Calmann-Lévy, éditeurs (p. 101-132).



QUATRIÈME CONFÉRENCE

RENÉ


René passe pour une date importante de notre histoire littéraire. Rien n’empêche de dire que tout le romantisme vient de René. René est un type, René est un des noms le plus souvent cités pour signifier un état d’esprit qui a été à la mode pendant une grande partie du siècle dernier, et qui, d’ailleurs, n’a point disparu, et qui est sans doute immortel. Or, René est un petit livre bizarre de quarante pages, où il n’y a peut-être pas plus de cinquante lignes qui aient été neuves à leur moment. Mais il est vrai qu’elles y sont.

René parut pour la première fois en 1802, dans le Génie du christianisme. Qu’avait affaire René avec le reste de l’ouvrage, avec la démonstration des « beautés poétiques et morales de la religion chrétienne » ? L’auteur nous le dit dans sa Défense, René, comme Atala, « tend à faire aimer la religion, et à en démontrer l’utilité. » Il prouve « invinciblement, et la nécessité des cloîtres pour certains malheurs de la vie…, et la puissance d’une religion qui peut seule fermer les plaies que tous les baumes de la terre ne sauraient guérir ». L’auteur a voulu peindre aussi les funestes conséquences de ces « rêveries criminelles… introduites parmi nous par J.-J. Rousseau, et de l’amour outré de la solitude ».

Et comment a-t-il conçu le sujet de cette nouvelle ? Afin d’inspirer plus d’éloignement pour le cas de René, il a pensé, nous dit-il, qu’il devait prendre la punition de ce jeune homme « dans le cercle de ces malheurs épouvantables qui appartiennent moins à l’individu qu’à la famille de l’homme » ( ?) « et que les anciens attribuaient à la fatalité. » — « L’auteur eût choisi le sujet de Phèdre s’il n’eût été traité par Racine. Il ne restait que celui d’Érope et de Thyeste, ou de Canace et Macareus, ou de Canne et Bybis chez les Grecs et les Latins, ou d’Amnon et de Thamar chez les Hébreux. »

Ainsi, pour punir le crime intellectuel de René, il paraît qu’il n’y a pas de châtiment plus convenable, plus congruent, plus nécessaire que de le faire aimer par sa sœur et de lui faire entendre, chuchoté par cette sœur sous le drap mortuaire de ses vœux, l’aveu de cet incestueux amour. Cela est vraiment bien étrange. En réalité, rien de moins attendu, dans cette histoire de René, que la passion de la sœur pour le frère et que la scène mélodramatique qui termine la prise de voile. C’est au point que, quand on songe à René, on ne songe point à cette seconde partie du récit, mais seulement aux vingt premières pages. Et, d’autre part, si l’aventure d’Amélie faisait penser à quelque chose, ce ne serait certes pas aux histoires d’Amnon et de Thamar ou d’Érope et de Thyeste, on y verrait plutôt une recherche d’effets tragiques à la manière de Diderot, un ressouvenir de toutes les histoires de religieuses passionnées et brûlantes où se sont plu les gens du dix-huitième siècle.

Aussi, pas un mot de vrai dans les explications de Chateaubriand. Il n’a pas conçu René comme une histoire édifiante et propre à montrer la beauté et l’utilité de la religion chrétienne, puisque René a été écrit plusieurs années avant le Génie du christianisme. Et son sujet ne lui a été inspiré ni par la mythologie ni par la Bible, puisqu’il l’a trouvé en lui-même, et près de lui.

René a été conçu et une première fois écrit, non seulement avant le Génie du christianisme, mais avant l’Essai sur les Révolutions et avant les Natchez. Ou plutôt René était d’abord une introduction à ce roman : car, dès les premières pages des Natchez, l’auteur appelle René « le frère d’Amélie », ce qui serait absolument inintelligible au lecteur, si l’histoire de René ne précédait pas celle des Peaux-Rouges. C’est après coup, et seulement quand il a publié les Natchez en 1827, qu’il a indiqué (dans une note) que l’histoire de René était originairement placée dans le cours du roman. Mais il a oublié que, dans ce cas, il ne pouvait pas appeler René, dès le commencement, le « frère d’Amélie ». Je ne serais pas éloigné de croire que René a été d’abord crayonné par Chateaubriand dans les bois de Combourg, avant son départ pour le régiment.

Au reste, il me semble bien avoir gardé quelque chose de cette première rédaction. Sauf un petit nombre de traits (sans doute rajoutés) et sauf trois pages, vraiment belles, vers le milieu du récit, le style de René me paraît plus ancien, plus rapproché du style habituel de la seconde moitié du dix-huitième siècle, plus dépourvu d’images inventées, moins original enfin que celui des Natchez.

Écoutez ceci :

… Tantôt nous marchions en silence, prêtant l’oreille au sourd
 mugissement de l’automne, ou au bruit des feuilles séchées que
 nous traînions tristement sur nos pas ; tantôt, dans nos jeux
 innocents, nous poursuivions l’hirondelle dans la prairie,
 l’arc-en-ciel sur les collines pluvieuses ; quelquefois aussi
 nous murmurions des vers que nous inspirait le spectacle de la
 nature. Jeune, je cultivais les muses ; il n’y a rien de plus
 poétique, dans la fraîcheur de ses passions, qu’un cœur de
 seize années. Le matin de la vie est comme le matin du jour,
 plein de pureté, d’images et d’harmonie.
 Les dimanches et les jours de fête, j’ai souvent entendu dans
 les grands bois, à travers les arbres, les sons de la cloche
 lointaine qui appelait au temple l’homme des champs. Appuyé
 contre le tronc d’un ormeau, j’écoutais en silence le pieux
 murmure. Chaque frémissement de l’airain portait à mon
 âme naïve l’innocence des mœurs champêtres, le calme de la
 solitude, le charme de la religion, et la délectable mélancolie
 des souvenirs de la première enfance. Oh ! quel cœur si mal fait
 n’a tressailli au bruit des cloches de son lieu natal !…

Et cela continue sur ce ton… Cela ne saurait se comparer à Atala ni aux bons endroits des Natchez. Pas une expression trouvée (sauf « collines pluvieuses »), pas un trait qui enfonce. Cela pourrait être de n’importe qui. Tout le monde écrivait comme cela avant la Révolution. Si nous ne savions pas que cela est de Chateaubriand, cela nous paraîtrait assez ordinaire. Et voilà pourquoi je pense que ces pages du début de René sont les restes d’une première rédaction presque enfantine que l’écrivain a voulu conserver en souvenir de son adolescence, et comme « porte-bonheur », et parce que, en somme, elles sont harmonieuses.

