Chez les heureux du monde
La Revue de Paris (p. 489-502).
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VI


L’après-midi était merveilleuse. Un calme plus profond pénétrait l’atmosphère et l’éclat de l’automne américain se tempérait d’une brume qui diffusait la clarté sans l’affaiblir.

Dans les creux boisés du parc, il faisait déjà un peu humide ; mais sur les hauteurs l’air était plus léger, et, en montant la côte, après avoir franchi la grande route, Lily et son compagnon atteignirent une région où l’été s’attardait. Le chemin serpentait à travers une prairie parsemée d’arbres, puis s’engageait dans une allée empanachée d’asters et de ronces aux ramilles pourprées, d’où, à travers le faible frissonnement des feuilles de frêne, les champs se déroulaient à perte de vue.

Plus haut, l’allée se garnissait d’épaisses touffes de fougère et de ces verdures luisantes qui rampent le long des pentes ombragées ; des arbres commençaient à surplomber, et l’ombre devenait plus profonde : c’était l’obscurité d’une hêtraie. Les troncs des arbres étaient distants les uns des autres, reliés seulement par une légère toison de broussailles ; le chemin serpentait le long de la lisière du bois, ayant vue de-ci de-là sur un pâturage ensoleillé ou sur un verger émaillé de fruits.

Lily n’avait pas de réelle intimité avec la nature, mais elle avait la passion de l’harmonie et pouvait être vivement sensible à un site qui fût le juste décor de ses propres sensations. Le paysage qui se déployait au-dessous d’elle lui semblait un épanouissement de son humeur présente et elle retrouvait quelque chose d’elle-même dans cette tranquillité, cette ampleur, ces longues perspectives. Sur le penchant voisin, les érables vacillaient comme des bûchers de lumière ; plus bas se massaient des vergers grisâtres et, de temps à autre, on apercevait la verdure d’une chênaie. Deux ou trois fermes rouges sommeillaient sous les pommiers, et la flèche en bois blanc d’une église de village pointait derrière l’épaule de la colline, tandis que beaucoup plus bas, dans un nuage de poussière, la grande route filait à travers champs.

— Asseyons-nous ici, — proposa Selden, comme ils arrivaient à une crevasse rocheuse, au-dessus de laquelle les hêtres se dressaient à pic parmi des blocs moussus.

Lily se laissa choir sur le rocher, le teint brillant de cette longue grimpade. Elle était assise, muette, la bouche entr’ouverte par l’effort de la montée, les yeux errant paisiblement sur les lignes rompues du paysage. Selden s’étendit à ses pieds sur l’herbe, s’abritant avec son chapeau contre les rayons du soleil et croisant les mains derrière sa tête qui reposait contre le rocher. Il n’avait pas le moindre désir de la faire parler : le silence un peu essoufflé de la jeune fille semblait faire partie du calme général et de l’harmonie des choses. Dans son propre esprit il n’y avait qu’un indolent sentiment de plaisir, émoussant les arêtes vives de la sensation comme le brouillard de septembre estompait le paysage au-dessous d’eux. Mais Lily, malgré son attitude aussi tranquille que celle de Selden, palpitait secrètement au choc des pensées qui l’assaillaient. Il y avait en elle, à ce moment, deux êtres distincts, l’un qui aspirait à long traits la liberté et la joie, l’autre qui haletait dans la sombre petite geôle des inquiétudes. Mais peu à peu les soupirs du prisonnier diminuèrent, ou peut-être son camarade y fit-il moins attention : l’horizon se dilata, l’air devint plus vivifiant, et l’esprit libéré battit des ailes pour s’envoler.

