne heure et à y rentrer aussi tard que possible, et elle ralentissait maintenant le pas pour différer l’approche du seuil détesté.

Mais le seuil, comme elle y arrivait, acquit un intérêt soudain par le fait qu’il était occupé — copieusement occupé — par la personne éminemment visible de M. Rosedale, qui semblait prendre plus d’ampleur par la médiocrité d’un pareil cadre.

Cette vue provoqua chez Lily un irrésistible sentiment de triomphe. Rosedale avait passé, le lendemain ou le surlendemain de leur rencontre fortuite, pour s’informer si elle était remise de son indisposition ; mais, depuis, elle ne l’avait pas vu ni n’avait entendu parler de lui, et son absence semblait indiquer une lutte pour se tenir à l’écart et pour la laisser une fois de plus sortir de sa vie. Si tel était le cas, son retour montrait que la lutte n’avait pas eu de succès : car Lily savait qu’il n’était pas homme à perdre son temps à quelque vain badinage sentimental. Il était trop affairé, trop pratique et, par-dessus tout, trop soucieux de son propre avancement pour se permettre de faire sans profit l’école buissonnière.

Dans le parloir bleu paon, avec ses bouquets d’herbes sèches et ses gravures pâlies à sujets touchants, il regarda autour de lui avec un dégoût non dissimulé, posa son chapeau d’une main défiante sur la console poussiéreuse ornée d’une statuette en plâtre colorié.

Lily s’assit sur un des sofas de peluche et de palissandre, et il se laissa choir dans un rocking-chair garni d’une têtière empesée qui gratta de façon peu agréable le pli de peau débordant de son col.

— Seigneur ! vous ne pouvez pas continuer d’habiter ici ! s’écria-t-il.

Lily sourit de l’intonation :

— Je ne suis pas sûre de le pouvoir ; mais j’ai revu mon budget soigneusement et je crois que j’y arriverai.

— Que vous y arriverez ?… Ce n’est pas ce que je voulais dire… Ce n’est pas ici votre place.

— Mais je sais ce que je dis, moi : car je suis sans travail depuis la semaine dernière.

— « Sans travail… sans travail » !… en voilà, une manière de parler, pour vous !… L’idée que vous ayez à travailler… c’est absurde… (Il émettait ses phrases par secousses violentes, comme si elles jaillissaient d’un profond cratère, d’un volcan d’indignation.) C’est une plaisanterie… une plaisanterie grotesque ! — répéta-t-il, en fixant les yeux sur l’image de la pièce reflétée dans le miroir tacheté, entre les fenêtres.

Lily continua de répondre à ses remontrances par un sourire :

— Je ne vois pas pourquoi je me considérerais comme une exception… — commença-t-elle.

— Parce que vous en êtes une… voilà pourquoi !… et c’est un outrage, en vérité, que vous soyez dans un endroit pareil. Je ne puis en parler avec sang-froid.

Elle ne l’avait jamais vu si secoué : il en avait perdu sa volubilité habituelle ; et il y avait pour elle quelque chose de presque pathétique dans sa lutte balbutiante contre ses émotions.

Il se leva si brusquement que le rocking-chair bascula jusqu’au bout, et il se planta carrément devant elle.

— Écoutez, miss Lily, je vais en Europe, la semaine prochaine ; je vais à Londres et à Paris, pour deux mois… je ne peux pas vous laisser ainsi. Je ne le peux pas… Je sais que ce ne sont pas mes affaires, vous me l’avez fait comprendre assez souvent ; mais vous êtes dans une plus mauvaise passe que jamais et vous devez voir qu’il vous faut accepter l’aide de quelqu’un. Vous m’avez parlé, l’autre jour, d’une dette envers Trenor. Je sais ce que vous voulez dire… et je respecte le sentiment que vous avez là-dessus.

Une rougeur de surprise monta aux joues pâles de Lily ; mais, avant qu’elle pût l’interrompre, il continuait ardemment :

— Eh bien, je vous prêterai de quoi payer Trenor, et je ne veux pas… je… voyons, attendez un peu que j’aie fini… Ce dont je veux parler, c’est un simple arrangement d’affaires, comme on pourrait le faire entre hommes. À présent, qu’avez-vous à objecter ?

La rougeur de Lily devint plus vive, par un mélange d’humiliation et de gratitude, et ces deux sentiments se révélèrent dans la douceur inattendue de sa réponse.

— Ceci, tout bonnement : c’est exactement ce que m’avait proposé Gus Trenor, et, dorénavant, je ne peux pas être sûre de comprendre le plus simple arrangement d’affaires.

Puis, considérant que cette réponse contenait un principe d’injustice, elle ajouta plus gentiment :

— Ce n’est pas que je n’apprécie votre bonté, que je ne vous en sois pas reconnaissante… Mais un arrangement d’affaires entre nous serait dans tous les cas impossible, car je n’aurai aucune garantie à vous offrir quand ma dette envers Gus Trenor sera payée.

Rosedale ne répondit rien à cet exposé : il paraissait sentir ce que le ton de Lily avait de décisif, et pourtant ne pouvoir accepter que le débat fût ainsi clos.

Dans ce silence, Lily percevait clairement ce qui lui traversait l’esprit. Quelque perplexité que déterminât chez lui cette inexorable façon d’agir, — et si peu qu’il en pénétrât les causes, — elle vit que son empire sur lui s’en trouverait infailliblement fortifié. C’était comme si tous ses scrupules inexpliqués et ses résistances avaient pour lui la même attraction que la délicatesse de son visage ou ses manières dédaigneuses, qui lui donnaient un aspect de rareté, un air d’objet qui n’a pas son pareil. Comme il faisait des progrès dans l’expérience mondaine, ce caractère d’objet unique avait acquis pour lui une plus grande valeur : on eût dit un collectionneur qui avait appris à discerner les moindres particularités de matière et de dessin dans un bibelot longtemps convoité.

Lily, saisissant tout cela, comprit qu’il l’épouserait aussitôt, à la seule condition qu’elle se réconciliât avec Mrs. Dorset ; et la tentation devenait moins facile à repousser parce que, petit à petit, les circonstances dissolvaient son antipathie pour Rosedale. Il en demeurait bien quelque trace, mais avec le sentiment, assez vif, par-ci, par-là, de qualités qui, chez lui, rachetaient le reste : — une certaine bonté grossière, une fidélité de sentiment approchant de la faiblesse, qui semblait se faire jour à travers la dure surface de ses ambitions matérielles.

Lisant son congé dans les yeux de miss Bart, il lui tendit la main avec un geste qui trahissait quelque chose de ce conflit muet :

— Si vous vouliez seulement me laisser faire, je vous mettrais au-dessus de tous ces gens-là… je vous mettrais quelque part où vous pourriez essuyer vos pieds sur leurs têtes ! — déclara-t-il.

Et elle éprouva une sensation bizarre en observant que sa nouvelle passion n’avait pas modifié son échelle des valeurs.


Lily ne prit aucun soporifique, ce soir-là. Elle demeura éveillée dans son lit, revoyant la situation sous la lumière crue dont la visite de Rosedale l’avait éclairée. En écartant l’offre qu’il était si évidemment prêt à renouveler, n’avait-elle pas sacrifié à une de ces notions abstraites de l’honneur qui pourraient être appelées les conventions de la vie morale ? Que devait-elle à un ordre social qui l’avait condamnée et bannie sans jugement ? On ne lui avait pas permis de se défendre, elle était innocente de la faute dont on l’avait déclarée coupable, et l’irrégularité de sa condamnation semblait justifier l’emploi de méthodes non moins irrégulières pour recouvrer ses droits perdus. Bertha Dorset, pour se tirer d’affaire, n’avait pas hésité à la ruiner par un mensonge public : pourquoi hésiterait-elle à faire un usage privé des réalités que la chance avait mises sur son chemin ? Après tout, la moitié de l’opprobre d’un tel acte gît dans le nom que l’on y attache. Appelez-le « chantage », et il devient impossible d’y penser ; mais expliquez que cela ne porte préjudice à personne, et que les droits recouvrés par ce moyen avaient été perdus injustement, et celui-là serait bien formaliste qui ne trouverait rien à dire pour sa défense.

Les arguments qui plaidaient pour cette solution étaient les vieux arguments sans réplique du point de vue personnel : le sentiment de l’injure, le sentiment de l’insuccès, le désir passionné de combattre à armes égales contre le despotisme égoïste de la société. Elle avait appris par expérience qu’elle n’avait ni l’aptitude ni la constance morale nécessaires pour refaire sa vie sur de nouvelles bases, pour devenir une travailleuse parmi des travailleurs et laisser le monde du luxe et du plaisir passer à côté d’elle sans y faire attention. Elle ne pouvait se trouver très blâmable pour cette incapacité, et peut-être l’était-elle encore moins qu’elle ne le croyait. Des tendances héréditaires combinées avec sa première éducation avaient fait d’elle le produit hautement spécial qu’elle était : un organisme aussi peu apte à subsister hors de son milieu étroit qu’une anémone de mer détachée de son rocher. Elle avait été façonnée pour être un ornement délicieux : pour quelle autre fin la nature arrondit-elle la feuille de rose ou peint-elle la gorge du colibri ? Était-ce sa faute si la mission purement décorative est moins facile à remplir avec harmonie parmi les êtres qui vivent en société que dans le monde de la nature ? Était-ce sa faute s’il peut arriver que cette mission soit traversée par des nécessités matérielles ou compliquée par des scrupules moraux ?

Ces puissances étaient les deux forces adverses qui se heurtaient en elle pendant sa longue veillée de cette nuit-là, et, le matin, quand elle se leva, elle savait à peine de quel côté était la victoire. Elle était épuisée par la réaction d’une nuit sans sommeil succédant à plusieurs nuits de repos factice, et, sous le jour cruel de la fatigue, l’avenir s’étalait devant elle gris, interminable et désolé.

Elle resta tard au lit, refusant le café et les œufs frits que la servante, une Irlandaise familière, lui passa par la porte, et maudissant les bruits intimes de la maison aussi bien que les cris et les rumeurs de la rue. Sa semaine d’oisiveté lui avait fait sentir avec exagération ces petits désagréments de la pension, et elle languissait de regret en songeant à cet autre monde, à ce monde du luxe où la machinerie est dissimulée avec tant d’art que les changements de scène s’opèrent sans aucune intervention perceptible.

À la fin, elle se leva et s’habilla. Depuis qu’elle avait quitté madame Regina, elle avait passé ses journées dans la rue, moitié pour échapper à l’antipathique promiscuité de la pension, moitié avec l’espoir que la lassitude physique l’aiderait à dormir. Mais, une fois hors de la maison, elle ne put décider où aller : car elle avait évité Gerty depuis son renvoi de chez la modiste et elle n’était sûre d’un bon accueil nulle part ailleurs.