2° Si nous ne connaissions pas Lucile et si nous n’avions pas lu les Mémoires d’outre-tombe, nous pourrions croire qu’en effet Chateaubriand a voulu écrire, dans René, une nouvelle chrétienne, et que l’histoire de l’amour de la sœur pour le frère lui a été suggérée par la Bible ou la mythologie. Mais Amnon ni Thamar, Érope ni Thyeste n’y sont pour rien. Nous savons par les Mémoires que l’histoire de René, sauf la scène de l’église, est l’histoire de Chateaubriand et de Lucile. Il s’est donné le plaisir singulier de raconter cette aventure de leur âme (où il est vrai que, de son vivant, personne, excepté peut-être leurs amis intimes, ne les pouvait reconnaître) ; et, chose plus extraordinaire, il a voulu nous apprendre, après sa mort, que cette aventure était bien la sienne et celle de sa sœur.

Quelques-unes des premières pages de René sont très exactement autobiographiques ; et presque tout René a été repris et développé dans les Mémoires (1re partie, 3e livre). Ce troisième livre fait même paraître René assez pauvre.

Il ne veut pas que ceux qui liront un jour les Mémoires s’y puissent tromper. (Toute sa vie, dans plusieurs de ses écrits et dans sa correspondance, il affectera de s’identifier avec le héros de la nouvelle de René et du roman des Natchez. Il dit dans René : « Livré de bonne heure à des mains étrangères, je fus élevé loin du toit paternel. » « Chaque automne, je revenais au château paternel, situé au milieu des forêts, près d’un lac, dans une province reculée. » Et c’est Combourg, sauf le « lac » mis au lieu de l’étang. « Timide et contraint devant mon père, je ne trouvais l’aise et le contentement qu’auprès de ma sœur Amélie. Une douce conformité d’humeur et de goûts m’unissait étroitement à cette sœur ; elle était un peu plus âgée que moi. » Comme dans les Mémoires. Le bruit des feuilles séchées sous les pas se retrouve dans les deux récits ; « l’étang désert où le jonc flétri murmurait » ( René) rappelle « les roseaux qui agitaient leurs champs de quenouilles et de glaives » (Mémoires). Les promenades du frère et de la sœur sont les mêmes ici et là. Il est sensible que, ici et là, c’est la même histoire qu’il raconte, avec les mêmes souvenirs[1].

Lucile, dans les Mémoires, n’entre point, comme Amélie, au couvent. Mais « il lui prenait des accès de pensées noires que j’avais peine à dissiper : à dix-sept ans, elle déplorait la perte de ses jeunes années ; elle se voulait ensevelir dans un cloître. » Et sans doute, dans les Mémoires, il n’indique pas que Lucile ait été amoureuse de lui, ni qu’il s’en soit aperçu. Mais cependant faites attention à ceci : tout de suite après nous avoir peint leur vie en pleine solitude et après nous avoir dit : « Lucile était malheureuse », il raconte qu’il a tenté de se suicider, — avec un fort mauvais fusil, il est vrai. — Pourquoi ? Il n’en donne d’autre raison que la dureté de son père, l’indifférence de sa mère et un « secret instinct » qui l’avertissait qu’il ne trouverait rien de ce qu’il cherchait dans le monde. Ainsi, des mois de rêveries exaltées avec Lucile ; puis, tout d’un coup, tentative de suicide. À la suite de cela, il est, dit-il, malade pendant six semaines ; et aussitôt guéri, cette sœur qu’il adorait, il demande lui-même à la quitter, et déclare qu’il veut aller au Canada défricher des forêts, tout comme le René de la nouvelle après la scène de l’église. Et, comme le René de René, le René des Natchez continuera d’être évidemment Chateaubriand lui-même.

Bref (et je ne dis rien de plus), Chateaubriand a fait tout ce qui était en lui pour que nous pussions supposer, par le rapprochement du texte de René et des Natchez et de celui des Mémoires, qu’il inspira une grande passion à sa sœur Lucile, un peu plus âgée que lui (charmante, mais mal équilibrée), et qu’il en fut lui-même fort troublé, comme l’indique ce qu’il fait dire à René par le Père Souël : « Votre sœur a expié sa faute ; mais, s’il faut dire ici ma pensée, je crains que, par une épouvantable justice, un aveu sorti du sein de la tombe n’ait troublé votre âme à son tour. » Notez enfin que, après le voyage au Canada, c’est Lucile qui marie son frère. N’est-ce point pour se protéger elle-même ?

Mais pourquoi Chateaubriand a-t-il tant tenu à nous faire deviner son secret, à nous suggérer l’idée qu’ il ne fait réellement qu’un avec René, et Lucile avec Amélie ? Par goût de l’étrange, pour l’orgueil de s’attribuer une aventure et des sentiments exceptionnels ; autrement dit par romantisme, ainsi que l’explique cet aveu de René qui à la fois définit, dénonce et déshabille le romantisme : « Mes larmes avaient moins d’amertume lorsque je les répandais sur les rochers et parmi les vents. Mon chagrin même, par sa nature extraordinaire, portait avec lui quelque remède : on jouit de ce qui n’est pas commun, même quand cette chose est un malheur. J’en conçus presque l’espérance que ma sœur deviendrait à son tour moins misérable. » En d’autres termes : j’espérais que ma sœur, de son côté, jouirait de ce qu’il y a de distingué, de « pas commun » pour une sœur à aimer son frère d’amour.

