Calmann-Lévy, éditeurs (p. 65-99).


TROISIÈME CONFÉRENCE

LES NATCHEZ. — ATALA


Chateaubriand nous dit dans les Mémoires d’outre-tombe : « Il est certain que, si l’Essai fut un moment connu, il fut presque aussitôt oublié : une ombre subite engloutit le premier rayon de ma gloire. » Cela dut lui être dur ; car, naturellement, il avait espéré la gloire et la fortune. Mais, comme il ne connut pas tout de suite cet insuccès, il n’en ressentit que peu à peu l’amertume. Il eut d’ailleurs des compensations. S’il ne réussit pas en France, l’Essai fit du bruit dans le monde des émigrés : il scandalisa quelque peu ; mais cela même ne nuisit point à l’auteur. Chez les personnes victimes de catastrophes extraordinaires, jetées violemment hors des conditions de leur vie normale, comme les émigrés, il se produit souvent une sorte de relâchement des principes, une disposition au scepticisme par désespoir habituel (elles en ont tant vu !). Beaucoup d’émigrés purent goûter l’Essai pour ses hardiesses mêmes et ses négations.

Puis, des revues anglaises en parlèrent avec éloge. Chateaubriand devint presque un personnage ; « la haute émigration le rechercha ». Pauvre et inconnu, il avait été d’une fierté ombrageuse, et cramponné à sa solitude. Recherché, il se laissa faire. Il fit un chemin, comme il dit, « de rue en rue », et, s’éloignant du canton de l’émigration pauvre de l’est, « il arriva, de logement en logement, jusqu’au quartier de la riche émigration de l’ouest, parmi les évêques, les familles de cour et les colons de la Martinique. » Il fait des connaissances : Christian de Lamoignon, Malouet, le chevalier Panat, homme de goût par profession et qui avait « une réputation méritée d’esprit, de malpropreté et de gourmandise » ; Montlosier, « féodalement libéral, aristocrate et démocrate, esprit bizarre » dont il fait un portrait vraiment prodigieux ; l’abbé Delille, à la tête de singe, qui lisait ses vers comme un ange, mais que madame Delille souffletait quand il n’était pas sage ; l’abbé Caron, mesdames de Caumont et de Gontaut ; madame de Boignes, alors très jeune et extrêmement jolie ; enfin Fontanes, qu’il avait déjà rencontré.

Tout de même, son Essai n’a aucun succès à Paris. Qu’à cela ne tienne ! Ce sera donc un autre livre qui lui donnera la gloire. Il renonce à écrire les trois derniers volumes annoncés de l’Essai. Mais il reprend (nous sommes en 1799) le manuscrit de 2.383 pages in-folio (paraît-il) qu’il avait rapporté d’Amérique. Avec cela, il fait les Natchez, dont Atala et René sont des épisodes. C’était un dessein formé depuis longtemps : « J’étais encore très jeune lorsque je conçus l’idée de faire l’épopée de l’homme de la nature (toujours l’influence de Rousseau) et de peindre les mœurs des sauvages, en les liant à quelque événement connu. »

Mais, lorsqu’en 1800 il quitta l’Angleterre pour rentrer en France, il n’osa pas se charger d’un trop lourd bagage et laissa à Londres le manuscrit des Natchez, sauf Atala et René et quelques descriptions de l’Amérique :

 Quelques années s’écoulèrent avant que les communications avec
 la Grande-Bretagne se rouvrissent. Je ne songeai guère à mes
 papiers dans le premier moment de la Restauration ; et d’ailleurs,
 comment les retrouver ? Ils étaient restés renfermés dans une
 malle, chez une Anglaise qui m’avait loué un petit appartement à
 Londres. J’avais oublié le nom de cette femme ; le nom de la
 rue et le numéro de la maison où j’avais demeuré étaient
 également sortis de ma mémoire.

Il y a là un détachement, ou une insouciance, qui ne sent pas son homme de lettres. Chateaubriand était également capable et de cette insouciance et de la plus monstrueuse vanité.

Malgré tant de difficultés, il paraît qu’on retrouva la rue, la maison, les enfants de l’hôtesse, et le manuscrit des Natchez. L’auteur les « corrigea », on ne peut pas savoir dans quelle mesure, et les fit paraître dans l’édition de ses œuvres complètes (1836).

   *    *    *    *    *

Je devrais peut-être vous parler de René dès aujourd’hui : mais, si je le faisais, les Natchez vous paraîtraient ensuite d’un intérêt un peu languissant ; et, d’ailleurs, si la première version de René doit être antérieure aux Natchez, comme je le montrerai, la version parfaite, celle que nous possédons leur est certainement postérieure. Au surplus, je réserverai, dans les Natchez, la plus grande partie de ce qui se rapporte à cet étrange René et au développement de son caractère.

