Albin Michel (p. 169-175).


LE FOURNISSEUR DES GRANDS MAGASINS


Philippe, Peintre sur soie, à Saint-Charles (Gironde).

Voilà qui est net, nous sommes en face d’une adresse de commerçant. Il s’appelle Philippe, il peint sur soie, il habite le pays de Saint-Charles en Gironde et le numéro de son registre commercial est 244. C’est dans le coin de ses factures, à droite.

Saint-Charles n’est pas une ville, c’est un asile. Philippe qui peint sur soie est un fou, et sa maison de commerce est sise dans son cabanon.

Ce cabanon n’en est pas un, c’est une chambre qui communique avec une autre chambre : le succès étant venu, la maison Philippe dut s’agrandir…

D’abord Philippe avait commencé seul. Il envoya ses modèles aux Galeries Lafayette, au Bon Marché.

Bon travail ! dit l’un de ces illustres bazars, de plus, le prix est fort raisonnable. Il écrivit à M. Philippe :

— Expédiez-nous cinquante coussins modèle A.

Cinquante ! Philippe ne perdit pas la tête. Il alla trouver le médecin-chef, qui justement était de l’école de Dide.

— Philippe, dit le psychiatre de l’école de Dide, vous me demandez deux ouvriers, choisissez parmi vos confrères de Saint-Charles. Et voici cinq cents francs d’avance pour acheter vos matières premières.

Deux jours plus tard l’autre des illustres bazars répondait : Envoyez-nous cent coussins modèle B.

— Prenez, Philippe, prenez des ouvriers, fit psychiatre.

Philippe embaucha quatre autres pensionnaires.

Quatre, plus deux, plus lui, Philippe, cela faisait sept fous dans le local.

Les ouvriers préparaient les coussins, Philippe les peignait.

C’était il y a un an.

Aujourd’hui ils sont quatorze et Philippe paye des impôts.

— Pour rire ! dis-je.

Philippe ouvrit son tiroir-caisse et me montra le reçu du percepteur.

— Même dans une maison de fous, on ne lui échappe plus !

Dans le fond de l’atelier on voit un piano, et sur le couvercle de l’instrument un violon repose. C’est le violon de Philippe et l’ouvrier, Richard, accompagne au piano. Ce concert n’a pas lieu aux heures de récréation, mais lorsque le démon de la musique les pousse. Alors Philippe et Richard se lèvent et vont à leur instrument et l’atelier, tombé dans l’extase, travaille en cadence.

— Ah ! soupire un charmant insensé, si seulement nous avions de petites ouvrières !

Pourquoi Philippe devint-il fabricant ?

Il me l’explique :

— Il me faut un million, car je veux sauver le monde. Il s’agit de démasquer la piraterie Shackleton. Vous croyez sans doute comme le reste des hommes que l’explorateur Shackleton est mort ? Il est vivant, le bandit ! L’annonce de son trépas est une nouvelle ruse de l’Angleterre. Shackleton a reçu de l’Angleterre la mission secrète d’arrêter l’évolution terrestre. Et voici le plan : il attend l’heure propice pour aller planter profondément au point pôle Sud une gigantesque antenne de platine. Ce que cela fera ? Ignorance de mes contemporains ! Cela fera simplement que la terre ainsi immobilisée ne tournera plus et que la moitié de ses habitants surpris alors la tête en bas seront précipités dans le gouffre du néant.

Au travail ! mes amis, crie-t-il dans l’atelier. Aidez-moi à sauver la terre qui ne doit pas cesser de tourner.

Et les ouvriers en coussins, d’un cœur nouveau, se remettent fébrilement à leur besogne…

Il m’était agréable de penser, dans cet étrange atelier, aux magasins du Bon Marché et des Galeries Lafayette, ces sérieuses maisons. Il me semblait entendre le chef de rayon, l’une des plus belles redingotes de la boutique, appeler, pour le mettre à la porte, un pauvre commis aux étroites épaules et coupable de quelque fantaisie.

— Monsieur, lui disait ce gradé de la confection, en lui signifiant son congé, Monsieur, apprenez que chez nous, on ne travaille pas avec des fous…