Calmann-Lévy, éditeurs (p. 273-306).


NEUVIÈME CONFÉRENCE

LES MÉMOIRES D’OUTRE-TOMBE


Certes les Mémoires, plus ou moins personnels et autobiographiques, plus ou moins mêlés de chronique contemporaine, abondent dans notre littérature. Mais s’il n’y avait pas eu auparavant les Confessions de Rousseau, les Mémoires d’outre-tombe seraient un monument unique.

Je sais bien les différences, et que les Confessions sont vraiment des confessions et que les Mémoires d’outre-tombe sont à la fois des confessions et des mémoires. Mais ces deux ouvrages singuliers nous présentent l’expression directe et l’histoire totale des deux plus puissantes et dévorantes sensibilités (peut-être) qui aient paru dans les lettres françaises.

Si Rousseau n’avait pas écrit les Confessions, que lirait-on de lui ? Car on ne lit plus guère Émile ni l’Héloïse. Si Chateaubriand n’avait pas écrit les Mémoires, que lirait-on de Chateaubriand ? Car on lit bien peu le Génie et les Martyrs. Rousseau et Chateaubriand ne nous seraient même pas connus à moitié, et ce serait dommage. Car ce qui est le plus intéressant en eux, ce ne sont pas leurs idées, ce ne sont point les vérités qu’ils ont cru trouver, ce n’est point ce qu’ils ont pensé du monde, mais ce qu’ils en ont senti : c’est leur sensibilité, c’est leur imagination, c’est leur personne même.

Et, au fond, c’était bien aussi leur avis. Et c’est pourquoi, après s’être exprimés quelque temps à travers des opinions ou des fictions, enfin ils n’ont pu y tenir et se sont exprimés directement, parce que rien au monde ne leur paraissait plus passionnant qu’eux-mêmes. Rousseau, pour être heureux, devait écrire les Confessions ; Chateaubriand, pour être heureux, devait écrire les Mémoires. Et chacun d’eux a consacré à cette tâche délicieuse une très grande partie de son existence, Rousseau quinze ans, Chateaubriand près de quarante ans (avec des interruptions sans doute, mais qui ne les empêchaient point d’y penser toujours). Et c’est leur œuvre principale, leur grande œuvre, et qui nous rend bien pâle et presque indifférent le reste de leurs ouvrages. Et, sans doute, ces confessions et ces mémoires n’ont pas, si vous le voulez, la beauté d’une tragédie de Racine ou d’un sermon de Bossuet ; ils constituent de monstrueux exemplaires de la littérature subjective ; mais la description de soi-même, chez les malades et les excessifs qui ont du génie, est d’un intérêt qui emporte tout. Et d’ailleurs, pour nous, sinon pour eux, le Rousseau des Confessions, le Chateaubriand des Mémoires sont des personnages aussi objectifs que ceux des poèmes, des drames ou des romans. Ou plutôt, quel personnage de roman ou de drame a la vie étendue, minutieuse et frémissante du héros des Confessions ou du héros des Mémoires d’outre-tombe ? Rousseau, c’est Saint-Preux total, et Chateaubriand, c’est René tout entier ; et c’est donc beaucoup plus et beaucoup mieux que René ou Saint-Preux, ou même qu’Hamlet ou qu’Oreste.

Or, en 1811[1], Chateaubriand, ayant fini d’écrire les ouvrages que lui imposait son rôle public, et de démontrer la vérité du christianisme par sa beauté, et sa beauté d’abord par un traité descriptif, puis par un poème en prose, comprit que ce qu’il avait désormais de mieux à faire, c’était d’écrire ce qui lui faisait le plus de plaisir, c’est-à-dire de se raconter, — à l’imitation de Jean-Jacques, qui avait été la grande admiration de sa jeunesse, et parce qu’il était, à bien des égards, de la même espèce que Jean-Jacques, et qu’on pourrait dire que, spirituellement, Jean-Jacques a eu Chateaubriand d’une jeune aristocrate (comme on pourrait dire, toujours au même sens spirituel, que Jean-Jacques est né de Fénelon et d’une chambrière).

Et Chateaubriand eut deux fois raison, pour lui-même, d’écrire ses Mémoires : car il y trouve le genre qui convenait le mieux à son génie, et une source inépuisable de joie.

Ce n’est point, en effet, par la pensée qu’il est éminent et rare. Ce n’est pas non plus par le don de créer et de faire agir des personnages différents de lui, à la façon des grands dramaturges et des grands romanciers. Dans les Natchez, dans le Génie, dans les Martyrs, ce qu’il y a de plus vivant, ce sont les descriptions et les souvenirs de sensations personnelles, — et c’est (avec Atala, Amélie et Velléda, qui sont des sœurs de sa sœur Lucile), — Chactas, René et Eudore, qui ne sont que des images de lui-même. Or, dans les Mémoires, il n’aura qu’à se peindre directement, sans nulle fiction interposée entre lui et nous, dans ses rapports avec les choses et les hommes et dans les impressions qu’il en reçoit. Il écrira librement l’histoire de sa sensibilité. Lorsque, à tout bout de champ, il nous énumère les personnages de ses romans, qu’il appelle ses fils et ses filles, nous sommes tentés de les juger assez pâles et convenus : mais les êtres réels, les hommes de son temps, ceux qu’il a rencontrés dans la vie, il les peindra de la façon la plus âpre, la plus passionnée, la plus brutale ou la plus aiguë ; et ce médiocre « créateur d’âmes » (à mon avis) fera d’étonnants portraits de ses contemporains. C’est que ceux-là, il les a vus, il a souffert par eux, ou par eux il s’est amusé ; il a pu les aimer ou les haïr. En les peignant, il exprime encore une disposition de son esprit. Et, à côté des portraits, il y a les récits des événements auxquels il a assisté, qu’il a vus de ses yeux, qu’il croit souvent avoir dirigés. Il y a ses impressions de voyage. Il y a ses rêveries, ses visions, ses colères, ses rancunes. Lui, toujours lui. Il est clair que, pour exprimer tout cela, son génie propre excelle, et son génie propre suffit. Il a le don des images et la sensibilité la plus voluptueuse et la plus absorbante : et c’est tout justement ce qu’il faut ici. Les Mémoires sont précisément le genre où il pouvait avoir tout son génie, et en jouir, et nous en faire jouir nous-mêmes. Et les Mémoires sont, en effet, un grand chef-d’œuvre, le plus divertissant et le plus éclatant qui soit, et aussi magnifique que sont douloureuses et poignantes les Confessions, l’autre chef-d’œuvre.