La matinée faisait un dur contraste avec le jour précédent. Un ciel froid et gris annonçait de la pluie, et un vent violent soufflait la poussière en spirales furieuses d’un bout à l’autre des rues. Lily remonta la Cinquième Avenue et se dirigea vers le Parc, espérant y trouver un coin abrité où elle pourrait s’asseoir ; mais le vent la glaçait et, après avoir erré pendant une heure sous les branches secouées, elle céda à sa fatigue croissante et chercha un refuge dans un petit restaurant de la Cinquante-neuvième Rue. Elle n’avait pas faim, et avait eu l’intention de se passer de déjeuner ; mais elle était trop lasse pour rentrer à la maison et la longue file de tables blanches apparaissait invitante à travers les fenêtres.

La salle était remplie de femmes et de jeunes filles, toutes trop appliquées à avaler rapidement leur frugal repas pour remarquer son entrée. Un bruit de voix perçantes se répercutait contre le plafond bas ; Lily demeurait comme exclue de la foule, dans un petit cercle de silence. Elle fut saisie tout à coup par une sensation de profond isolement. Elle avait perdu la notion du temps, et il lui semblait qu’elle n’avait parlé à qui que ce fût depuis des jours. Ses yeux cherchaient les figures environnantes, quêtant un regard, quelque signe d’intelligence qui répondît à son tourment. Mais ces femmes blêmes et préoccupées, avec leurs sacs, leurs calepins et leurs rouleaux de musique, étaient trop accaparées par leurs propres affaires, et même celles qui étaient là toutes seules s’absorbaient à revoir des épreuves ou dévoraient des revues entre deux gorgées rapides de thé. Lily, elle, était abandonnée dans un désert d’inaction.

Elle but plusieurs tasses du thé qu’on lui servit avec sa portion d’huîtres cuites : elle se sentait le cerveau plus libre et plus vivant lorsqu’elle sortit et se trouva encore une fois dans la rue. Elle reconnut alors que là, tout à l’heure, assise dans ce restaurant, elle était parvenue, sans le savoir, à une décision finale. La découverte lui donna une immédiate illusion d’activité : c’était un réconfortant de penser qu’elle avait maintenant une raison de rentrer bien vite. Pour prolonger la jouissance de cette sensation, elle résolut de rentrer à pied ; mais la distance était si considérable que, plus d’une fois, en route, elle regarda nerveusement les horloges. Une des surprises de son désœuvrement était de découvrir que le temps, abandonné à lui-même et lorsqu’on ne lui demande rien de précis, ne marche pas à telle ou telle vitesse déterminée : d’ordinaire, il paraît lambin ; mais, lorsqu’on en vient à compter sur sa lenteur, voilà justement qu’il prend tout à coup un absurde et furieux galop.

Elle constata pourtant, lorsqu’elle arriva chez elle, qu’il était encore assez tôt pour qu’elle pût s’asseoir et se reposer quelques minutes avant d’exécuter son plan. Ce délai n’affaiblit pas sensiblement sa résolution. Elle était tout à la fois effrayée et stimulée par la réserve d’énergie qu’elle sentait en elle : ce serait plus facile, elle le voyait, beaucoup plus facile, qu’elle ne l’avait imaginé.

À cinq heures, elle se dressa, ouvrit sa malle et y prit un paquet cacheté qu’elle glissa dans son corsage. Le contact même de ce paquet ne secoua pas ses nerfs comme elle l’avait pensé. Elle semblait bouclée dans une forte armure d’indifférence, comme si le vigoureux effort de sa volonté avait engourdi finalement ses sensibilités plus fines.

Elle remit son manteau, ferma sa porte à clef et s’en alla. Quand elle parut sur le trottoir, le jour était encore assez haut, mais la pluie menaçante assombrissait le ciel, des coups de vent froids agitaient les enseignes des boutiques, le long de la rue. Elle atteignit la Cinquième Avenue et se dirigea lentement vers le nord. Elle était assez familière avec les habitudes de Mrs. Dorset pour savoir qu’on la trouvait toujours à la maison après cinq heures. Elle pouvait, à vrai dire, ne pas recevoir, surtout une visite qui serait si peu la bienvenue, et il était parfaitement possible qu’elle se fût gardée en donnant des ordres spéciaux ; mais Lily avait écrit un mot qu’elle avait l’intention de lui faire passer avec sa carte, et qui, sans doute, lui assurerait l’accès de Bertha.

Elle s’était accordé le temps de marcher jusque-là, pensant que le mouvement vif, dans la fraîcheur du soir, contribuerait à affermir ses nerfs ; mais elle ne sentait réellement nul besoin d’être tranquillisée. Sa vue de la situation restait calme et certaine.

Comme elle atteignait la Cinquième Avenue, les nuages crevèrent brusquement, et l’averse froide lui cingla le visage. Elle n’avait pas de parapluie, et l’humidité pénétra bientôt sa robe légère, une robe de printemps. Elle avait encore un demi-mille à faire : elle voulut gagner l’avenue Madison pour prendre le tramway électrique. Comme elle tournait dans la rue latérale, elle eut une vague réminiscence. La rangée d’arbres bourgeonnant, les façades neuves de brique et de pierre à chaux, la maison de rapport pseudo-xviiie siècle avec ses jardinières et ses balcons, tout cela s’unissait pour composer un décor familier. C’était cette rue-là qu’elle avait descendue avec Selden, un jour de septembre, deux ans auparavant ; à quelques pas, s’ouvrait le porche qu’ils avaient franchi ensemble. Ce souvenir mit en branle une multitude de sensations engourdies, — désirs, regrets, imaginations, tout le vibrant effet du seul ressort que son cœur eût jamais connu. — Il était bizarre de passer devant sa maison, à lui, en faisant une telle démarche. Elle crut soudain voir cette action comme il la verrait, — et le fait qu’il était mêlé à l’affaire, qu’elle devait, pour atteindre au but, se servir de son nom et mettre à profit un secret de son passé, lui glaça le sang de honte. Quel long chemin elle avait parcouru depuis leur première causerie ! Dès lors elle marchait dans la voie qu’elle suivait maintenant ; dès lors elle avait résisté à la main qu’il lui tendait…

Tout le ressentiment de la froideur qu’elle lui avait supposée fut balayé par la puissante marée du souvenir. Deux fois il avait voulu l’aider, — l’aider en l’aimant, comme il avait dit, — et si, la troisième fois, il avait semblé lui faire défaut, qui pouvait-elle en accuser d’autre qu’elle-même ?… Cette partie de sa vie était close, elle ne savait pas pourquoi sa pensée s’y attachait encore. Mais le désir soudain de le revoir demeurait ; il devint irrésistible comme elle s’arrêtait sur le trottoir, en face de sa porte. La rue était sombre et vide, fouettée par la pluie. Elle eut la vision de cette pièce tranquille, des rayons couverts de livres et du feu dans l’âtre. Elle leva les yeux et vit de la lumière à la fenêtre : alors elle traversa la rue et entra dans la maison.

XXVII


La bibliothèque était bien telle qu’elle se l’était représentée. Les lampes aux abat-jour verts formaient de paisibles cercles de lumière dans l’obscurité qui s’amassait ; un petit feu flambait dans l’âtre, et, tout auprès, le fauteuil de Selden avait été poussé de côté quand il s’était levé pour la recevoir.

Il avait réprimé son premier mouvement de surprise, et restait là, debout, silencieux, attendant qu’elle parlât, tandis qu’elle s’arrêtait sur le seuil, assaillie par un flot de souvenirs.

La scène n’avait pas changé : elle reconnaissait le rayon où il avait pris son La Bruyère, et le bras usé du fauteuil contre lequel il s’était appuyé pendant qu’elle examinait le précieux volume. Mais alors l’ample lumière de septembre emplissait la pièce et la reliait au monde extérieur ; aujourd’hui les lampes voilées et le foyer la détachaient des ténèbres qui s’épaississaient dans la rue, et lui donnaient une apparence plus douce d’intimité.

Lily peu à peu se rendit compte de la surprise qu’il y avait sous le silence de Selden ; elle se tourna vers lui, et, simplement :

— Je suis venue vous dire que je regrettais la manière dont nous nous sommes quittés… la réponse que je vous ai faite, ce jour-là, chez Mrs. Hatch.

Les mots affluaient spontanément à ses lèvres. Même en montant l’escalier, elle n’avait pas songé à préparer un prétexte pour justifier sa visite ; mais, en ce moment, elle éprouvait un désir intense de dissiper le nuage de malentendu qui s’était élevé entre eux.

Selden lui rendit son regard avec un sourire :

— Moi aussi, j’ai regretté que nous nous fussions quittés de cette manière ; mais je ne suis pas sûr de ne pas m’être attiré cela… Heureusement, j’avais prévu le risque que je courais…

— De sorte que cela vous était vraiment égal ? — interrompit-elle, par un éclair de son ancienne ironie.

— De sorte que j’étais prêt à en subir les conséquences, — corrigea-t-il avec bonne humeur. — Mais nous parlerons de tout cela plus tard. Venez vous asseoir près du feu. Je puis vous recommander ce fauteuil, si vous voulez bien que je vous mette un coussin dans le dos.

Pendant qu’il parlait, elle s’était avancée lentement jusqu’au milieu de la pièce, et s’était arrêtée près du bureau, où la lampe, l’éclairant de bas en haut, jetait des ombres exagérées sur la pâleur de sa figure délicatement creusée.

— Vous avez l’air fatiguée… asseyez-vous, je vous en prie, — répéta-t-il avec douceur.

Elle ne parut pas entendre sa requête.

— Je voulais vous faire savoir que j’ai quitté Mrs. Hatch immédiatement après vous avoir vu… — dit-elle, comme si elle continuait sa confession.

— Oui, oui, je sais, — acquiesça-t-il, avec un peu d’embarras.

— …et que je l’ai fait parce que vous m’aviez dit de le faire. Avant votre visite, j’avais déjà commencé à voir qu’il me serait impossible de rester avec elle… pour les raisons que vous m’avez données… mais je ne voulais pas l’admettre… je ne voulais pas vous laisser voir que je comprenais ce que signifiaient vos paroles.

— Ah ! ah ! oui… j’aurais pu m’en remettre à vous du soin de trouver une porte de sortie… ne m’accablez pas sous le remords d’avoir fait l’officieux.

Le ton léger de Selden, où, si ses nerfs avaient été plus d’aplomb, elle aurait reconnu l’effort qu’il faisait pour franchir un pas difficile, jurait avec son passionné désir, à elle, d’être comprise. Dans l’étrange état d’extra-lucidité qui lui donnait le sentiment d’être déjà au cœur de la place, il lui semblait incroyable qu’on pût estimer nécessaire de s’attarder dans les faubourgs des conventions et les jeux de mots évasifs.

