Calmann-Lévy, éditeurs (p. 239-272).


HUITIÈME CONFÉRENCE

LA VIE POLITIQUE


Donc, en 1811, la carrière littéraire de Chateaubriand était de toute façon finie. Elle avait été limitée d’avance par son esprit même, et par le rôle que l’auteur avait assumé. Il était, comme il fut toujours, dégoûté de tout en désirant tout. Il ne savait à quoi s’occuper. Il attendait, il espérait la chute de l’empereur, que certains indices annonçaient, mais qui ne paraissait pas encore très proche. Alors, pour passer le temps, et aussi parce que cette description et cette exaltation de soi lui plaisaient infiniment, il eut l’idée d’écrire ses Mémoires, et, de 1811 à 1813, il commença à les rédiger.

Mais ce n’était encore pour lui, en effet, qu’un divertissement, en attendant mieux. Son rêve, exprimé cent fois, a toujours été d’avoir une vie complète, d’être à la fois un homme de pensée et de littérature et un homme d’action, quoiqu’il ait souvent affecté de dédaigner séparément l’action, la littérature et la pensée. Il sera toujours irrité d’être regardé surtout comme un écrivain. Oh ! agir matériellement sur les hommes ! Faire de l’histoire ! C’est toujours, au fond, le secret esprit de rivalité avec l’empereur. Il nous dit au dernier livre des Mémoires, où il se fait très naïvement centre du monde et se traite lui-même comme s’il commençait une hégire : « Deux nouveaux empires, la Prusse et la Russie, m’ont à peine devancé d’un demi-siècle sur la terre ; la Corse est devenue française à l’instant où j’ai paru ; je suis arrivé au monde vingt jours après Bonaparte. Il m’amenait avec lui. » Plus tard, il aura parfaitement raison de nous montrer dans Talleyrand un incomparable coquin de belle tenue ; mais en outre il lui niera presque tout talent diplomatique. De même il est fort strict pour le duc de Richelieu et pour Villèle. C’est que, voyez-vous, le grand diplomate et le grand politique, c’est le vicomte de Chateaubriand, et il n’y en a point d’autre.

L’Empire craque ; c’est la retraite de Russie, c’est la guerre d’Espagne, c’est Leipsick, et tout à l’heure c’est l’entrée des Alliés à Paris. Chateaubriand va pouvoir déployer son génie d’action. Il sera publiciste, ambassadeur, ministre des affaires étrangères. Il aura la joie infinie de siéger dans un congrès. Il croira avoir fait tout seul la guerre d’Espagne, et que la guerre d’Espagne est une sorte de prodige historique. Il écrira ingénuement : « Nous pouvions nous avouer qu’en politique nous valions autant qu’en littérature, si nous valons quelque chose. » Il est possible : mais, en réalité, son rôle est de second plan, soit que l’occasion lui ait manqué, soit par la faute de son caractère. Ce caractère est curieux. Deux choses (au moins) sont admirables dans sa vie politique : la faculté qu’il a d’amplifier merveilleusement ce qui le touche, et la maussaderie superbe de son dévouement à la cause royale, le dédain sublime dont il accable le trône en le défendant.

Son premier écrit politique est le pamphlet : De Buonaparte et des Bourbons. Il le rédigea un peu avant l’entrée des Alliés. Napoléon avait fait la seule chose qu’il ne devait pas faire : il s’était laissé battre. La France n’en pouvait plus. La solution la plus naturelle semblait la restauration des Bourbons, peu connus, peu désirés, mais qui étaient là, tout prêts.

À ce moment, Chateaubriand hait furieusement l’homme qui l’a si longtemps empêché de vivre pleinement sa vie. Il exécute la danse du scalp, la danse de Chactas autour du poteau de guerre. Par exemple : « Il semble que cet ennemi de tout s’attachât à détruire la France par ses fondements. Il a plus corrompu les hommes, plus fait de mal au genre humain dans le court espace de dix années que tous les tyrans de Rome ensemble, depuis Néron jusqu’au dernier persécuteur des chrétiens… Encore quelque temps d’un pareil règne, et la France n’eût plus été qu’une caverne de brigands. » Il est peut-être excessif, même dans un pamphlet, de dire : « Buonaparte n’avait rien pour lui hors des talents militaires égalés, sinon même surpassés, par ceux de plusieurs de nos généraux. » Et surtout :

 C’est un grand gagneur de batailles, mais hors de là le
 moindre général est plus habile que lui ( !) Il n’entend rien aux
 retraites et à la chicane du terrain ; il est impatient, incapable
 d’attendre longtemps un résultat, fruit d’une longue combinaison
 militaire ; il ne sait qu’aller en avant, faire des pointes,
 courir, remporter des victoires, comme on l’a dit, à coups
 d’hommes, sacrifier tout pour un succès (dame ! ) sans
 s’embarrasser d’un revers ( ?), tuer la moitié de ses soldats par
 des marches au-dessus des forces humaines. Peu importe, n’a-t-il
 pas la conscription et la matière première ? On a cru qu’il
 avait perfectionné l’art de la guerre et il est certain qu’il l’a
 fait rétrograder vers l’enfance de l’art.

Ce passage est un peu surprenant, et Chateaubriand sent lui-même le besoin de mettre en note : « Il est vrai pourtant qu’il a perfectionné ce qu’on appelle l’administration des armées et le matériel de la guerre. »

Mais ce qui suit est peut-être propre à faire réfléchir :

 Le chef-d’œuvre de l’art militaire chez les peuples civilisés,
 c’est de défendre un grand pays avec une petite armée ; de
 laisser reposer plusieurs millions d’hommes derrière soixante ou
 quatre-vingt mille soldats ; de sorte que le laboureur qui cultive
 en paix son sillon sait à peine qu’on se bat à quelques lieues
 de sa chaumière. L’empire romain était gardé par cent cinquante
 mille hommes, et César n’avait que quelques légions à Pharsale.