Et c’est, en effet, ce que comprendra, n’en doutez point, cette intéressante religieuse qui s’est donné le plaisir vraiment rare d’avouer sa passion criminelle sous le drap des morts, et que, depuis, René aperçoit à une petite fenêtre grillée, « assise dans une attitude pensive » et qui « rêve à l’aspect de l’Océan », telle une religieuse de Diderot ou de madame de Tencin. Et c’est elle qui, avant le départ de René, lui écrit, parlant de son couvent : « C’est ici la sainte montagne… C’est ici que la religion trompe doucement une âme sensible ; aux plus violentes amours elle substitue une sorte de chasteté brûlante où l’amante et la vierge sont unies… ; elle mêle divinement son calme et son innocence à ce reste de trouble et de volupté d’un cœur qui cherche à se reposer et d’une vie qui se retire. » Ainsi écrit, merveilleusement, mais sans pudeur, cette religieuse qui, après tout, est une jeune fille.

Il est, — dirai-je amusant ? et pourquoi non ? — de penser que ces deux histoires de volupté, René et Atala, auraient été écrites, si on en croyait l’auteur, pour secourir et fortifier l’apologie du christianisme. Eh, mon Dieu ! elles la secoururent en effet, puisqu’elles engagèrent les gens à lire le reste du livre.

   *    *    *    *    *

Mais enfin, dans ces quarante pages de René, qu’est-ce donc qui constitue le chef-d’œuvre ? Ce n’est pas l’épisode mélodramatique de la religieuse, et ce ne sont pas non plus les premières pages, plus anciennes, je persiste à le croire, et qui auraient aussi bien pu être écrites par Fontanes.

Non ; mais, entre ces deux parties inégales, il y a une fort belle peinture des sentiments et des agitations d’un jeune homme qui est triste, mais qui veut l’être, et qui s’ennuie, mais qui s’y complaît, et qui voudrait tout et qui est dégoûté de tout, et qui ne s’en sait pas mauvais gré.

Son père mort, il songe un moment à « cacher sa vie » dans un monastère. Il visite d’abord « les peuples qui ne sont plus » ; il va « s’asseoir sur les débris de Rome et de la Grèce ». Il passe en Angleterre, puis au pays d’Ossian. On le retrouve en Italie, puis en Sicile, au sommet de l’Etna. Finalement, qu’a-t-il appris avec tant de fatigue ? « Rien de certain parmi les anciens, rien de beau parmi les modernes. » Alors il invoque les bons sauvages, en disciple encore fidèle de Rousseau (et ce passage doit donc appartenir à la première rédaction de René) : « Heureux sauvages ! Oh ! que ne puis-je jouir de la paix qui vous accompagne toujours ! etc… » Ensuite, il s’avise de vivre retiré dans un faubourg ; puis il croit que les bois lui seraient délicieux. Mais il est malheureux partout. « Hélas ! je cherche un bien inconnu dont l’instinct me poursuit. Est-ce ma faute si je trouve partout des bornes, et si ce qui est fini n’a pour moi aucune valeur ? » Il est « seul sur la terre ». Une « langueur secrète » s’empare de lui. Il « ne s’aperçoit plus de son existence que par un profond sentiment d’ennui. » « Enfin, ne pouvant trouver de remède à cette étrange blessure de mon cœur, qui n’était nulle part et qui était partout ( ?), je résolus de quitter la vie. »

Tout cela, en somme, était connu, et très connu, au temps où Chateaubriand écrivait René. Il nous en avertit lui-même (Défense du Génie du christianisme) : « C’est Jean-Jacques Rousseau qui introduisit le premier parmi nous ces rêveries si désastreuses et si coupables… Le roman de Werther a développé depuis ce genre de poison. » Qu’est-ce donc que René a ajouté à Werther ? Rien du tout. Il y a certes beaucoup plus de substance dans Werther que dans René.

Seulement, il y a dans René trois pages environ d’une harmonie et d’une tristesse délicieuses. Il y a certains passages, certaines cantilènes qu’on peut se répéter indéfiniment, et où l’on trouve plus de volupté que dans les plus chantantes et les plus émouvantes phrases de Rousseau :

 Sans parents, sans amis, pour ainsi dire, sur la terre, n’ayant
 point encore aimé, j’étais accablé d’une surabondance de vie.
 Quelquefois je rougissais subitement, et je sentais couler dans
 mon cœur comme des ruisseaux d’une lave ardente, quelquefois
 je poussais des cris involontaires, et la nuit était également
 troublée de mes songes et de mes veilles. Il me manquait quelque
 chose pour remplir l’abîme de mon existence : je descendais dans
 la vallée, je m’élevais sur la montagne, appelant de toute
 la force de mes désirs l’idéal objet d’une flamme future ;
 je l’embrassais dans les vents ; je croyais l’entendre dans les
 gémissements du fleuve ; tout était ce fantôme imaginaire,
 et les astres dans les cieux, et le principe même de vie dans
 l’univers.
… J’enviais jusqu’au sort du pâtre que je voyais réchauffer
 ses mains à l’humble feu de broussailles qu’il avait allumé
 au coin d’un bois. J’écoutais ses chants mélancoliques, qui me
 rappelaient que dans tout pays le chant naturel de l’homme est
 triste, lors même qu’il exprime le bonheur.
… Un secret instinct me tourmentait ; je sentais que je n’étais
 moi-même qu’un voyageur ; mais une voix du ciel semblait me dire :
 « Homme, la saison de ta migration n’est pas encore venue ; attends
 que le vent de la mort se lève, alors tu déploieras ton vol vers
 ces régions inconnues, que ton cœur demande. »
 Levez-vous vite, orages désirés, qui devez emporter René dans
 les espaces d’une autre vie ! Ainsi disant, je marchais à grands
 pas, le visage enflammé, le vent sifflant dans ma chevelure,
 ne sentant ni pluie ni frimas, enchanté, tourmenté, et comme
 possédé par le démon de mon cœur.

(Notez que les fameux « orages désirés », que l’on cite toujours, et qui semblent désigner les orages de la passion, ne signifient ici que le « vent de la mort ». Heureuse impropriété !)

Mais avec tout cela, René, dans René, n’est encore qu’un rêveur mélancolique. Ses rêveries sont exactement celles de Lamartine dans l’Isolement, le Vallon et l’Automne. C’est dans les Natchez que le caractère de René s’approfondit et s’achève. Il y devient, — avec le Saint-Preux de Jean-Jacques et plus que Saint-Preux, — le type même du personnage romantique.