— Non, ce n’était pas cela… Je n’ai pas été ingrate, — reprit-elle.

Mais le pouvoir de s’exprimer lui manqua tout à coup ; elle eut un tremblement dans la gorge, et deux larmes grossirent et tombèrent lentement de ses yeux.

Selden s’avança et lui prit la main :

— Vous êtes très fatiguée. Pourquoi ne vous asseyez-vous pas et ne me laissez-vous pas vous installer confortablement ?

Il l’entraîna vers le fauteuil voisin du feu, et plaça un coussin derrière ses épaules.

— Et maintenant permettez-moi de vous faire du thé : vous savez, mon hospitalité peut toujours aller jusque-là !…

Elle secoua la tête, et deux autres larmes coulèrent. Mais elle ne pleurait pas facilement, et la longue habitude de se maîtriser reprit le dessus, quoiqu’elle fût encore trop tremblante pour parler.

— Vous savez, il ne me faut que cinq minutes pour faire bouillir l’eau, — continua Selden, qui lui parlait comme à un enfant affligé.

Ces mots ranimèrent en elle la vision de cette autre après-midi où ils avaient causés tous deux par-dessus la table à thé, où ils avaient devisé plaisamment de son avenir. Il y avait des moments où ce jour-là lui semblait plus éloigné que tout autre événement de sa vie ; et pourtant elle pouvait toujours le revivre jusqu’en ses moindres détails.

Elle fit un geste de refus :

— Non : je bois trop de thé. Je préfère rester là, bien tranquille… Il faut que je m’en aille dans un moment, — ajouta-t-elle, à bâtons rompus.

Selden se tenait toujours debout près d’elle, appuyé à la cheminée. La contrainte commençait à se faire sentir plus distinctement sous l’aisance amicale de ses manières. Les préoccupations personnelles de Lily ne lui avaient pas permis tout d’abord de s’en apercevoir ; mais maintenant que sa conscience déployait une fois de plus ses vives antennes, elle reconnut que sa présence devenait un embarras pour lui. Une situation de ce genre ne peut se sauver que par une prompte explosion de sentiments ; et, du côté de Selden, l’impulsion déterminante faisait encore défaut.

Cette découverte ne troubla pas Lily comme elle aurait pu faire autrefois : elle avait dépassé cette zone de réciprocité, propre aux gens bien élevés, où toute démonstration doit être scrupuleusement proportionnée à l’émotion qu’elle provoque et où la générosité du sentiment est le seul faste que l’on condamne. Mais la sensation d’isolement lui revint avec une force redoublée quand elle se vit à jamais rejetée de l’être intime de Selden. Elle était venue le trouver sans projet bien défini ; le seul désir de le revoir l’avait conduite ; mais l’espoir secret qu’elle avait apporté avec elle se révéla dans l’instant même où il agonisait.

— Il faut que je m’en aille, — répéta-t-elle, en faisant un mouvement pour se lever de son fauteuil. — Mais il se peut que je ne vous revoie pas de longtemps, et je voulais vous assurer que je n’ai jamais oublié les choses que vous m’avez dites à Bellomont, et que parfois… dans les moments où je semblais le moins m’en souvenir… elles m’ont aidée, m’ont gardée de certaines erreurs… elles m’ont empêchée de devenir réellement ce que beaucoup de gens m’ont cru devenue.

Elle avait beau s’efforcer de mettre quelque ordre dans ses pensées, les mots se refusaient à venir plus précis ; pourtant elle sentait qu’elle ne pouvait le quitter sans essayer de lui faire comprendre que, dans l’apparente ruine de sa vie, elle s’était sauvée tout entière.

Tandis qu’elle parlait, un changement s’était fait dans la physionomie de Selden. À son air surveillé avait succédé une expression encore dépourvue d’émotion personnelle, mais qui témoignait d’une douce compréhension.

— Je suis content que vous m’affirmiez cela ; mais, en réalité, rien de ce que je vous ai dit n’y a rien fait… Vous-même, vous seule, y avez pu faire quelque chose ; vous seule, le pourrez toujours… Et, puisqu’il en est ainsi, que vous importe ce que pensent les autres ? Vous êtes bien sûre, n’est-ce pas, que vos amis vous comprendront toujours.

— Ah ! ne me dites pas cela… Ne me dites pas que vos paroles n’y ont rien fait. Il me semble que vous me rejetez, que vous m’abandonnez, seule, toute seule avec les autres.

Elle s’était levée et se tenait devant lui, complètement dominée, une fois de plus, par les nécessités pressantes du moment. La répugnance qu’elle soupçonnait chez lui tout à l’heure, elle n’en avait plus l’idée ; qu’il le voulût ou non, il lui faudrait la voir, une bonne fois, telle qu’elle était, avant qu’elle partît.

Sa voix avait repris de la force, et elle le regarda gravement dans les yeux en continuant :

— Une fois… deux fois… vous m’avez offert une chance de m’évader de ma vie, et je l’ai refusée… refusée, parce que j’étais lâche. Ensuite j’ai vu mon erreur… j’ai vu que je ne pourrais jamais être heureuse avec ce qui m’avait satisfaite auparavant. Mais il était trop tard : vous m’aviez jugée… j’ai compris. Il était trop tard pour le bonheur… mais pas trop tard pour trouver une aide dans la pensée même de ce que j’avais manqué… C’est de cette pensée seule que j’ai vécu : ne me l’ôtez pas maintenant !… Même dans mes pires moments, cette pensée a été comme une petite lumière au milieu des ténèbres. Il y a des femmes qui sont assez fortes pour valoir quelque chose par elles-mêmes ; moi, j’avais besoin d’être soutenue par votre foi en moi. Sans vous, j’aurais peut-être pu résister à une grande tentation, mais les petites m’auraient abattue… Et puis je me rappelais… je me rappelais que vous m’aviez dit qu’une pareille vie ne pourrait jamais me satisfaire ; et je ne m’avouais pas sans honte qu’elle me satisfaisait… Voilà ce que vous avez fait pour moi… voilà ce dont je voulais vous remercier. Je voulais vous dire que je n’ai jamais oublié, et que j’ai essayé… essayé de toutes mes forces…

Elle s’interrompit brusquement. Ses pleurs coulaient de nouveau, et, en tirant son mouchoir, ses doigts touchèrent le paquet dissimulé dans les plis de son corsage. Une vive rougeur l’envahit, et les mots expirèrent sur ses lèvres. Puis elle leva les yeux sur ceux de Selden et poursuivit d’une voix altérée :

— J’ai essayé de toutes mes forces… mais la vie est difficile, et je suis un être absolument inutile. On peut à peine dire que j’aie une existence indépendante. Je n’étais tout juste qu’une vis ou un écrou dans la grande machine que j’appelais l’existence, et, quand je suis tombée de là, j’ai découvert que je n’étais d’aucun usage, nulle part ailleurs. Que faire lorsqu’on s’aperçoit qu’on ne peut s’adapter qu’à un seul trou ? Il faut ou bien y retourner, ou bien être jeté au rebut… et vous ne savez pas combien c’est dur !…

Ses lèvres esquissèrent un sourire : — elle était distraite par le souvenir capricieux des confidences qu’elle lui avait faites, deux années plus tôt, dans cette même pièce. Alors elle se proposait d’épouser Percy Gryce : quel était son plan aujourd’hui ?

Le sang avait paru sous la peau brune de Selden, mais son émotion ne se manifesta que par un redoublement de sérieux.

— Vous avez quelque chose à me dire… Vous voulez vous marier ? — dit-il brusquement.

Les yeux de Lily ne se troublèrent point, mais un regard d’étonnement, comme si elle se surprenait à s’interroger elle-même, se forma lentement dans leurs profondeurs. À la lumière de la question posée par Selden, elle s’était arrêtée pour se demander si sa décision avait été vraiment prise avant qu’elle entrât dans cette pièce.

— Vous m’avez toujours dit qu’il me faudrait en venir là tôt ou tard ! — fit-elle avec un faible sourire.

— Et vous en êtes là maintenant ?

— Il me faudra y venir bientôt. Mais il y a quelque chose d’autre que je dois faire d’abord. (Elle s’arrêta de nouveau, essayant de communiquer à sa voix la fermeté du sourire qu’elle avait retrouvé.) Il y a quelqu’un à qui il faut que je dise adieu. Oh ! pas à vous… nous sommes sûrs de nous revoir… mais à la Lily Bart que vous avez connue. Je l’ai gardée avec moi tout ce temps, mais maintenant nous allons nous séparer… et je vous l’ai ramenée, je vais la laisser ici… Quand je m’en irai, tout à l’heure, elle ne s’en ira pas avec moi. J’aimerai à penser qu’elle est restée avec vous : elle ne vous gênera pas, elle ne prendra pas de place.

Elle s’approcha de lui, et lui tendit la main, toujours souriante :

— Voulez-vous lui permettre de rester avec vous ? — demanda-t-elle.

Il saisit sa main, et elle sentit vibrer dans celle de Selden le sentiment qui n’était pas encore monté à ses lèvres.

— Lily… ne puis-je vous aider ? — s’écria-t-il.

Elle le regarda doucement :

— Vous rappelez-vous ce que vous m’avez dit un jour ? que vous ne pouviez m’aider qu’en m’aimant ? Eh bien… vous m’avez aimée, un moment, et cela m’a aidé. Cela m’a toujours aidée. Mais ce moment est passé… C’est moi qui l’ai laissé passer. Et il faut continuer à vivre. Adieu.

Elle posa son autre main sur la sienne, et ils se regardèrent l’un l’autre avec une sorte de solennité, comme s’ils se trouvaient en présence de la mort. Quelque chose, en vérité, gisait mort entre eux : l’amour qu’elle avait tué en lui et qu’elle ne pouvait plus rappeler à la vie. Mais quelque chose vivait entre eux, et s’élançait en elle comme une flamme impérissable : c’était l’amour que l’amour de cet homme avait éveillé, la passion de son âme, à elle, pour la sienne, à lui.

À la lumière de cette flamme, tout le reste périssait et se détachait d’elle. Elle comprenait maintenant qu’elle ne pouvait pas s’en aller et laisser son ancien « moi » avec lui : ce « moi » en vérité devait continuer de vivre en compagnie de Selden, mais il devait continuer de lui appartenir, à elle.

Selden avait gardé sa main et continuait de scruter son visage avec un étrange pressentiment. Les circonstances extérieures s’étaient évanouies pour lui comme pour elle : il se sentait seulement en présence d’une de ces rares minutes qui soulèvent leurs voiles au passage.