Tout cela est fort adroit. Les guerres de l’ancien régime apparaissent inoffensives. Il y a peut-être quelque outrance dans une phrase comme celle-ci : « Tibère ne s’est jamais joué à ce point de l’espèce humaine. » Et encore je ne sais pas, car je connais mal Tibère, et je ne sais pas non plus si Napoléon est « le plus grand coupable qui ait jamais paru sur la terre » ; car c’est une chose très difficile à savoir. Mais que de remarques excellentes ! Sur l’administration impériale et l’excès de centralisation : « L’administration la plus dispendieuse engloutissait une partie des revenus de l’État. Des armées de douaniers et de receveurs dévoraient les impôts qu’ils étaient chargés de lever. Il n’y avait pas si petit chef de bureau qui n’eût sous lui cinq ou six commis, etc. » Lorsque Chateaubriand nous dit : « Bonaparte a fait périr dans les onze années de son règne plus de cinq millions de Français, ce qui surpasse le nombre de ceux que nos guerres civiles ont enlevés pendant trois siècles, sous les règnes de Jean, de Charles V, de Charles VI, de Charles VII, de Henri II, de François II, de Charles IX, de Henri III et de Henri IV… » cela, même soupçonné d’exagération, reste frappant. On peut croire que, par suite des immenses coups de faux du premier Empire à travers les générations jeunes et vigoureuses, la France ressent, aujourd’hui encore, une diminution de force.

Ceci encore ne paraît point négligeable. À propos du blocus continental : « C’était prendre l’engagement de conquérir le monde… Tout cela n’offre que vues fausses, qu’entreprises petites à force d’être gigantesques, défaut de raison et de bon sens, rêves d’un fou et d’un furieux. Quant à ses guerres…, le moindre examen en détruit le prestige. Un homme n’est pas grand par ce qu’il entreprend, mais par ce qu’il exécute. Tout homme peut rêver la conquête du monde. » Et voici qui est fort bon (sur le premier consul) : « Les républicains regardaient Buonaparte comme leur ouvrage et comme le chef populaire d’un État libre. Les royalistes croyaient qu’il jouait le rôle de Monck et s’empressaient de le servir. Tout le monde espérait en lui. Des victoires éclatantes dues à la bravoure des Français l’environnaient de gloire. » Et ceci : « L’imagination le domine, et la raison ne le règle point… Il a quelque chose de l’histrion et du comédien ; il joue tout, jusqu’aux passions qu’il n’a pas », etc. Et ceci enfin, qui mérite d’être médité :

… Il n’est que le fils de notre puissance, et nous l’avons cru
 le fils de ses œuvres. Sa grandeur n’est venue que des forces
 immenses que nous lui remîmes entre les mains lors de son
 élévation. Il héritait de toutes les armées formées par nos
 plus habiles généraux… Il trouva un peuple nombreux, agrandi
 par des conquêtes, exalté par des triomphes et par le mouvement
 que donnent toujours les révolutions ; il n’eut qu’à frapper du
 pied la terre féconde de notre patrie, et elle lui prodigua les
 trésors et les soldats. Les peuples qu’il attaquait étaient
 lassés et désunis ; il les vainquit tour à tour en versant sur
 chacun d’eux séparément les flots de la population de la France,
 etc.

(Il ne faut pas oublier qu’en effet la France était alors le peuple le plus nombreux d’Europe, la Russie exceptée.)

En dépit de ce qu’il y a de contestable dans ces explications, je vous avoue que j’y trouve quelque chose d’allégeant. Elles nous délivrent un peu de la gêne que donne à la raison l’inexplicable, le miracle… Un génie, oui, mais dont la « part de chance » fut véritablement inouïe, et dont la grandeur eut pour collaborateurs complaisants et, très exactement, pour complices tous les hommes de son temps, et, plus encore, ceux de l’époque suivante. Bref, cet homme singulier, avec qui on ne se sent guère plus en communication qu’avec Tamerlan, Chateaubriand ne nous le montre qu’extraordinaire et démesuré. Dans les Mémoires il nous le montrera surnaturel, nous verrons pourquoi.

De Bonaparte, il passe aux Bourbons. Il n’était pas très facile de les faire aimer, comme cela, tout de suite. Le monde des soldats et des fonctionnaires, depuis vingt-cinq ans, devait tout à la Révolution et à l’Empire. La France avait adoré Napoléon avant de le subir, et beaucoup s’en souvenaient. Le comte de Provence, après Napoléon, même déchu, manquait évidemment de prestige. Chateaubriand dit, ici, ce qu’il y a de plus utile et de plus persuasif :

 (Un Français) ne sait ce que c’est qu’un empereur ; il ne connaît
 pas la nature, la forme, la limite du pouvoir attaché à ce titre
 étranger. Mais il sait ce que c’est qu’un monarque descendant
 de saint Louis et de Henri IV. C’est un chef dont la puissance
 paternelle est réglée par des institutions, tempérée par des
 mœurs, adoucie et rendue excellente par le temps, comme un vin
 généreux né de la terre.

Il dit encore très bien :

 Louis XVIII est un prince connu par ses lumières, inaccessible
 aux préjugés, étranger à la vengeance… Les institutions des
 peuples sont l’ouvrage du temps et de l’expérience ; pour régner,
 il faut surtout de la raison et de l’uniformité. Un prince qui
 n’aurait dans la tête que deux ou trois idées communes, mais
 utiles, serait un souverain plus convenable à une nation qu’un
 aventurier extraordinaire, enfantant sans cesse de nouveaux
 plans…

Et enfin il tirait obligeamment, de la personne physique de Louis XVIII, tout ce qu’un très grand artiste en pouvait tirer. Ces simples lignes me paraissent prodigieuses :

 (Compiègne, avril 1814). Le roi portait un habit bleu, distingué
 seulement par une plaque et des épaulettes ; ses jambes étaient
 enveloppées de larges guêtres de velours rouge, bordées d’un
 petit cordon d’or. Il marche difficilement, mais d’une façon
 noble et touchante ; sa taille n’a rien d’extraordinaire ; sa tête
 est superbe, son regard est à la fois celui d’un roi et d’un
 homme de génie. Quand il est assis dans son fauteuil, avec
 ses guêtres à l’antique, tenant sa canne entre ses genoux, on
 croirait voir Louis XIV à cinquante ans.

(J’aime moins des passages comme celui-ci : «… Et quel Français pourrait oublier ce qu’il doit au prince régent d’Angleterre, au noble peuple qui a tant contribué à nous affranchir ? Les drapeaux d’Élisabeth flottaient dans les armées d’Henri IV : ils reparaissent dans les bataillons qui nous rendent Louis XVIII. Nous sommes trop sensibles à la gloire pour ne pas admirer ce lord Wellington, qui retrace d’une manière si frappante les vertus et les talents de notre Turenne. » (Diable !) Il faut dire que cela est écrit avant Waterloo et que plus tard, dans les Mémoires, Chateaubriand aura l’air de dire qu’il ne comptait pas, en 1814 sur l’étranger, et se donnera comme navré de l’entrée des Alliés à Paris. Et il le croira.)