Donc, parlons des Natchez. C’est l’œuvre d’un jeune disciple de Rousseau, qui a vu du pays ; c’est un poème épique ; c’est un roman historique et exotique ; c’est un conte philosophique ; c’est je ne sais quoi encore. Cela fait songer, un assez long moment, au Huron de Voltaire, et à toutes les histoires de sauvages et d’hommes de la nature qui ont charmé le dix-huitième siècle ; cela fait penser quelquefois, pour le « style poétique », aux Incas de Marmontel ; pour le « merveilleux » à Milton et à Klopstock ; et enfin, pour la mélancolie et le goût de la tristesse, à certaines lettres du jeune Saint-Preux dans la Nouvelle Héloïse, et à Werther, paru en 1774. C’est d’ailleurs, quant aux événements, et sauf les quatre livres du voyage de Chactas en Europe, une série presque ininterrompue de malheurs prodigieux et, proprement, d’horreurs.

Je crois qu’on lit fort peu les Natchez, car ce n’est pas une joie ; je crois qu’on les lit encore moins que le reste de l’œuvre de Chateaubriand (les Mémoires exceptés, bien entendu). Il n’est donc pas inutile que je vous fasse, de la fable, un petit exposé, qui sera court, et très simplifié, je vous en préviens : car ce récit de 580 fortes pages est faiblement ordonné, assez souvent confus et quelque peu obscur, et plein d’effets répétés.

René, venant du Fort Rosalie (qui est un poste français) arrive chez les Natchez pour se faire sauvage. Il se présente au vieux sachem Chactas, qui lui demande son histoire. « Mais le frère d’Amélie répond d’une voix troublée : Indien, ma vie est sans aventures, et le cœur de René ne se raconte point. » Il supplie Chactas de le faire admettre au nombre des guerriers Natchez et de l’adopter lui-même pour son fils. Chactas y consent et offre à René « la calebasse de l’hospitalité, où six générations avaient bu l’eau d’érable ». Puis, c’est le calumet de la paix, et la chanson de l’hospitalité « dansée par une jeune fille aux bras nus ». Et tout ceci n’est pas sans grâce et rappelle, avec d’autres rites, les scènes de l’Odyssée où l’hospitalité est offerte aux voyageurs.

Or, au même moment, le capitaine français Chépar, qui commande le Fort Rosalie, vient passer une revue de ses troupes tout près du village des Natchez, afin de les décider aux concessions de terrains que les blancs leur demandent. Et alors, c’est la plus condamnable orgie du style dit « poétique » de ce dix-huitième siècle dont le jeune Chateaubriand est encore jusqu’aux moelles. L’auteur invoque la Muse, « fille de Mnémosyne à la longue mémoire, âme du trépied de Delphes et des colombes de Dodone », pour n’oublier aucun des capitaines et des bataillons qui vont défiler tout à l’heure. Et cela est à la fois un peu comique et assez amusant, parce que le jeune auteur a beaucoup plus d’imagination et d’invention verbale que les Delille en vers et que les Marmontel en prose.

Est-ce que ceci n’est pas ingénieux :

 Ils portent un tube enflammé, surmonté du glaive de Bayonne ;
 leur vêtement est celui du lys, symbole de l’honneur virginal de
 la France.

Mais est-ce que ceci n’est pas charmant :

 Ces guerriers couvrent leur front du chapeau gaulois, dont le
 triangle bizarre est orné d’une rose blanche qu’attacha souvent
 la main d’une vierge timide, et que surmonte de sa cime légère
 un gracieux faisceau de plumes.

Et ceci encore :

 L’armée entière s’ébranle ; ses pas égaux mesurent la marche
 que frappent les tambours. Les jambes noircies des soldats ouvrent
 et ferment une longue avenue, en se croisant comme les ciseaux
 d’une jeune fille qui découpe d’ingénieux ouvrages. Par
 intervalles, les caisses d’airain que recouvre la peau de
 l’onagre se taisent au signe du géant qui les guide ; alors mille
 instruments, fils d’Éole, animent les forêts, tandis que les
 cymbales du nègre se choquent dans l’air et tournent comme deux
 soleils.

Et enfin ceci n’« enfonce »-t-il pas tous les Delille et même tous les Écouchard-Lebrun :

 Tour à tour l’armée s’allonge et se resserre, tour à tour
 s’avance et se retire : ici, elle se creuse comme la corbeille
 de Flore ; là elle s’enfle comme les contours d’une urne de
 Corinthe… Les capitaines font prendre aux bataillons toutes les
 figures de l’art d’Uranie : ainsi des enfants étendent des soies
 légères sur leurs doigts légers, sans confondre ou briser le
 dédale fragile ; ils le déploient en étoile, le dessinent en
 croix, le ferment en cercle et l’entr’ouvrent doucement sous la
 forme d’un berceau.