Son aventure sentimentale lui a semblé si extraordinaire qu’il s’est considéré comme marqué à jamais pour une destinée unique. Il lui a paru que l’amour d’Amélie exigeait qu’il fût somptueusement amer et désespéré jusqu’à la mort, et qu’en attendant, persuadé de la supériorité de l’homme de la nature sur l’homme de la société, il se fît simplement Peau-Rouge.

Là, il avait cru oublier : mais « le souvenir de ses chagrins, au lieu de s’affaiblir par le temps, semblait s’accroître. »

 Les déserts n’avaient pas plus satisfait René que le monde, et
 dans l’insatiabilité de ses vagues désirs, il avait déjà tari
 la solitude, comme il avait épuisé la société. Personnage
 immobile au milieu de tant de personnages en mouvement, centre
 de mille passions qu’il ne partageait point, objet de toutes les
 pensées par des raisons diverses, le frère d’Amélie devenait
 la cause invisible de tout : aimer et souffrir était la double
 fatalité qu’il imposait à quiconque s’approchait de sa personne.
 Jeté dans le monde comme un grand malheur, sa pernicieuse
 influence s’étendait aux êtres environnants : c’est ainsi qu’il
 y a de beaux arbres sous lesquels on ne peut s’asseoir et respirer
 sans mourir.

Et voilà certes un rôle déplorable, mais avantageux.

Quand René demande à Adario la main de Céluta qu’il n’aime point, « elle sentit qu’elle allait tomber dans le sein de cet homme comme on tombe dans un abîme. » Quel homme !

Et quand il a épousé Céluta :

 Les regards distraits du frère d’Amélie se promenaient sur la
 solitude : son bonheur ressemblait à du repentir. René avait
 désiré un désert, une femme et la liberté : il possédait tout
 cela et quelque chose gâtait cette possession… Il essaya de
 réaliser ses anciennes chimères : quelle femme était plus
 belle que Céluta ? Il l’emmena au fond des forêts et promena son
 indépendance de solitude en solitude ; mais quand il avait pressé
 sa jeune épouse contre son sein au milieu des précipices, quand
 il l’avait égarée dans la région des nuages, il ne rencontrait
 point les délices qu’il avait rêvées.
 Le vide qui s’était formé au fond de son âme ne pouvait plus
 être comblé. René avait été atteint d’un arrêt du ciel, qui
 faisait à la fois son supplice et son génie : René troublait
 tout par sa présence : les passions sortaient de lui et n’y
 pouvaient rentrer ; il pesait sur la terre qu’il foulait avec
 impatience et qui le portait à regret.

De plus en plus, quel homme !

Dans la deuxième partie des Natchez, René, dans la caverne des tombeaux, prononce des paroles d’où sont totalement absentes l’espérance et la foi, mais si belles que Mila lui dit : « Parle encore, c’est si triste et pourtant si doux, ce que tu dis là ! »

Et, peu après, dans la pirogue qui le conduit à la Nouvelle-Orléans, René écrit au crayon sur des tablettes :

 Me voici seul. Nature qui m’environnez ! mon cœur vous idolâtrait
 autrefois. Serais-je devenu insensible à vos charmes ?… Qu’ai-je
 gagné en venant sur ces bords ? Insensé ! ne te devais-tu pas
 apercevoir que ton cœur ferait ton tourment, quels que fussent
 les lieux habités par toi ?… Rêveries de ma jeunesse, pourquoi
 renaissez-vous dans mon souvenir ? Toi seule, ô mon Amélie, tu
 as pris le parti que tu devais prendre ! Du moins, si tu pleures,
 c’est dans les abris du port : je gémis sur les vagues au milieu
 de la tempête.

Jusque-là, néanmoins, René est un type que nous connaissions. Déjà l’Oreste de Racine est l’ homme qui se croit marqué pour un malheur spécial, et qui s’enorgueillit de cette prédestination et qui s’en autorise pour se mettre au-dessus des lois. Et c’est déjà le réfractaire et le révolté. De même Ériphyle (dans Iphigénie), amoureuse d’Achille pour s’être sentie pressée dans ses bras ensanglantés, se croit maudite, et s’en vante, et, à cause de cela, s’arroge tous les droits, orgueilleuse du secret de sa naissance, du mystère de sa destinée, et du don qu’elle possède, comme Oreste, de répandre le malheur autour d’elle. Seulement, Racine nous donne Oreste et Ériphyle pour ce qu’ils sont, le premier pour un malade, la seconde pour une très méchante fille : au lieu que Chateaubriand adore René, et non seulement l’absout, mais l’admire et le glorifie. Et pareillement Hugo, Dumas et Sand adoreront Didier, Antony et Lélia, auxquels René léguera son âme vaniteuse et triste.

Mais il me semble qu’il y a encore quelque chose de plus dans le René des Natchez, à cause de la lettre à Céluta.

René lui écrit cette lettre un peu après avoir reçu la nouvelle de la mort d’Amélie. Il l’écrit sans nulle nécessité, pour le plaisir, et tout en sachant qu’elle fera souffrir la pauvre petite Peau-Rouge, qui n’y comprendra rien, sinon qu’il est malheureux et qu’il ne l’aime pas. Mais cette lettre exprime un magnifique délire ; et, bien qu’elle soit très connue, il est utile que je vous en relise les passages les plus significatifs.

Ceci, d’abord, où vous êtes libres de voir une confession personnelle de l’auteur.

 Un grand malheur m’a frappé dans ma première jeunesse : ce
 malheur m’a fait tel que vous m’avez vu. J’ai été aimé, trop
 aimé : l’ange qui m’environna de sa tendresse mystérieuse ferma
 pour jamais, sans les tarir, les sources de mon existence ( ?).
 Tout amour me fit horreur ; un modèle de femme était devant
 moi, dont rien ne pouvait approcher ; intérieurement consumé de
 passions, par un contraste inexplicable, je suis demeuré glacé
 sous la main du malheur.