On lit dans les Mémoires : « Louis XVIII déclara, je l’ai déjà plusieurs fois mentionné (oh ! oui !) que ma brochure lui avait plus profité qu’une armée de cent mille hommes. » Madame de Chateaubriand attribue le propos à Napoléon, ce qui n’est pas tout à fait la même chose. Je ne serais pas étonné qu’en réalité ni Louis XVIII ni Napoléon n’eût dit la phrase. — Sans doute, la France était lasse de l’empereur : mais évidemment beaucoup d’officiers (et de fonctionnaires) ne tenaient pas à s’entendre dire que, pendant quinze ans, ils avaient servi un monstre et un scélérat, d’ailleurs d’un talent médiocre. Bien des choses, dans le pamphlet, risquaient d’offenser l’armée, sur laquelle Louis XVIII aurait dû surtout s’appuyer. Il n’est pas sûr que ces pages aient profité tant que cela à la cause royale.

Après avoir rapporté la phrase, peut-être apocryphe, en tout cas plus complaisante que sincère, de Louis XVIII, Chateaubriand dit encore : « Le roi aurait pu ajouter que ma brochure avait été pour lui un certificat de vie, car on ne savait plus seulement qu’il existait. »

Or Chateaubriand espérait tout d’un roi dont il avait révélé l’existence et dont il avait « stylisé », comme on a vu, le profil lourd, le ventre et les jambes enflées. Il comptait être tout, et immédiatement. Il se croyait l’homme nécessaire. Il s’étonne donc qu’on ne vienne pas à lui ou qu’on y vienne mollement. Mais, qu’il fût un grand écrivain, cela ne touchait pas beaucoup Louis XVIII. Sans compter que le roi n’était pas, lui, de la même école. Il faisait des petits vers, et devait traduire Horace. Il devait être, sur Chateaubriand écrivain, de l’avis des Ginguené et des Morellet. Chateaubriand croit que Louis XVIII est littérairement jaloux de lui. Il est piqué que Monsieur ( le comte d’Artois) n’ait jamais rien lu du Génie du christianisme.

Bref, la déception de l’écrivain fut cruelle. Il ne la leur pardonnera de sa vie. Il est tellement dégoûté, dès 1814, qu’il songe à se retirer dans la solitude aux bords du lac de Genève. Mais « madame de Duras, qui m’avait pris sous sa protection, dit-il, fut si orageuse, avait un tel courage pour ses amis, qu’on déterra pour moi une ambassade vacante, l’ambassade de Suède. Louis XVIII, déjà fatigué de mon bruit, était heureux de faire présent de moi à son beau-frère le roi Bernadotte. Celui-ci ne se figurait-il pas qu’on m’envoyait à Stockolm pour le détrôner ? » Et il ajoute, avec un dédain tellement gratuit qu’il en devient comique (car enfin on ne lui offrait nulle couronne) : « Eh ! bon Dieu, princes de la terre, je ne détrône personne, gardez vos couronnes si vous pouvez, et surtout ne me les donnez pas, car je n’en veux mie. » Vous sentez l’imagination folle.

L’empereur débarque de l’île d’Elbe en mars 1815. « À cette nouvelle, Chateaubriand prétendait que tout serait sauvé si on le nommait ministre de l’intérieur. Mais il n’eut ce ministère qu’à Gand, où il était déjà mis de côté avant qu’on fût rentré à Paris. » (Sainte-Beuve.) L’extraordinaire, le fantastique du retour de Napoléon l’emplit d’autant d’admiration que de colère… « À Sisteron, vingt hommes le peuvent arrêter, et il ne trouve personne… Dans le vide qui se forme autour de son ombre gigantesque, s’il entre quelques soldats, ils sont invinciblement entraînés par l’attraction de ses aigles. Ses ennemis fascinés le cherchent et ne le voient pas ; il se cache dans sa gloire comme le lion du Sahara se cache dans les rayons du soleil pour se dérober aux regards des chasseurs éblouis. Enveloppés dans une trombe ardente, les fantômes sanglants d’Arcole, de Marengo, d’Austerlitz, d’Iéna… lui font un cortège avec un million de morts. Du sein de cette colonne de feu et de fumée sortent à l’entrée des villes quelques coups de trompette mêlés aux signaux du labarum tricolore ; et les portes des villes tombent. » (Ceci sera écrit après 1830.) L’imagination mise en branle par ce merveilleux, il se représente le vieux roi podagre attendant au milieu de sa capitale l’usurpateur reparu. « Le roi, se défendant dans son château, causera un enthousiasme universel… S’il doit mourir, qu’il meure digne de son rang ; que le dernier exploit de Napoléon soit l’égorgement d’un vieillard. Louis XVIII, en sacrifiant sa vie, gagnera la seule bataille qu’il aura livrée ; il la gagnera au profit de la liberté du genre humain. »

Mais le vieux roi entendait mal ces paroles sublimes. Il n’était pas séduit, comme Chateaubriand, par la beauté du tableau. Or, on n’aime pas ceux qui nous ont donné des conseils héroïques qu’on n’a pas suivis. À partir de là, Louis XVIII dut exécrer Chateaubriand. Et pourtant, assure celui-ci, « mon plan adopté, les étrangers n’auraient point de nouveau ravagé la France, nos princes ne seraient point revenus avec les armées ennemies ; la légitimité eût été sauvée par elle-même… » Oui, si son plan avait réussi : il suppose avec intrépidité ce qui est en question. Et il s’écrie : « Pourquoi suis-je venu à une époque où j’étais si mal placé ? Pourquoi ai-je été royaliste contre mon instinct, dans un temps où une véritable race de cour ne pouvait ni m’entendre ni me comprendre ? Pourquoi ai-je été jeté dans cette troupe de médiocrités qui me prenaient pour un écervelé quand je parlais courage, pour un révolutionnaire quand je parlais liberté ? »

Viennent Waterloo et la seconde Restauration : Chateaubriand est nommé de la Chambre des pairs. Il écrit la Monarchie selon la Charte. Il juge ce livre sans défaveur dans ses Mémoires : « La Monarchie selon la Charte est un catéchisme constitutionnel : c’est là qu’on a puisé la plupart des propositions que l’on avance comme nouvelles aujourd’hui. Ainsi ce principe, que le roi règne et ne gouverne pas, se trouve tout entier dans le chapitre sur la prérogative royale. » Il n’y avait peut-être pas de quoi se vanter.