Comme il s’amuse !

Ici, nous apprenons que Satan veut empêcher l’Évangile de s’étendre dans le nouveau monde et, pour cela, unir tous les Indiens idolâtres afin d’exterminer les chrétiens. Puis, nous faisons la connaissance de la belle et douce Céluta, de la charmante petite Mila, et du bon et simple Outougamiz, frère de Céluta. Puis, Satan va trouver la Renommée et la prie de répandre de faux bruits et de semer les mensonges et les calomnies afin de brouiller davantage les Peaux-Rouges et les blancs. Et cela nous touche peu.

Après que René s’est plongé dans les flots du Meschacebé, a respiré l’odeur des sassafras et des liquidambars et est rentré dans sa cabane, Céluta lui prépare un repas et dissimule peu son amour pour le mélancolique jeune homme. Le bon Outougamiz conclut avec lui un pacte d’amitié. Mais le sombre Ondouré, amoureux de Céluta, essaye d’assassiner René et le manque. Les deux hommes luttent corps à corps (« tels, sur les rivages du Nil ou dans les fleuves des Florides, deux crocodiles se disputent au printemps une femelle brillante ») ; et René terrasse son adversaire, qui ne lui pardonnera point.

À ce moment, le jeune Chateaubriand, se souvenant de Milton et de Klopstock et éprouvant le besoin d’être sublime, nous transporte dans le Paradis. L’ange de l’Amérique s’entretient solennellement avec le chérubin Uriel des choses du nouveau monde. Et sainte Geneviève de Paris et sainte Catherine des Bois, patronne du Canada, traversent la région éthérée pour aller trouver la Vierge :

 Elles s’étaient alarmées des malheurs dont Satan menaçait
 l’empire français en Amérique : un même mouvement de charité
 les emportait aux célestes habitacles pour implorer la
 miséricorde de Marie. Tristes autant que des substances
 spirituelles peuvent ressentir notre douleur, elles versaient ces
 larmes intérieures dont Dieu a fait présent à ses élus ;
 elles éprouvaient cette sorte de pitié que l’ange ressent pour
 l’homme, et qui, loin de troubler la pacifique Jérusalem, ne fait
 qu’ajouter aux félicités qu’on y goûte.

Comment cela ? Quel est ce sadisme angélique ? Mystère.

Les deux saintes continuent leur chemin. Tantôt « elles s’ouvrent une voie au travers des sables d’étoiles ; tantôt elles coupent les cercles ignorés où les comètes promènent leurs pas vagabonds. » Elles frôlent l’essieu commun de tous les univers créés… « À distance égale, le long de cet axe, sont assis trois esprits sévères : le premier est l’ange du passé ; le second, l’ange du présent ; le troisième, l’ange de l’avenir. Ce sont ces trois puissances qui laissent tomber le temps sur la terre : car le temps n’entre point dans le ciel et n’en descend point. » Qu’est-ce à dire ? « Ces choses-là sont rudes », pour parler comme Victor Hugo.

Les saintes traversent les régions platoniciennes où sommeillent les âmes qui n’ont pas encore subi la vie mortelle. Elles arrivent enfin à la Jérusalem céleste. Là elles rencontrent le bienheureux Las Cases et les martyrs canadiens, qui se pressent sur les pas des deux vierges. Le roi saint Louis se joint à eux. Et tout le cortège « va chercher le trône de Marie ».

Ici, une chose extraordinaire et jolie (d’ailleurs conforme au dogme) : « Seule de tous les justes, Marie a conservé un corps. » Elle a seule un corps parmi les saints, dont les corps attendent dans la terre le jugement dernier, tandis que son corps, à elle, a été enlevé au ciel aussitôt après sa mort. Mais surtout je crois que le chevalier s’est dit : « Celle-là, nous l’aimons ; et comment la concevrions-nous ? Et que pouvons-nous aimer, qui ne soit de chair ? Et d’ailleurs, si elle n’avait pas de corps, comment et avec quels ressouvenirs aurait-elle pitié, puisque la pitié est sa fonction ? S’il ne prêtait un corps à Marie, le poète ne pourrait pas dire : « Une tendre compassion pour les hommes, dont elle fut la fille, une patience, une douceur sans égale rayonnent sur le front de la Mère du Sauveur. » Et enfin, qui prierait la Vierge Marie, si elle n’avait éternellement la figure d’une femme ? Mais il en résulte ceci d’étrange, que le paradis, c’est, dans une immensité immatérielle, seul visible, seul tangible, un corps féminin…

Voilà du « merveilleux chrétien ». Et c’est merveilleux en effet. Et c’est charmant. Le culte de la Vierge est presque toute la religion de beaucoup de catholiques. Une jeune femme disait : « Je ne crois pas à Dieu, mais je crois à la sainte Vierge. »

Marie répond aux deux saintes, aux martyrs et au roi Louis : « Vos prières ont trouvé grâce à mon oreille ; je vais monter au trône de mon fils. » Et elle part « comme une colombe qui prend son vol ». Et Marie, — qui seule des justes a un corps, ne l’oublions pas, — approche du Calvaire immatériel. Mais dans cet autre monde ces petites contrariétés n’ont aucune importance.