Lily elle-même n’aurait pas su définir cet essor qui semblait la soulever et la balancer au-dessus de ce monde ensoleillé à ses pieds. Était-ce l’amour, se demandait-elle, ou simplement une combinaison accidentelle de pensées et de sensations heureuses ? Dans quelle mesure cet essor était-il dû au prestige de cette merveilleuse après-midi, aux parfums des bois périssants, à l’idée de tout l’ennui dont elle s’était évadée ? Lily n’avait pas dans son passé d’expérience précise à l’aide de quoi elle pût éprouver la qualité de ses sentiments. Elle avait été plusieurs fois amoureuse de fortunes ou de carrières, une fois seulement d’un individu. Il y avait des années de cela, lors de son entrée dans le monde, elle s’était prise d’une passion romanesque pour un jeune homme appelé Herbert Melson, qui avait des yeux bleus et les cheveux légèrement ondulés. M. Melson, qui ne possédait pas d’autres titres ayant cours sur le marché, s’était hâté de s’en servir pour capturer miss Van Osburgh, l’aînée : depuis lors, il était devenu gros et asthmatique, et était sujet à raconter des anecdotes sur ses enfants. Si Lily se remémorait cette première émotion, ce n’était pas pour la comparer avec celle qui la possédait maintenant ; le seul point de comparaison, c’était ce sentiment de légèreté, de libération, qu’elle se rappelait avoir éprouvé, dans le tourbillon d’une valse ou dans un tête-à-tête, au fond d’une serre, pendant la courte durée de son roman de jeunesse. Elle n’avait pas retrouvé, depuis, cette élasticité, cette ardeur de liberté ; mais aujourd’hui, c’était quelque chose de plus qu’un aveugle tâtonnement de l’instinct. Le charme particulier de son sentiment pour Selden, c’était qu’elle le comprenait ; elle pouvait mettre le doigt sur chaque anneau de la chaîne qui les unissait l’un à l’autre. Bien que la popularité de Selden ne fût pas bruyante, sentie plutôt qu’exprimée dans le cercle de ses amis, Lily n’avait jamais pris pour une vie obscure la vie de cet homme qui ne se mettait pas en avant. Sa culture bien connue était généralement considérée comme un petit obstacle à la facilité des relations ; mais Lily, qui s’enorgueillissait d’avoir des idées larges et de rendre hommage à la littérature, et qui emportait toujours un Omar Kheyam dans son sac de voyage, était attirée par cette qualité, dont elle devinait qu’on aurait apprécié la distinction dans une société plus ancienne. De plus, il avait ce don : le physique de son personnage. De par sa taille, sa tête dominait la foule, et ses traits sombres et finement modelés, dans ce pays de types amorphes, lui donnaient l’air d’appartenir à une race plus rare, de porter en lui l’empreinte de tout un passé concentré. Les gens expansifs le trouvaient un peu sec, et les très jeunes filles le jugeaient sarcastique ; mais c’était précisément cet air de réserve amicale, aussi éloigné que possible de toute affirmation d’avantages personnels, qui piquait l’intérêt de Lily. Tout en lui concordait avec les exigences un peu dédaigneuses de son goût, à elle, jusqu’à cette ironie légère avec laquelle il passait en revue ce qui semblait à Lily le plus sacré. Mais, plus que pour tout le reste peut-être, elle l’admirait pour ce pouvoir qu’il avait de dégager un sentiment de supériorité aussi indiscutable que l’homme le plus riche qu’elle eût jamais rencontré.

Ce fut l’inconscient prolongement de cette pensée qui lui fit dire, peu d’instants après, en riant :

— J’ai manqué à deux rendez-vous aujourd’hui, en votre honneur. À combien avez-vous manqué pour moi ?

— À aucun, — fit Selden avec calme. — Je n’avais qu’un rendez-vous à Bellomont : c’était avec vous.

De haut en bas elle lui jeta un regard, en souriant du bout des lèvres :

— Est-ce vraiment pour me voir que vous êtes venu à Bellomont ?

— Naturellement !

Le visage de Lily prit un air plus méditatif.

— Pourquoi ? — murmura-t-elle, sur un ton qui enlevait à la question jusqu’à la moindre nuance de coquetterie.

— Parce que vous êtes un merveilleux spectacle : j’aime toujours à voir ce que vous faites.

— Comment savez-vous ce que je ferais si vous n’étiez pas ici ?

Selden sourit :

— Je n’ai pas la prétention d’avoir, par mon arrivée, détourné d’un cheveu le cours de vos actions.

— Ça, c’est absurde : si vous n’étiez pas ici, je ne serais évidemment pas en train de me promener avec vous.

— Non ; mais vous promener avec moi, ce n’est qu’une autre manière d’utiliser vos matériaux. Vous êtes une artiste, et il se trouve que je suis le brin de couleur dont vous vous servez aujourd’hui. Une partie de votre habileté consiste à improviser des effets prémédités.