Mais était-il possible, en 1815, de faire autre chose que la monarchie constitutionnelle ? Ne fallait-il pas que l’épreuve en fût tentée ? Pouvait-on refaire les provinces, les assemblées provinciales, les corporations ? Pouvait-on décentraliser quand la centralisation était si utile au régime rétabli ? Pouvait-on éliminer de la monarchie le parlementarisme, dont elle devait mourir ? Nous voyons peut-être plus clair aujourd’hui qu’au sortir de la Révolution et de l’Empire sur les conditions d’un bon gouvernement.

Chateaubriand, vous vous en souvenez, avait été pénétré dans sa jeunesse des idées et des préjugés de la Révolution. Il ne les a pas reniés. Puis, il s’est toujours ressenti de son long séjour en Angleterre. Son idéal est la royauté constitutionnelle, et parce qu’il croit à sa bonté, et sans doute aussi parce qu’il compte en être le premier ministre. Ce royaliste juge que la Charte avait l’inconvénient d’être « octroyée » ; « c’était ramener, par ce mot bien inutile, la question brûlante de la souveraineté royale ou populaire ». Mais pourtant c’était bien la question qui se posait. Il reproche à Louis XVIII d’avoir « daté son bienfait de l’an dix-neuvième de son règne, regardant Bonaparte comme non avenu. Ce langage suranné et ces prétentions des anciennes monarchies n’ajoutaient rien à la légitimité du droit et n’étaient que de puérils anachronismes ». Ces anachronismes puérils signifiaient pourtant que le comte de Lille, l’exilé d’Hartwell n’avait d’autre titre, en effet, pour occuper le trône, que d’être le descendant de Louis XIV, le frère de Louis XVI, le successeur de Louis XVII. (Biré.) Chateaubriand ajoute : « À cela près, la Charte remplaçait le despotisme, nous apportait la liberté légale, avait de quoi satisfaire les hommes de conscience. » La liberté ? il aura continuellement ce mot sous sa plume : mais jamais il ne le définira. On voit finalement qu’il ne songe qu’à la liberté de la presse, c’est-à-dire à celle dont se soucie le moins l’immense majorité des hommes, mais qui lui importe le plus à lui, Chateaubriand. (On a pourtant l’impression qu’il était facile à la Restauration, venant après le despotisme de l’Empire, de paraître donner assez de liberté.)

Dans la Monarchie selon la Charte, autant il est libéral quant aux idées, autant il est intransigeant sur les hommes. On dirait que son rêve est de faire appliquer les idées de la Révolution par un personnel royaliste. Cela souffrait quelques difficultés.

Il est clair que la Restauration ne pouvait vivre qu’en se montrant coulante sur les personnes. La Restauration était nécessaire, mais elle n’avait pas été souhaitée. Nous avons vu qu’on ne connaissait plus guère les Bourbons. Chateaubriand lui-même nous dit : « J’appris à la France ce que c’était que l’ancienne famille royale ; je dis combien il existait de membres de cette famille, quels étaient leurs noms et leurs caractères : c’était comme si j’avais fait le dénombrement des enfants de l’empereur de Chine, tant la République et l’Empire avaient envahi le présent et relégué les Bourbons dans le passé. » Les royalistes de la veille étaient une assez petite minorité. On ne pouvait remplacer tous les fonctionnaires, presque tous bonapartistes et presque tous anciens révolutionnaires. Il fallait bien tenir compte de la France des vingt-cinq dernières années. (On le voit bien aujourd’hui : une restauration monarchique serait obligée d’utiliser tout ce qui a servi la République avec talent.) Mais alors, et par la force des choses, la Restauration semblait devenir une entreprise d’anciens impérialistes et d’anciens jacobins. Chateaubriand dit là-dessus fort éloquemment (Mémoires, t. III, p. 452.) :

… Avec qui et chez qui dînait en arrivant le
 lieutenant-général du royaume (le comte d’Artois) ? Chez des
 royalistes et avec des royalistes ? Non : chez l’évêque d’Autun
 (Talleyrand) avec un Caulaincourt. Où donnait-on des fêtes aux
 infâmes princes étrangers ? Aux châteaux des royalistes ? Non, à
 la Malmaison chez l’impératrice Joséphine. Les plus chers amis
 de Napoléon, Berthier par exemple, à qui portaient-ils leur
 ardent dévouement ? À la légitimité. Qui passait sa vie chez
 l’autocrate Alexandre, chez ce brutal Tartare ? Les classes de
 l’Institut, les savants, les gens de lettres, les philosophes
 philanthropes, théophilanthropes et autres ; ils en revenaient
 charmés, comblés d’éloges et de tabatières. Quant à nous,
 pauvres diables de légitimistes, nous n’étions admis nulle part ;
 on nous comptait pour rien… Tantôt on nous faisait dire dans la
 rue d’aller nous coucher ; tantôt on nous recommandait de ne pas
 crier trop haut Vive le roi !  D’autres s’étaient chargés de ce
 soin.

Il jugeait ces choses, quoique inévitables, répugnantes. Car il avait l’âme noble. Il ne pouvait contenir ni dissimuler son dégoût. Louis XVIII avait cru indispensable de ménager et même d’employer Fouché et Talleyrand :

 Tout à coup (dit Chateaubriand, Mémoires, t. IV, p. 57), une
 porte s’ouvre : entre silencieusement le vice appuyé sur le bras
 du crime, M. de Talleyrand marchant soutenu par M. Fouché ; la
 vision infernale passe lentement devant moi, pénètre dans
 le cabinet du roi et disparaît… Le lendemain, le faubourg
 Saint-Germain arriva : tout se mêlait de la nomination de Fouché
 déjà obtenue, la religion comme l’impiété, la vertu comme le
 vice, le royaliste comme le révolutionnaire, l’étranger comme
 le Français ; on criait de toutes parts : « Sans Fouché point
 de sûreté pour le roi, sans Fouché point de salut pour la
 France. »

Il est vrai que ce même Fouché, dont il dit ailleurs : « Ce qu’il y avait de mieux en lui, c’était la mort de Louis XVI : le régicide était son innocence », il l’avait appelé en novembre 1808, dans un billet à madame de Custine, « un homme divin », parce que Fouché facilitait alors la publication des Martyrs. Il était d’ailleurs difficile d’être implacable pour l’ancien personnel jacobin et impérialiste, alors que le roi de France ramenait nécessairement avec lui un de ses parents, le duc d’Orléans, fils de régicide.