« La Charité ouvre sans effort le rideau de l’éternité. Le Sauveur apparaît à Marie… Qui pourrait redire l’entretien de Marie et d’Emmanuel ? » — Évidemment, ce n’est pas nous. — Puis le Père, le Fils et l’Esprit se consultent… Et « le Souverain du Ciel permet à Satan un moment de triomphe pour l’expiation de quelques fautes particulières. » Ce n’était peut-être pas la peine de mettre en mouvement, pour un si médiocre oracle, l’ange de l’Amérique, et le chérubin Uriel, et Catherine, et Geneviève, et les martyrs canadiens, et Las Cases, et saint Louis et la Vierge Marie.

   *    *    *    *    *

Nous redescendons chez les Natchez. Chactas adopte officiellement René, malgré l’opposition d’Ondouré. Puis, pendant une chasse au castor, il fait à René le récit de ses aventures.

Ici se plaçait, dans le premier manuscrit des Natchez, l’histoire d’Atala. Mais, dans la version publiée en 1836, l’auteur suppose cette histoire connue, et Chactas ne commence son récit qu’à partir du moment où il a quitté le Père Aubry.

Il raconte qu’il s’est mis à l’école de la guerre chez les Iroquois ; qu’un missionnaire lui a appris la langue française, et qu’un jour, envoyé comme interprète avec une députation iroquoise pour négocier avec les blancs, il a été arrêté, comme suspect de trahison, par le gouverneur des Français et envoyé au bagne de Toulon ; qu’ensuite, son innocence ayant été reconnue par le nouveau gouverneur du Canada, il est allé à Paris, puis à Versailles pour être présenté au roi Louis XIV.

Et ainsi, de descriptions du monde invisible qui rappelaient le Paradis perdu et la Messiade et qui appartenaient au « genre sublime », nous passons à une sorte de conte philosophique et à quelque chose qui n’est pas extrêmement différent de l’Ingénu de Voltaire, — pour revenir ensuite à une manière d’épopée, qui n’est vraiment pas le contraire des Incas de Marmontel.

Le voyage de Chactas en France est agréable. Chactas, qui avait déjà appris le français chez les Iroquois, a eu tout le temps de se perfectionner au bagne : il est donc assez invraisemblable de l’entendre appeler un carrosse une « hutte roulante », le cocher « guide du traîneau », Paris le « grand village », une église la « cabane des prières », etc… Mais cela est amusant. Et la venue de Chactas à Paris et à Versailles n’est point une invention absurde : car nous savons que, sans compter le doge de Gênes, les Turcs et l’ambassade siamoise, on montrait souvent des « curiosités » à la cour de Louis XIV.

Une bonne partie du rôle de Chactas rappelle celui du Huron par la constatation étonnée de tout ce qui, à Paris et à Versailles, dans les lois et dans les mœurs, s’éloigne de la raison, de la justice, et de la nature. Même, Chactas a peut-être plus de verdeur dans la naïveté et un accent plus « révolutionnaire » que le Huron. La présentation de Chactas et de ses compagnons à Louis XIV est vraiment savoureuse :

 Ononthio (le gouverneur du Canada) nous présenta au grand chef
 (Louis XIV) en disant : « Sire, les sujets de Votre Majesté… »
 Je me tournai vers les chefs des Cinq Nations et leur expliquai
 la parole d’Ononthio. Ils me répondirent : « C’est faux », et ils
 s’assirent à terre, les jambes croisées. Alors, m’adressant
 au premier sachem (toujours Louis XIV) : « Puissant Soleil, lui
 dis-je, Ononthio vient de prononcer une parole qu’un génie
 ennemi lui aura sans doute inspirée : mais toi qu’Athaïnsie (la
 vengeance) n’a pas privé de sens, tu es trop prudent pour te
 persuader que nous sommes tes esclaves. » À ces paroles, qui
 sortaient ingénument de mes lèvres, il se fit un mouvement dans
 la hutte (cette hutte est le palais de Versailles). Je continuai
 mon discours : « Chef des chefs, tu nous as retenus dans la
 hutte de la servitude (au bagne) par la plus indigne trahison…
 Cependant la grandeur de notre âme veut que nous t’excusions, car
 le souverain Esprit ôte et donne la raison comme il lui plaît,
 et il n’y a rien de plus insensé et de plus misérable qu’un
 homme abandonné à lui-même. Enterrons donc la hache… et
 puisse notre union durer autant que la terre et le soleil ! J’ai
 dit. » En achevant ces mots, je voulus présenter le calumet de la
 paix au Soleil ; mais sans doute quelque génie frappa ce chef de
 ses traits invisibles, car la pâleur étendit son bandeau blanc
 sur son front : on se hâta de nous emmener dans une autre partie
 de la cabane. Là, nous fûmes entourés d’une foule curieuse ; les
 jeunes gens surtout nous souriaient avec complaisance, plusieurs
 nous serrèrent secrètement la main.