Et ces Mémoires, Chateaubriand les a conçus, sentis, écrits avec tant de plaisir ! Un plaisir qui a duré la moitié de sa vie. Il dit dans l’Avant-propos de 1846, deux ans avant de mourir : « Ces Mémoires ont été l’objet de ma prédilection. Saint Bonaventure obtint du ciel la permission de continuer les siens après sa mort ; je n’espère pas une telle faveur, mais je désirerais ressusciter à l’heure des fantômes pour corriger au moins les épreuves. »

Même quand il était obligé d’en interrompre la rédaction, il y pensait toujours. Ils étaient son délice, sa consolation, son refuge, sa gloire, sa vengeance. Il y façonnait sa propre figure, telle qu’il voulait qu’elle apparût à la postérité. Il ne s’y donnait que des défauts avantageux et fiers. S’il avait eu dans sa vie des déceptions, il les tournait en victoires, ou il les expliquait par sa grandeur d’âme. Si les événements lui donnaient tort, il n’était pas embarrassé de prouver qu’il avait eu raison. Comme la rédaction de ses Mémoires, et les corrections, et les retouches, ont duré en réalité une quarantaine d’années, et qu’il racontait sa participation à tel événement dix, vingt, trente ans après l’événement lui-même, il pouvait composer d’après l’intérêt du présent son attitude du passé, et se donner aussi l’air d’avoir tout compris, tout deviné, tout prévu. Sa carrière politique et diplomatique a été, en somme, incomplète et d’un éclat secondaire : un court ministère et trois courtes ambassades, c’est à peu près tout. Mais comme cela s’amplifiera dans ses Mémoires ! Là, il sera le grand homme d’État qu’il a rêvé d’être ; et ce que sa carrière a eu de borné s’expliquera par sa supériorité même, par ses dédains, par l’ombrage que donnait son génie. S’il méprisait l’argent (et il le méprisait) ; s’il a été généreux (et il l’a été) ; s’il a eu de beaux mouvements désintéressés (et il en a eu), il est sûr au moins qu’on le saura, car il le rappellera plutôt dix fois qu’une. Imperceptiblement il s’accommodera aux goûts et aux idées des générations nouvelles, et il s’arrangera pour qu’on croie qu’il les a devancées, alors que souvent il les suit. Il tiendra beaucoup à ce qu’on sache qu’il a joué, par magnanimité pure, un rôle de fidélité monarchique ; qu’il a l’esprit le plus libre ; qu’il n’eut jamais d’illusion ni sur les Bourbons, ni sur leur avenir ; et il prendra délicieusement, dans ses Mémoires, sa revanche de sa fidélité. Il aura le plaisir de se montrer encore supérieur à sa destinée et, en même temps, de paraître détaché de lui-même par l’idée de la mort et d’étaler partout une sublime tristesse. Il aura le plaisir de dire continuellement qu’il méprise les hommes et qu’il ne croit à rien, « la religion exceptée », et goûtera ainsi, tout en se disant chrétien, les délices antichrétiennes de l’orgueil et du plus voluptueux pessimisme. Et, comme sa gloire augmente avec son âge, et que l’on sait qu’il écrit ses souvenirs, et qu’en 1836 une société lui en offre 250.000 francs, lui paye ses dettes, et lui garantit une rente viagère de 12.000 francs, et qu’en 1844 Émile de Girardin lui paye 96.000 francs le droit de publier ses Mémoires après sa mort dans le journal La Presse, il en résulte cette situation unique, que le plus grand plaisir qu’il puisse goûter, le plaisir de se peindre lui-même selon son gré et pour sa plus grande gloire, ce plaisir, littéralement, le fait vivre, le nourrit et l’habille ; qu’il est payé d’avance pour écrire son propre panégyrique en autant de volumes qu’il voudra et comme il le voudra, et que la France s’y intéresse, et l’attend. Oh ! oui, il a dû jouir de ces Mémoires d’outre-tombe !

Les Mémoires d’outre-tombe ! Ce titre à effet est assez singulier quand on y songe. Littéralement, cela voudrait dire : mémoires des choses arrivées par delà la tombe, ce qui serait absurde. Et, en réalité, cela signifie : mémoires des choses qui, publiées après la mort, nous parviennent à travers le tombeau. Mais cette expression impropre présente une image vague et magnifique. Et les Mémoires de Chateaubriand ne pouvaient pas s’appeler simplement Mémoires. Mémoires d’outre-tombe, ce titre les agrandit en y mêlant l’idée de la mort, leur donne quelque chose de mystérieux et de solennel.

Qu’un écrivain soit vaniteux, cela est la règle. Mais il apparaît dès le titre, et dès la Préface testamentaire, et dès l’Avant-propos, et dès les premières pages, et ensuite à chaque page, ou peu s’en faut, que Chateaubriand, comme il est, je crois, le plus grand trouveur d’images, est l’écrivain le plus vaniteux de la littérature française, et probablement de toutes les littératures. Il est impossible de n’en être pas agacé, et finalement chagriné. Et il est peut-être impossible de ne pas compatir à une si énorme et naïve faiblesse.

La vanité de Chateaubriand est unique et par le degré, et par le besoin continuel de l’exprimer. Rabelais, Montaigne, ont trop d’esprit et de philosophie pour être vaniteux. Ronsard n’est qu’orgueilleux, et ne l’est que par accès. Le bonhomme Corneille pareillement. Si bonne opinion qu’ils aient d’eux-mêmes, les grands écrivains du dix-septième siècle sont sauvés, sinon de la vanité, au moins du ridicule de l’étaler publiquement, soit par le sentiment chrétien, soit par le « goût », soit par leurs habitudes d’honnêtes gens. Molière, Boileau (sauf deux ou trois exceptions), Racine, La Bruyère, ne se louent eux-mêmes qu’indirectement et par leur façon de critiquer et de railler les autres. Montesquieu donne pour épigraphe à l’Esprit des lois : Prolem sine matre creatam. Mais c’est ce qu’il se permet de plus fort contre la modestie, et encore est-ce en latin. Certes, ni Montesquieu, ni Buffon, ni Diderot, ni surtout Voltaire n’étaient modestes, mais ils étaient contenus par la politesse du temps. Puis, comme ils étaient les combattants d’une cause, qu’ils tenaient beaucoup à faire triompher leurs idées, cela les détournait sans doute de la contemplation et de l’admiration d’eux-mêmes. Il y a bien le cas de J.-J. Rousseau. Celui-là ne manque ni d’orgueil délirant, ni de vanité, et il ne se fait pas faute de les manifester. Mais non pas continuement, il s’en faut. Même, dans ses dernières années, il lui arrive de montrer presque de l’humilité. On se souvient surtout de son cri : « Être éternel, rassemble autour de moi l’innombrable foule de mes semblables ; qu’ils écoutent mes confessions, qu’ils gémissent de mes indignités, qu’ils rougissent de mes misères… Puis, qu’un seul te dise, s’il l’ose : je fus meilleur que cet homme-là. » Mais cela est une bravade ; puis cela revient à dire, en somme, que les autres ne valent pas mieux que lui. Et enfin, je ne sais pourquoi, c’est une vanité moins choquante de se vanter de son cœur que de se vanter de son intelligence, et de dire : je suis bon, que de dire : j’ai du génie.