Et ceci :

 Je suppose, Céluta, que le cœur de René s’ouvre maintenant
 devant toi : vois-tu le monde extraordinaire qu’il renferme ?
 Il sort de ce cœur des flammes qui manquent d’aliment, qui
 dévoreraient la création sans être rassasiées, qui te
 dévoreraient toi-même. Prends garde, femme de vertu ! recule
 devant cet abîme : laisse-le dans mon sein ! Père tout-puissant,
 tu m’as appelé dans la solitude, tu m’as dit : « René, René !
 Qu’as-tu, fait de ta sœur ?  » Suis-je donc Caïn ?

Ceci encore :

 Quelle nuit j’ai passée !… Je cherchais ce qui me fuit ; je
 pressais le tronc des chênes ; mes bras avaient besoin de serrer
 quelque chose. J’ai cru, dans mon délire, sentir une écorce
 aride palpiter contre mon cœur : un degré de chaleur de plus,
 et j’animais des êtres insensibles. Le sein nu et déchiré,
 les cheveux trempés de la vapeur de la nuit, je croyais voir une
 femme qui se jetait dans mes bras ; elle me disait : viens échanger
 des feux avec moi, et perdre la vie ! Mêlons des voluptés à la
 mort ! Que la voûte du ciel nous cache en tombant sur nous !

Et surtout ceci :

… Si enfin, Céluta, je dois mourir, vous pourrez chercher
 après moi l’union d’une âme plus égale que la mienne.
 Toutefois, ne croyez pas désormais recevoir impunément
 les caresses d’un autre homme ; ne croyez pas que de faibles
 embrassements puissent effacer de votre âme ceux de René. Je
 vous ai tenue sur ma poitrine au milieu du désert, dans les vents
 de l’orage, lorsqu’après vous avoir portée de l’autre côté
 d’un torrent, j’aurais voulu vous poignarder pour fixer le bonheur
 dans votre sein, et pour me punir de vous avoir donné ce bonheur.
 C’est toi, Être suprême, source d’amour et de beauté, c’est
 toi seul qui me créas tel que je suis, et toi seul me peux
 comprendre ! Oh ! que ne me suis-je précipité dans les cataractes
 au milieu des ondes écumantes ! Je serais rentré dans le sein de
 la nature avec toute mon énergie.
 Oui, Céluta, si vous me perdez, vous resterez veuve : qui pourrait
 vous environner de cette flamme que je porte avec moi, même
 en n’aimant pas ? Ces solitudes que je rendais brûlantes
 vous paraîtraient glacées auprès d’un autre époux. Que
 chercheriez-vous dans les bois et sous les ombrages ? Il n’est plus
 pour vous d’illusions, d’enivrement, de délire : je t’ai tout
 ravi en te donnant tout, ou plutôt en ne te donnant rien, car une
 plaie incurable était au fond de mon âme. Ne crois pas, Céluta,
 qu’une femme à laquelle on a fait des aveux aussi cruels, pour
 laquelle on a formé des souhaits aussi odieux que les miens, ne
 crois pas que cette femme oublie jamais l’homme qui l’aima de cet
 amour ou de cette haine extraordinaire.
 Je m’ennuie de la vie ; l’ennui m’a toujours dévoré : ce qui
 intéresse les autres hommes ne me touche point. Pasteur ou roi,
 qu’aurais-je fait de ma houlette ou de ma couronne ? Je serais
 également fatigué de la gloire et du génie, du travail et
 des loisirs, de la prospérité et de l’infortune. En Europe,
 en Amérique, la société et la nature m’ont lassé. Je suis
 vertueux sans plaisir ; si j’étais criminel, je le serais sans
 remords. Je voudrais n’être pas né, ou être à jamais oublié.

(Ceci est à rapprocher d’un passage singulier des Mémoires (1re partie, livre VIII). Il vient de nous raconter que, ambassadeur à Londres, il a retrouvé, mariée et mère de deux grands garçons, cette Charlotte qu’il avait aimée à Bungay pendant l’exil. Et il termine, violemment, par ces mots inattendus : « Si j’avais serré dans mes bras, épouse et mère, celle qui me fut destinée vierge, c’eût été avec une sorte de rage, pour flétrir, remplir de douleur et étouffer ces vingt-sept années livrées à un autre après m’avoir été offertes. » Et c’est bien là le tréfond de René : car, dans l’alinéa suivant, qui est fort obscur et où il n’y a que cette phrase de claire, il parle des « folles idées peintes dans le mystère de René », qui « l’obsédaient » et faisaient de lui « l’être le plus tourmenté qui fût sur la terre ».

   *    *    *    *    *

Nous avons maintenant le mal de René tout entier, à tous ses degrés, avec ses contradictions apparentes et son aboutissement.

À l’origine, la tristesse vieille comme le monde ; la tristesse de Job ; celle qui fait dire à l’ecclésiaste que tout est vanité, que tout a été fait de poussière et retourne à la poussière ; que celui qui augmente sa science augmente sa douleur ; qu’il a trouvé plus amère que la mort la femme, dont le cœur est un piège et un filet, et dont les mains sont des liens ; que les morts sont plus heureux que les vivants, et plus heureux que les uns et les autres, celui qui n’a pas encore existé et qui n’a pas vu les mauvaises actions qui se commettent sous le soleil.

Puis, quelque chose qui ne se confond point avec la tristesse : l’ennui ; c’est-à-dire le sentiment de l’inutilité de nos désirs à cause du néant de leur objet ; donc, en même temps que l’impossibilité de ne pas désirer, le détachement anticipé de son désir, et, par suite, avec l’incapacité d’agir, l’inquiétude et à la fois le vide du cœur.

Cela est très vieux. Cela est notamment dans Sénèque (De tranquillitate animi). Pour échapper aux agitations et aux déceptions, Sérénus s’est jeté dans la retraite et dans la solitude. Il y retrouve l’inquiétude et l’ennui, (tædium, fastidium…) « cet ennui, ce mécontentement de soi-même, cette agitation d’une âme qui ne peut se reposer, la tristesse et l’impatience de son inaction…, la mélancolie, la langueur (mœror marcorque), et les mille fluctuations d’une âme indécise…, l’irritation d’une âme qui maudit le sort, se plaint du siècle, s’enfonce dans les coins, cuve sa peine, parce qu’elle s’ennuie et qu’elle est excédée d’elle-même. »

Enfin : « Quelques-uns ont pris le parti de mourir, en voyant qu’à force de changer, ils revenaient toujours aux mêmes objets, parce qu’ils n’avaient plus rien de nouveau à éprouver. Ainsi les a pris le dégoût de la vie et du monde, et alors leur échappe ce cri des voluptueux blasés : « Quoi ! toujours la même chose ! » Fastidio illis esse cœpit cita, et ipse mundus ; et subit illud rabidorum deliciarum : quousque eadem ?