Cela est, avec plus de couleur, du meilleur Voltaire des Contes, du meilleur Montesquieu des Lettres persanes, à plus forte raison du meilleur Saint-Lambert des Fables orientales. C’est dans le même esprit que Chactas assiste aux fêtes de Versailles, visite l’Académie, le Palais de Justice, etc… Le palais de Versailles lui inspire des propos de ce genre : « Ce palais n’a-t-il coûté ni sueurs ni larmes ? Ah ! qu’il serait grand ici, le bruit des pleurs, si jamais il commençait à se faire entendre ! » Chactas voit passer une chaîne de protestants condamnés aux galères ; il assiste à la pendaison d’un pasteur condamné à mort pour rupture de ban. (« La mort le lia par la cime, comme une gerbe moissonnée. ») Chactas est aussi abondant que le Huron contre la révocation de l’Édit de Nantes et les dragonnades.

À vrai dire, c’est entièrement, c’est absolument l’esprit de Voltaire. Chateaubriand rassemble autour de son sauvage tous les grands hommes et toutes les femmes charmantes du siècle de Louis XIV ; et l’homme de la nature démêle et admire les avantages et la douceur d’une société brillante. La Bruyère lui fait un petit résumé des absurdités et des gloires du siècle. Puis Fénelon, ce Fénelon tant aimé des philosophes, lui fait la plus suave apologie de la civilisation, à qui nous devons les arts, et aussi des vertus nouvelles. « Si les vertus sont des émanations du Tout-Puissant ; si elles sont nécessairement plus nombreuses dans l’ordre social que dans l’ordre naturel, l’état de la société qui nous rapproche davantage de la Divinité est donc un état supérieur à celui de la nature. » (Mais alors, cette glorification de l’homme naturel que devaient être les Natchez ?) En somme, les trois personnages qui tour à tour expliquent à Chactas la société du temps de Louis XIV, c’est La Bruyère, c’est Fénelon, et c’est Ninon de Lenclos. Cette spirituelle ikouessen (courtisane) ayant demandé à Chactas « ce qu’il a trouvé de plus sensé parmi nous », Chactas lui répond : « Mousse blanche des chênes qui sers à la couche des héros, les galériens et les femmes comme toi me semblent avoir toute la sagesse de la nation. » En ces années-là (1797-99) celui qui écrira tout à l’heure le Génie du christianisme est donc encore essentiellement un homme du dix-huitième siècle, et du dix-huitième siècle tout entier : car, si le voyage de Chactas en France est écrit dans l’esprit de Voltaire, presque tout le reste du roman est écrit dans l’esprit de Jean-Jacques, si ce n’est que l’optimisme de l’auteur a de fortes distractions.

Chactas se rembarque donc pour le Canada, fait naufrage, séjourne chez les Esquimaux, puis chez les Sioux qui voudraient le retenir et faire de lui leur chef, arrive enfin chez les Natchez, où il retrouve ses amis Outougamiz, Céluta, Mila, son vieux camarade Adario, et René.

Mais le calme dure peu. Parce que René, ignorant les coutumes, a tué dans une chasse des femelles de castor, les Illinois déclarent la guerre aux Natchez. René part avec les guerriers de la tribu de l’Aigle. Chépar, le commandant français, profite de l’incident pour sommer les Natchez de céder leurs terres. Chactas se rend, pour négocier, au Fort Rosalie, où on le garde comme prisonnier.

Et cependant, les Français et les Natchez se rencontrent. Et c’est alors une description « poétique » de bataille, à la manière de Virgile plutôt que d’Homère, avec des morts d’une pittoresque horreur, où le poète paraît se divertir effroyablement. Exemples :

 La hache du sachem, atteignant Adémar au visage, lui enlève une
 partie du front, du nez et des lèvres. Le soldat reste quelque
 temps debout, objet affreux, au milieu de ses compagnons
 épouvantés : tel se montre un bouleau dont les sauvages ont
 enlevé l’écorce au printemps ; le tronc mis à nu et teint d’une
 sève rougie se fait apercevoir de loin parmi les arbres de la
 forêt. Adémar tombe sur son visage mutilé et la nuit éternelle
 l’environne.