Mais Chateaubriand ne cesse de nous rappeler, à propos de tout et sous toutes les formes, qu’il a du génie ; qu’il a renouvelé la littérature ; qu’il a inventé une langue politique ; qu’il a été plus fort que Canning et Metternich ; qu’il a fait de grandes choses, qu’il en eût fait de plus grandes encore si on ne l’en eût empêché ; qu’il a créé des figures immortelles et inoubliables ; que tout le monde l’a imité ; qu’il a, à lui seul, restauré la religion ; qu’il a eu une vie extraordinaire et inimaginable ; qu’il a foulé les quatre continents et visité l’univers ; qu’il a rempli de grandes places et qu’il a été ministre et ambassadeur ; que tout ce qui lui arrive n’arrive qu’à lui ; qu’il a senti ce que personne n’avait jamais senti, pensé ce que personne n’avait jamais pensé ; qu’il a été partout sublime de dédain, de générosité, de désintéressement ; que, pouvant tout posséder, il a tout méprisé ; qu’il a toujours été fort au-dessus des croyances qu’il paraissait avoir et qu’il défendait ; qu’ il est vraiment unique de son espèce, comme Napoléon ; qu’avec tout cela rien n’est important à ses yeux, et qu’il n’aspire qu’à la mort, et que, jusqu’à quatre-vingts ans, il n’a pas fait autre chose… Et cela est souvent de l’orgueil, si l’orgueil consiste à se glorifier des choses qui en valent la peine : mais c’est bien souvent aussi vanité, et qu’on n’ose pas qualifier comme elle le mériterait.

Plus encore que J.-J. Rousseau, il a la manie de s’ébahir de sa propre destinée. Il est assez naturel, n’est-ce pas ? qu’un jeune gentilhomme breton ait navigué, qu’il ait émigré, qu’il ait, pendant la Révolution, connu des jours de détresse… Il est assez naturel qu’ayant un grand talent, il ait écrit des livres qui ont eu du succès, et que, après la Restauration, il ait occupé quelques grandes places. À cela se réduit, en effet, la destinée de Chateaubriand. Il y a des vies bien autrement pleines d’imprévu, vies d’aventuriers ou de matelots, ou simplement vies de pauvres diables… Or, qu’il ait été pauvre, à Londres, dans sa jeunesse, et qu’il y retourne, dans son âge mûr, comme ambassadeur, Chateaubriand n’en revient pas. Écoutez ce début du livre VI de la première partie :

 Trente et un ans après m’être embarqué, simple sous-lieutenant,
 pour l’Amérique, je m’embarquai pour Londres avec un passe-port
 conçu en ces termes : « Laissez passer Sa Seigneurie le vicomte
 de Chateaubriand, pair de France, ambassadeur du roi près de Sa Majesté Britannique, etc… » Point de signalement ; ma grandeur
 devait faire connaître mon visage en tous lieux. Un bateau à
 vapeur, nolisé pour moi seul, me porte de Calais à Douvres.
 En mettant le pied sur le sol anglais, le 5 avril 1822, je suis
 salué par le canon du port. Un officier vient, de la part
 du commandant, m’offrir une garde d’honneur. Descendu à
 Shipwright-Inn, le maître et les garçons de l’auberge me
 reçoivent bras pendants et tête nue. Madame la mairesse m’invite
 à une soirée, au nom des plus belles dames de la ville. M.
 Billing, attaché à mon ambassade, m’attendait. Un dîner
 d’énormes poissons et de monstrueux quartiers de bœuf restaure
 Monsieur l’ambassadeur, qui n’a point d’appétit et qui n’était
 pas du tout fatigué…, etc.

Et encore :

 Ma place politique met à l’ombre ma renommée littéraire ; il
 n’y a pas un sot dans les trois royaumes qui ne préfère
 l’ambassadeur de Louis XVIII à l’auteur du Génie du
 christianisme. Je verrai comment la chose tournera après ma
 mort, ou quand j’aurai cessé de remplacer M. le duc Decazes
 auprès de Georges IV, succession aussi bizarre que le reste de ma
 vie.

(Mais non, mais non, pas tant que cela.) Puis il se rappelle le temps où il errait dans les faubourgs de Londres… et, alors, vient ce morceau :

 Quand je rentrai en 1822, au lieu d’être reçu par un ami
 tremblant de froid, qui m’ouvre la porte de notre grenier en me
 tutoyant… qui se couche sur son grabat auprès du mien, en se
 recouvrant de son mince habit et ayant pour lampe le clair de
 lune, — je passe à la lueur des flambeaux entre deux files de
 laquais qui vont aboutir à cinq ou six respectueux secrétaires.
 J’arrive, tout criblé sur ma route des mots : Monseigneur,
 mylord, Votre Excellence, monsieur l’ambassadeur, à un salon
 tapissé d’or et de soie. — Je vous en supplie, messieurs,
 laissez-moi ! Trêve de ces mylords ! Que voulez-vous que je fasse
 de vous ? Allez rire à la chancellerie comme si je n’étais pas
 là. Prétendez-vous me faire prendre au sérieux cette mascarade ?
 Pensez-vous que je sois assez bête pour me croire changé de
 nature parce que j’ai changé d’habit ?