Mais Chateaubriand exigeait de tous les gouvernants, et même de tous les fonctionnaires, des mains pures. Il disait dans la Monarchie selon la Charte :

 Qu’on ne mette plus les honnêtes gens dans la dépendance des
 hommes qui les ont opprimés, mais qu’on donne les bons pour
 guides aux méchants. C’est l’ordre de la morale et de la justice.
 Confiez donc les premières places de l’État aux véritables
 amis de la monarchie légitime… Vous en faut-il un si grand
 nombre pour sauver la France ? Je n’en demande que sept par
 département : un évêque, un commandant, un préfet, un procureur
 du roi, un président de la cour prévotale, un commandant de la
 gendarmerie et un commandant des gardes nationales. Que ces sept
 hommes-là soient à Dieu et au roi, je réponds du reste.

Mais s’il avait été chargé de choisir lui-même et s’il avait pu trouver les sept, les sept l’auraient vite dégoûté ou exaspéré. Il reprend :

 Quant à ces hommes capables, mais dont l’esprit est faussé par
 la Révolution, à ces hommes qui ne peuvent comprendre que le
 trône de saint Louis a besoin d’être soutenu par l’autel et
 environné des vieilles mœurs comme des vieilles traditions de
 la monarchie, qu’ils aillent cultiver leur champ. La France pourra
 les rappeler quand leurs talents, lassés d’être inutiles, seront
 sincèrement convertis à la religion et à la légitimité.

Je crois qu’il eût plus facilement admis leur conversion, même rapide, si le roi l’avait pris pour premier ministre. Mais il avait profondément agacé Louis XVIII dès la première rencontre. Il dut se contenter de sa place de pair et de son titre de ministre d’État. Et c’est pourquoi il se jeta incontinent dans l’opposition de droite. De même qu’il est catholique avec une foi intermittente (c’est lui qui nous l’a dit) et un tempérament épicurien, il est royaliste avec un fond d’indiscipline incurable et tout en restant dans son cœur un individualiste forcené. Par une sorte de dilettantisme, il se montre plus « ultra » que les ultras, qu’il ne peut sentir. Toujours il choisit l’attitude qui plaît le plus à son imagination. Son criterium, nécessairement arbitraire, en politique comme en morale, c’est la beauté. Rayé par le duc de Richelieu de la liste des ministres d’État, il est obligé, dit-il, de vendre ses livres et sa maison de la Vallée-aux-Loups. Son opposition s’en fait plus acre. Il fonde le Conservateur, journal d’opposition ultra-royaliste. Il triomphe de l’assassinat du duc de Berry et écrit sur Decazes la phrase célèbre : « Les pieds lui ont glissé dans le sang. » Il dit dans les Mémoires : « J’étais devenu le maître politique de la France par mes propres forces. » Ce n’est qu’une de ces vanteries dont il est coutumier. Mais un des effets indirects du meurtre du duc de Berry fut de faire envoyer Chateaubriand à Berlin comme ambassadeur.

Il y resta un an à peu près. Il n’avait pas grand’chose à y faire. Toutefois il envoie beaucoup de dépêches diplomatiques, parce qu’il adore ça. Il dit dans les Mémoires, d’un ton impayable : « Vers le 13 de janvier (1821) j’ouvris le cours de mes dépêches avec le ministre des affaires étrangères. Mon esprit se plie facilement à ce genre de travail : pourquoi pas ? Dante, Arioste et Milton n’ont-ils pas aussi bien réussi en politique qu’en poésie ? Je ne suis sans doute ni Dante, ni Arioste, ni Milton : l’Europe et la France ont vu néanmoins, par le congrès de Vérone, ce que je pourrais faire. »

Le 9 janvier 1822, il est nommé ambassadeur à Londres. « Louis XVIII, dit-il, consentait toujours à m’éloigner. » (On le comprend assez.) Cette ambassade de Londres fut une des grandes joies de sa vie. Et, pour comble de bonheur, il y va sans sa femme. « Madame de Chateaubriand, craignant la mer, n’osa passer le détroit, et je partis seul. » Il dit : « La faiblesse humaine me faisait un plaisir de reparaître connu et puissant là où j’avais été ignoré et faible. » Il goûta ce plaisir avec un émerveillement toujours renouvelé.

Ce fut comme ambassadeur de France à Londres qu’il prit part au joyeux congrès de Vérone. Puis il est, enfin ! ministre des affaires étrangères, et contribue notablement à la guerre d’Espagne.

Je ne me lasse pas de le citer : « Ma guerre d’Espagne, le grand événement politique de ma vie, était une gigantesque entreprise. La légitimité allait pour la première fois brûler de la poudre sous le drapeau blanc… Enjamber d’un pas les Espagnes, réussir sur le même sol où naguère les armées d’un conquérant avaient eu des revers, faire en six mois ce qu’il n’avait pu faire en sept ans, qui aurait pu prétendre à ce prodige ? C’est pourtant ce que j’ai fait. » Mon Dieu, oui. En réalité, la Restauration avait justement pour elle, en Espagne, ce que l’empereur avait eu contre lui : le peuple et les moines. Le succès, d’ailleurs, semble dû surtout à l’audace ingénieuse de ce Gil-Blas de financier Ouvrard et à l’habile achat des consciences de presque tous les principaux chefs de la révolution espagnole…

Je comprends mieux aujourd’hui que je ne l’eusse fait il y a quinze ans les raisons de Chateaubriand royaliste : « Deux sentiments, dit-il, nous avaient constamment obsédé depuis la Restauration : l’horreur des traités de Vienne, le désir de donner aux Bourbons une armée capable de défendre le trône et d’émanciper la France. L’Espagne, en nous mettant en danger, à la fois par ses principes et par sa séparation du royaume de Louis XIV, paraissait être le vrai champ de bataille où nous pouvions, avec de grands périls il est vrai, mais avec un grand honneur, restaurer à la fois notre puissance politique et notre force militaire. » (Congrès de Vérone.) Et encore : « La légitimité se mourait faute de victoires après les triomphes de Napoléon. » Ou bien : Il s’agissait de « replacer la France au rang des puissances militaires » et de « réhabiliter la cocarde blanche dans une guerre courte, presque sans danger ». (Il parlait tout à l’heure de « grands périls », mais il l’a oublié.)