Ou bien :

 Tani est frappé d’un globe d’airain à la tête ; son crâne
 emporté se va suspendre par la chevelure à la branche fleurie
 d’un érable.

Ou bien :

…La membrane qui soutenait les entrailles de Lameck est rompue ;
 elles s’affaissent dans les aines, lesquelles se gonflent comme
 une outre. L’Indien se pâme avec d’accablantes douleurs, et un
 dur sommeil ferme ses yeux.

Ou encore :

 Une balle lancée au hasard lui crève le réservoir du fiel. Le
 guerrier sent aussitôt sur sa langue une grande amertume ; son
 haleine expirante fait monter, comme par le jeu d’une pompe, le
 sang qui vient bouillonner à ses lèvres.

Etc., etc… Car Chateaubriand a l’imagination facilement cruelle.

La bataille se prolonge sans résultat. Alors le roi des Enfers, « jugeant le combat arrivé au point nécessaire pour l’accomplissement de ses desseins » (nous ne voyons pas bien pourquoi), songe à séparer les combattants. Pour cela, il va trouver dans sa grotte le démon de la nuit, qui est un démon-femme. L’auteur nous en fait une description voluptueuse, dont se souviendra, je crois, Alfred de Vigny dans Eloa :

 La reine des ténèbres était alors occupée à se parer. Les
 songes plaçaient des diamants dans sa chevelure azurée ; les
 mystères couvraient son front d’un bandeau ; et les amours, nouant
 autour d’elle les crêpes de son écharpe, ne laissaient paraître
 qu’une de ses mamelles, semblable au globe de la lune ; pour
 sceptre, elle tenait à la main un bouquet de pavots… Ce démon
 de la nuit avait toutes les grâces de l’ange de la nuit ; mais,
 comme celui-ci, il ne présidait point au repos de la vertu, et ne
 pouvait inspirer que des plaisirs ou des crimes.

( Ainsi Vigny, faisant parler son languissant et mélancolique Satan :

 Je leur donne des nuits qui consolent des jours.
 Je suis le roi secret des secrètes amours…

Ce démon de la nuit va faire la nuit et l’orage sur le champ de bataille. Le combat cesse, on échange les prisonniers, une trêve d’un an est conclue. Et là-dessus Chateaubriand remise décidément son « merveilleux » chrétien, jusqu’aux Martyrs.

   *    *    *    *    *

Mais vous vous rappelez peut-être cette tribu de l’Aigle qui est partie contre les Illinois. Elle rentre dans ses huttes, laissant René aux mains de l’ennemi. René va subir les plus affreux supplices, lorsqu’il est sauvé par Outougamiz qui survient mystérieusement et qui ramène René, blessé et malade, à travers des périls extraordinaires (et cela forme, je pense, une des parties les moins ennuyeuses du roman).

Ici finit le douzième livre de l’épopée. Le reste n’est point divisé en « livres » et (c’est l’auteur qui nous en prévient) est écrit « sur le ton de la simple narration ». Pas tant que cela : mais enfin le style de cette seconde partie des Natchez est un peu moins tendu. Pourquoi cette différence ? Chateaubriand ne nous le dit pas. Je crois que, tout simplement, travaillant sur l’énorme manuscrit primitif des Natchez, il n’a eu le temps et le courage d’ élever au ton de l’épopée que la première moitié de son roman peau-rouge.

   *    *    *    *    *

Je reprends mon exposé. Par reconnaissance pour Outougamiz, René épouse Céluta, qu’il n’aime point. Elle lui donne une fille, qu’il nomme Amélie (retenez ce point). Or, un jour, des soldats viennent pour arrêter le sachem Adario et René, dénoncés aux Français par le traître Ondouré. René est absent ; mais Adario est emmené au Fort Rosalie et condamné à être vendu comme esclave avec sa femme et ses enfants.

On ne sait pas où est René. Outougamiz et Mila se mettent à sa recherche, et le trouvent méditant, au bord d’un fleuve, dans une caverne où sont des tombeaux. René leur tient des propos assez pareils à ceux d’Hamlet. Quand il apprend ce qui s’est passé, il s’en va, sur sa pirogue, à la Nouvelle-Orléans, proposer sa tête en échange de celle d’Adario.

Là, tout le monde se retrouve : Chactas, Céluta, Mila, Outougamiz, qui n’ont pas voulu abandonner René. René est en prison ; on lui fait son procès, on le condamne à être transporté en Europe. Puis, on lui fait grâce : il faut dire qu’Adélaïde, la fille du gouverneur, s’intéresse à lui. Mais, dénoncé de nouveau, il s’enfuit de la Nouvelle-Orléans en y laissant Céluta malade.