Lily sourit aussi : ces paroles étaient trop fines pour ne pas éveiller son sens de l’« humour ». C’était parfaitement vrai qu’elle avait l’intention de faire jouer à la présence accidentelle de Selden un rôle très défini : tel était du moins le secret prétexte qu’elle avait trouvé pour manquer à sa promesse de sortir avec M. Gryce. On l’avait parfois accusée d’être trop impatiente ; même, Judy Trenor l’avait avertie d’aller lentement. Eh bien, elle ne se presserait pas trop, cette fois ; elle laisserait son prétendant savourer plus longtemps l’incertitude. Là où devoir et plaisir étaient d’accord, il n’était pas dans le caractère de Lily de les séparer. Elle s’était excusée pour la promenade, alléguant une migraine : l’horrible migraine qui, le matin, l’avait empêchée de s’aventurer à l’église. Son apparition au déjeuner confirma cette excuse : elle était comme languissante, toute pénétrée d’une souffrante douceur ; elle tenait un flacon de sels à la main. Des manifestations de ce genre étaient pour M. Gryce une nouveauté ; il se demanda, un peu anxieux, si elle était délicate : il avait des craintes à longue portée pour l’avenir de sa progéniture. Mais la sympathie l’emporta et il conjura Lily de ne pas s’exposer : il associait toujours le grand air à des idées de péril.

Lily avait accueilli sa sympathie avec une reconnaissance langoureuse, insistant — elle serait une si pauvre compagnie ! — pour qu’il se joignît au reste de la société qui, après le déjeuner, s’en allait en plusieurs automobiles faire une visite aux Van Osburgh, à Peekshill. M. Gryce fut touché de tant de désintéressement et, pour tuer l’après-midi qui menaçait d’être longue, il suivit son conseil et partit, funèbre, en cache-poussière et lunettes : comme l’auto s’élançait dans l’avenue, Lily sourit de sa ressemblance avec un scarabée déçu.

Selden avait surveillé ses manœuvres avec une indolence amusée. Elle n’avait pas répondu à sa proposition de passer l’après-midi ensemble ; mais, à mesure que le plan de Lily se déroulait, il s’assurait de plus en plus qu’il y était compris. La maison était vide lorsqu’enfin il entendit son pas sur l’escalier : il sortit de la salle de billard pour la rejoindre. Elle était en tenue de promenade et les chiens bondissaient autour d’elle.

— J’ai pensé qu’après tout l’air me ferait peut-être du bien ! expliqua-t-elle.

Et il convint qu’un remède aussi simple méritait d’être essayé.

L’excursion durerait quatre heures, au moins : Lily et Selden avaient toute l’après-midi devant eux, et cette sensation de loisir et de sécurité acheva d’alléger l’esprit de miss Bart. Avec tant de temps pour causer, et sans sujet défini, elle pourrait goûter les joies rares du vagabondage mental…

Elle se sentait si franche de toute arrière-pensée qu’elle accueillit sa dernière imputation avec un rien de ressentiment.

— Je ne sais vraiment pas — dit-elle — pourquoi vous m’accusez toujours de préméditation.

— Mais je croyais que vous-même l’aviez avoué : vous m’avez dit, l’autre jour, qu’il vous fallait suivre une certaine ligne de conduite : quand on fait une chose, le mieux est de la faire jusqu’au bout.

— Si vous voulez dire qu’une jeune fille qui n’a personne pour s’occuper d’elle est obligée de s’en occuper elle-même, je suis toute prête à plaider coupable. Mais vous devez me trouver une affreuse créature si vous supposez que je ne cède jamais à une impulsion.

— Ah ! mais je ne suppose pas cela : ne vous ai-je pas dit que votre génie consiste à convertir les impulsions en intentions ?

— Mon génie ? — reprit-elle avec un accent de subite lassitude. — Y a-t-il, en dernière analyse, d’autre preuve du génie que le succès ? Et moi, certainement, je n’ai pas réussi.

Selden repoussa son chapeau en arrière et la regarda de côté.

— Le succès… qu’est-ce que le succès ? Je voudrais bien connaître votre définition.

— Le succès ?… (Elle hésita.) Mais c’est tirer de la vie tout ce qu’on peut en tirer, j’imagine… C’est une qualité relative, après tout… N’est-ce pas aussi votre idée du succès ?

— Mon idée ?… à Dieu ne plaise !

Il redressa le buste avec une énergie soudaine, appuyant ses coudes sur ses genoux, et, les yeux fixés sur le paysage harmonieux :

— Mon idée du succès, — dit-il, — c’est la liberté personnelle.

