Albin Michel (p. 213-224).


Ô PSYCHIATRIE


Et chez les fous, au milieu de cette sarabande hallucinante, il y a des hommes qui ne sont pas fous !

À peine êtes-vous dans l’antre que des pensionnaires se ruent sur vous, tendent des lettres, supplient qu’on les regarde : « Regardez-moi donc ! Pourquoi suis-je ici ? Je ne suis pas fou. C’est une infamie. Va-t-on me laisser mourir dans cette prison ? »

Cris, gestes vifs ne prouvent pas que ces emmurés aient perdu la raison. Un homme tombé au fond d’un puits donnera de la voix dès qu’il entendra le pas d’un passant.

D’autres sont calmes :

— Je ne nie pas, j’ai eu de l’anémie au cerveau, mais voici trois ans. Depuis plus de deux ans, je ne sens plus rien, je vois clair comme avant. Pourquoi ne me renvoie-t-on pas ?

Si ce malade l’eût été du foie, des bronches, du ventre, sitôt guéri il serait sorti de l’hôpital. C’est que la chose est dans les habitudes et que la médecine générale est plus vieille que la psychiatrie. Dans plusieurs siècles, la psychiatrie aura assuré ses bases. En l’an 2100, le guéri aura le droit d’être guéri. Présentement, il doit attendre son heure ; la science, elle, attend bien la sienne ! Le fou est né trop tôt.

— Cet homme est-il vraiment guéri, docteur ?

— Possible. Depuis plusieurs mois, il est normal. Ne rechutera-t-il pas ?

Il est préférable pour un homme d’être bandit que fou. Quand le bandit a purgé sa peine, on lui ouvre la porte de la prison sans lui demander s’il recommencera !

Les bras ballants, l’œil atone, l’ex-malade écoute. Il est prisonnier maintenant, non pas au nom du passé, mais au nom de l’avenir !

— Enfin ! je ne le sais pas, dit-il, et vous ne le savez pas davantage. Tout ce que l’on sait c’est que, pour le moment, je suis guéri. Alors, que fais-je chez les fous ?

Il y attend que plus de lumière tombe sur l’humanité.



Regardons un document. Il est beau.

Des parents apprennent qu’un de leurs cousins goûte l’hospitalité d’un asile depuis 1919. Ils font le voyage.

Ils le voient « si lucide », sa conversation étant « on ne peut pas meilleure ». Les cousins passent sur les droits de la femme de l’aliéné. Ils demandent au docteur les raisons de ce maintien à l’asile.

Ils reçoivent le certificat que voici :

« M. X… va très bien physiquement. Au point de vue mental il est calme et docile, mais insouciant, indifférent, inoccupé, peu conscient de son intérêt réel, sans souci de son avenir. Sa place reste à l’asile, car il ne pourrait plus s’adapter à la vie sociale. »

« Il est insouciant ! » Alors pourquoi cria-t-il vers ses cousins qui enfin le dénichèrent ?

« Il est inoccupé. » Peut-être pourrait-il, en récompense des bons soins dont on l’entoure, construire un monument en l’honneur des médecins de l’asile ?

« Il est peu conscient de son intérêt réel. » Avant tout autre, son intérêt réel est de décamper.

« Il est sans souci de son avenir. » Voyez-vous ce phénomène enfermé depuis six ans et qui se permet d’être sans souci de son avenir ?

« Sa place est à l’asile parce qu’il ne pourrait plus s’adapter à la vie sociale ! »

Certainement ce médecin-chef ne sait pas ce qu’il écrit.

Avec ces « attendus », je fais enfermer vingt de mes meilleurs amis dans une matinée.

Et aussi ledit médecin-chef.

Au fait, il est surprenant qu’il ne le soit pas déjà !

Si la loi de 38 permet aux médecins de se livrer à de si consciencieuses facéties, elle est une bouffonnerie, non une loi.

Parce qu’il est insouciant de son avenir, un homme est sous les verrous depuis six ans !

Fouillez les asiles ! Dans chacun vous ramènerez de ces malades-là.

Une science qui tâtonne s’arroge des prérogatives qui ne devraient appartenir qu’à la justice.



L’idée de persécution fait beaucoup de malheurs. Elle fait surtout le malheur de ceux qui l’ont. Les psychiatres ne manquent pas de psychologie, mais d’informations, et quand la psychologie repose sur des bases erronées, c’est toujours de la psychologie, seulement elle est fausse.