Rentré chez les Natchez, René apprend par un missionnaire, le père Souël, la mort de la sœur Amélie de la Miséricorde. Il « éprouve d’abord un véritable délire » ; puis, s’étant calmé, le frère d’Amélie, « sous un sassafras, au bord du Meschacebé », assis entre Chactas et le Père Souël, « leur révèle la mystérieuse douleur qui empoisonna son existence ».

(Et ici, paraît-il, se plaçait, dans le premier manuscrit des Natchez, le récit qui fut publié plus tard sous le titre de René.)

À ce moment, le traître Ondouré envoie René traiter avec les Illinois. Puis, dans le conseil, il accuse René de toutes les trahisons, propose de le tuer à son retour avec les autres blancs établis sur les terres des Natchez, et fait adopter son opinion par le conseil.

Cependant Céluta, que nous avons laissée à la Nouvelle-Orléans avec son enfant, rentre à son tour chez les Natchez à travers mille effroyables dangers dont elle est sauvée par une bonne négresse. Elle retrouve Mila et Outougamiz mariés, et pleins d’angoisse. L’intérêt tragique des deux cents dernières pages consiste en ceci : René, qui est toujours chez les Illinois, reviendra-t-il avant le jour marqué pour le massacre des blancs ? Dans ce cas, il est perdu. Mais comment l’avertir de ne pas rentrer ? Outougamiz est d’ailleurs lié par le secret qu’Ondouré a fait jurer à tous les guerriers avant de leur faire connaître la décision du conseil.

(Entre temps, la pauvre douce petite sauvagesse Céluta reçoit de René une lettre où il lui explique sans nécessité son affreux caractère, et que nous retrouverons.)

Naturellement, la fatalité veut que René revienne le jour même du massacre et soit assassiné par Ondouré sur le seuil de sa hutte. Ondouré viole Céluta évanouie, et s’enfuit. Céluta se réveille et, dans les ténèbres, s’assied sur le cadavre de René. Mila et Outougamiz entrent dans la cabane et cherchent en tâtonnant le foyer. Outougamiz fait de la lumière :

 Trois cris horribles s’échappent à la fois du sein de Céluta,
 de Mila et d’Outougamiz. La cabane inondée de sang, quelques
 meubles renversés par les dernières convulsions du cadavre, les
 animaux domestiques montés sur les sièges et sur les tables pour
 éviter la souillure de la terre ; Céluta assise sur la poitrine
 de René, et portant les marques de deux crimes qui auraient fait
 rebrousser l’astre du jour ; Mila, debout, les yeux à moitié
 sortis de leur orbite ; Outougamiz le front sillonné comme par la
 foudre, voilà ce qui se présentait aux regards !

(Il faut bien dire que beaucoup de pages des Natchez sont de ce ton détestable.)

Tous les colons sont massacrés. Mais Outougamiz tue Ondouré d’un coup de hache. Céluta s’aperçoit qu’elle est enceinte des œuvres du monstre. Une nuit, les Natchez déterrent les os de leurs morts, les chargent sur leurs épaules et prennent la route du désert. Outougamiz meurt. Quelques jours après Céluta met au monde une fille qu’elle allaite sans la regarder. Heureusement cet enfant meurt : aussitôt Céluta et Mila se précipitent dans une cataracte, laissant aux soins du plus vieux sachem la petite Amélie, la fille de René.

Voilà, très en abrégé, l’action de cet étrange roman. L’auteur avait conçu, vous vous en souvenez, « l’idée de faire l’épopée de l’homme de la nature » qu’il jugeait, dans l’Essai, plus vertueux et plus heureux que l’homme civilisé. Mais on dirait que sa disposition d’âme a changé à mesure qu’il écrivait. Le personnage le plus scélérat du poème est un homme de la nature. Sauf quelques descriptions de fêtes, de moissons ou de chasses, ce poème est constamment atroce. Les bons sauvages, la douce et résignée Céluta, la vive petite Mila, Outougamiz le simple, l’excellent Chactas y sont malheureux à peu près sans interruption. C’est une suite de tableaux affreux… Je ne vous ai parlé ni de la mort du vieux chef supplicié par les Illinois, ni du vieil Adario étranglant son petit-fils pour qu’il ne soit pas esclave, ni d’Akantie, la maîtresse jalouse d’Ondouré, jetée par lui dans un marécage où pullulent les serpents venimeux, ni de tant d’autres horreurs. L’épouvante et la souffrance physique jouent un rôle accablant dans cette histoire (un peu comme dans l’atroce et naïve Chute d’un ange). Toujours le pire arrive. Tout le monde est torturé dans son cœur et dans sa chair. Et sans doute cet étalage d’horreurs mélodramatiques suppose un désir un peu enfantin d’étonner et de frapper : mais il suppose aussi chez l’auteur, à cette époque, un fond sincère d’imagination sombre et maladive. Avec les deux volumes de l’Essai sur les Révolutions, les deux volumes des Natchez forment la plus grande masse de pages désespérées par où un écrivain de génie ait jamais débuté. Peu à peu, cette mélancolie deviendra, en quelque façon, voluptueuse : mais on sentira toujours qu’à l’origine de l’œuvre écrite de Chateaubriand, il y a les années de Londres.

