Chefs-d’œuvre poétiques des dames françaises/Madame Joliveau

MADAME JOLIVEAU.


Madame A. Joliveau, née Gehier, naquit à Bar-sur-Aube en 1756. Elle a publié en 1802 des fables nouvelles en six livres, suivies de quelques poésies.


LES QUATRE AGES DE LA ROSE.


La rose sait plaire en tout tems,
Mais les pleurs de l’Aurore
Ne l’humectent qu’en son printems
Pour le plaisir de Flore
Zéphyr n’est son fidèle amant
Qu’en la saison nouvelle ;
Il s’enfuit sitôt que l’autan
Vient effleurer la belle.

Un souffle brûlant de l’été
Ouvre et flétrit la rose ;
En vain gémit la volupté ;
Mais si l’Amour l’arrose,
Du char de la blonde Cérès
Elle embellit le faîte ;
Chloé, sous les ombrages frais,
En pare encor sa tête.

Elle jette aussi quelque éclat
Au règne de Pomone ;

Bacchus, dans le plus doux ébat,
De roses se couronne.
Mais enfin, cette aimable fleur
Le cède à l’immortelle,
Qui n’a pas ses traits, son odeur,
Mais qui dure plus qu’elle.

L’hiver, avare de bienfaits,
Enchaîne la nature ;
Il permet à peine au cyprès
Une triste verdure.
Malgré lui, dans le souvenir
La rose vit encore ;
Et l’espoir nous peint le plaisir
Qu’enfin ramène Flore.


SONNET.


Évitons, mes amis, trop de célébrité ;
Elle nuit au plaisir, tourmente l’existence ;
Si jamais elle peut nourrir la vanité,
C’est souvent aux dépens de notre jouissance.

Oh ! combien j’aime mieux ce petit comité
Où règne l’union, la candeur, la décence !
Où l’esprit délicat n’exclut pas la gaîté,
D’où l’on bannit toujours l’orgueil et la licence.

Loin de nos lourds Midas, et surtout des méchants,
Ennemis naturels de nos paisibles chants,
Cueillons quelque fleurette à l’abri de l’envie.


Que de mortels connus, dont les cœurs déchirés,
Sans espoir de jouir d’une aussi douce vie,
Voudroient, au prix de l’or, pouvoir être ignorés !


LA LIBERTE.


A NICE.

TRADUCTION DE MÉTASTASE.


Graces à ta coquetterie,
O Nice ! je respire enfin ;
Enfin, de cette ame flétrie
Le ciel adoucit le destin.
Mon cœur, dégagé de sa chaîne,
Jouit de sa tranquillité ;
Non, ce n’est plus une ombre vaine !
J’ai retrouvé ma liberté.

Toute mon ardeur est éteinte,
Et je suis paisible à ce point,
Que, sous le dépit ni la feinte,
L’amour ne se déguise point.
Même on ne voit plus mon visage
A ton nom changer de couleur ;
Je te fixe, et, devenu sage,
Je ne sens plus battre mon cœur.

Mon ame n’est plus abusée
Par tes attraits dans mon sommeil ;

Tu n’occupes plus ma pensée
Au premier instant du réveil.
Je m’éloigne de toi sans peine,
Sans désirer de te revoir ;
Et près de toi rien ne m’enchaîne ;
Peine et plaisir sont sans pouvoir.
 
Si je m’entretiens de tes charmes,
Je ne me sens point attendrir ;
Ton injustice et mes alarmes
N’affectent plus mon souvenir.
Je ne sens plus ce trouble extrême
Lorsque tu t’approches de moi ;
Enfin, avec mon rival même,
Je puis encor parler de toi.

Regarde-moi d’un œil sévère ;
Parle-moi d’un ton gracieux ;
Ton mépris ne m’afflige guère ;
Ta faveur est vaine à mes yeux.
Ta voix sur moi n’a plus d’empire.
Non, tu n’as plus l’accent vainqueur ;
Et tes yeux ont, je dois le dire,
Perdu le chemin de mon cœur.

Ce qui me déplaît ou m’attire,
Et ma tristesse et ma gaîté,
N’est plus causé par ton sourire,
N’est point l’effet de ta fierté.
Le bois, la colline, la plaine,
Savent bien me plaire sans toi ;
Mais avec toi, beauté trop vaine,
Tout triste séjour l’est pour moi.


Écoute ; si je suis sincère,
Je te trouve encor des appas ;
Mais tu n’es plus cette bergère
Que mille autres n’égaloient pas ;
Et sur ton aimable figure,
Je vois (souffre la vérité)
Certain défaut de la nature,
Qui me sembloit une beauté.

A ma honte, je le confesse,
Quand j’arrachai le trait cruel,
Mon cœur navré, dans sa détresse,
Crut ressentir un coup mortel.
Mais pour mettre fin à ses peines,
Pour sortir de captivité,
Et pour briser enfin ses chaînes,
Tout souffrir est nécessité.

L’oiseau qui s’est laissé surprendre,
Qui dans le piége est arrêté.
Perd quelques plumes pour reprendre
Sa chère et douce liberté.
Mais bientôt il les voit renaître ;
Et, par le malheur même instruit,
De tout appât qu’il voit paroître
Il ne peut plus être séduit.

Tu crois sans doute que la flamme
Qui jadis consumoit mon sein
Vit encore au fond de mon ame
Lorsque je t’en parle sans fin.
C’est par cet instinct qui nous presse
De peindre les périls passés,

Que le bonheur ou notre adresse
Ont habilement repoussés.

Le guerrier parle avec délices
Des hasards qu’il a su dompter ;
Il nous montre ses cicatrices,
Se plaît sans cesse à les compter.
L’esclave aussi qui sort de peine,
Joyeux d’avoir sa liberté,
Avec transport montre la chaîne
D’une dure captivité.

J’aime à rappeler ma victoire ;
Et, sans vouloir même songer
Si tu refuses de me croire,
Mon cœur ne veut que s’alléger.
J’en parle et ne m’informe guère
Si je suis approuvé de toi ;
Si tu t’émeus ou non, bergère,
Lorsque tu t’entretiens de moi.

Je ne laisse qu’un cœur volage,
Et tu perds un cœur sans détour ;
Entre nous, qui doit davantage
Se consoler de son amour ?
Je sais qu’il n’est plus de modèle,
Nice, d’un si fidèle amant,
Et qu’une maîtresse infidèle
Ne se trouve que trop souvent.