— La liberté ?… être libre de soucis ?

— Libre de tout… de l’argent et de la pauvreté, de l’aisance et de l’inquiétude, de tous les accidents matériels. Maintenir en soi une sorte de république de l’esprit, voilà ce que j’entends par le succès.

Elle se pencha en avant, avec un éclair d’intelligence :

— Je sais… je sais… c’est étrange, mais c’est tout juste ce que j’ai senti aujourd’hui.

Les yeux de Selden rencontrèrent avec une douceur cachée ceux de Lily :

— Ce sentiment est-il si rare chez vous ? — dit-il.

Elle rougit un peu sous ce regard :

— Vous me méprisez terriblement, n’est-ce pas ? Mais peut-être est-ce que je n’ai jamais eu le choix. Il n’y avait personne, veux-je dire, pour me parler de la république de l’esprit.

— Il n’y a jamais personne. C’est un pays dont il faut découvrir le chemin soi-même.

— Mais je ne l’aurais jamais découvert si vous ne me l’aviez montré.

— Ah ! il y a des poteaux indicateurs… mais encore faut-il savoir les lire.

— Eh bien, je sais ! je sais maintenant ! — s’écria-t-elle avec ardeur. — Chaque fois que je vous vois, il me semble que j’épelle une des lettres de l’écriteau… et hier, hier soir, à dîner, j’ai brusquement vu un peu plus avant dans votre république.

Selden la regardait toujours, mais d’un œil modifié. Jusque-là il avait goûté, dans sa présence et dans sa conversation, le divertissement esthétique qu’un homme de réflexion est apte à chercher dans des relations capricieuses avec de jolies femmes. Son attitude avait été celle du spectateur qui admire, et il aurait presque regretté de surprendre en elle quelque émotion débilitante qui pût gêner l’accomplissement de ses desseins. Mais, à cette heure, c’était précisément cette faiblesse entrevue qui devenait le plus intéressant de sa personne. Il l’avait saisie, alors, dans un moment de désarroi ; son visage était pâle et altéré, et la diminution même de sa beauté lui prêtait un charme poignant. « Voilà de quoi elle a l’air quand elle est seule ! » Telle avait été la première pensée de Selden ; et la seconde fut de noter en elle le changement produit par sa venue. C’était le point dangereux de leurs rapports qu’il ne pouvait mettre en doute la spontanéité de son goût, à elle, pour lui, Selden. Sous quelque angle qu’il observât leur intimité naissante, il n’arrivait pas à la faire rentrer dans le plan de vie de Lily ; et d’être l’imprévu dans une carrière si soigneusement préparée, il y avait là de quoi stimuler même un homme qui avait renoncé aux expériences sentimentales.

— Eh bien, — dit-il, — ce premier aperçu vous a-t-il donné le désir d’en connaître davantage ? Allez-vous devenir des nôtres ?

Tout en parlant, il avait tiré de sa poche son étui à cigarettes, et elle tendit la main :

— Oh ! donnez-m’en une, je vous prie… voilà plusieurs jours que je n’ai fumé !

— Pourquoi cette abstinence contre nature ? Tout le monde fume à Bellomont.

— Oui… mais ce n’est pas considéré comme convenable pour une jeune fille à marier ; et, en ce moment, je suis une jeune fille à marier.

— Ah ! alors j’ai bien peur que nous ne puissions vous admettre dans notre république.

— Pourquoi ? Est-ce un ordre de célibataires ?

— Pas le moins du monde, quoique je sois obligé de reconnaître que l’on y compte peu de gens mariés. Mais vous épouserez quelqu’un de très riche, et notre république est aussi difficile d’accès pour les gens riches que le royaume des cieux.

— Ça, c’est injuste, il me semble, parce que, si j’ai bien compris, une des conditions d’admission, c’est de ne pas trop penser à l’argent… et le seul moyen de ne pas penser à l’argent, c’est d’en avoir beaucoup.

— Vous pourriez aussi bien dire que le seul moyen de ne pas penser à l’air, c’est d’en avoir assez à respirer. C’est vrai, en un sens ; mais vos poumons pensent à l’air, si vous, vous n’y pensez pas. Il en va de même avec les gens riches : il se peut qu’ils ne pensent pas à l’argent, mais ils ne cessent pas un instant de le respirer ; transportez-les dans un autre élément, et voyez comme ils se débattent et comme ils halètent !