Non ; mais qu’il éprouve le besoin de le dire, c’est cela qui est fâcheux. (C’est tout à fait Jean-Jacques à Montmorency : « J’interpelle, dit Jean-Jacques, tous ceux qui m’ont vu durant cette époque, s’ils se sont jamais aperçus que cet état m’ait un instant ébloui,… s’ils m’ont vu moins uni dans mon maintien, moins simple dans mes manières », etc…) Chateaubriand continue intrépidement :

 Le marquis de Londonderry va venir, dites-vous ; le duc de
 Wellington m’a demandé ; M. Canning me cherche ; lady Jersey
 m’attend à dîner avec M. Brougham ; lady Gwydir m’espère, à
 dix heures, dans sa loge à l’Opéra ; lady Mansfield à minuit,
 à Almack’s. Miséricorde ! où me fourrer ? Qui m’arrachera à ces
 persécutions ?…

Et ce ton se poursuit durant plusieurs pages, et c’est tout à fait affligeant. Car, est-ce que je me trompe ? Est-ce qu’il n’y a pas, au fond de cela, une véritable niaiserie ? (Disons : une surprenante candeur.) Jamais bourgeois n’a été à ce point ébloui d’être ambassadeur ou ministre. Et pourtant ce n’était pas une si grande affaire, même en ce temps-là. Beaucoup le sont ou l’ont été, et nous voyons tous les jours qu’on peut l’être sans génie. Mais Chateaubriand est au moins aussi fier de l’avoir été que d’avoir écrit Atala. Une de ses plus grandes joies est d’être appelé Votre Excellence.

Pareillement, une de ses plaies, c’est que, étant grand poète, on ne consent pas qu’il puisse être en même temps grand politique ou grand diplomate. Les nombreux passages où il se révolte contre cette prévention ne sont pas sans quelque inconsciente bouffonnerie. Notez que, pour ma part, j’admets sans hésiter que Chateaubriand fut aussi intelligent, même des choses de la diplomatie, qu’un Talleyrand, un Metternich ou un Canning ; qu’il fut même capable de vues plus profondes et plus étendues, et qu’il écrivit de plus belles dépêches. Ce qui a pu lui manquer pour être un grand diplomate ou un grand politique autrement que par ses vues, ce sont peut-être, ce sont sûrement des qualités dont lui-même faisait peu de cas : la souplesse, l’art de feindre et de tromper, de se servir des vices des autres, l’art d’attendre, la faculté de s’attacher très longtemps à un même dessein et de ne se laisser rebuter ni par les insuccès ni par les avanies. C’est par là (et par les occasions), non par l’intelligence, qu’un Talleyrand a pu l’emporter, comme diplomate, sur l’auteur d’Atala. Chateaubriand devrait donc s’en consoler : mais il ne s’en console pas, parce qu’il voudrait avoir été tout et qu’il désire toutes les formes de la gloire.

Cette vanité monstrueuse semble bien marquer, chez un homme qui a tant rêvé, un manque étrange de vie intérieure, de réflexion sur soi. C’est que la rêverie n’est point la réflexion ni la méditation. Chateaubriand est un grand inventeur de sensations et d’images ; mais aussi il est en proie aux images et aux sensations. Il est à remarquer que ceux qui ont trouvé beaucoup d’images s’en savent meilleur gré, cèdent plus facilement à la vanité, que ceux qui ont trouvé beaucoup de pensées. Ceux-ci (les hommes du type de Descartes, si vous voulez) ou sont assez aisément modestes, ou bien ont l’orgueil farouchement silencieux. Ceux-là, au contraire, ne concevant la gloire que présente, tangible, concrète, sont séduits par elle comme par une image plus belle que les autres, et à laquelle ils s’attachent violemment. C’est un grand écueil pour la modestie et pour le bon sens que d’être celui qui a le don de faire plus de métaphores que ses contemporains.

C’est égal, il est vraiment désobligeant de voir un homme d’un si grand génie si constamment préoccupé de ce qu’il paraît aux yeux des autres hommes, si entêté d’être toujours le plus beau, le plus original, le plus fort, le plus élu par le destin. Certes, on l’aime quand même : mais, sans cette vanité qui ne se repose jamais, on l’aimerait mieux ; les Mémoires feraient encore plus de plaisir ; on n’aurait point contre lui de mauvaises humeurs ; il serait plus grand, à quoi il aurait dû songer quand sa vanité le démangeait. De si nombreuses marques de faiblesse d’esprit nous font pour lui un vrai chagrin. Nous plaignons ce grand homme d’être, à certains égards, plus naïf et plus dupe que nous, de nous donner avantage sur lui, de nous prodiguer les occasions de le considérer avec un sourire. C’est un scandale dont nous rougissons nous-mêmes. Et alors nous nous demandons si cette vanité incoercible, qui lui fait à chaque minute emplir l’univers de son moi, n’est pas quelque chose de proprement morbide chez ce fils et frère de neurasthéniques. (Des médecins ont cru démontrer récemment l’hystérie et la demi-folie de Chateaubriand. Quand les médecins s’y mettent…) Et enfin parmi tout cela, nous sentons en lui une sorte d’innocence, et nous osons prendre en pitié ce grand homme de n’avoir pas su ménager sa gloire au lieu de la dévorer ainsi ; nous nous souvenons que la vanité contient une souffrance ; et nous ne voulons plus nous rappeler que la magie de sa phrase.

Si je me suis étendu sur ce cas de Chateaubriand, c’est que je crois bien qu’il reste unique. Car sans doute il a légué aux romantiques son immodestie, mais non point une immodestie égale. La principale vanité de Lamartine consiste à dire, comme Mascarille, que tout ce qu’il fait lui vient naturellement, qu’il improvise tout et que les vers ne sont pour lui qu’un divertissement. Je ne pense pas que Victor Hugo, dans son fond, ait été plus modeste que Chateaubriand : mais, en somme, il a plus de politesse. Il ne manque jamais d’employer les anciennes formules de modestie des hommes bien élevés (ce que Chateaubriand fait d’ailleurs aussi quelquefois). Dans ses préfaces, Hugo paraît plutôt orgueilleux que vaniteux ; il ne dit pas : « je », mais « on », « nous », « l’auteur », « le poète ». Il est surtout solennel et sibyllin. Sa principale vanité, c’est de se donner l’air d’un profond penseur ; c’est de dire, par exemple, dans la préface de la Légende des siècles : «… L’auteur, du reste, pour compléter ce qu’il a dit plus haut, ne voit aucune difficulté à faire entrevoir, dès à présent, qu’il a esquissé dans la solitude une sorte de poème d’une certaine étendue où se réverbère le problème unique, l’Être, sous sa triple face : l’Humanité, le Mal, l’Infini ; le progressif, le relatif, l’absolu ; en ce qu’on pourrait appeler trois chants : la Légende des siècles, la Fin de Satan, Dieu. » Voyez aussi les préfaces lourdement insensées de presque tous ses drames. Et nous savons bien que lui aussi est plein et débordant de lui-même : mais il se tient encore assez convenablement. Dans l’expression de son orgueil ou de sa vanité, Hugo reste plus « vieille France » que Chateaubriand.