— Lily, — dit-il à voix basse, — il ne faut pas parler ainsi. Je ne puis vous laisser partir sans savoir ce que vous avez l’intention de faire. Les choses peuvent changer… mais elles ne meurent pas. Vous ne pouvez jamais disparaître de ma vie.

Elle répondit à son regard avec des yeux illuminés.

— Non, — dit-elle, — je le vois maintenant. Soyons toujours amis. Alors je me sentirai en sûreté, quoi qu’il arrive…

— « Quoi qu’il arrive » ?… Que voulez-vous dire ? que va-t-il arriver ?

Elle se retourna lentement et marcha vers le foyer.

— Rien, pour l’instant… si ce n’est que j’ai très froid, et qu’avant de m’en aller je vous serai obligée de ranimer le feu.

Elle s’agenouilla sur le tapis, devant le foyer, tendant ses mains vers la braise. Étonné par le changement soudain de sa voix, il rassembla machinalement une poignée de bois dans le panier et la jeta sur le feu. Ce faisant, il remarqua la maigreur de ses mains contre la lueur montante des flammes. Il vit aussi, sous les lignes lâches de sa robe, comme les courbes de sa taille avaient fondu, comme les angles saillaient ; il se rappela longtemps, par la suite, comme les jeux rougeâtres de la flamme aiguisaient la dépression de ses narines, approfondissaient le noir des ombres qui des pommettes gagnaient les yeux. Elle resta là, agenouillée, quelques moments, en silence ; — un silence qu’il n’osait rompre. — Quand elle se leva, il crut voir qu’elle retirait quelque chose de son corsage et qu’elle le laissait tomber dans le feu ; mais à peine s’il remarqua le geste alors. Ses facultés semblaient en léthargie, et il tâtonnait encore à la recherche du mot qui romprait le sortilège.

Elle alla vers lui et posa les mains sur ses épaules.

— Adieu, — dit-elle.

Et, comme il se penchait vers elle, elle effleura de ses lèvres le front de Selden.

XXVIII


Dans la rue, les réverbères étaient allumés, mais la pluie avait cessé, il y avait un retour momentané de lumière dans le ciel.

Lily marchait sans avoir connaissance de ce qui l’entourait. Elle foulait l’éther élastique qui émane des instants suprêmes de la vie. Mais, peu à peu, cet éther se dissipa et elle sentit le morne trottoir sous ses pieds. La conscience de sa lassitude lui revint avec une force accumulée ; elle sentit alors qu’elle ne pouvait marcher davantage. Elle avait atteint le coin de la Quarante et unième Rue et de la Cinquième Avenue. Elle se rappela que dans le parc Bryant il y avait des sièges où elle pourrait se reposer.

Ce jardin mélancolique était presque désert lorsqu’elle y entra, et elle s’affaissa sur un banc vide, dans la pleine clarté d’un lampadaire électrique.

La chaleur du feu avait fui de ses veines : elle se dit qu’elle ne devait pas rester longtemps assise, exposée à l’humidité pénétrante qui montait de l’asphalte. Mais toute sa puissance de volonté semblait s’être épuisée dans ce dernier grand effort, et elle était perdue dans la réaction d’indifférence qui suit toute dépense inaccoutumée d’énergie. D’ailleurs, qu’y avait-il pour l’attirer à la maison ? Rien que le silence de sa triste chambre, ce silence nocturne parfois plus cruel que les bruits les plus discordants pour des nerfs fatigués ; ce silence, et la fiole de chloral auprès de son lit. La pensée du chloral était le seul point lumineux de la sombre perspective : Lily se sentait déjà envahie par son influence calmante. Mais elle était troublée à l’idée que cette potion commençait à perdre de son pouvoir : elle n’osait y revenir trop tôt. Le sommeil qu’elle en avait obtenu, ces derniers temps, avait été plus intermittent et moins profond ; il y avait eu des nuits où elle remontait sans cesse à l’état conscient. Si l’effet de la drogue s’atténuait peu à peu, comme il arrive, dit-on, de tous les narcotiques ? Elle se rappelait l’avertissement du pharmacien : ne pas augmenter la dose. Et elle avait déjà entendu dénoncer auparavant l’action capricieuse, impossible à calculer, de cet expédient-là. Elle redoutait à tel point une nuit d’insomnie qu’elle s’attardait encore, dans l’espoir que l’extrême lassitude renforcerait le pouvoir décroissant du chloral.

La nuit était maintenant tout à fait venue, et le grondement des voitures dans la Quarante-deuxième Rue allait expirant. Comme les ténèbres achevaient de s’abattre sur le square, les quelques personnes attardées sur les bancs se levèrent et se dispersèrent ; mais, de temps à autre, une forme errante, se hâtant vers la maison, prenait par la petite allée où Lily était assise, et se profilait un moment toute noire dans le cercle blanchâtre de lumière électrique. Un ou deux de ces passants ralentirent l’allure pour jeter un coup d’œil intrigué sur cette figure solitaire ; mais elle s’apercevait à peine de leur curiosité.

Tout à coup, cependant, elle se rendit compte qu’une de ces ombres passagères demeurait immobile entre son regard et l’asphalte brillant ; et, levant les yeux, elle vit une jeune femme qui se penchait sur elle.

— Pardonnez-moi… êtes-vous malade ?… Quoi ! c’est miss Bart ! — s’écria une voix à demi familière.

Lily regarda : la personne qui parlait était une jeune femme pauvrement vêtue, avec un paquet sous le bras. Son visage avait cet air d’affinement maladif que produisent parfois une mauvaise santé et l’excès de travail ; ce que sa gentillesse gardait d’un peu vulgaire était racheté par la courbe forte et généreuse des lèvres.

— Vous ne vous souvenez pas de moi, — continua-t-elle, tout illuminée par la joie de retrouver Lily. — Mais moi, je vous reconnaîtrais n’importe où : j’ai pensé à vous tant de fois !… Tout le monde, autour de moi, sait votre nom par cœur, je vous en réponds !… J’étais une des jeunes filles du Cercle de miss Farish : vous m’avez aidée à m’en aller à la campagne quand j’étais malade de la poitrine. Je m’appelle Nettie Struther. Je m’appelais Nettie Crane, à cette époque… mais je suppose que vous ne vous souvenez pas de cela non plus.

Si ! Lily commençait à s’en souvenir… L’épisode de Nettie Crane arrachée à temps à la maladie avait été l’un des incidents les plus satisfaisants de ses rapports avec l’œuvre charitable de Gerty. Elle avait donné à la jeune fille le moyen de se rendre à un sanatorium dans les montagnes : ce qui la frappait maintenant avec une ironie particulière, c’est que l’argent qu’elle y avait employé était celui de Gus Trenor.

Elle voulut répondre, assurer la jeune femme qu’elle ne l’avait pas oubliée ; mais sa voix trahit son effort, et elle se sentit sombrer sous une grande vague de faiblesse physique. Nettie Struther poussa un cri de surprise ; elle s’assit et glissa un bras pauvrement vêtu derrière le dos de Lily.

— Eh bien ! eh bien ! miss Bart, vous êtes souffrante… Appuyez-vous sur moi, jusqu’à ce que vous vous sentiez mieux.

Sous la pression du bras qui la soutenait, un peu de force et de couleur semblait revenir à Lily.

— Je ne suis que fatiguée… Ce n’est rien, — parvint-elle à dire, au bout d’un moment.

Puis, comme elle lisait dans les yeux de sa compagne un timide appel :

— J’ai été malheureuse… j’ai eu de grands ennuis.

— Vous, des ennuis ? Je vous voyais toujours là-haut, dans les splendeurs !… Quelquefois, dans mes plus mauvaises passes, quand j’en venais à me demander pourquoi les choses étaient si drôlement arrangées en ce monde, je me souvenais toujours que vous, en tout cas, vous aviez du bon temps, et cela me semblait prouver qu’il y avait une espèce de justice quelque part… Mais il ne faut pas que vous restiez assise ici davantage… il fait horriblement humide. Est-ce que vous ne vous sentez pas assez forte pour marcher un peu, maintenant ? — conclut-elle.

— Si, si !… Il faut que je rentre, — murmura Lily en se levant.

Ses yeux restaient fixés avec étonnement sur la maigre et pauvre figure qui se tenait à son côté. Elle avait connu Nettie Crane comme une des victimes découragées faites par l’excès de travail et par l’anémie des parents : un des résidus de la vie destinés à être balayés prématurément, avec tout le rebut social, ainsi que Lily, une heure plus tôt, le disait dans sa terreur. Mais la frêle enveloppe de Nettie Struther semblait maintenant pleine de vie, d’espoir et d’énergie : quelque sort que l’avenir lui réservât, elle ne se laisserait pas jeter au tas sans lutter.

— Je suis bien contente de vous avoir vue, — reprit Lily, forçant à sourire ses lèvres tremblantes. — Ce sera mon tour de penser à votre bonheur… et le monde me semblera moins injuste, à moi aussi.

— Oh ! mais je ne peux pas vous laisser comme ça… vous n’êtes pas en état de rentrer chez vous toute seule… Et je ne peux pas non plus aller avec vous ! — gémit Nettie Struther en se rappelant soudain quelque chose. — Écoutez, mon mari est de service, ce soir, au tramway… il est wattman… et l’amie avec laquelle je laisse mon bébé doit remonter chez elle à sept heures pour apprêter le souper de son mari, à elle… Je ne vous ai pas dit que j’avais un bébé, non ?… Une petite fille… Elle aura quatre mois après-demain, et, à la voir, vous ne croiriez jamais que j’ai fait un seul jour de maladie… Je donnerais je ne sais quoi pour vous montrer mon bébé, miss Bart, et nous demeurons juste au bout de cette rue… trois pâtés de maisons plus loin…

Elle leva sur Lily des yeux suppliants, et ajouta, dans un élan de courage :

— Pourquoi ne prendrions-nous pas le tramway et ne viendriez-vous pas chez moi pendant que je préparerai le souper de bébé ? Il fait bon et chaud dans notre cuisine : vous pourrez vous reposer là et je vous reconduirai chez vous aussitôt que la petite sera endormie.

Il faisait chaud, en effet, dans la cuisine, qui apparut aux yeux de Lily, quand l’allumette de Nettie Struther eut fait flamber le gaz au-dessus de la table, comme extraordinairement petite et miraculeusement propre. Le feu brillait sous les flancs polis du fourneau, et à côté se trouvait un berceau dans lequel un bébé se tenait sur son séant, avec une anxiété commençante qui luttait pour s’exprimer contre un reste de sommeil encore visible.

Après avoir célébré passionnément sa réunion avec son enfant, et s’être excusée auprès de la petite en un langage connu d’elles seules pour sa rentrée tardive, Nettie la remit dans son berceau et invita timidement miss Bart à prendre le rocking-chair voisin du fourneau.