Pascal aussi a fort bien parlé de ce mal. Quand même, dit-il, on se verrait à l’abri du malheur, « l’ennui, de son autorité privée, ne laisserait pas de sortir du fond du cœur où il a des racines naturelles, et de remplir tout de son venin… Ainsi l’homme est si malheureux qu’il s’ennuierait même sans aucune cause étrangère d’ennui, par l’état propre de sa complexion. »

Et Bossuet : « C’est la maladie de la nature… Ô Dieu, que le temps est long, qu’il est pesant, qu’il est assommant !… L’ennui que sainte Thérèse a de la vie… La persécution de cet inexorable ennui qui fait le fond de la vie humaine… »

Et Fénelon : « Le monde me paraît une mauvaise comédie… Je me méprise encore plus que le monde ; je mets tout au pis-aller, et c’est dans le fond de ce pis-aller pour toutes les choses d’ici-bas que je trouve la paix. » — « Je sais par expérience ce que c’est que d’avoir le cœur flétri et dégoûté de tout ce qui pourrait lui donner du soulagement… Je tiens à tout d’une certaine façon… mais d’une autre j’y tiens très peu… Si vous me demandez ce que je souffre, je ne saurais vous l’expliquer… »

   *    *    *    *    *

Je pourrais continuer indéfiniment à cueillir pour vous ces fleurs d’ennui. Qu’y a-t-il donc de plus dans René ?

Ceci surtout, que René a su faire, de la tristesse, de la mélancolie, de l’ennui, un plaisir d’orgueil et une volupté. Il l’avoue lui-même très volontiers et souvent : « C’est dans le bois de Combourg, dit-il au troisième livre des Mémoires, que j’ai commencé à sentir la première atteinte de cet ennui que j’ai traîné toute ma vie, de cette tristesse qui a fait mon tourment et ma félicité. »

La complaisance, et l’on peut bien dire la satisfaction avec lesquelles il nous décrit, il nous développe son mal dans tous ses livres montrent assez que c’est un mal orgueilleux. Et, en effet, toutes les nuances de ce mal, et à tous ses degrés, impliquent, chez celui qui l’éprouve, la conscience de sa supériorité et le goût de se considérer comme le centre du monde. L’ennui est le sentiment de la monotonie ou de la banalité des choses et de leur impuissance à nous contenter. La mélancolie vient souvent de ce que nous sentons notre vie inégale à nos rêves, ou la distance entre ce que nous voudrions et ce que nous pouvons. Dans les deux cas, nous pouvons croire que notre imagination et notre désir dépassent la réalité. Ou bien, dans l’ instant même où nous goûtons le plaisir, nous le sentons éphémère, et, au milieu de la fuite de tout, nous désirons ce qui ne passerait pas. La mélancolie résulte aussi de l’incapacité de jouir par l’abus de l’analyse de soi. La mélancolie, le goût passionné de la solitude, vient encore de ce que nous nous percevons différents des autres hommes, par conséquent supérieurs à eux : la mélancolie est alors misanthropie ; donc, encore et toujours, plaisir d’orgueil.

L’ennui, c’est la mort du désir, qui a été trop souvent trompé, ou qui ne peut plus s’attacher à des objets qu’il connaît trop et qui sont toujours les mêmes. La mélancolie, ce serait plutôt, à la fois, l’impossibilité de tuer le désir et l’impossibilité de croire qu’il puisse être contenté ; c’est l’éternelle et inutile renaissance du désir en dépit des déceptions passées et des déceptions prévues ; et c’est donc, dans la recherche involontaire du plaisir, l’orgueil d’en connaître le néant. Et, puisque la forme extrême du plaisir est la volupté, et que tout plaisir se rattache à cette forme extrême ou même en participe, la mélancolie est encore le souvenir de la mort associé à la volupté ; soit que ce souvenir la rende plus vive (rappelez-vous le petit squelette d’ivoire des fêtes antiques), soit qu’il la rende plus déchirante et comme furieuse : et alors l’homme qui, dans son cœur, a subordonné l’univers à son plaisir, sachant que la mort guette sa volupté, voudrait que sa volupté elle-même donnât la mort : il le voudrait pour affirmer sa puissance ; il voudrait, par une jalousie transcendante, que le moment où une femme lui a dû le bonheur ne fût suivi pour elle d’aucun autre moment. Ces sentiments sont troubles et difficiles à exprimer avec une clarté parfaite. Mais on sait la grande tristesse, et facilement exaspérée, qui est au fond de la volupté, surtout cause de l’impossibilité où elle est de s’assouvir jamais. Vous vous rappelez le mot de Lucrèce : « Du milieu même de la source des plaisirs surgit quelque chose d’amer. » Et vous connaissez aussi la parenté de l’amour et de la mort, et comment l’idée de celle-ci surexcite celui-là. Lorsque René veut poignarder Céluta « pour fixer le bonheur dans son sein et pour se punir de lui avoir donné ce bonheur » ; lorsqu’Atala, soufflée par Chateaubriand, désire « que la divinité s’anéantisse, pourvu que, serrée dans les bras de Chactas, elle roule d’abîme en abîme avec les débris de Dieu et du monde », on sent assez ce que le désespoir de René et d’Atala contient d’orgueil délirant et, si j’ose dire, de remède impie à la souffrance.

Mais au reste ce n’est plus là de l’ennui ou de la mélancolie : c’est un état extrême de la sensibilité, et comme une fureur que Chateaubriand n’a certainement connue qu’en des heures d’exception. Peut-être même n’est-ce que de la littérature, c’est-à-dire la peinture d’une disposition d’âme imaginée plutôt qu’éprouvée. Et c’est aussi ce qu’il y a de plus proprement « romantique » dans le mal de René.