Lily regardait distraitement à travers les cercles bleuâtres de sa fumée.

— Il me semble, — dit-elle enfin, — que vous passez une grande partie de votre temps dans l’élément que vous désapprouvez.

Selden reçut cette botte avec sérénité :

— Oui ; mais j’ai tâché de demeurer amphibie : tout va bien tant que nos poumons peuvent fonctionner dans un autre air. L’alchimie véritable consiste à pouvoir reconvertir l’or en quelque chose d’autre ; et voilà le secret que la plupart de vos amis ont perdu.

Lily méditait.

— Ne croyez-vous pas, — repartit-elle un instant après, — que les gens qui trouvent à redire à la société sont trop enclins à voir en elle une fin et non un moyen, tout comme les gens qui méprisent l’argent en parlent comme s’il était fait uniquement pour être enfoui dans des sacs et dévoré des yeux ? N’est-il pas plus juste de les considérer tous deux comme des occasions dont on se sert avec stupidité ou avec intelligence, selon les capacités que l’on a ?

— C’est certainement la saine manière de voir ; mais ce qu’il y a d’étrange dans cette question de la société, c’est que les gens qui la considèrent comme une fin en soi sont ceux qui en font partie, et non les critiques du dehors. C’est juste le contraire de ce qui arrive pour la plupart des spectacles : le public peut subir l’illusion, mais les acteurs, eux, savent que la vie réelle est de l’autre côté de la rampe. Les gens qui utilisent la société comme divertissement après le travail en font l’usage qu’il faut ; mais quand elle devient la chose en vue de laquelle on travaille, elle dénature toutes les relations de la vie. (Selden se souleva sur son coude.) Dieu sait — continua-t-il — que je ne voudrais pas déprécier l’aspect décoratif de l’existence ! Il me semble que le sens de la splendeur se justifie assez par ce qu’il a produit. Le malheur est que tant de nature humaine soit gâchée en route. Si nous sommes tous la matière brute de certains effets ici-bas, on aimerait mieux être la flamme qui trempe l’épée que le coquillage qui teint un manteau de pourpre. Et une société comme la nôtre gaspille tant de bonnes choses pour produire son petit morceau de pourpre ! Regardez un garçon comme Ned Silverton : il a vraiment trop de valeur pour servir à refourbir les armes rouillées d’une femme du monde. Voilà un jeune homme qui part à la découverte de l’univers : n’est-ce pas une pitié qu’il finisse par le trouver dans le salon de Mrs. Fisher ?

— Ned est un gentil garçon, et j’espère qu’il gardera ses illusions assez longtemps pour qu’elles lui inspirent de jolies poésies ; mais croyez-vous que ce soit seulement dans le monde qu’il ait chance de les perdre ?

Selden répondit, en haussant les épaules :

— Pourquoi appelons-nous toutes nos idées généreuses des illusions, et toutes nos idées médiocres des vérités ? N’est-ce pas la condamnation suffisante d’une société que de voir que soi-même on accepte une pareille phraséologie ? À l’âge de Silverton, je fus bien près d’adopter ce jargon, et je sais combien les noms peuvent altérer la couleur des croyances.

Elle ne l’avait jamais entendu parler avec tant d’énergie dans l’affirmation. Son style habituel était celui de l’éclectique qui glisse légèrement et compare : elle fut émue par ce regard soudain qu’elle avait pu jeter dans le laboratoire où se formaient ses convictions.

— Ah ! vous ne valez pas mieux que les autres sectaires ! — s’écria-t-elle ; — pourquoi appelez-vous votre république une république ? C’est une corporation fermée, et vous créez des objections arbitraires afin d’en écarter les gens.

— Ce n’est pas ma république : si c’était ma république, je ferais un coup d’État et je vous mettrais sur le trône.

— Tandis que, en réalité, vous estimez que je ne peux pas même en franchir le seuil ?… Oh ! je comprends ce que vous voulez dire. Vous méprisez mes ambitions : vous les jugez indignes de moi !

Selden sourit, mais sans ironie aucune :

— Eh bien, n’est-ce pas là un hommage ? Je les juge, ces ambitions, tout à fait suffisantes pour la plupart des gens qui en vivent.

Elle s’était retournée vers lui et le contemplait avec gravité.