— Nous avons aussi un salon, — expliqua-t-elle avec une fierté bien excusable, — mais je crois qu’il fait plus chaud ici, et je ne veux pas vous laisser seule pendant que j’apprête le souper de bébé.

Lily l’ayant assurée qu’elle préférait de beaucoup le voisinage amical du feu de la cuisine, Mrs. Struther se mit à préparer un biberon qu’elle appuya tendrement aux lèvres impatientes du bébé ; et, pendant la dégustation qui suivit, elle s’assit toute rayonnante à côté de sa visiteuse.

— Vous êtes sûre que vous ne voulez pas que je vous fasse chauffer une goutte de café, miss Bart ? Il reste encore un peu du lait de bébé, bien frais… Non ?… vous aimez mieux rester tranquille et vous reposer un peu… C’est trop gentil de vous avoir là !… J’y ai si souvent rêvé que je ne peux pas croire que c’est devenu vrai… Combien de fois j’ai dit à George : « Si seulement miss Bart pouvait me voir maintenant !… » et je guettais votre nom dans les journaux, et nous parlions tous les deux de vos faits et gestes, et nous lisions les descriptions de vos toilettes… Je n’ai pas vu votre nom depuis longtemps, pourtant, et je commençais à avoir peur que vous ne soyez malade, et cela me tourmentait tellement que George disait que je finirais par être malade moi-même à force de m’agiter. (À ce souvenir, un sourire se dessina sur ses lèvres.) Mais je ne peux plus me permettre d’être malade, ça c’est sûr : le dernier accès m’a presque achevée. Quand vous m’avez fait partir, la fois que vous savez, je ne pensais guère revenir vivante, et, à vrai dire, je ne m’en souciais guère. Voyez-vous, il n’était question ni de George ni de bébé, dans ce temps-là !

Elle s’arrêta pour rajuster la bouteille à la bouche où paraissaient de petites bulles.

— Mon trésor… ne vous pressez pas tant ! Vous étiez fâchée contre maman qui vous faisait attendre votre souper ?… Marie-Antoinette… c’est le nom que nous lui avons donné… d’après la reine française, dans cette pièce du Garden… J’ai dit à George que l’actrice me faisait penser à vous, et cela m’a fait aimer ce nom-là… Je n’avais jamais eu l’idée que je me marierais, vous savez, et je n’aurais jamais eu le courage de continuer à travailler pour moi toute seule.

Elle s’interrompit de nouveau, puis, encouragée par le regard de Lily, elle poursuivit, tandis qu’une rougeur montait à sa peau anémique :

— Voyez-vous, je n’étais pas seulement malade, quand vous m’avez fait partir… j’étais aussi très malheureuse. J’avais fait la connaissance d’un monsieur là où j’étais employée… Je ne sais si vous vous rappelez que j’étais dactylographe dans une grande maison d’importation… et… voilà… je croyais qu’il m’épouserait : il m’avait fait la cour pendant six mois et il m’avait donné l’anneau de mariage de sa mère. Mais, sans doute, il était trop chic pour moi : il voyageait pour la maison et avait beaucoup vu le monde… Les filles qui travaillent ne sont pas gardées comme vous l’êtes ; elles ne savent pas toujours se garder elles-mêmes. Je ne l’ai pas su… et cela m’a presque tuée quand il est parti et qu’il a cessé de m’écrire… C’est alors que je suis tombée malade : je croyais que c’était la fin de tout. Et c’était bien cela, oui, si vous ne m’aviez pas envoyée là-bas. Mais, quand je me suis trouvée mieux, j’ai repris malgré moi du cœur à vivre. Et puis alors, quand je suis revenue à New-York, George a tourné autour de moi et m’a demandé de l’épouser. Tout d’abord, cela m’a paru impossible, parce que nous avions été élevés ensemble et que je savais qu’il savait mon histoire. Mais, en y réfléchissant, je me dis que c’était cela qui facilitait la chose. Mon histoire, je n’aurais jamais pu la raconter à un autre homme, et je ne me serais jamais mariée sans la raconter ; mais si George tenait assez à moi pour me prendre telle que j’étais, je ne voyais pas pourquoi je ne recommencerais pas ma vie… et je l’ai recommencée.

La force de la victoire émanait d’elle quand, de l’enfant qu’elle tenait sur ses genoux, elle releva vers Lily son visage radieux.

— Mais, mon Dieu, je ne pensais pas me laisser aller à parler ainsi de moi, avec vous qui êtes là comme rendue… Seulement, c’est un tel plaisir de vous avoir, et de vous montrer combien vous m’avez aidée !

Le bébé, repu, s’était affaissé en arrière avec béatitude, et Mrs. Struther se leva doucement pour ranger la bouteille. Puis elle s’arrêta devant miss Bart.

— Je voudrais tant pouvoir vous aider, vous !… mais je suppose qu’il n’y a rien au monde que je puisse faire, — murmura-t-elle d’un air pensif.

Lily, au lieu de répondre, se dressa, souriante, et ouvrit les bras ; et la mère, comprenant le geste, y déposa l’enfant.

Le bébé, se sentant détaché de son ancrage habituel, fit un mouvement instinctif de résistance ; mais l’influence apaisante de la digestion prévalut, et Lily sentit le doux fardeau qui s’abandonnait contre sa poitrine. La confiance de l’enfant, sa sécurité firent tressaillir Lily d’un sentiment de chaleur et de vie nouvelle : elle se pencha pour admirer la tache rosée de la petite figure, la limpidité vide des yeux, les vagues mouvements grimpants des petits doigts qui se fermaient et se rouvraient. Tout d’abord le fardeau qu’elle portait dans ses bras lui sembla aussi léger qu’un nuage rose ou qu’une boule de duvet ; mais, comme elle continuait à le tenir, le poids augmenta, s’enfonça plus profond, et la pénétra d’une étrange faiblesse, comme si l’enfant entrait en elle et devenait une partie d’elle-même.

Elle leva les yeux, et vit le regard de Nettie posé sur elle avec une tendre allégresse.

— Ne serait-ce pas trop beau si, en grandissant, elle devenait comme vous ?… Bien entendu, je sais que c’est impossible… mais les mères rêvent toujours les choses les plus folles pour leurs enfants.

Lily serra la petite, étroitement, une seconde, puis elle la reposa dans les bras de sa mère.

— Oh ! qu’elle ne fasse pas cela !… j’aurais peur de venir la voir trop souvent ! — dit-elle avec un sourire.

Puis, résistant à Mrs. Struther qui lui offrait anxieusement de l’accompagner, et renouvelant sa promesse de revenir bientôt pour faire la connaissance de George et pour voir le bébé dans son bain, elle sortit de la cuisine, et descendit seule l’escalier de la maison.


Une fois dans la rue, elle se rendit compte qu’elle se sentait plus forte et plus heureuse : ce petit épisode lui avait fait du bien. C’était la première fois qu’elle rencontrait un résultat de sa fugitive bienfaisance, et l’étonnement qu’elle éprouva devant la solidarité humaine soulagea son cœur du froid mortel qui l’oppressait.

Ce ne fut qu’en franchissant le seuil de sa porte qu’elle sentit, par réaction, son isolement plus profond. Il était bien plus de sept heures, et la lumière et les odeurs qui venaient du sous-sol prouvaient manifestement que le dîner de la pension avait commencé. Elle s’empressa de gagner sa chambre, alluma le gaz et s’habilla. Elle n’avait pas l’intention de s’écouter plus longtemps, ni de se passer de nourriture parce que l’entourage la lui rendait désagréable. Puisque c’était son destin de vivre dans une pension, il lui fallait apprendre à s’adapter aux conditions de cette existence. Néanmoins, lorsqu’elle descendit dans la chaleur et la clarté de la salle à manger, elle fut bien aise de constater que le repas était presque fini.


Revenue dans sa chambre, elle fut soudain ressaisie d’une activité fiévreuse. Toutes ces dernières semaines, elle avait été trop indolente et trop indifférente pour mettre en ordre ce qui lui appartenait ; mais aujourd’hui elle commença à examiner soigneusement le contenu de ses tiroirs et de son armoire. Il lui restait encore quelques belles robes, — restes de la dernière phase de sa splendeur, sur la Sabrina et à Londres ; — mais, quand elle avait dû se séparer de sa femme de chambre, elle lui avait donné une bonne part de sa défroque. Les robes qui demeuraient, — bien qu’ayant perdu leur fraîcheur, conservaient encore la sûreté de leurs longues lignes, le mouvement et l’ampleur de traits qui sont la marque du grand artiste, et, comme elle les étalait sur le lit, les scènes où elle les avait portées revivaient devant elle. Un souvenir rôdait dans chaque pli : chaque bout de dentelle, chaque lueur de broderie était comme une lettre dans les annales de son passé. Elle fut surprise de sentir combien l’atmosphère de son ancienne vie l’enveloppait. Mais, après tout, n’était-ce pas la vie pour laquelle on l’avait formée ? Toute tendance naissante, en elle, avait été soigneusement dirigée vers ce but, autour duquel on lui avait enseigné à concentrer tout son intérêt, toute son activité. Elle était comme une plante rare qu’on a cultivée pour l’exposer, une plante dont on a supprimé tous les boutons, hormis celui-là dont l’épanouissement doit couronner sa beauté.

Finalement elle tira du fond de sa malle un amas de draperies blanches qui tombèrent sans forme sur son bras. C’était la robe Reynolds qu’elle avait portée, le soir des tableaux vivants, chez les Bry. Il lui avait été impossible de s’en défaire, mais elle ne l’avait jamais revue depuis ce jour-là, et les longs plis flexibles, quand elle les secoua, répandirent une odeur de violette qui lui parut comme un souffle envolé de la fontaine fleurie près de laquelle elle s’était arrêtée avec Lawrence Selden et elle avait renié son destin. Elle replaça les robes, une à une, rentrant avec chacune d’elles quelque rayon de lumière, l’écho de quelque rire, quelque épave errante des plages rosées du plaisir. Elle était encore dans un état d’extrême impressionnabilité : chaque allusion du passé vibrait au long de ses nerfs.

Elle venait de refermer sa malle sur les draperies blanches de la robe Reynolds quand elle entendit frapper à la porte, et le poing rouge de la servante irlandaise lui fourra sous le nez une lettre tardive. S’approchant de la lumière, Lily lut avec surprise l’en-tête imprimé au coin supérieur de l’enveloppe. C’était une lettre d’affaires venant des exécuteurs testamentaires de sa tante : elle se demanda quel incident inattendu leur avait fait rompre le silence avant l’époque fixée.