La vanité de Chateaubriand a souvent pour complice son imagination de Celte… Je n’irai pas si loin que le Celte Charles Le Goffic, qui (dans la deuxième série de l’Âme bretonne), comparant le mirage armoricain au mirage méridional, dit que, du moins, les Méridionaux « mesurent le mirage » ; ce que les Celtes ne font pas, « parce que la pluie et la brume n’offrent point les mêmes facilités de vérification que le soleil et ne sauraient servir comme lui à contrôler l’illusion qu’elles ont créée ». Il assure que les Celtes croient aisément à leurs inventions, que « l’auto-suggestion est fréquente chez eux ». Mais ici il faut distinguer. Chateaubriand sait très bien s’il a vu, ou non, Washington et s’il a bu, ou non, de l’eau du Mississipi (il n’y a même que lui qui le sache). Là, je ne crois pas du tout à l’auto-suggestion. Mais, sur le détail des événements, oui, il peut lui arriver de s’abuser lui-même. Ayant oublié le vrai à force d’y rêver, et parce que ce qu’il raconte est souvent très loin dans le temps, il nous donne, à la place, ce qui lui paraît le plus beau ou le plus avantageux. Il ne travestit pas la vérité avec préméditation : mais, comme il ne la sait plus très bien, il la reconstitue, il comble les lacunes de sa mémoire par le travail de son imagination, toujours subordonné au désir de paraître tel qu’il voudrait avoir été. C’est là, chez lui, je crois, la part du mirage celtique. La vérité lui est moins chère que la beauté. Très souvent, il compose ses Mémoires comme un poème.

Avec tout cela, les Mémoires d’outre-tombe sont un des monuments les plus éclatants et les plus vastes de notre littérature. C’est fait d’autobiographie, de souvenirs personnels, de confessions, d’anecdotes, de portraits, de lettres, de morceaux d’histoire, de descriptions, d’impressions de voyage, de rêveries. La composition en est large et libre, mais cependant attentive et savante. Il a eu tout le loisir de la surveiller. Il commence ses Mémoires, dit-il, en octobre 1811, au lendemain de la publication de l’Itinéraire, à quarante-trois ans. De 1811 à 1814, il écrit les premiers livres, son enfance, sa jeunesse, jusqu’au départ pour l’Amérique. Il est interrompu par son rôle politique sous la Restauration. Mais, en 1821 et 1822, à Berlin et à Londres, il raconte les commencements de la Révolution, le voyage en Amérique, l’armée des princes, l’exil à Londres, la rentrée en France. Il reprend la plume en 1828, écrit son ambassade de Rome, la fin du règne de Charles X, la Révolution de Juillet, le voyage à Prague et à Venise. Et enfin, de 1836 à 1839, revenant en arrière, il dit ce qu’il a fait et ce qu’il a vu de 1800 à 1828, c’est-à-dire presque toute sa carrière littéraire et presque toute sa carrière politique.

Ces dates de la composition des Mémoires ont leur intérêt et expliquent diverses choses. Il est jeune encore (quarante-trois ans) quand il raconte son enfance et sa jeunesse. Il a passé la soixantaine lorsqu’il nous raconte ses derniers voyages avec un charme si puissant de mélancolie. Et il est tout à fait vieux (de soixante-huit à soixante et onze ans) lorsqu’il nous raconte sa vie politique et l’histoire de l’Empereur, qu’il voit déjà avec un notable recul. Il ne faut pas oublier que chaque époque de sa vie (sauf la dernière) est remémorée et, si l’on peut dire, ressentie par lui vingt, trente, quarante ans après, et par conséquent enrichie et transformée. Cela nous promet peu d’exactitude, je ne dis pas quant aux souvenirs des faits (car il a des notes abondantes), mais quant au souvenir des sentiments éprouvés jadis. En revanche, c’est une condition excellente pour la poésie. Il l’a lui-même merveilleusement expliqué dans sa Préface testamentaire :

 Les Mémoires, divisés en livres et en parties, sont écrits à
 différentes dates et en différents lieux : ces sections amènent
 naturellement des espèces de prologues qui rappellent les
 accidents survenus depuis les dernières dates et peignent les
 lieux où je reprends le fil de ma narration. Les événements
 variés et les formes changeantes de ma vie entrent ainsi les
 uns dans les autres : il arrive que, dans les instants de mes
 prospérités, j’ai à parler du temps de mes misères, et que,
 dans mes jours de tribulation, je retrace mes jours de bonheur.
 Les divers sentiments de mes âges divers, ma jeunesse pénétrant
 dans ma vieillesse, la gravité de mes années d’expérience
 attristant mes années légères, les rayons de mon soleil, depuis
 son aurore jusqu’à son couchant, se croisant et se confondant comme des reflets épars de mon existence, donnent une sorte
 d’unité indéfinissable à mon travail : mon berceau a de ma
 tombe, ma tombe a de mon berceau ; mes souffrances deviennent
 du plaisir, mes plaisirs des douleurs, et l’on ne sait si ces
 Mémoires sont l’ouvrage d’une tête brune ou chenue.

Quatre grandes divisions : Première partie : Années de jeunesse ; le soldat et le voyageur (1768-1800). — Deuxième partie : Carrière littéraire (1800-1814). — Troisième partie : Carrière politique (1814-1830). — Quatrième partie : Les dernières années. — Et tout cela forme douze volumes dans l’édition originale et six volumes de cinq à six cents pages dans l’édition Edmond Biré.