— Mais serait-il donc impossible que, si j’avais les mêmes occasions que ces gens-là, j’en fisse un meilleur usage ? L’argent, cela représente une foule de choses… pas seulement des diamants et des automobiles.

— Évidemment : vous pourriez expier le plaisir que ces objets vous auraient donné en fondant un hôpital.

— Mais si vous considérez que ces objets me donneront la sorte de plaisir qui me convient, vous devriez considérer aussi que mes ambitions sont assez bonnes pour moi.

À cet appel, Selden se mit à rire :

— Ah chère miss Bart, je ne suis pas la divine Providence : je ne peux pas vous garantir que vous jouirez vraiment des choses que vous cherchez à obtenir !

— Alors, ce que vous trouvez de mieux à me dire, c’est qu’après avoir lutté pour les obtenir je ne les aimerai probablement pas ? (Elle poussa un soupir profond.) Quel misérable avenir vous prévoyez pour moi !

— Mais… vous-même, est-ce que vous ne l’avez jamais prévu ?

Lentement sa joue se colora : ce n’était pas, cette rougeur, un signe d’agitation ; elle montait des sources les plus profondes de la sensibilité ; c’était comme si l’effort de l’esprit l’avait amenée au jour.

— Oui, bien souvent, — dit-elle, — mais il m’apparaît tellement plus sombre quand c’est vous qui me le montrez !

Il ne répondit pas à cette exclamation, et pendant une minute ils se turent ; quelque chose palpitait entre eux dans le vaste silence de l’atmosphère. Puis, brusquement, elle se tourna vers lui avec une sorte de véhémence :

— Pourquoi me traitez-vous ainsi ? — s’écria-t-elle. — Pourquoi me rendez-vous haïssable tout ce que j’ai choisi, si vous n’avez rien à me donner à la place ?

Ces mots éveillèrent Selden de la rêverie où il était plongé. Il ne savait pas lui-même pourquoi il avait donné ce tour à leur discussion : c’était le dernier emploi qu’il aurait assigné dans son esprit à une après-midi de tête-à-tête avec miss Bart. Mais c’était un de ces moments où aucun des deux interlocuteurs ne semble parler après délibération : en chacun d’eux une voix intérieure implorait l’autre à travers d’insondables profondeurs de sentiment.

— Non, je n’ai rien à vous donner à la place ! — dit-il, en se redressant et se tournant de manière à se trouver en face d’elle. — Si j’avais quelque chose, ce serait à vous, vous le savez bien.

Elle accueillit cette abrupte déclaration d’une manière encore plus étrange que celle dont il l’avait faite : elle laissa tomber sa tête dans ses mains et il vit que pendant un instant elle pleurait.

Ce ne fut qu’un instant, toutefois : quand il se pencha près d’elle et abaissa ses mains d’un geste plus grave que passionné, elle lui montra un visage adouci mais non défiguré par l’émotion, et il se dit, avec une certaine cruauté, que même pleurer était pour elle un art.

Cette réflexion raffermit sa voix, tandis qu’il lui demandait, partagé entre la pitié et l’ironie :

— N’est-il pas naturel que je cherche à ravaler tout ce que je ne puis pas vous offrir ?

À ces mots, sa figure s’éclaira, mais elle retira sa main, non par coquetterie, mais comme si elle renonçait à quelque chose à quoi elle n’avait pas droit.

— Mais vous me ravalez, moi, n’est-il pas vrai, — répliqua-t-elle doucement, — en vous montrant si certain que ce sont les seules choses auxquelles je tienne ?

Selden frissonna ; mais ce n’était que le dernier sursaut de son égoïsme. Presque aussitôt il répondit ; très simplement :

— Mais vous y tenez à ces choses, n’est-ce pas ? Et tous mes vœux ne peuvent rien changer à cela.

Il avait tellement cessé de se demander jusqu’où ceci pourrait l’entraîner qu’il éprouva un vif désappointement lorsqu’elle tourna vers lui un visage étincelant de moquerie.

— Ah ! — s’écria-t-elle, — malgré toutes vos belles phrases, vous êtes en réalité aussi lâche que moi : car vous n’auriez pas dit un mot, si vous n’aviez pas été si sûr de ma réponse.

Le choc que lui donna cette réplique eut pour effet de cristalliser les intentions flottantes de Selden.

— Je ne suis pas du tout si sûr de votre réponse ! — dit-il tranquillement. — Et je vous fais l’honneur de croire que vous non plus n’en êtes pas si sûre.

