Albin Michel (p. 177-187).


CEUX QUI ONT TUÉ

Voici les fous assassins.

Ils sont aussi sages ou aussi fous que les autres dans cette cour d’asile.

L’interne me présente Norbert.

C’est un paysan à l’œil pacifique.

— Pourquoi avez-vous tué votre belle-fille, Norbert ?

— Elle voulait gouverner la maison sous prétèque qu’elle avait la peau neuve. Je lui ai dit : « Ma bru, tu vas t’attirer du désagrément de ma part. » Elle m’a dit : « Vous n’êtes plus le maître c’est ici chez moi pisque j’ai épousé le fils. » Je lui ai donné un coup de hache sur la tête, pas plus que ça.

Souriant, il reprend sa promenade.

— Et vous, Péchard ? Dites-nous clairement, mais clairement, n’est-ce pas, pourquoi vous avez tué votre femme ?

— Clairement, monsieur le docteur, je l’ai tuée à cause de la côte droite.

— Qu’avait-elle, la côte droite de votre femme ?

— Elle était à gauche. Alors, vous comprenez, c’était une insulte à la divinité. La côte droite à gauche ! Non ! Alors, monsieur le docteur, alors, où irait-on ?

Julien a tué sa femme et son enfant.

La mère allaitait. Julien revient de l’usine. Ce tableau maternel le frappe de terreur. Il va à la cuisine, il saisit le grand couteau et, d’un seul coup, transperce le cou de l’enfant et le sein de la mère.

— J’entre, n’est-ce pas ? L’enfant dévorait sa mère ! Elle en souriait de douleur, la pauvre femme. Ah ! j’ai fait vite pour la délivrer. Et il n’était que temps, vous savez ! Sans moi !…

Un gars musclé est accroupi, torse nu, contre le mur et lit un catéchisme.

Il a tué deux pêcheurs voilà quinze jours.

Il est à l’asile pour observation.

— J’arriverai à savoir ce qu’il a dans le ventre, dit le docteur.

— Des tripes, répond l’homme. Et puis le ciboire. Et puis la crosse de monsieur l’évêque. Le bon Dieu dit : « Je ne veux pas la mort de l’impie. »

L’homme qui s’était relevé tombe à genoux et récite.

« Qu’est-ce qui a créé le monde ? – C’est Dieu qui a créé le monde… »

— Et qui a tué ses deux camarades comme un lâche ? demande le docteur.

— C’est l’esprit du mal. Mais ne me parlez pas de cette tuerie. Vous allez me redonner le cauchemar. Quand je pense surtout aux enfants qui restent, j’ai du remords. Que voulez-vous ? D’une main on vous frappe, d’une autre on vous cicatrise.

L’homme remet le nez dans son catéchisme et continue sa leçon :

— Combien de temps Dieu a-t-il mis pour créer le monde ?

– Dieu a créé le monde en sept jours… »

Ce mystique ne serait qu’un sur-simulateur.



Il y a plus tragique : le coin des enfants-monstres.

Ils n’ont pas encore commis de crime, ils sont trop jeunes, mais le crime les habite. Leur folie est d’aimer faire le mal.

Cette petite fille que l’on me présente, a neuf ans. Son intelligence est brillante. Elle l’employait à mettre le feu chez elle, à semer d’aiguilles le lit de sa mère. Chaque jour, elle coupait un petit bout de la queue du chat. À l’asile, elle guette pendant des heures le passage des sœurs et, quand une sœur se présente bien, elle la pince férocement au mollet. L’enfant-monstre me tend la main. Je prends sa main. La gosse pousse des hurlements comme si je venais de l’ébouillanter.

— Mon poignet, crie-t-elle, mon pauvre petit poignet, ce monsieur me l’a brûlé !

Puis, sans transition, elle se met à sourire et nous montre ses cuisses.

La sœur veut intervenir.

— Va-t-en catin, lui crie-t-elle.

Voici un garçon de quatorze ans. Son visage est gracieux.

— Bonjour, messieurs, dit-il.

Il nous offre deux cocottes en papier.

— Comme cela, il a l’air gentil, fait le docteur. Eh bien ! il ne pense qu’au crime.

— Je vous aime bien, monsieur le médecin.