De ces quatre parties, il est difficile de dire quelle est la plus belle. Il ne me semble pas qu’au cours de ces trois mille pages il y ait des défaillances sérieuses ni même des moments de sommeil. L’intérêt se maintient parce que, au fond, l’intérêt qu’il prend aux choses, c’est toujours l’intérêt qu’il prend à lui-même. Le style, presque tout en sensations et en images, ne faiblit point. Cette façon d’écrire, qui est comme une gageure, se soutient jusqu’au bout, ou même, en avançant, paraît plus surprenante. Peut-être y a-t-il, dans la partie qui a été la dernière écrite et qui est celle du milieu, plus d’audace et plus de raccourci dans l’expression et, si vous le voulez, plus de mauvais goût, mais un mauvais goût plus éclatant. Il n’a achevé ses Mémoires, je vous l’ai dit, qu’à soixante-treize ans (et n’a cessé d’ailleurs de les retoucher jusqu’à sa mort). Mais il a su prendre, ou contre les atteintes de la vieillesse, ou pour que ces atteintes ne paraissent pas, une bien ingénieuse précaution. Il a écrit la quatrième partie, l’histoire de ses dernières années, avant d’écrire celle de sa carrière littéraire et politique… Pourquoi ? Il pensait que, de cette manière, il y avait plus de chances que les derniers livres des Mémoires, écrits avant la vieillesse et, à la différence des autres, sur des faits encore récents, laissassent le lecteur sur une impression de force et de vie. Si, plus tard, l’âge le trahissait dans la narration de la période médiane de son existence, cela se sentirait moins dans le courant de l’immense récit ; et, si la mort le venait prendre au milieu de sa tâche, l’œuvre du moins aurait le beau finale et les conclusions qu’il voulait. Et, puisqu’il est mort à quatre-vingts ans, il n’avait pas besoin de faire ces calculs : mais je suis persuadé qu’il les a faits, et que les Mémoires y ont gagné.

Maintenant, encore que les Mémoires soient presque partout délicieux ou magnifiques, les premiers livres ont gardé, je crois, un charme particulier. Ce coin de Bretagne, ces vieilles gens, ces vieilles mœurs, ce château de Combourg, cette enfance rêveuse et passionnée, il n’y a rien au-dessus de cela. Ces souvenirs lointains, c’est en même temps ce que l’auteur a peut-être le plus profondément senti et sans doute le plus « romancé ». Ce Chateaubriand adolescent, le voilà, le vrai « René », bien supérieur à celui de la Nouvelle. Il n’y a de comparable à cela que les premiers livres des Confessions de Jean-Jacques. Jean-Jacques parle déjà comme René : « J’étais inquiet, distrait, rêveur ; je pleurais, je soupirais, je désirais un bonheur dont je n’avais pas l’idée, et dont je sentais pourtant la privation. » C’est le même mal charmant. Seulement la grâce des choses est plus familière autour du jeune Jean-Jacques qu’autour du jeune René ; et, d’autre part, l’enfant souillé de l’horloger de Genève fait plus de pitié, serre plus le cœur que le petit gentilhomme de Combourg. Mais les tableaux de l’adolescence de celui-ci sont d’une poésie somptueuse et sont un délice pour l’imagination. Et il faut lire tour à tour les récits de Jean-Jacques et les récits de René, selon qu’on veut être douloureusement triste, ou triste avec volupté.

Puis, c’est le tableau des commencements de la Révolution. Cela est d’une couleur intense, quoiqu’il écrive ces pages après 1830, alors qu’autour de lui on commençait à pallier les crimes de la Révolution et à transfigurer les criminels. Chateaubriand se souvient avec intégrité. Il voit la plupart des révolutionnaires comme les verront Taine et Renan, c’est-à-dire stupides autant que scélérats. C’est le voyage en Amérique, un nouvel et définitif arrangement de ce voyage où, ne voulant perdre aucune de ses descriptions, pas même celles des choses qu’il ne peut avoir vues, il a soin de rester un peu vague sur les dates, sur les distances et sur les procédés de locomotion. C’est l’armée des princes, et c’est le séjour à Londres, où je ne dis point qu’il exagère ses souffrances, mais où l’on sent bien qu’il ne les atténue pas. C’est le Génie du christianisme et la gloire… et c’est Napoléon.

Napoléon est l’homme qui l’a le plus hanté ; c’est le seul en qui il reconnaisse un égal. J’ai déjà parlé de l’émulation que la fortune de Napoléon avait suscitée chez les plus forts de ses contemporains. Ce sentiment d’émulation, Chateaubriand en Angleterre, inconnu et pauvre, sans autre bien que la conscience de son génie, ce sentiment d’envie et de rivalité personnelle, Chateaubriand l’éprouve déjà. Écoutez ces aveux :

 Je comptais mes abattements et mes obscurités à Londres sur
 les élévations et l’éclat de Napoléon ; le bruit de ses pas se
 mêlait au silence des miens dans mes promenades solitaires ; son
 nom me poursuivait jusque dans les réduits où se rencontraient
 les tristes indigences de mes compagnons d’infortunes et les
 joyeuses détresses de Peltier. Napoléon était de mon âge :
 partis tous les deux du sein de l’armée, il avait gagné
 cent batailles que je languissais encore dans l’ombre de ces
 émigrations qui furent le piédestal de sa fortune. Resté
 si loin derrière lui, le pouvais-je jamais rejoindre ?  Et,
 néanmoins, quand il dictait des lois aux monarques, quand il les
 écrasait de ses armées et faisait jaillir leur sang sous ses
 pieds, quand, le drapeau à la main, il traversait les ponts
 d’Arcole et de Lodi, quand il triomphait aux Pyramides, aurais-je
 donné pour toutes ces victoires une seule de ces heures oubliées
 qui s’écoulaient en Angleterre, dans une petite ville inconnue ?

Il est bien clair qu’il l’aurait donnée. Mais écoutez encore :

 Je quittai l’Angleterre quelques mois après que Napoléon eut
 quitté l’Égypte ; nous revînmes en France presque en même
 temps, lui de Memphis, moi de Londres ; il avait saisi des
 villes et des royaumes, ses mains étaient pleines de puissantes
 réalités : je n’avais encore que des chimères.

