Albin Michel (p. 195-204).


LES FRÈRES DE LA DROGUE


L’opiomane, le cocaïnomane, le morphinomane sont également des fous, mais, par convenance, on les appelle des toxicomanes.

Quand une raison solide les oblige à divorcer d’avec la drogue, ils ne vont pas chez un avocat, mais à la maison de santé.

Le toxicomane est le monsieur qui, lorsqu’il n’a pas absorbé sa dose d’opium, de coco ou de morphine, est prêt à s’affaisser où il se trouve comme une vieille serviette tombant de son clou.

En Indochine, cela s’appelle « être niën ».

La première fois que je vis un homme « niën », ce fut à Saïgon.

J’étais avec un camarade à qui je voulais du bien.

— Tu m’écoutes, lui disais-je, tu vas procéder ainsi et tu gagneras cent mille francs.

Le camarade ne m’écoutait pas. Il défaillait.

— Ne t’émeus pas de la sorte, fis-je, tu ne les as pas encore.

Les yeux du camarade pleuraient.

— Qu’as-tu ? lui dis-je.

— Je suis « niën ».

— Qu’est-ce que tu es ? demandai-je.

Mais le compagnon sauta dans un pousse, gagna sa chambre, se jeta sur son lit, s’empara de sa pipe comme s’il montait à l’abordage et, claquant des dents, prépara sa petite cuisine.

À la troisième pipe, il ressuscitait.

— Maintenant, me dit-il, tu peux continuer de vouloir faire ma fortune.



L’opiomane est le plus à plaindre des toxicomanes.

On peut, pour priser, se fourrer les doigts dans le nez à tous moments.

Il ne faut qu’un coin de hasard pour se piquer la cuisse avec passion.

L’amant de la drogue, lui, est un esclave méconnu.

Le cocaïnomane et le morphinomane sont mobiles : c’est le 75 de campagne.

L’opiomane c’est l’artillerie lourde ! Il lui faut divan, natte, lit ou couchette. Une petite lampe, de l’huile, un pot de drogue, une aiguille à tricoter et un bambou qui, pour être tabou, doit avoir trente centimètres d’un bout à l’autre bout.

Un opiomane est une espèce de cul-de-jatte : il ne peut guère sortir de son quartier. Cependant, installé dans une cabine de première classe il fera le tour du monde si vous le voulez. Mais s’il va de Paris à Nice sans escale, c’est une affaire considérable.

Il doit louer les deux couchettes du wagon-lit.

Une seule suffirait pour la célébration de son sacrifice, mais il ne faudrait pas qu’au milieu de l’office le voyageur de la couchette du haut penchât la tête et dit : « Eh là ! l’homme ! Vous n’avez pas bientôt fini de faire griller des noisettes dans votre cageot du bas ? »

Car le profane qui sent la fumée d’opium s’écrie toujours :

— Cela sent la noisette par ici.

Cependant, l’opiomane est parfois forcé de voyager en commun. Au bout de vingt-quatre heures le cher homme devient martyr.

Il a bien des cachets qu’il acheta vides chez le pharmacien et qu’il bourra d’opium. C’est noirâtre. Ce n’est pas si bon que la fumée ; cela lui tient tout de même au corps quelques heures.

Mais les heures passent… et les cachets ne passent plus. L’homme entre en sueur, ses yeux pleurent, son nez coule. Son compagnon a le temps de prendre la victime sous le bras et de lui tenir le front à la portière, mais tout juste. Mistral, mousson, bora, tous les vents du grand large le secouent intérieurement du nombril au cerveau. Il n’en peut plus. Il se sent partir. Il allait à Madrid, il s’arrêtera à Sigüenza. Il ne durerait pas trois heures de plus. Il descend du train. Il est affolé de souffrance. Peu importe le prix, il lui faut une chambre, une chambre tout de suite, où il courra se cacher comme un criminel que poursuit le gendarme.

Il a sa chambre ! Fiévreusement il ouvre son petit sac qu’il n’a pas lâché du voyage.

C’est là-dedans ! S’il avait fallu sauver d’une catastrophe son sac ou sa femme, il aurait d’abord bondi sur le sac. Alors commence la cuisine autour du pot d’opium. À la première pipe, il revient à la vie. À sa deuxième, il sourit. À la dixième son paradis est retrouvé !



Quand, favorisé des dieux, vous voyagez sur des terres de soleil, vous portez sagement des lunettes jaunes. Tout change de couleur : la mer est rousse, les arbres sont fauves, le ciel est mordoré. Jusqu’au consul de France que vous croisez et qui a le teint d’un Chinois ! Par son inattendu, l’existence est enchanteresse. Enlevez vos lunettes, ce monde imaginaire s’écroule. Vous contempliez des lanternes : c’étaient des vessies.

Ainsi du très charmant toxicomane. Prend-il ses lunettes, je veux dire sa pipe, sa seringue ou sa prise, le monde danse, sous ses yeux, une sarabande ensorcelée. Un vieux trumeau vient à passer : « Oh ! l’admirable jeune fille ! » dit-il. S’il vous écrit : « Hourrah ! les dieux eux-mêmes me jalouseront, la terre entière est à mes pieds », cela signifie qu’il est allé proposer une affaire et qu’on lui a dit : « La chose me paraît intéressante, nous allons l’étudier ; repassez dans huit jours. » C’est parfois le contraire : « Catastrophe ! me voici tombé dans un trou où je sens déjà que je m’enlise. Venez à mon secours ! Ce soir ce sera trop tard. » Traduisez : « Un tout petit arrêt dans mes projets. Je ne saurai que demain le résultat de mes démarches. »



Au début de la drogue, c’est le mariage d’amour.

Bientôt, il faut augmenter la dose.

On commence par 10 pipes, on finit par 150 à la journée.

Plus le toxicomane absorbe, plus il a faim.

C’est à ce moment que la vie du toxicomane n’a plus qu’un but : se procurer la marchandise.

Son intérêt, sa profession, ses affections, sa famille, cela le malade le voit encore, mais il marche dessus pour atteindre plus vite un pot de Merck (cocaïne), une petite boîte de Bénarès. Fameux ! le Bénarès ! Ou l’ordonnance du médecin à la cote qui pour 10 francs, sous prétexte de désintoxication, vous ouvrira les portes du potard à morphine.

Alors sous les yeux de notre divin malheureux le monde déroulera ses secrets.

Votre homme se sentira transporté à travers les âges et les airs sur le fameux tapis volant. Et pour vivre dans l’éternité ce conte intraduisible, il s’en ira comme ce cher et vieux compagnon de route le fit naguère à Marseille, se trancher délicieusement les veines du poignet, dans une baignoire, au Hammam !



Ils décident parfois de se faire désintoxiquer. Pendant ce sevrage, ils sont bien des fous. La privation de drogue déchaîne un typhon autour de ce pauvre passager de maison de santé. Une minute arrive où il doit tenir ou couler.

Derrière la porte, l’homme tangue, roule, se soulève, s’abat et, dans la colère qui seule encore le soutient, on l’entend crier au docteur :

— Assassin ! Vendeur de soupe ! À ma sortie, je vous étrangle !