À son tour, elle le regarda avec surprise ; et, après un moment :

— Voulez-vous m’épouser ? — demanda-t-elle.

Il se mit à rire :

— Non, je ne le veux pas… mais je le voudrais peut-être, si vous le vouliez !

— C’est bien ce que je disais : vous êtes si sûr de moi que vous pouvez vous amuser à faire des expériences.

Elle retira la main qu’il avait reprise et le regarda avec tristesse.

— Je ne fais pas d’expériences, — répliqua-t-il. — Ou, si j’en fais, ce n’est pas sur vous, mais sur moi-même. Je ne sais quels seront leurs résultats ; mais si vous épouser en est un, je suis prêt à courir le risque.

Elle sourit faiblement :

— Ce serait certainement un grand risque… je ne vous ai jamais caché combien grand.

— Ah ! c’est vous qui êtes lâche ! — s’écria-t-il.

Elle s’était levée, et il était debout en face d’elle, les yeux dans ses yeux. La douce solitude du jour déclinant les enveloppait ; ils paraissaient soulevés dans un air plus pur. Toutes les exquises influences de l’heure tremblaient dans leurs veines, et les attiraient l’un vers l’autre comme les feuilles détachées étaient attirées vers le sol.

— C’est vous qui êtes lâche ! — répéta-t-il, lui prenant les mains.

Elle s’appuya un instant contre lui, comme repliant des ailes fatiguées : il crut sentir que son cœur battait après l’effort d’un vol prolongé plutôt qu’il ne tressaillait devant les espaces ouverts. Puis elle recula, avec un petit sourire d’avertissement :

— Je serai hideuse, dès que je serai mal fagotée ; mais je sais garnir mes chapeaux, — déclara-t-elle.

Ils se turent de nouveau, souriant l’un à l’autre comme des enfants aventureux qui ont grimpé jusqu’à une hauteur défendue d’où ils découvrent un monde nouveau. Le monde réel à leurs pieds se voilait d’ombre, et, par-dessus la vallée, la lune claire monta dans le bleu plus opaque.

Tout à coup ils entendirent un bruit lointain, comme le bourdonnement d’un insecte géant, et, sur la grand’route qui serpentait plus blanche dans le crépuscule, un objet noir traversa leur champ de vision.

Lily se réveilla de son absorption ; son sourire s’évanouit et elle commença à se diriger vers l’allée.

— Je n’avais pas idée qu’il fût si tard ! Il fera déjà nuit avant que nous soyons rentrés, — dit-elle, presque avec impatience.

Selden la regardait avec étonnement : il lui fallut un moment pour retrouver l’image habituelle qu’il avait de miss Bart ; puis il dit, avec un accent de sécheresse qu’il ne put maîtriser :

— Ce n’étaient pas des gens du château : l’automobile allait dans l’autre sens.

— Je sais, je sais… (Elle s’arrêta, et il la vit rougir dans la pénombre.) Mais je leur avais dit que je ne me sentais pas bien, que je ne sortirais pas… Redescendons, je vous prie ! — murmura-t-elle.

Selden continuait à la regarder ; puis il tira de nouveau son étui à cigarettes et en alluma lentement une. Il lui semblait nécessaire, à cet instant, de proclamer, par quelque geste qui lui fût familier, qu’il se possédait parfaitement : il avait un désir presque enfantin de faire voir à sa compagne que, leur vol terminé, il avait atterri sain et sauf.

Elle attendit, pendant que la flamme vacillait sous sa paume recourbée ; puis il lui tendit les cigarettes.

Elle en prit une, d’une main mal assurée, et, la portant à ses lèvres, elle se pencha en avant pour l’allumer à la sienne. Dans l’obscurité, la petite lueur rouge éclaira le bas de son visage, et il vit sa bouche trembler sous un sourire.

— Parliez-vous sérieusement ? — demanda-t-elle, avec un bizarre frémissement de gaieté qu’elle avait peut-être ramassé, en hâte, au milieu d’un stock d’intonations, sans avoir le temps de choisir la note juste.

Selden gouvernait mieux sa voix :

— Pourquoi pas ? — répliqua-t-il. — Vous voyez, je ne courais aucun risque.

Et, comme elle restait encore debout devant lui, un peu pâle sous la réplique, il ajouta vivement :

— Redescendons !