Les asiles sont remplis de vrais persécutés — c’est-à-dire de gens que leur maladie seule persécute. Que parmi ces malades authentiques un homme victime d’un mauvais coup se dresse et s’écrie : « Ma femme a voulu se débarrasser de moi pour vivre en paix avec son amant », cet homme, d’autorité, est un persécuté. Ce qu’il avance est exact. Il suffirait d’un tour dans la ville pour vérifier. On ne fait pas ce tour. L’homme, toutefois, ne présente pas d’autres symptômes de folie. « Écoutez, dit le docteur, reconnaissez que vous n’êtes pas persécuté par votre femme et je vous relâche. » Le client devrait reconnaître. Il est têtu. Il tient à la vérité. « Ma femme me persécute, dit-il, et je ne sors pas de là. » Il ne sortira pas de l’asile non plus.

Voici un fait. Mlle Berger a soixante-dix ans. Elle ne donne plus aucun signe de dérangement. Le docteur ordonne sa sortie. Mais la malade commet l’imprudence de dire : « Je ne partirai que dans quelques jours, j’ai écrit à ma mère qu’elle vienne me chercher. Je l’attends. »

À soixante-dix ans on n’attend plus sa mère. Mlle Berger n’est donc pas guérie. On remet en observation cette aïeule qui joue à la petite fille.

Mais Mme Berger mère arrive à l’asile.

— Pas d’erreur, fait le docteur, la mère existe. C’est donc que la fille est guérie.

Ô psychiatrie !



Les aliénistes vous disent :

— De quoi se mêle votre ignorance, Monsieur ?

Ignorance ? Ah ! laissez-moi pleurer, Psychiatres ! Tout votre art n’est qu’un pile ou face. Voyez l’histoire de M. Serre. M. Serre a cessé de délirer. Il est bien. Du moins en jugez-vous ainsi. Vous dites à sa famille : « Si vous consentez à le reprendre, nous ne pouvons pas nous y opposer. » La famille veut bien de M. Serre. Il sort.

Le lendemain, M. Serre prend sa femme, ses deux enfants et les emmène au restaurant. On rentre et l’on referme la porte de la maison sur cette bonne soirée. Serre saisit sa femme et lui tranche la gorge. Il passe aux enfants et les poignarde. Après, il sort une corde de sa poche, va à la cuisine, lave ses mains sanglantes et se pend ! — sans refermer le robinet.

Ce n’était pas de chance pour les guéris de l’asile dont la valise était prête.

Il ne suffit pas d’être innocent, il faut encore que le voisin ne fasse penser que vous pouvez devenir criminel.

Dans le doute, tous redevinrent douteux.

Les hommes souffriront encore longtemps de l’ignorance des hommes.



Guéris, demi-fous sont maintenus dans les asiles.

On croirait qu’on retire un galon à M. Psychiatre chaque fois qu’on lui enlève un malade.

Je connais des aliénistes qui sentent se déchirer leur cœur lorsqu’ils signent un bulletin de sortie. C’est les entrailles qu’on leur arrache !

Vous avez raison, disent-ils, amendons la loi de 38, mais non point dans le sens que vous supposez, au contraire ! Rendons l’internement plus commode.

Si les dingos, les maniaques, les excentriques, les bizarres, les inventeurs doivent être enfermés, commandez les maçons ! Nous avons quatre-vingts asiles. Quintuplons ! Craignez-vous de manquer de main-d’œuvre ? Ne vous arrêtez pas. Raflez ces messieurs les originaux et, que de leurs mains, ils élèvent leurs bastilles !

Les « malades », docteurs, ne manquent pas d’asiles, ils manquent de soins.



Les asiles font des fous.

— C’est faux ! proclament les hommes de l’art.

Ils en ont fait d’abord quelques-uns parmi les aliénistes.

Et ils ne remettent pas l’esprit en place. Chaque jour, en sortant de ces maisons, la vie ordinaire me semblait bouleversée. Le monsieur qui, dans le tram, se mouchait avec violence ; l’employé qui pétrissait dédaigneusement ses sous dans sa sacoche et, soudain, sautait sur un cordon pour le tirer ; cet imprudent qui, négligeant le danger, galopait après la voiture sur des pavés glissants ; ces hommes mal habillés (c’était du négativisme) criant L’Intran en vous offrant Paris-Soir et la Presse en vous tendant la Liberté, tout cela n’était pas clair… Psychiatres, vous avez raison. Construisons d’autres asiles !