L’histoire des sentiments de Chateaubriand pour Napoléon est intéressante. Nous en avons déjà vu quelque chose. Il commence par être, avec presque toute la France, ardent pour le premier Consul. Il accepte, nous l’avons vu, d’être secrétaire d’ambassade à Rome, puis ministre dans le Valais, mais donne sa démission à l’occasion du meurtre du duc d’Enghien, beaucoup par une très noble indignation, un peu parce qu’il ne tenait guère à rester petit agent diplomatique de l’homme dont il s’estimait l’égal (n’était-il pas, lui, par le Génie du christianisme, le vrai restaurateur de la religion ?) Pendant l’Empire, deux fois il libère sa conscience : par l’article du Mercure, et par son discours de réception à l’Académie ; manifestations généreuses, mais sans grand danger : madame de Chateaubriand est impérialiste, l’empereur le sait ; le meilleur ami de Chateaubriand est Fontanes, qui sait le défendre à l’occasion ; plusieurs de ses autres amis, Joubert, Clausel de Coussergues, Pasquier, Rémusat, Guéneau, sont fonctionnaires de l’empereur. Au surplus, Napoléon aime la prose de Chateaubriand et ne déteste point l’homme. Et Chateaubriand admire dans Napoléon le seul égal qu’il se reconnaisse ici-bas. Mais, vers les dernières années, l’empereur devient décidément insupportable. En même temps, son étoile pâlit. Après Moscou, après l’Espagne, après Leipsick, Chateaubriand entrevoit la possibilité d’une restauration où il croit qu’il serait tout et connaîtrait à son tour la puissance matérielle et les grandeurs de chair. Et c’est pourquoi il écrit De Buonaparte et des Bourbons, où il sait bien lui-même qu’il rabaisse l’empereur à l’excès et le défigure. C’est qu’il lui faut abattre son « rival », et c’est qu’il veut que la Restauration soit son œuvre. Mais après 1830, Napoléon est mort depuis dix ans. Sa légende s’est faite. Chateaubriand n’oserait plus parler de lui comme en 1814. « Le train du jour, écrit-il, est de magnifier les victoires de Bonaparte. » Il proteste pour sa part : « C’est que, dit-il, les patients ont disparu ; on n’entend plus les imprécations, les cris de douleur et de détresse des victimes ; on ne voit plus la France épuisée, labourant son sol avec des femmes… On oublie que tout le monde se lamentait des triomphes… On oublie que le peuple, la cour, les généraux, les ministres, les proches de Napoléon étaient las de son oppression et de ses conquêtes, las de cette partie toujours gagnée et jouée toujours, de cette existence remise en question chaque matin par l’impossibilité du repos. » Lui, Chateaubriand, s’en souvient sans doute : mais, depuis que l’autre n’est plus là, il sait qu’il est, lui, le seul grand homme vivant. Il est, aux yeux de la France, le patriarche des lettres. Il jouit de sa gloire désencombrée de Napoléon, et cela lui conseille, à l’égard de son rival mort, la magnanimité.

L’histoire de Napoléon par Chateaubriand est splendide. Et elle est quelquefois profonde. Sur les commencements de Bonaparte : « Il a pris croissance dans notre chair ; il a brisé nos os. C’est une chose déplorable, mais il faut le reconnaître, si l’on ne veut ignorer les mystères de la nature humaine et le caractère des temps : une partie de la puissance de Napoléon vient d’avoir trempé dans la Terreur. La Révolution est à l’aise pour servir ceux qui ont passé à travers ses crimes : une origine innocente est un obstacle. »

Sans doute, il fait de Bonaparte un monstre en morale. Il croit aux cruautés qu’on lui prête, et par exemple à l’empoisonnement des pestiférés de Jaffa ; il relève les folies et les crimes, mais en même temps il ne se lasse pas de glorifier, dans le monstre, un prodige de génie. Il a vu que la faculté dominante de Bonaparte était l’imagination et comment il subissait l’attrait du gigantesque, et le rêve de l’Orient et de l’aventure d’Alexandre. Il reconnaît en lui un frère de rêve qui a mal tourné :

… À peine a-t-il mis l’Italie sous ses pieds qu’il paraît
 en Égypte ; épisode romanesque dont il agrandit sa vie réelle.
 Comme Charlemagne, il attache une épopée à son histoire. Dans
 la bibliothèque qu’il emporta se trouvaient : Ossian, Werther,
 la Nouvelle Héloïse et le Vieux Testament : indication du
 chaos de la tête de Napoléon. Il mêlait les idées positives
 et les sentiments romanesques, les systèmes et les chimères,
 les études sérieuses et les emportements de l’imagination, la
 sagesse et la folie. De ces productions incohérentes du siècle,
 il tira l’Empire ; songe immense, mais rapide comme la nuit
 désordonnée qui l’avait enfanté.

Et encore :

 Durant la traversée, Bonaparte se plaisait à réunir les savants
 et provoquait leurs disputes ; il se rangeait ordinairement à
 l’avis du plus absurde ou du plus audacieux ; il s’enquérait si
 les planètes étaient habitées, quand elles seraient détruites
 par l’eau ou par le feu, comme s’il eût été chargé de
 l’inspection de l’armée céleste.

En somme, Chateaubriand doit à Napoléon ses plus belles phrases et ses images les plus surprenantes. Et il était si heureux de les trouver, et de les entasser, et d’en trouver encore, que cela lui devenait égal de paraître attribuer à son ennemi, tout en le maudissant, une grandeur surnaturelle. Rien de plus magnifique, ni qui soit d’ une plus merveilleuse virtuosité, que le récit de la campagne de Russie (qu’il n’a pas vue). Laissez-moi citer un peu, pour le plaisir :

… Si l’inique invasion de l’Espagne souleva contre Bonaparte le
 monde politique, l’injuste occupation de Rome lui rendit contraire
 le monde moral : sans la moindre utilité, il s’aliéna comme à
 plaisir les peuples et les autels, l’homme et Dieu. Entre les
 deux précipices qu’il avait creusés aux deux bords de sa vie, il
 alla, par une étroite chaussée, chercher sa destruction au fond
 de l’Europe, comme sur ce pont que la mort, aidée du mal, avait
 jeté à travers le chaos.
… Il ne restait d’autre ressource que… de rentrer à Smolensk
 par les vieux sentiers de nos malheurs : on le pouvait : les oiseaux
 du ciel n’avaient pas encore achevé de manger ce que nous avions
 semé pour retrouver nos traces.
… De vastes boucheries se présentaient, étalant quarante mille
 cadavres diversement consumés. Des files de carcasses alignées
 semblaient garder encore la discipline militaire ; les squelettes
 détachés en avant, sur quelques mamelons écrêtés, indiquaient
 les commandants et dominaient la mêlée des morts.
… L’effrayant remords de la gloire se traînait vers Napoléon.
 Napoléon ne l’attendit pas.
… Tout disparaît sous la blancheur universelle. Les soldats
 sans chaussures sentent leurs pieds mourir ; leurs doigts
 violâtres et roidis laissent échapper le mousquet dont le
 toucher les brûle… leurs méchants habits deviennent une
 casaque de verglas. Ils tombent, la neige les couvre ; ils forment
 sur le sol de petits sillons de tombeaux… Des corbeaux et des
 meutes de chiens blancs sans maîtres suivent à distance cette
 retraite de cadavres.
… Quelques soldats dont il ne restait de vivant que les têtes finirent par se manger les uns les autres sous des hangars de
 branches de pins… Les Russes n’avaient plus le courage de tirer,
 dans des régions de glace, sur les ombres gelées que Bonaparte
 laissait vagabonder après lui… La bande à la face violette
 et dont les cils figés forçaient les yeux à se tenir ouverts,
 marchait en silence sur le pont ou rampait de glaçons en
 glaçons jusqu’à la rive polonaise. Arrivés dans des habitations
 échauffées par des poêles, les malheureux expirèrent : leur vie
 se fondit avec la neige dont ils étaient enveloppés.