Quant aux autres formes de la tristesse, il y en a trois que Chateaubriand a réellement connues et profondément exprimées. D’abord l’amour de la solitude, afin de mieux jouir du spectacle de ses propres sensations, et qui se confond donc un peu avec le « narcissisme ». Puis la misanthropie, celle du Jacques de Shakspeare, celle d’Hamlet çà et là, celle de l’Oreste de Racine, celle de Werther. Enfin, la mélancolie charmante, qui jouit mieux de l’éphémère parce qu’il est éphémère et à cause de la difficulté que nous avons à concevoir un plaisir éternel ; la mélancolie qui consiste à trouver sa propre tristesse intéressante, touchante, la mélancolie qui nous fait faire plus d’attention à nos sensations agréables en nous les montrant plus fugitives et en y mêlant doucement, sans brutalité et sans une vision trop concrète, l’idée de la mort ; la mélancolie que La Fontaine a si justement placée dans son énumération des voluptés :

 Il n’est rien
 Qui ne me soit souverain bien,
 Jusqu’au sombre plaisir d’un cœur mélancolique.

Cette mélancolie, ah ! oui, Chateaubriand l’a connue, et aussi la misanthropie, et l’amour de la solitude.

Mais la pire forme de la tristesse, qui est sans doute l’ennui, je doute qu’il en ait fait sérieusement l’expérience. Il a beau dire partout qu’il « bâille sa vie », ce n’est qu’une phrase. Il me paraît impossible qu’un homme d’un si fort tempérament, si « bon garçon » et d’une gaieté si facile avec ses amis ; qui a tant écrit et qui a été tellement possédé de la manie d’écrire ; dont la vie est une si superbe « réussite » ; qui a tant joui, non seulement de sa gloire, mais de ses titres et de ses honneurs ; qui a joui avec tant de surabondance et si naïvement d’être ministre ou ambassadeur ; et qui d’ailleurs a exprimé son ennui par un choix de mots et avec un éclat dont il se savait si bon gré ; il me paraît impossible que cet homme-là se soit ennuyé beaucoup plus que le commun des hommes.

L’homme qui s’est ennuyé, c’est Senancour.

Sainte-Beuve, en analysant les Rêveries de Senancour (1798) dit que « le monde de René a été découvert quatre ans avant René, par celui qui n’a pas eu l’honneur de le nommer. » Et cela est vrai. Senancour est bien autrement intelligent (au sens strict du mot) que Chateaubriand. Il a donné du mal de René des définitions autrement précises et profondes. Je regrette de trouver en lui un anticatholicisme si marqué (nullement intolérant d’ailleurs et qui ne voudrait enlever à personne l’aide ou la consolation d’une foi religieuse) : mais c’est un esprit vigoureux et vraiment libre. Il est plein de pensées. Sa vie, du reste, comprimée, contrainte, et qui est une suite de malheurs obscurs, est mieux faite que la vie émouvante et brillante de Chateaubriand pour nourrir le mal qu’ils ont décrit tous les deux. Déjà dans les Rêveries, puis dans Obermann (commencé un an avant la publication de René), Senancour, outre les autres formes de la tristesse, peint excellemment l’ennui. Non, jamais homme ne s’est ennuyé comme celui-là. Le mot d’ennui revient comme un tintement, surtout dans le premier volume d’Obermann. Sainte-Beuve lui-même, qui a tant de goût pour Senancour, ne peut s’empêcher de dire : « À force d’être ennuyé, Obermann court le risque à la longue de devenir ennuyeux. » Mais il faut ajouter tout de suite que ce style, parfois abstrait, embarrassé et prolixe, est souvent très beau de force, de justesse et même de couleur. Écoutez quelques-unes de ces plaintes dures et précises :

Dans les Rêveries :

 La sagesse elle-même est vanité. Que faire et qu’aimer au
 milieu de la folie des joies et de l’incertitude des principes ? Je
 désirai quitter la vie, bien plus fatigué du néant de ses biens
 qu’effrayé de ses maux. Bientôt, mieux instruit par le malheur,
 je le trouvai douteux lui-même, et je connus qu’il était
 indifférent de vivre ou de ne vivre pas. Je me livrai donc sans
 choix, sans goût, sans intérêt, au déroulement de mes jours.

Dans Obermann :

 L’avenir incertain, le présent déjà inutile, et l’intolérable
 vide que je trouve partout.
 Il y a l’infini entre ce que je suis et ce que j’ai besoin
 d’être…
 Que ne puis-je être content de manger et de dormir ? Car enfin je mange et je dors. La vie que je traîne n’est pas très
 malheureuse. Chacun de mes jours est supportable, mais leur
 ensemble m’accable…
 Si le temps est sombre, je le trouve triste, et s’il est beau, je
 le trouve inutile…
 Je cherche dans chaque chose le caractère bizarre et double qui
 la rend un moyen de mes misères, et ce comique d’opposition qui
 fait de la terre humaine une scène contradictoire où toutes
 choses sont importantes au sein de la vanité de toutes choses…
 Simplicité de l’espérance, qu’êtes-vous devenue ?
 D’autres sont bien plus malheureux que moi : mais j’ignore s’il fut
 jamais un homme moins heureux…

Il y a évidemment beaucoup plus de substance dans les méditations d’Obermann que dans les rêveries de René. Senancour est un philosophe, Chateaubriand un poète. L’un est un stoïcien, l’autre un épicurien. Senancour, dans ses spéculations les plus libres sur l’amour et le mariage (car il disserte de tout), garde une austérité. Chateaubriand est la volupté même. Chateaubriand sent plus qu’il ne pense ; mais il y a, au fond de la tristesse de Senancour, le doute ou la négation métaphysique. Chateaubriand a été un des plus illustres parmi les enfants des hommes, et je vous prie de croire qu’il s’en est aperçu. Senancour n’a rien été. Il a failli être sous-préfet de Napoléon, mais il n’a pas même été cela. On ne sait presque rien sur lui. On croit que le mariage qu’il avait fait n’était pas délicieux. Il fut presque pauvre et mourut caché.