Elle ouvrit l’enveloppe, et un chèque voltigea sur le parquet. Comme elle se baissait pour le ramasser, le sang lui affleura au visage. Le chèque représentait la totalité du legs de Mrs. Peniston, et la lettre qui l’accompagnait expliquait que les exécuteurs, ayant réglé les affaires pendantes plus tôt qu’ils ne s’y attendaient, avaient décidé d’anticiper sur la date marquée pour le payement des legs.

Lily s’assit devant le pupitre placé au pied de son lit, et, étalant le chèque, elle lut et relut les « dix mille dollars » inscrits là par la main dure d’un homme d’affaires. Dix mois plus tôt, cette somme lui eût représenté les profondeurs de la pénurie ; mais son échelle des valeurs avait changé dans l’intervalle, et maintenant des visions de richesse rôdaient sous chaque trait de la plume. Comme elle continuait à regarder le chèque, elle sentit que l’éclat de ces visions lui montait au cerveau, et, au bout d’un moment, elle souleva le couvercle du pupitre et glissa dedans la formule magique, hors de sa vue. Il était plus facile de penser sans ces cinq chiffres qui vous dansaient devant les yeux ; et Lily avait beaucoup à penser avant de s’endormir.

Elle ouvrit son livre de comptes et son carnet de chèques, et se plongea dans des calculs aussi anxieux que ceux qui avaient prolongé sa veillée à Bellomont, la nuit où elle avait résolu d’épouser Percy Gryce. La pauvreté simplifie la tenue des livres, et sa situation financière était plus facile à établir qu’elle ne l’avait été alors ; mais elle n’avait pas encore appris à gouverner son argent, et durant sa courte phase de luxe, à l’Emporium, elle avait de nouveau glissé à des habitudes d’extravagance qui rompaient encore l’équilibre de son mince budget. Un examen soigneux de son carnet, de son livre et des notes impayées qui étaient là, dans le pupitre, lui apprit que, celles-ci une fois réglées, il lui resterait à peine de quoi vivre pour les trois ou quatre mois suivants ; après, si elle persistait dans son présent mode d’existence, sans gagner aucun argent supplémentaire, il lui faudrait réduire toutes les dépenses accidentelles à zéro. Elle se cacha les yeux en frissonnant : elle se voyait à l’entrée de cette impasse toujours plus étroite où elle avait vu s’engager avec découragement ce misérable paquet miss Silverton.

Ce n’était plus toutefois de la vision de la pauvreté matérielle qu’elle se détournait avec le plus d’effroi. Elle avait le sentiment d’un appauvrissement plus profond, d’un dénuement plus intime, auprès duquel les conditions extérieures devenaient insignifiantes. Certes il était pitoyable d’être pauvre, d’entrevoir un âge mûr médiocre et inquiet, qui menait par degrés, par un lugubre progrès dans l’économie et le sacrifice, jusqu’à l’absorption totale dans la vie monotone et collective d’une pension de famille. Mais il y avait quelque chose de plus pitoyable encore, c’était la solitude qui vous saisit le cœur, la sensation d’être emportée comme une tige déracinée, vagabonde, pour descendre le cours indifférent des années. Voilà le sentiment qui la possédait à cette heure, le sentiment qu’elle était quelque chose d’éphémère et sans racine, un objet tournoyant à la surface vertigineuse de la vie, sans rien à quoi les pauvres petits tentacules de la personnalité se pussent raccrocher avant d’être submergés par le terrible flot. Et, jetant un regard en arrière, elle reconnut qu’en aucun temps elle n’avait eu des relations directes avec la réalité. Ses parents, eux aussi, avaient été des déracinés, ballottés çà et là par tous les souffles de la mode, sans existence personnelle pour s’abriter contre les changements de vent. Elle-même avait grandi sans qu’aucun coin de terre lui fût plus cher qu’un autre : il n’y avait pour elle aucun centre de piétés premières, de traditions graves et aimées, où son cœur pût revenir et d’où il pût tirer de la force pour soi et de la tendresse pour les autres. Sous quelque forme que vive dans notre sang un passé lentement accumulé, — sous l’image concrète de la vieille maison peuplée de souvenirs visuels, ou bien sous la figure de cette maison que ne bâtissent point des bras, mais qu’élève une suite héréditaire de passions et de loyautés, — ce passé a la même vertu d’élargir et d’approfondir l’existence individuelle, de la rattacher par les liens d’une parenté mystérieuse à la somme puissante de l’effort humain.

Une telle vision de solidarité ne s’était encore jamais offerte à Lily. Elle en avait eu un pressentiment dans les mouvements aveugles de son jeune instinct ; mais là contre avaient prévalu les influences dissolvantes de la vie qu’on menait autour d’elle. Tous les hommes et toutes les femmes qu’elle connaissait ressemblaient à des atomes tourbillonnant loin l’un de l’autre dans quelque folle danse centrifuge : sa première échappée de vue sur la continuité de la vie, elle l’avait eue, ce soir même, dans la cuisine de Nettie Struther.

La pauvre petite ouvrière qui avait trouvé la force de rassembler les morceaux de son existence, et de s’en bâtir un abri, semblait à Lily avoir atteint la vérité centrale. Sans doute, c’était une vie assez maigre, sur les confins hideux de la pauvreté, avec une marge étroite pour les possibilités de maladie ou de malchance, mais cette vie avait toute la frêle et audacieuse permanence d’un nid d’oiseau construit au bord d’une falaise, — rien qu’une touffe de feuilles et de paille, mais disposée de telle façon que les êtres qu’on lui confie demeurent en sûreté suspendus au-dessus de l’abîme.

Oui… mais il avait fallu être deux pour bâtir le nid ; il avait fallu la confiance de l’homme aussi bien que le courage de la femme. Lily se rappela les paroles de Nettie : « Je savais qu’il savait mon histoire… » La foi de son mari en elle lui avait rendu possible sa rénovation : il est si facile pour une femme de devenir ce que l’homme qu’elle aime croit qu’elle est !… Eh bien, en deux occasions, Selden avait été prêt à mettre sa foi en Lily Bart ; mais la troisième épreuve avait été au-dessus de son endurance. La qualité même de son amour l’avait rendu plus impossible à ressusciter. Si cela n’avait été qu’un simple instinct du sang, le pouvoir de sa beauté aurait pu le raviver. Mais par le fait que cet amour avait poussé plus profond, qu’il était enchevêtré inextricablement à des habitudes héréditaires de pensée et de sentiment, il était aussi peu susceptible d’une seconde croissance que l’est une plante à racines profondes arrachée du sol. Selden avait donné à Lily ce qu’il avait de meilleur ; mais il était aussi incapable qu’elle de retourner sans nul esprit critique à des façons de sentir antérieures.

Il lui restait, à elle, comme elle le lui avait dit, le souvenir exaltant de la foi qu’il avait eue en elle ; mais elle n’avait pas atteint l’âge où une femme peut vivre de souvenirs. Tandis qu’elle tenait l’enfant de Nettie Struther dans ses bras, les courants de la jeunesse, glacés naguère en elle, avaient dégelé soudain et couru chaudement au long de ses veines : son ancien appétit de vivre l’avait ressaisie, et tout son être revendiquait hautement sa part de bonheur personnel. Oui, c’était encore le bonheur qu’elle voulait, et, pour l’avoir entrevu, elle considérait tout le reste comme sans importance. Elle s’était détachée successivement de toutes les possibilités plus basses, et maintenant rien ne lui restait plus que le vide du renoncement.

Il se faisait tard, et une immense lassitude l’envahit de nouveau. Ce n’était pas la sensation du sommeil prochain, mais une fatigue éveillée, animée, une lucidité blafarde où toutes les possibilités du futur se projetaient en ombres gigantesques. Elle était épouvantée par l’intense clarté de cette vision ; il lui semblait avoir percé le voile miséricordieux qui sépare l’intention de l’acte : elle voyait exactement ce qu’elle ferait dans les longs jours à venir. Le chèque serré dans son pupitre, par exemple, elle entendait bien l’employer à s’acquitter envers Trenor ; mais elle prévoyait qu’une fois le matin venu elle remettrait de le faire, et se laisserait aller peu à peu à supporter cette dette. Cette pensée la terrifia : elle tremblait de tomber de la hauteur où l’avait élevée la dernière minute passée avec Lawrence Selden. Mais comment avoir confiance en elle-même, être sûre de tenir bon ? Elle connaissait la force des instincts adverses, elle sentait les innombrables mains de l’habitude qui la tiraient en arrière, l’entraînant à quelque nouveau compromis avec la destinée. Elle éprouvait un désir intense de prolonger, de perpétuer l’exaltation momentanée de son esprit. Si seulement la vie pouvait finir maintenant, finir sur cette vision tragique et pourtant douce de possibilités perdues, qui lui donnait le sentiment d’une parenté avec tous ceux qui aiment et qui renoncent en ce monde !…

Elle se pencha brusquement, et, sortant le chèque de son pupitre, elle le mit dans une enveloppe où elle écrivit l’adresse de son banquier. Puis elle fit un chèque au nom de Trenor, le mit sans un mot d’explication dans une autre enveloppe où elle écrivit ce même nom, et posa les deux plis, côte à côte, sur le pupitre. Après quoi, elle resta là, classant ses papiers et griffonnant, jusqu’à ce que le silence absolu de la maison l’avertît de l’heure avancée. Dans la rue, le roulement des voitures avait cessé, et le grondement du métropolitain ne traversait qu’à de longs intervalles ce calme profond et comme hors nature. Dans cette mystérieuse et nocturne séparation de tous les signes extérieurs qui manifestent la vie, elle se sentit confrontée plus étrangement avec son destin. Cette sensation fit osciller son cerveau : elle essaya de chasser la conscience en pressant ses mains contre ses yeux. Mais le terrible silence et le vide étaient comme des symboles de son avenir ; il lui semblait que la maison, la rue, le monde, tout était désert, qu’elle seule demeurait douée de sentiment au milieu de l’univers inanimé.

Mais c’était là un état voisin du délire ; elle n’avait jamais été si près d’avoir le vertige qui vous saisit au bord de l’irréel… Le sommeil, voilà ce dont elle avait besoin : elle se souvint qu’elle n’avait pas fermé l’œil depuis quarante-huit heures. La petite fiole était à son chevet, prête à répandre sur elle son charme magique. Elle se dressa et se déshabilla en hâte, ne souhaitant plus que le contact de l’oreiller. Elle ressentait une fatigue si profonde qu’elle pensait s’endormir tout de suite ; mais, aussitôt qu’elle fut couchée, chacun de ses nerfs entra en jeu pour veiller isolément. C’était comme si un puissant foyer de lumière électrique avait éclaté dans sa tête, et son pauvre petit être angoissé ne pouvait que tressaillir et se tapir sous cette lumière, sans savoir où se réfugier.