D’après Chateaubriand lui-même, la guerre d’Espagne — sauf chez les royalistes purs et chez les officiers, qui voulaient « avancer », — « n’était pas du tout populaire ». (J’accorde d’ailleurs que ce n’était pas une raison pour qu’on ne la fît pas.) Elle avait contre elle la plupart des bourgeois et tous les anciens soldats de l’empereur. Presque tous les Français croyaient alors à la bienfaisance des principes de la Révolution. La Terreur, le Directoire paraissaient de monstrueux ou vils accidents, mais des accidents. En somme, la Révolution était récente ; on pouvait croire qu’elle n’avait pas eu le temps de produire ses vrais fruits, les fruits naturels de la démocratie et du régime de l’élection politique, et que ces fruits seraient excellents. Maintenant qu’elle les a produits, nous pouvons être moins crédules. Donc, de braves gens, — oh ! mon Dieu, nos grands-pères et arrière-grands-pères, — voyaient sans faveur une guerre entreprise pour les moines, croyaient-ils, et pour ce misérable roi Ferdinand VII.

Car ce représentant de la vérité politique était vraiment peu aimable. Et ce n’était là qu’un détail, mais très voyant. Écoutez comment Chateaubriand jugeait ce personnage.

Avant la guerre d’Espagne : « Ferdinand s’était encore rapetissé pour tenir moins de place dans sa prison (à Valençay)… » « Ferdinand entra dans Madrid (en 1814) roi netto. Le roi netto manqua sur-le-champ à sa parole. Il condamna les conservateurs de son trône à l’exil, au cachot, aux présides, etc… » Quand il jure la Constitution de 1812 : « Ainsi fut couronnée la tyrannie par la couardise, le manque de foi par le parjure… » « Le monarque abandonna, comme de coutume, les militaires fidèles. » En 1822, après la révolte de l’armée : « Ferdinand et sa famille se montrent à travers les ténèbres de ce désastre : on y reconnaît la passion du despote et la fureur des femmes… Un tyran craintif pousse à la catastrophe et tremble quand elle est venue. »

Après le succès de la guerre d’Espagne : « Ferdinand s’opposait à toute mesure raisonnable. Qu’espérer d’un prince qui, jadis captif (à Valençay), avait sollicité la main d’une femme de la famille de son geôlier ? Il était évident qu’il brûlerait son royaume dans son cigare… Le règne des Camarillas commença quand celui des Cortès finit. »

On ne peut pas dire que Chateaubriand nous surfait son héros. Un de ses goûts les plus marqués est d’exalter certains principes et d’en détester les représentants, de magnifier la royauté et de mépriser les rois, pour se donner à la fois le plaisir de la supériorité intellectuelle et de la supériorité morale. Son instinct et son délice, c’est de détruire à mesure qu’il construit. Sauf dans ses écrits de la période 1814-1816, sauf dans ces Mémoires sur le duc de Berry où il « fait » de la sentimentalité royaliste pour ennuyer Decazes, il ne parle guère de la personne même des rois et des princes sans les railler ou les dédaigner, comme s’il se vengeait ainsi des révérences forcées. « Les rois n’ont pas plus d’attrait pour nous que nous n’en avons pour eux ; nous les avons servis de notre mieux, mais sans intérêt et sans illusions. Louis XVIII nous détestait ; il avait à notre endroit de la jalousie littéraire, etc. » Ceci est extrait du Congrès de Vérone, mais les petits morceaux de ce genre sont par centaines dans les Mémoires.

Chateaubriand triompha d’une façon extravagante. Il appelait la guerre d’Espagne son René en politique. Il dit dans le Congrès de Vérone : la fortune m’avait choisi « pour me charger de la puissante aventure qui, sous la Restauration, aurait pu renouveler la face du monde ». Il dit ailleurs que le succès de la guerre d’Espagne pouvait donner à la France les frontières du Rhin. Et même il l’explique. Cette guerre est sa guerre. Cependant, tout ce qu’on peut dire, c’est qu’il y a assez puissamment contribué. Dans les préparatifs de l’entreprise, son rôle paraît moindre que celui de Mathieu de Montmorency ou que celui du grand ministre Villèle, qui d’abord marcha malgré lui et qui ensuite emporta tout.

Mais Chateaubriand était tellement persuadé que c’était lui, Chateaubriand, qui avait tout fait et il y mettait une telle « vanité d’auteur » (Sainte-Beuve), qu’il fut ulcéré de n’être pas complimenté par le roi avant tous les autres, ministres ou généraux. Il ne se concevait plus que premier ministre ou président du conseil. « On ne peut gouverner avec lui ni sans lui », disait Villèle. On prit pourtant le parti de gouverner sans lui. M. de Chateaubriand fut congédié brusquement et sans égards le 6 juin 1824. (Le prétexte de sa disgrâce fut, dit-il, de n’avoir pas soutenu une loi sur la réduction des rentes proposée par le gouvernement.)

Je ne dis pas, notez-le bien, que le roi n’ait pas été brutal et qu’il n’aurait pas dû ménager davantage un être, après tout, magnifique ; je ne dis pas que, si Chateaubriand avait eu le pouvoir un nombre suffisant d’années, il n’aurait pas fait de grandes choses. Il avait peut-être le génie de la politique, comme il le disait. Mais la secrète faiblesse d’âme qu’implique une vanité comme la sienne, fait qu’on n’en est pas sûr.

Il ressentit le coup avec une vivacité extrême. Il dit dans le Congrès de Vérone : « Sensible à l’affront, il nous était impossible d’oublier tout à fait que nous étions le restaurateur de la religion » (simplement) « et l’auteur du Génie du christianisme. » Et dans les Mémoires : «… On avait compté sur ma platitude, sur mes pleurnicheries, sur mon ambition de chien couchant, sur mon empressement à me déclarer moi-même coupable, à faire le pied de grue auprès de ceux qui m’avaient chassé : c’était mal me connaître. » Il enrage ouvertement et candidement. Et il rentre dans l’opposition (pour n’en plus sortir qu’un moment, pendant le ministère Martignac), et dans l’opposition « systématique » ; car, explique-t-il, l’opposition surnommée « de conscience » est impuissante. Et là-dessus il a raison.