— Tu m’aimes bien, seulement si dans quatre ou cinq ans tu me rencontres dans un terrain vague tu m’assassineras, n’est-ce pas, Pierre ?

Pierre répondit simplement :

— Il faut bien faire le mal.



Eh bien ! à quoi peut aboutir, ad-mi-nis-tra-ti-ve-ment la grande misère des fous criminels ? À des vaudevilles.

Ces vaudevilles ont deux auteurs.

Ces auteurs n’ont pas la réputation qu’ils méritent.

Je réclame, pour ces éminents humoristes, deux fauteuils jumelés à l’Académie Française, la cravate de la Légion d’honneur, puis, leur mort venue, une statue sur le toit du Palais-Royal.

L’un s’appelle : l’article 64 ; l’autre : la loi de 38.

Ils se valent. S’ils ne partagent pas équitablement les droits d’auteur, c’est que l’un vole l’autre.

L’article 64 fait bénéficier d’un non-lieu ou fait acquitter le personnage principal de la pièce, lequel porte toujours le nom d’ « aliéné criminel ».

Aussitôt, la loi de 38 s’empare du monsieur. Elle le déshabille, elle le palpe, elle le retourne, puis, haussant les épaules, s’écrie : « Criminel si tu veux, mon vieux collaborateur, cela ne me regarde pas. Mais, aliéné ? Holà ! Ton homme, je le relâche. »

Le personnage retrouve sa liberté. Le rideau tombe. C’est l’entr’acte.

Le personnage profite de l’entracte, non pas comme vous pourriez le supposer, pour acheter des oranges, pastilles à la menthe, bonbons acidulés, mais pour recommencer son petit métier, qui est de voler, de pirater, d’assassiner.

On tape les trois coups : second acte.

Le gendarme introduit une nouvelle fois le personnage au palais de justice.

— Quoi ? fait l’article 64, c’est toi ? La loi de 38 t’a mis à la porte ?

— La loi de 38 dit que je ne suis pas un aliéné.

— Elle dit cela ? Attends !

L’article 64 ouvre un tiroir et débouche le pot à colle. — Tourne-toi, dit-elle au personnage.

Sur son dos, elle placarde une affiche où se lit : « Aliéné dit criminel » Signé : Article 64.

— Reconduisez cet homme à la loi de 38, dit l’article au gendarme.

Rideau. Entr’acte.

Cette fois, le gendarme et le personnage profitent de l’entr’acte pour prendre le train. Ils vont retrouver la loi de 38, sise en immeuble appelé asile.

Troisième acte.

La loi de 38 reconnaît le personnage et s’écrie :

— Il ne faudrait pas croire que tu vas plus longtemps te payer ma figure. T’ai-je mis à la porte, oui ou non ? F…-moi le camp !

— Tout doux ! réplique le personnage. Vous m’avez mis à la porte pour une piraterie précédente et non pour la dernière, de plus regardez mon dos.

— Pas d’erreur ! fait la loi, tu es en règle, la signature est bonne. Tu peux rentrer.

— Vous savez, dit le personnage, je resterai bien ici une quinzaine. La température est clémente et cela me reposera. Ne vous pressez pas de m’examiner.

— À ton aise ! fait la loi.

Quinze jours passent. Le personnage est d’aplomb. Il va trouver la loi :

— C’est le moment de m’ausculter le cerveau !

— Tu attendras bien encore un peu ?

— Pas un jour. Vous m’avez délivré, voilà six mois, un certificat prouvant que je n’étais pas fou. Il faut prendre une décision : renier votre signature ou lui faire honneur.

— C’est vrai, dit la loi. Je te relâche. Tu es libre. Adieu !

— Non ! dit le personnage, au revoir seulement !

— Comment, au revoir ?

— J’ai fait deux petits séjours dans votre asile, n’est-ce pas ?

— Parfaitement !

— Quand je comparaîtrai une nouvelle fois devant l’article 64, l’article 64 me demandera : « D’où venez-vous ? — De la maison de fous ! », répondrai-je. Alors l’article 64 sortira son pot à colle et je reviendrai vous montrer mon dos. À bientôt, Madame la loi de 38 !

La pièce est jouée.