Elle ne s’était pas imaginé qu’une pareille multiplication de l’état de veille fût possible : tout son passé reprenait vie sur mille points divers de sa conscience. Quelle drogue pouvait apaiser cette légion de nerfs insurgés ? La sensation d’épuisement eût été douce auprès de ce branle furieux d’activité ; mais la lassitude l’avait fuie, comme si quelque cruel stimulant lui avait été injecté dans les veines.

Elle pouvait encore supporter cela… oui, elle le pouvait… mais quelle force lui resterait, le lendemain ? Toute perspective avait disparu : demain était là sur elle, et talonné déjà par les jours suivants, qui essaimaient autour d’elle comme une foule hurlante. Il lui fallait les repousser pour quelques heures ; il lui fallait prendre un bain d’oubli, si court fût-il. Elle étendit la main, et compta les gouttes qui tombaient dans le verre ; mais, tout en le faisant, elle se disait que ces gouttes seraient sans pouvoir contre la lucidité surnaturelle de son cerveau. Depuis longtemps déjà elle avait augmenté la dose jusqu’à l’extrême limite ; mais, ce soir, elle sentait qu’il fallait l’augmenter encore. Elle savait qu’elle courait un léger risque en agissant de la sorte : elle se rappelait l’avertissement du pharmacien. Si le sommeil finissait par venir, ce serait peut-être un sommeil sans réveil. Mais, après tout, ce n’était qu’une chance sur cent : l’action de la drogue était incalculable, et l’addition de quelques gouttes à la dose régulière ne ferait probablement que lui procurer le repos dont elle avait si désespérément besoin…

À vrai dire, elle ne considéra pas la question de très près : le désir physique de sommeil était le seul phénomène qui durât chez elle. Son esprit se dérobait devant l’éclat de la pensée aussi instinctivement que les yeux se contractent en présence d’une lumière éblouissante : l’obscurité, l’obscurité, voilà ce qu’il lui fallait à tout prix. Elle se souleva dans son lit et avala le contenu du verre ; puis elle souffla la bougie et s’allongea.

Elle ne bougeait pas, guettant avec un plaisir sensuel les premiers effets du soporifique. Elle les connaissait d’avance : la cessation graduelle des battements, la douce approche de l’état passif, comme si au-dessus d’elle une main invisible faisait des passes magiques dans les ténèbres. La lenteur même et l’hésitation de l’effet en accroissaient la fascination : c’était délicieux de se pencher ainsi et de plonger les yeux dans les noirs abîmes de l’inconscient. Ce soir, la drogue semblait agir plus lentement qu’à l’ordinaire : chacune de ces pulsations passionnées dut être calmée à son tour, et le temps fut long avant que Lily les sentît tomber au néant, comme des sentinelles qui s’endorment à leur poste. Mais peu à peu un sentiment de soumission complète s’empara d’elle, et elle se demanda languissamment ce qui avait bien pu l’inquiéter et l’exciter à ce point. Elle voyait maintenant qu’il n’y avait pas de raison pour s’exciter ainsi : elle était revenue à sa vision normale de l’existence. Le lendemain ne serait pas si dur, après tout : elle était sûre qu’elle aurait la force de l’affronter. Elle ne se rappelait pas très bien ce qui l’avait effrayée, dans ce lendemain, mais l’incertitude ne la tourmentait plus. Elle avait été malheureuse, et maintenant elle était heureuse ; elle s’était sentie seule, et maintenant la sensation de solitude s’était évanouie.

Elle remua, une fois, et se tourna sur le côté : alors elle comprit pourquoi elle ne se sentait plus seule. C’était bizarre… mais l’enfant de Nettie Struther était couché sur son bras : elle sentait la pression de la petite tête contre son épaule. Elle ne savait pas comment l’enfant se trouvait là, mais elle n’en était pas autrement surprise ; elle n’éprouvait qu’un doux et pénétrant frémissement de chaleur et de plaisir. Elle prit une position plus commode, pliant son bras pour en faire un oreiller à la rondeur duvetée de cette tête, et retenant sa respiration pour ne pas troubler le sommeil de l’enfant.

Cependant elle songea qu’il y avait quelque chose qu’il fallait qu’elle dît à Selden : elle avait trouvé le mot qui éclaircirait la vie entre eux. Elle essaya de répéter ce mot, qui errait vague et lumineux à la frontière de sa pensée : elle craignait de ne pas s’en souvenir à son réveil… Pourvu qu’elle pût s’en souvenir et le lui dire, elle sentit que tout irait bien…

Peu à peu l’idée du mot s’évanouit, et le sommeil commença de l’envelopper. Elle résista faiblement : ne devait-elle pas rester éveillée à cause du bébé ? Mais ce sentiment lui-même se perdit bientôt dans une sensation confuse d’un assoupissement paisible, à travers quoi, tout à coup, jaillit un sombre éclair de terreur et de solitude.

Elle se dressa de nouveau, toute froide et tremblante du choc : un moment, il lui sembla qu’elle avait lâché l’enfant. Mais non… elle se trompait… la tendre pression du petit corps était encore là, contre elle ; la chaleur recouvrée circula de nouveau dans ses veines, elle y céda, s’y plongea, s’endormit.

XXIX


Le matin suivant se leva doux et brillant ; il y avait une promesse d’été dans l’air. La lumière du soleil enfilait joyeusement la rue de Lily, ravalait la façade lépreuse de sa maison, dorait le grillage dépeint de sa porte, et faisait jouer toutes les gloires du prisme sur les carreaux de sa fenêtre sombre.

Lorsqu’un tel jour coïncide avec notre humeur, il y a comme une griserie dans son haleine, et Selden, qui suivait d’un pas rapide la rue encore malpropre à cette heure, sentait frémir en lui un juvénile esprit d’aventure. Il avait coupé les amarres qui le rattachaient aux plages familières de l’habitude, et s’était lancé sur des mers inexplorées d’émotion ; toutes les vieilles méthodes étaient abandonnées, sa course se réglait sur des étoiles nouvelles.

Cette course, pour le moment, n’avait d’autre but que la pension de miss Bart ; mais cette misérable porte était devenue soudain le portique de l’Inconnu. En approchant, Selden leva les yeux vers le triple rang de fenêtres : il se demandait comme un enfant laquelle était celle de Lily. Il était neuf heures et la maison, habitée par des travailleurs, montrait déjà une façade éveillée. Il se rappela, par la suite, avoir observé qu’un seul store était baissé. Il remarqua aussi qu’il y avait un pot de pensées à une des fenêtres, et il en conclut aussitôt que cette fenêtre devrait être la sienne : il était inévitable qu’il établît un rapport entre elle et le seul accent de beauté qu’il y eût dans ce médiocre décor.

Neuf heures était une heure matinale pour faire une visite, mais Selden n’en était plus à se préoccuper de ces rites conventionnels. Il ne savait qu’une chose, c’est qu’il lui fallait voir Lily Bart tout de suite : il avait trouvé le mot qu’il voulait lui dire, et ce mot ne pouvait attendre un moment de plus. Il était étrange qu’il ne lui fût pas venu aux lèvres plus tôt, que lui, Selden, eût laissé partir Lily, la veille au soir, sans être capable de le prononcer. Mais qu’importait, maintenant qu’un jour nouveau avait lui ? Ce n’était pas un mot de crépuscule, c’était un mot du matin.

Selden allègrement tira la sonnette ; et, même dans son état d’absorption, il fut surpris de voir la porte s’ouvrir si promptement. Il fut encore plus surpris de voir, en entrant, qu’elle avait été ouverte par Gerty Farish ; — et que, derrière elle, dans une confusion agitée, se profilaient plusieurs autres visages de mauvais augure.

— Lawrence ! — cria Gerty d’une voix étrange. — Comment avez-vous pu arriver si vite ?

Et la main tremblante qu’elle posa sur lui sembla aussitôt lui serrer le cœur.

Il remarqua les autres figures, vaguement effrayées à la fois et intriguées. Il vit l’imposante personne de la propriétaire qui s’avançait vers lui d’un air professionnel ; mais il recula, levant la main, tandis que ses yeux grimpaient machinalement le raide escalier de noyer sombre, en haut duquel il avait l’immédiate certitude que sa cousine voulait le conduire.

Une voix, dans le fond, dit que le docteur pouvait revenir d’un moment à l’autre, et que rien, là-haut, ne devait être dérangé.

Quelqu’un d’autre s’écria :

— C’est encore un bonheur que…

Puis Selden sentit que Gerty lui prenait doucement la main, et qu’on leur permettait de monter seuls.

Il grimpèrent en silence les trois étages et suivirent le couloir jusqu’à une porte fermée. Gerty ouvrit la porte et Selden entra derrière elle. Bien que le store fût baissé, l’irrésistible soleil versait l’or d’une lumière tempérée dans la pièce, et Selden aperçut un lit étroit, le long du mur, et, sur ce lit, des mains immobiles et une figure calme, indifférente, l’image de Lily Bart.

Que ce fût vraiment elle, tout son être, à lui, le niait ardemment. La vraie Lily s’était appuyée, toute chaude, contre son cœur, quelques heures auparavant : qu’avait-il à faire avec cette face étrangère et paisible qui, pour la première fois, ne pâlissait ni ne s’animait à son approche ?

Gerty, singulièrement paisible, elle aussi, avec le sang-froid conscient d’une personne qui a assisté bien des souffrances, se tenait près du lit, parlant avec douceur comme si elle transmettait un message suprême.

— Le docteur a trouvé un flacon de chloral… elle dormait mal depuis longtemps, et elle aura pris une dose trop forte, par erreur… Il n’y a aucun doute là-dessus… aucun doute… on ne fera pas d’enquête… le docteur a été très bon. Je lui ai dit que vous et moi nous aimerions bien qu’on nous laisse seuls avec elle… pour examiner ses affaires avant que personne d’autre vienne… Je sais que c’est ce qu’elle aurait désiré.

Selden percevait à peine ce qu’elle disait. Debout, il gardait les yeux baissés vers la figure endormie qui semblait posée comme un masque délicat et subtil sur les traits vivants qu’il avait connus. Il sentait que la Lily véritable était encore là, toute proche de lui, invisible pourtant et inaccessible ; et la ténuité même de l’obstacle tendu entre eux le convainquait d’une impuissance dérisoire. Il n’y avait jamais eu rien de plus entre eux qu’un léger, un impalpable obstacle — et pourtant il avait permis que cet obstacle les séparât ! Et maintenant, bien qu’il semblât plus mince et plus fragile que jamais, il était devenu soudain aussi dur que le diamant, et lui, Selden, ne pouvait plus qu’y briser vainement sa vie.