Il dit dans la préface de la Monarchie selon la Charte (édition de 1827) : « En me frappant, on n’a frappé qu’un dévoué serviteur du roi, et l’ingratitude est à l’aise avec la fidélité ; toutefois il peut y avoir tels hommes moins soumis et telles circonstances dont il ne serait pas bon d’abuser ; l’histoire le prouve. Je ne suis ni le prince Eugène, ni Voltaire, ni Mirabeau, et, quand je possèderais leur puissance, j’aurais horreur de les imiter dans leur ressentiment. Mais… »

Mais il fait comme eux. Il se venge. Il a les fureurs de Coriolan. Je pense que, par ses articles des Débats, il contribua à la chute de la Restauration plus qu’il n’avait contribué à la guerre d’Espagne. Il assiste au sacre de Charles X avec un dur dédain. Lui qui avait écrit en 1820 : « Il s’élève derrière nous une génération impatiente de tous les jougs, ennemie de tous les rois ; elle rêve la république et est incapable par ses mœurs des vertus républicaines ; elle s’avance, elle nous presse, elle nous pousse… », ce n’est plus qu’à cette génération qu’il cherche à plaire. Il ne cesse de répéter qu’après tout il ne tient pas à la monarchie, ni de faire entendre que son salut au roi n’est qu’un geste généreux, un geste avantageux, un salut de théâtre. Étant illustre, il devient facilement populaire. Il reçoit des lettres de compliments qu’il conserve avec soin et qu’il produit dans ses Mémoires. Il y ajoute ce commentaire : « Tous les pusillanimes et les ambitieux qui m’avaient cru perdu commençaient à me voir sortir radieux des tourbillons de poussière de la lice : c’était ma seconde guerre d’Espagne » (il parle de sa campagne aux Débats). « Je triomphai de tous les partis intérieurs comme j’avais triomphé au dehors des ennemis de la France. »

Après le départ du ministère Villèle, le roi se délivre de Chateaubriand en l’envoyant à Rome comme ambassadeur. Chateaubriand le comprend très bien : « Il se peut qu’il fût utile à mon pays d’être débarrassé de moi : par le poids dont je me suis, je devine le fardeau que je dois être pour les autres. » À Rome, il a le plaisir d’assister à la mort de Léon XII et au conclave qui élit Pie VIII. Il écrit des phrases comme celle-ci : « Un pape qui entrerait dans l’esprit du siècle et qui se placerait à la tête des générations éclairées pourrait rajeunir la papauté : mais ces idées ne peuvent point pénétrer dans les vieilles têtes du sacré Collège. »

Au moment du ministère Polignac, il donne sans hésiter sa démission d’ambassadeur. C’est une chose qu’il fait très bien. C’est, en politique, celle qu’il fait le mieux. Il y a parfois du mérite. Il nous l’explique lui-même : « Les chutes me sont des ruines, car je ne possède que des dettes, dettes que je contracte dans des places où je ne demeure pas assez de temps pour les payer ; de sorte que, toutes les fois que je me retire, je suis réduit à travailler aux gages d’un libraire. » Et voici ce qui augmente son mérite. Il écrit de madame de Chateaubriand : « Elle avait la tête tournée d’être ambassadrice à Rome… Elle aime la représentation, les titres et la fortune ; elle déteste la pauvreté et le ménage chétif ; elle méprise ces susceptibilités, ces excès de fidélité et d’immolation, qu’elle regarde comme de vraies duperies dont personne ne vous sait gré ; elle n’aurait jamais crié vive le roi quand même ; mais, quand il s’agit de moi, tout change ; elle accepte d’un esprit ferme mes disgrâces, en les maudissant. » Cela veut dire que, lorsqu’il se démettait d’une place lucrative, sa femme lui faisait une vie d’enfer. Lui-même était furieux d’être héroïque, mais il était héroïque. Oui, sa plus grande gloire, après ses livres, c’est d’avoir su donner magnifiquement sa démission.

À ce moment, la politique extérieure est brillante et prospère. Le roi et M. de Polignac se croient assez forts pour faire les « Ordonnances ». Qu’est-ce que les ordonnances ? Chateaubriand dit dans les Mémoires : «… Sans doute la presse tend à subjuguer la souveraineté, à forcer la royauté et les Chambres à lui obéir ; sans doute, dans les derniers jours de la Restauration, la presse, n’écoutant que sa passion, a, sans égard aux intérêts et à l’honneur de la France, attaqué l’expédition d’Alger, développé les causes, les moyens, les préparatifs, les chances d’un non-succès ; elle a divulgué les secrets de l’armement, instruit l’ennemi de l’état de nos forces, compté nos troupes et nos vaisseaux, indiqué jusqu’au point de débarquement… » Et il ajoute : « Tout cela est vrai et odieux ; mais le remède ? » — Le remède radical, c’était sans doute la suppression de la liberté de la presse. Et en effet la première ordonnance opérait cette suppression. Une autre dissolvait la Chambre récemment élue. Une autre refaisait la loi d’élection dans un sens restrictif. Tout cela en vertu de l’article 14 de la Charte, entendu, il est vrai, un peu pharisaïquement : « Le roi est le chef suprême de l’État, commande les forces de terre et de mer, déclare la guerre, fait les traités de paix, d’alliance et de commerce, nomme à tous les emplois d’administration publique, et fait les règlements et ordonnances nécessaires pour l’exécution des lois et la sûreté de l’État. »

Je n’ai pas à juger ici les ordonnances. Pendant trente ans de ma vie elles m’ont fait horreur. Maintenant je ne sais plus… Mais en tout cas il fallait prévoir, il fallait pouvoir, il fallait réussir… Et ce Polignac ne paraît pas avoir été de force.

Chateaubriand, devenu personnage populaire, chef de la jeunesse, s’indigna des ordonnances : « Dans le cas où elles eussent triomphé, j’étais résolu à ne pas m’y soumettre, à écrire, à parler contre ces mesures inconstitutionnelles. » (Il n’avait pas toujours eu de ces délicatesses. À la Chambre de 1815, il avait, par exemple, demandé la suspension des juges pour une année, « afin de voir qui était royaliste en jugeant et qui ne l’était pas »). Pour la troisième fois la royauté ne sut pas, ne voulut pas se défendre. Chateaubriand se promène dans les rues pour se faire acclamer et porter sur les épaules des jeunes gens et des étudiants. À la Chambre des pairs, il exalte les insurgés ; il qualifie le coup d’État des ordonnances de « conspiration de la bêtise et de l’hypocrisie » et y voit « une terreur de château organisée par des eunuques ». Toutefois, il ne croit pas encore tout à fait à la République, et soit qu’il ait un bon mouvement, soit qu’il veuille (à quoi il tenait extrêmement) maintenir une apparence d’unité à sa vie politique, il refuse de se rallier au roi électif Louis-Philippe, et reste fidèle au petit duc de Bordeaux, en faveur de qui le roi et le dauphin ont abdiqué. Mais il n’en écrit pas moins des phrases comme celles-ci, qui sont assez pauvres, si je ne m’abuse : «… Je reviens à ma raison et je ne vois plus dans ces choses que l’accomplissement des destins de l’humanité. La cour, triomphante par les armes, eût détruit les libertés publiques ; elle n’en aurait pas moins été écrasée un jour, mais elle eût retardé le développement de la société pendant quelques années ; tout ce qui avait compris la monarchie d’une manière large eût été persécuté par la Congrégation rétablie. En dernier résultat, les événements ont suivi la pente de la civilisation. »

