Chefs-d’œuvre poétiques des dames françaises/La comtesse de Genlis
LA COMTESSE DE GENLIS
Madame la comtesse de Genlis (Stéphanie-Félicité
Ducrest de Saint-Aubin), née près d’Autun en 1746,
morte à Paris en 1830.
L’OISEAU, LE PRUNIER ET L’AMANDIER.
Un jeune oiseau, perché sur un prunier,
Vit tout à coup un amandier :
Le bel arbre ! dit-il, et quel charmant feuillage !
Allons goûter ses fruits : je gage
Qu’ils sont mûrs et délicieux.
À ces mots, fendant l’air d’un vol impétueux,
L’oiseau bientôt, ainsi qu’il le désire,
Se trouve transplanté sur l’arbre qu’il admire.
Lors aux amandes s’attachant,
Il veut les entamer ; mais inutilement,
Et de son bec en vain il épuise la force.
Ne nous étonnons point de son raisonnement ;
Il ne jugeoit que sur l’écorce.
LA MÉLANCOLIE.
Vague mélancolie, es-tu peine ou plaisir ?
En me livrant à toi je sens couler mes larmes ;
Mais cette douleur a des charmes :
Pleurer n’est pas toujours souffrir.
LES DEUX IFS.
Deux ifs, plantés en même terre,
N’avoient pas cependant un semblable destin :
L’un végétoit dans un parterre,
L’autre croissoit sur un chemin,
Séparé par une barrière
De l’if emprisonné. « Mais, mon pauvre voisin,
S’écrioit ce dernier, quelle épaisse poussière
Couvre ton feuillage brûlé !
Comme te voilà sec, et jaunâtre et hâlé !
Du temps qu’il fait dépend ton existence :
Lorsqu’il ne pleut pas, tu languis ;
Cependant tu t’enorgueillis
De vivre dans l’indépendance ;
Je ne t’envirai point ce bonheur si vanté ;
Car je conviens que de la liberté
Je n’ai jamais compris les charmes.
Dans ce jardin nous vivons sans alarmes,
Dans l’abondance et la tranquillité.
Notre maître avec vigilance
Veille sur nous du matin jusqu’au soir ;
La pompe, les châssis, les cloches, l’arrosoir,
Nous tenant lieu de providence,
Nous préservent de tous les maux ;
Nous bravons le soleil, le vent et les oiseaux,
Et des hivers la funeste influence :
D’ailleurs aucune dure loi
Ne me contraint tout comme toi ;
J’étends mes longs rameaux suivant ma fantaisie,
Rien ne me gêne ou ne me contrarie,
Et chaque jour je rends grace au destin
Qui m’a fait naître en ce jardin.
Que m’importe d’avoir un maître,
Lorsque je ne m’en aperçoi
Que par les soins qu’il prend de moi ?
— Fort bien, répondit l’if champêtre ;
Mais ce maître plein de douceur
Ne peut-il pas avoir un méchant successeur ?
Ne peut-il pas aussi changer de caractère,
Ou bien déguiser ses défauts ?
Pour moi, je l’avourai, je ne me firois guère
À ce jardinier débonnaire ;
Souvent il se promène avec certaine faulx
Qui me paroit d’un très-mauvais présage,
Et qui devroit te causer quelque ombrage.
Tiens, le voilà ! … Quel aspect effrayant !
Oh ! quelle mine atrabilaire !
Et comme il est armé ! … Bon Dieu ! que veut-il faire
De ces vilains ciseaux et de ce long croissant ? … »
Comme il disoit ces mots, le jardinier s’avance ;
Tout aussitôt, entrant dans le massif
Où croissoit son malheureux if :
« Allons, dit-il, allons, il faut que je commence
À tailler cet arbuste, il a pris sa croissance,
Et je vais l’ébrancher ; maintenant on le peut ;
Mais qu’en ferai-je ? Un sphinx, une chimère ?
(Car d’un esclave on fait tout ce qu’on veut).
Non, c’est un ours que j’en veux faire. »
En effet, ouvrant ses ciseaux,
Le jardinier, se mettant à l’ouvrage,
De l’if infortuné coupe tous les rameaux.
L’arbuste en vain gémit d’un si cruel outrage :
Sous la main des tyrans à quoi sert de gémir ?
Ne faut-il pas alors ou ployer ou périr ?
Du pauvre if tel fut le partage ;
On le mutile, on le saccage,
On lui ravit en un instant
Sa forme, sa beauté, son aspect élégant
Et la fraîcheur de son feuillage.
Malgré tout son dépit, par un charme fatal,
Il prend la figure sauvage
D’un stupide et lourd animal,
Et, d’un ours enchaîné bientôt offrant l’image,
Il excite à la fois, des passagers surpris,
Et la compassion et le juste mépris.
Ne nous étonnons point de la métamorphose,
Nous la voyons assez communément :
Un tyran ne fait autre chose,
Quand il le peut impunément.
ROMANCE.
Beaux-arts, trop souvent séducteurs,
Venez de cette solitude
Bannir la triste inquiétude,
Et calmer de vives douleurs ! …
Adoucissez l’horreur d’un souvenir funeste ;
Vous, dont l’origine est céleste,
Charmez le cœur plus que les sens ;
Dans ces lieux soyez bienfaisans.
D’une inquiète vanité
Dédaignez toujours l’espérance ;
Votre plus noble récompense
N’est pas dans la célébrité !
Consoler les humains dans ce sombre passage,
Voilà votre plus beau partage.
Charmez le cœur plus que les sens ;
Dans ces lieux soyez bienfaisans.
Muses, accourez à ma voix,
Embellissez cet humble asile ;
Vous aimez un séjour tranquille
Et le doux silence des bois :
Nous avons des ruisseaux, des fleurs et de l’ombrage ;
Pour vous que faut-il davantage ?
Dans ces lieux régnez à jamais ;
Répandez-y tous vos bienfaits.