Il était tombé à genoux près du lit, mais Gerty le toucha du doigt et il revint à lui. Il se leva, et comme leurs yeux se rencontraient, il fut frappé de l’extraordinaire clarté que dégageait le visage de sa cousine.

— Vous comprenez ce que le médecin est allé faire ? Il a promis qu’il n’y aurait pas d’ennuis… mais, bien entendu, il faut que les formalités suivent leur cours. Et je l’ai prié de nous donner le temps de vérifier ses affaires d’abord…

Il acquiesça de la tête, et elle jeta un coup d’œil sur la petite chambre nue.

— Ce ne sera pas long, conclut-elle.

— Non… ce ne sera pas long.

Elle retint la main de Lawrence dans la sienne, encore un moment ; puis, avec un dernier regard du côté du lit, elle se dirigea en silence vers la porte. Sur le seuil, elle s’arrêta pour ajouter :

— Vous me trouverez en bas, si vous avez besoin de moi.

Selden se réveilla pour la retenir :

— Mais pourquoi vous en allez-vous ? Elle aurait désiré…

Gerty secoua la tête avec un sourire.

— Non : voilà ce qu’elle aurait désiré.

Et, tandis qu’elle parlait, une lumière se fit jour à travers la dure misère de Selden, et il vit profondément dans les choses cachées de l’amour.

La porte se referma sur Gerty, et il resta seul avec la dormeuse immobile qui gisait là. Son instinct le pressait de retourner auprès d’elle, de s’agenouiller, de reposer sa tête palpitante contre la joue paisible, sur l’oreiller. Ils n’avaient jamais été en paix l’un avec l’autre, eux deux ; et maintenant il se sentait attiré par elle dans les étranges et mystérieuses profondeurs de sa tranquillité.

Mais il se rappela l’avertissement de Gerty : bien que le temps se fut arrêté dans cette chambre, il reprenait déjà sa marche impitoyablement. Gerty avait donné à Selden cette demi-heure suprême : il devait l’employer selon ses vœux.

Il se retourna et regarda autour de lui, se contraignant sévèrement à reprendre connaissance du monde extérieur. Il y avait très peu de meubles dans la pièce. Sur la pauvre commode s’étalait une couverture de dentelle, et dessus se trouvaient quelques boîtes et flacons à bouchons dorés, une pelote rose, un plateau de verre jonché d’épingles à cheveux en écaille : il recula devant l’intimité poignante de ces babioles, et devant la surface blême du miroir qui les dominait.

C’était là les seules traces de luxe, de cet attachement à l’observance minutieuse des bienséances personnelles, et ces traces montraient combien les autres renoncements avaient dû lui coûter. Nul autre témoignage de sa personnalité dans cette chambre, sinon la scrupuleuse propreté des quelques meubles : un lavabo, deux fauteuils, un petit bureau à pupitre et la petite table au chevet du lit. Sur cette table, la fiole vide et le verre ; et de ces objets encore il détourna les yeux.

Le pupitre était fermé, mais sur le couvercle en pente étaient posées deux lettres dont il s’empara. L’une portait l’adresse d’une banque, et, comme elle était affranchie et cachetée, Selden, après un moment d’hésitation, la mit de côté. Sur l’autre, il lut le nom de Gus Trenor ; et l’enveloppe était encore entre-baillée.

La tentation l’assaillit comme un coup de couteau. Il chancela et dut s’appuyer sur le pupitre. Pourquoi avait-elle écrit à Trenor ?… écrit, sans doute, juste après l’avoir quitté, la veille au soir ? Cette pensée profanait le souvenir de la dernière heure qu’ils avaient passée ensemble, tournait en dérision le mot qu’il était venu prononcer, et souillait même le silence de réconciliation où ce mot tombait. Selden se sentit rejeté à toutes les vilaines incertitudes dont il avait cru se délivrer pour toujours. Après tout, que savait-il de sa vie, à elle ? Seulement ce qu’elle avait bien voulu lui en montrer, et, mesuré selon la règle du monde, comme c’était peu de chose ! De quel droit — la lettre qu’il tenait à la main semblait le lui demander — de quel droit aujourd’hui entrait-il dans sa confidence par la porte que la mort avait laissée ouverte ? Son cœur criait que c’était du droit de la dernière heure qu’ils avaient vécue ensemble, cette heure où elle-même lui avait mis la clef en main. Oui… mais si la lettre pour Trenor avait été écrite après ?…

Il l’écarta, cette lettre, avec une soudaine horreur, et, serrant les lèvres, il aborda résolument le reste de sa tâche. Après tout, cette tâche serait plus facile, maintenant que son enjeu personnel se trouvait annulé.

Il souleva le couvercle du pupitre, et vit à l’intérieur un livre de comptes, un carnet de chèques et quelques liasses de factures et de lettres rangées avec la précision ordonnée qui caractérisait toutes les habitudes personnelles de miss Bart. Il parcourut d’abord les lettres, parce que c’était là le plus pénible de sa besogne. Elles étaient peu nombreuses et sans importance, mais parmi elles il trouva, avec une étrange palpitation de cœur, le mot qu’il lui avait écrit le lendemain de la fête des Bry.

« Quand puis-je venir vous voir ?… » Ces mots l’accablèrent sous le sentiment de la lâcheté qui l’avait éloigné d’elle au moment même où il était tout près de l’atteindre… Oui, il avait toujours eu peur de son destin, et il était trop loyal pour nier sa lâcheté maintenant : tous ses anciens doutes n’étaient-ils pas ressuscités à la seule vue du nom de Trenor ?

Il mit le mot dans son porte-cartes, après l’avoir plié soigneusement, comme un objet précieux par le fait qu’elle l’avait tenu pour tel ; puis, l’idée lui revenant que le temps passait, il continua l’examen des papiers.

À sa grande surprise, il découvrit sur toutes les factures cette annotation, de la main de Lily : « Payé ». Il ouvrit le livre de comptes et il vit que, la veille au soir, un chèque de dix mille dollars, provenant des exécuteurs testamentaires de Mrs. Peniston, y avait été inscrit. Le legs avait donc été payé plus tôt que Gerty ne le lui avait donné à supposer. Mais, tournant quelques pages, il découvrit avec étonnement que, malgré cette récente rentrée de fonds, la balance était déjà réduite à quelques dollars. Un coup d’œil rapide sur les talons des derniers chèques, qui tous portaient la date de la veille, lui apprit qu’environ quatre ou cinq cents dollars du legs avaient été employés à régler ces factures, tandis que tout le reste était compris en un seul chèque, daté du même jour, au nom de Charles-Augustus Trenor.

Selden mit de côté le livre et le carnet, puis s’affaissa dans le fauteuil. Il appuya ses coudes sur le bureau, et cacha sa figure dans ses mains. Les eaux amères de la vie montaient autour de lui, leur saveur stérile était sur ses lèvres. Le chèque au nom de Trenor expliquait-il le mystère ou ne faisait-il que l’approfondir ? Tout d’abord l’esprit de Selden refusait de fonctionner : il ne faisait que sentir la souillure d’une transaction pareille entre un homme comme Trenor et une jeune fille comme Lily Bart. Puis, graduellement, sa vision troublée s’éclaircit ; d’anciennes allusions et rumeurs lui revinrent, et, avec les insinuations mêmes qu’il avait craint de contrôler, il réussit à construire une explication du mystère. C’était donc vrai, alors, qu’elle avait accepté de l’argent de Trenor ; mais vrai aussi, comme le déclarait le contenu de ce pupitre, que cette obligation lui avait été intolérable, et qu’à la première occasion elle s’en était libérée, bien qu’en agissant de la sorte elle demeurât face à face avec la pauvreté absolue.

C’était tout ce qu’il savait, tout ce qu’il pouvait espérer débrouiller de l’histoire ; les lèvres muettes qu’il voyait là, sur l’oreiller, refusaient d’en livrer davantage, — à moins en vérité qu’elles ne lui eussent dit le reste dans le baiser qu’elles avaient posé sur son front. Oui, il pouvait maintenant lire dans cet adieu tout ce que son cœur aspirait à y trouver ; il pouvait même y puiser le courage nécessaire pour ne pas s’accuser de n’avoir pas été à la hauteur de l’occasion qui s’était offerte.

Il voyait que toutes les conditions de la vie avaient conspiré à les tenir séparés, puisque son propre détachement des puissances extérieures qui l’avaient gouvernée, elle, avaient accru ses exigences morales et lui avaient rendu plus difficile de vivre et d’aimer sans esprit critique. Mais du moins il l’avait aimée, il avait été disposé à risquer son avenir sur la foi qu’il avait en elle, et, si le destin avait voulu que l’heure favorable passât sans qu’ils pussent la saisir, il voyait maintenant que, pour tous deux, cette heure était sauve dans la ruine de leurs existences.

C’était cet amour d’une heure, ce triomphe fugitif sur eux-mêmes, qui les avait gardés de l’atrophie et de l’extinction ; qui, chez elle, s’était tourné vers lui dans toutes ses luttes contre l’influence du milieu, et, chez lui, avait maintenu vivante la foi qui le ramenait pénitent et réconcilié à son chevet.

Il s’agenouilla et se pencha sur elle, épuisant jusqu’à la lie ce dernier instant de tête à tête ; et, dans le silence, passa entre eux le mot qui éclaircissait tout.


EDITH WHARTON
Traduit de l’anglais par charles du bos
  1. All rights of translation reserved.
    L’original a paru sous ce titre : The House of Mirth (la Maison de Liesse), — allusion à cette parole de l’Ecclésiaste : « The heart of the wise is in the house of mourning ; but the heart of fools is in the house of mirth. — Le cœur du sage est dans la maison de deuil ; mais le cœur des insensés est dans la maison de liesse. »
  2. On appelle ainsi les premiers livres imprimés en Amérique.
  3. Rituel particulier à l’Église de Salisbury.
  4. La « Science chrétienne », — récente méthode de guérison par la prière, qui a de nombreux adeptes aux États-Unis.
  5. All rights of translation reserved.
    Voir la Revue des 15 novembre, 1er et 15 décembre 1907.
  6. All rights of translation reserved.
    Voir la Revue des 15 novembre, 1er, 15 décembre 1907 et 1er janvier 1908.
  7. All rights of translation reserved.

    Voir la Revue des 15 novembre, 1er, 15 décembre 1907, 1er et 15 janvier 1908.

  8. Quelque chose, à New-York, comme une « foire de Neuilly » permanente.
  9. All rights of translation reserved.
    Voir la Revue des 15 novembre, 1er , 15 décembre 1907, 1er , 15 janvier et 1er  février 1908.
  10. All rights of translation reserved.

    Voir la Revue des 15 novembre, 1er , 15 décembre 1907, 1er , 15 janvier, 1er  et 15 février 1908.