C’ est Senancour qui, ayant tué le désir, a véritablement connu l’ennui. C’est lui qui, toujours, a réellement éprouvé d’avance que tout est vain et que tout nous trompe, et qui a vécu en refusant la vie. Le vrai René, c’est Obermann, « ce René sans gloire », comme l’appelle Sainte-Beuve.

Seulement, Chateaubriand a la magie des mots et des images, Chateaubriand a sa musique. Senancour, je le dis nettement, me semble un roi de l’intelligence : mais il a peu de musique, et celle qu’il a est sourde. Rien ne prévaut contre la chevelure bleue du génie des airs ou contre l’appel aux orages désirés. C’est ainsi.

Mais, si sèchement et durement triste, ou même si ennuyeusement ennuyé que soit souvent Obermann, l’aveu lui échappe que la mélancolie, la tristesse, le non-désir, la non-espérance, même l’ennui, ne sont jamais la pire souffrance, ne sont peut-être pas une souffrance, sont peut-être même une sorte de plaisir, par ce qu’ils contiennent, soit d’orgueil, soit de langueur, et en ce qu’ils sont un exercice et une invention de notre esprit :

 Je me décidai à rester le soir à Iverdun, espérant retrouver
 sur ces rives ce bien-être mêlé de tristesse que je préfère
 à la joie…
 Jeune homme,… vous chercherez des délassements, vous vous
 mettrez à table, vous verrez le côté bizarre de chaque chose,
 vous sourirez dans l’intimité, vous trouverez une sorte de
 mollesse assez heureuse dans votre ennui même…
 C’ est le propre d’une sensibilité profonde de recevoir une
 volupté plus grande de l’opinion d’elle-même que de ses
 jouissances positives…
 Nous souffrons de n’être pas ce que nous pourrions être ; mais,
 si nous nous trouvions dans l’ordre de choses qui manque à nos
 désirs, nous n’aurions plus ni cet excès de désirs, ni cette
 surabondance de facultés ; nous ne jouirions plus du plaisir
 d’être au delà de nos destinées, d’être plus grands que ce qui
 nous entoure, plus féconds que nous n’avons besoin de l’être…
 D’où vient à l’homme la plus durable des jouissances de son
 cœur, cette volupté de la mélancolie, ce charme plein de
 secrets, qui le fait vivre de sa douleur et l’aimer encore dans
 le sentiment de sa ruine ? Je m’attache à la saison heureuse qui
 bientôt ne sera plus… Une même loi morale me rend pénible
 l’idée de la destruction, et m’en fait aimer le sentiment dans
 ce qui doit cesser avant moi. Il est naturel que nous jouissions
 mieux de l’existence périssable lorsque, avertis de toute sa
 fragilité, nous la sentons néanmoins durer en nous.

Il me semble bien que tout ceci est profond, et qu’Obermann explique un des plaisirs habituels de René mieux que René ne l’expliquera jamais.

Au reste Senancour, à mesure qu’il avance dans la vie, sans être jamais heureux (mais est-il possible et est-il nécessaire de l’être ?) paraît moins malheureux. Dire qu’on a besoin de l’infini, qu’on veut, qu’on exige l’infini, il s’aperçoit peu à peu que cela n’a peut-être pas beaucoup de sens ; et ces plaintes-là et ces récriminations-là reviennent plus rarement sous sa plume. Il n’a pas les glorieuses agitations de Chateaubriand ; mais enfin il s’occupe. Il refait, réimprime et mêle ses Rêveries, son traité de l’Amour et son Obermann : ses livres ne lui sont donc pas indifférents. Il ne meurt qu’à soixante-treize ans. Il attend la fin des journées. Quand on s’applique à cela, quand on se distille à soi-même son ennui, c’est une occupation encore, et c’est une torpeur, quelquefois une griserie morne. Mais surtout Senancour aime très profondément la nature. Il l’a beaucoup plus regardée, je crois, et a beaucoup plus vécu dans son intimité que Chateaubriand. Il l’a associée à tous ses sentiments et à tous ses actes ; il s’est apaisé et même engourdi en elle. Il a, autant qu’il était en lui, rythmé sa vie selon celle de la nature. Il a été, un peu après Ramond, un peintre excellent de la montagne (ce fut l’Alpe suisse) et de la forêt (ce fut Fontainebleau). Il a préféré le soir au matin et l’automne au printemps parce que c’était son goût et, en somme, par sensualité, parce qu’il redoutait trop de joie et de lumière. Et il est mort parfaitement résigné. On peut très bien vivre sans souffrance en s’ennuyant tout le temps, pourvu qu’on n’ait pas de trop grands malheurs précis et concrets : car on tire une douceur de son ennui même.

Si cela a pu arriver à ce modeste et sombre Obermann, que dirons-nous de ce brillant et vaniteux René ? Il faut le reconnaître, la tristesse n’est pas un mal ; la tristesse, même profonde, n’ est pas une souffrance. Ce n’est pas non plus, évidemment, un plaisir : si je le prétendais, vous ne me croiriez pas. C’est un état intermédiaire, non pas peut-être créé, mais perfectionné par l’intelligence humaine.

Chateaubriand, — encore plus efficacement que Senancour, parce que Chateaubriand réfléchissait moins, — se défend, par la mélancolie, contre les malheurs positifs. Il les sent peu, parce qu’il les fait rentrer dans les causes générales de sa vague tristesse. Voici peut-être la grande invention de Chateaubriand : il a fait de la mélancolie une parade contre la douleur.

  1. On me communique une lettre de Louis de Chateaubriand, neveu de Chateaubriand, datée du 10 octobre 1848 et adressée à Mme de Marigny, et où je lis ceci :

    « Ce qui, dans ce que je connaissais de l’ouvrage (les Mémoires d’Outre-Tombe) m’affligeait le plus, était ce qui concernait ma tante Lucile. J’étais si fortement inquiet à cet égard que je lui en ai écrit il y a quelques années pour lui exprimer que le tableau que son imagination traçait compromettrait une sœur très pure. Il m’a demandé, lorsqu’il m’a revu le lendemain si j’étais devenu fou, m’assurant qu’il n’y avait rien dans ses écrits qui fût de nature à donner atteinte à la pureté de sa sœur et à la sienne… Cependant j’étais toujours inquiet… des jugements de Dieu sur lui à cet égard… »