Sur Napoléon à Sainte-Hélène :

 Aucun homme de bruit universel n’a eu une fin pareille à celle de
 Napoléon. On ne le proclama point, comme à sa première chute,
 autocrate de quelques carrières de fer et de marbre, les unes
 pour lui fournir une épée, les autres une statue ; aigle, on
 lui donna un rocher à la pointe duquel il est demeuré au soleil
 jusqu’à sa mort, et d’où il était vu de toute la terre.
… Vivant, il a manqué le monde ; mort, il le possède.

Sur l’île de Sainte-Hélène :

… Les vagues sont éclairées la nuit de ce qu’on appelle la
 lumière de la mer, lumière produite par des myriades d’insectes
 dont les amours, électrisées par les tempêtes, allument à
 la surface de l’abîme les illuminations d’une noce universelle.
 L’ombre de l’île, obscure et fixe, repose au milieu d’une plaine
 mobile de diamants.

Quand il a trouvé, sur l’Empereur ou à son occasion, quelques centaines de phrases comme cela, il ne lui en veut plus guère. Et quand il apprend que Napoléon à Sainte-Hélène a dit : « Si le duc de Richelieu et Chateaubriand avaient eu la direction des affaires, la France serait sortie puissante et redoutée de ces deux grandes crises nationales (1814 et 1815). Chateaubriand a reçu de la nature le feu sacré. Son style est celui des prophètes », oh ! alors, il ne lui en veut plus du tout. « Pourquoi ne conviendrais-je pas que ce jugement chatouille de mon cœur l’orgueilleuse faiblesse ? » Alors il accorde tout ce qu’on veut ; il reconnaît que Napoléon fut un reconstructeur, et ne lui reproche plus, — sévèrement, mais sans grande amertume, — que d’avoir peu respecté la liberté.

Le récit des deux Restaurations, de la stupidité des vieux royalistes, de la conversion subite et gloutonne des anciens jacobins, ce récit où il fut aidé par la malice de madame de Chateaubriand (le Cahier rouge) est d’une singulière fureur de style, et de la plus brûlante âcreté dans les tableaux et dans les portraits. Mais, je l’avoue, j’ai un faible pour la dernière partie des Mémoires, pour les voyages à travers l’Allemagne et la Bohême. Il y a là, tout à la fois, une immense lassitude, une immense tristesse, un immense plaisir à vivre ; partout l’idée de l’amour et de la mort et la plus sensuelle poésie ; les plus souples passages de la familiarité au lyrisme ; un style qui est aussi, par lui-même, une volupté…

Oh ! le vieux René n’a pas changé ; il se demande en passant « ce que le monde aurait pu devenir » si la carrière de Chateaubriand « n’avait pas été traversée par une misérable jalousie » (sans doute celle du roi Louis XVIII), et il se fait rappeler par une hirondelle qu’il a été ministre des Affaires étrangères. Mais il se détend, semble-t-il, et s’abandonne, plus qu’il n’a jamais fait, à son naturel. Il rapporte les compliments qu’on lui fait sur sa jeunesse, et les étonnements sur ses cheveux noirs, et cela signifie qu’il a soixante-cinq ans, et que cela l’ennuie bien, et qu’il ne veut pas vieillir. Il dit à un endroit : « Pardonnez, je parle de moi, je m’en aperçois trop tard », et cela est d’un effet vraiment comique. D’autant plus que, cinq lignes après, exactement, il nous dit que le bibliothécaire de la ville de Bamberg le vint saluer à cause de sa renommée, « la première du monde, selon lui, ce qui réjouissait la moelle de mes os ». Bref, il se laisse aller. Il est troublé par tous les jupons qui passent : la servante saxonne, la petite vierge de Waldmünchen, la grande fille rousse d’Egra, la voyageuse de Weissenstadt (« Elle avait bien l’air de ce que probablement elle était : joie, courte fortune d’amour, puis l’hôpital et la fosse commune. Plaisir errant, que le ciel ne soit pas trop sévère à tes tréteaux ! »), la petite hotteuse (« Sa jolie tête échevelée se collait contre sa hotte… on voyait que, sous ses épaules chargées, son jeune sein n’avait encore senti que le poids de la dépouille des vergers »), ailleurs la Louisianaise Célestine, et la jeune Occitanienne (vulgo Languedocienne), la « charmante étrangère de seize ans », à qui il conseille si tristement de ne pas l’aimer. (Vogüé nous apprend, dans « Une Inconnue » de Chateaubriand, que l’étrangère de seize ans en avait cinquante et qu’elle s’appelait madame de Vichet) ; et enfin, dans trois des pages les plus miraculeuses de la littérature française, il évoque sa Sylphide, qu’il nomme cette fois Cynthie, et sur la route de Carlsbad il se rappelle la molle Italie et la campagne romaine sous la lune. «… Mais, Cynthie, il n’y a de vrai que le bonheur dont tu peux jouir… Jeune Italienne, le temps fuit. Sur ces tapis de fleurs, tes compagnes ont déjà passé. » Et Lucile, toujours Lucile : « À la nuit tombante, j’entrai dans des bois. Des corneilles criaient en l’air… Voilà que je retournai à ma première jeunesse : je revis les corneilles du mail de Combourg… Ô souvenirs, vous traversez le cœur comme un glaive ! Ô ma Lucile, bien des années nous ont séparés ! Maintenant la foule de mes jours a passé, et, en se dissipant, me laisse mieux voir ton visage. »

Ainsi rêve l’harmonieux vieillard, inconsolable, mais toujours consolé. Et la conclusion des Mémoires, — après une dernière glorification de sa vie et de son œuvre, et un dernier glas sonné sur la France et l’Europe, c’est un acte de foi glacé dans une sorte de christianisme social, — et cette phrase : « Il ne me reste qu’à m’asseoir au bord de ma fosse ; après quoi, je descendrai hardiment, le crucifix à la main, dans l’éternité. » Et, comme c’est une fort belle manière d’y descendre, il est très certainement sincère. Et le crucifix le sauvera, sans l’avoir autrement gêné.

  1. Il a même commencé en 1803 (Lettre à Joubert)