Il continuera, sous Louis-Philippe, d’écrire de ces choses, d’affirmer et de saluer la transformation des sociétés, l’ère nouvelle, l’inéluctable progrès de la démocratie. Il fait très bien tout le nécessaire pour entretenir sa popularité. Il affiche la plus vive sympathie pour Armand Carrel, qui, dans la guerre d’Espagne (sa guerre à lui, Chateaubriand) avait combattu comme volontaire républicain contre l’armée française. Il étale la plus grande admiration pour Béranger. Il l’invite à dîner avec Carrel au Café de Paris, pour bien montrer qu’ils sont ses amis et qu’il a l’esprit libre. Béranger lui rend ses politesses par la chanson :

 Chateaubriand, pourquoi fuir ta patrie ?

Et Chateaubriand appelle cela une admirable chanson. Et il raconte lui-même : « Un vieux chevalier de Saint-Louis, qui m’est inconnu, m’écrivait du fond de sa tourelle : « Réjouissez-vous, monsieur, d’être loué par celui qui a souffleté votre roi et votre Dieu. » (L’indignation de ce vieux chevalier n’est peut-être pas si ridicule.) Il affecte d’être l’ami de Lamennais, après la révolte de Lamennais, bien entendu. Il écrit même au prince Louis-Napoléon : « Si Dieu, dans ses impénétrables conseils, avait rejeté la race de Saint-Louis, si les mœurs de notre patrie ne lui rendaient pas l’état républicain possible, il n’y a pas de nom qui aille mieux à la gloire de la France que le vôtre. » Ainsi s’exprime l’auteur de la brochure De Bonaparte et des Bourbons. Il est au mieux avec tous les plus notoires ennemis de ses rois.

Mais ces rois, oh ! qu’il les aime une fois qu’ils sont dehors ! Sans doute, tourné vers les libéraux, il dit durement : « C’est une monarchie tombée, il en tombera bien d’autres. Nous ne lui devions que notre fidélité : elle l’a. » (V’lan !) Mais, sur les personnes même de ses princes, maintenant qu’ils n’y sont plus, quels attendrissements ! C’est que rien n’est plus avantageux que ce rôle de royaliste incrédule, mais ému. De cette façon il est applaudi et par les royalistes et par les libéraux. « Il a les fanfares des deux camps. » (Sainte-Beuve.) Il s’intéresse à cette romanesque et charmante petite Italienne, la duchesse de Berry. Il a la chance de faire à cause d’elle (pour la phrase : « Madame, votre fils est mon roi. ») quelques jours de confortable prison. Il va voir de sa part Charles X au château de Prague, et la duchesse d’Angoulême dans son méchant garni de Carlsbad. Cela l’amuse, et cela lui fait honneur. Et ces visites à des ombres inspirent à l’écrivain des images extraordinaires de mélancolie pittoresque. (Ceci, sur la duchesse d’Angoulême inclinée sur sa broderie : « J’apercevais la princesse de profil, et je fus frappé d’une ressemblance sinistre : Madame a pris l’air de son père ; quand je voyais sa tête baissée comme sous le glaive de la douleur, je croyais voir celle de Louis XVI attendant la chute du glaive. »)

Il vient un moment où il est peut-être plus content d’avoir écrit l’Essai sur les Révolutions que le Génie du christianisme. En 1839, il dit de l’Essai : « Ce que l’on rêve aujourd’hui de l’avenir, ce que la génération nouvelle s’imagine avoir découvert d’une société à naître, fondée sur des principes tout différents de ceux de la vieille société, se trouve positivement annoncé dans l’Essai. » Il écrit vers le même temps : « En politique, la chaleur de mes opinions n’a jamais excédé la longueur de mon discours et de ma brochure. »

En somme, c’est l’âme de René, l’âme inquiète et visionnaire, violente et triste, tour à tour blessée ou séduite, exaltée ou désespérée, l’âme de désir et de dégoût, que Chateaubriand a promenée dans la politique. C’est toujours le chercheur d’images et d’émotions. Charles Maurras a écrit, il y a quatorze ans, sur Chateaubriand homme politique, quelques pages admirables de pénétration et de couleur… Après avoir montré à quel point et de quel voluptueux amour cet homme aimait les calamités, les désastres et les ruines pour en nourrir sa tristesse, Maurras nous dit : « À ses façons de craindre la démagogie, le socialisme, la République européenne, on se rend compte qu’il les appelle de ses vœux. Prévoir certains fléaux, les prévoir en public, de ce ton sarcastique, amer et dégagé, équivaut à les préparer. Assurément, ce noble esprit, si supérieur à l’intelligence des Hugo, des Michelet et des autres romantiques, ne se figurait pas le nouveau régime sans quelque horreur. Mais il aimait l’horreur… » Et encore : «… Le passé, comme passé, et la mort, comme mort, furent ses uniques plaisirs. Loin de rien conserver, il fit au besoin des dégâts, afin de se donner de plus sûrs motifs de regrets. En toutes choses, il ne vit que leur force de l’émouvoir, c’est-à-dire lui-même. À la cour, dans les camps, dans les charges publiques comme dans ses livres, il est lui, et il n’est que lui, ermite de Combourg, solitaire de la Floride. Il se soumettait l’univers… » (Trois idées politiques.)

Et, pendant les dix-huit dernières années de sa vie, tout le monde l’admire. Les catholiques ne peuvent oublier le Génie du christianisme ; les royalistes, même scandalisés de la liberté de sa pensée, disent : « Il a du moins le culte du malheur. » Et les libéraux, et les républicains trouvent aussi cela très beau, très touchant, « puisqu’au fond, songent-ils, il est des nôtres ». Le mal de René n’empêche pas René d’être un merveilleux organisateur de sa gloire.



NEUVIÈME CONFÉRENCE

LES MÉMOIRES