   *    *    *    *    *

Environ deux ans après. — Chateaubriand a commencé (nous verrons comment) d’écrire le Génie du christianisme. Il a passé, le plus naturellement du monde, de « l’épopée de l’homme de la nature » à l’apologie de la religion chrétienne. Il est rentré en France. Il y a trouvé des amis que séduit sa personne et qui croient à son génie. Son Essai sur les Révolutions n’a pas eu de succès, mais a été lu de quelques-uns, de ceux qui comptent. On parle beaucoup de son futur grand ouvrage, dont Atala ainsi que René (chose inattendue) doivent faire partie. Une lettre au Mercure sur le livre de madame de Staël (De la littérature considérée dans ses rapports avec la morale) « le fait tout à coup sortir de l’ombre », comme il dit. Et enfin, soit parce que des épreuves d’Atala avaient été en effet dérobées, soit plutôt qu’il lui semble bon de préparer le public, par un récit d’une émotion voluptueuse, à goûter sa pieuse apologétique, il écrit le 31 mars 1801 au Journal des Débats et au Publiciste :

 Citoyen, dans mon ouvrage sur le Génie du christianisme ou les
 Beautés poétiques et morales de la religion chrétienne, il
 se trouve une section entière consacrée à la poétique du
 christianisme. Cette section se divise en trois parties : poésie,
 beaux-arts, littérature, sous le titre d’Harmonies de la
 religion avec les scènes de la nature et les passions du cœur
 humain… Cette partie est terminée par une anecdote extraite
 de mes voyages en Amérique et écrite sous les huttes mêmes des
 sauvages. Elle est intitulée Atala, etc. Quelques épreuves de
 cette petite histoire s’étant trouvées égarées, pour prévenir
 un accident qui me causerait un tort infini, je me vois obligé de
 la publier à part, avant mon grand ouvrage.

Atala parut en avril 1801, et Chateaubriand entra soudainement dans la gloire.

Atala était précédée d’une préface importante. L’auteur n’y semble pas ignorer son originalité. Il dit :

 Je ne sais si le public goûtera cette histoire qui sort de toutes
 les routes connues, et qui présente une nature tout à fait
 étrangère à l’Europe. Il n’y a point d’aventures dans
 Atala. C’est une sorte de poème, moitié descriptif, moitié
 dramatique : tout consiste dans la peinture de deux amants qui
 marchent et causent dans la solitude ; tout gît dans le tableau
 des troubles de l’amour au milieu du calme des déserts et du
 calme de la religion. J’ai donné à ce petit ouvrage les formes
 les plus antiques ( ?) ; il est divisé en prologue, récit et
 épilogue, etc.

Par « poème », il entend sans doute un ouvrage où tout est subordonné à l’impression de beauté. Il ajoute, ce qui est neuf et vient à propos après les fades déluges de larmes et l’horrible sensibilité du dix-huitième siècle :

 Je dirai encore que mon but n’a pas été d’arracher beaucoup de
 larmes ; il me semble que c’est une dangereuse erreur, avancée,
 comme tant d’autres, par M. de Voltaire, que les bons ouvrages
 sont ceux qui font le plus pleurer. Il y a tel drame dont personne
 ne voudrait être l’auteur et qui déchire le cœur bien autrement
 que l’Énéide… Les vraies larmes sont celles que fait couler
 une belle poésie ; il faut qu’il s’y mêle autant d’admiration que
 de douleur.

Cela est excellent ; et cela s’applique si bien à toute l’œuvre de Chateaubriand lui-même, qui n’est guère touchante, mais qui est belle et surtout riche en prestiges.

Enfin, l’auteur n’a plus du tout confiance en Rousseau, et semble même lui avoir retiré sa sympathie : « Au reste, je ne suis point, comme M. Rousseau, un enthousiaste des sauvages » (il l’avait été) ; « et, quoique j’aie peut-être autant à me plaindre de la société que ce philosophe avait à s’en louer, je ne crois point que la pure nature soit la plus belle chose du monde. Je l’ai toujours trouvée fort laide partout où j’ai eu l’occasion de la voir… Avec ce mot de nature, on a tout perdu. » Ainsi Chateaubriand prépare habilement son rôle de défenseur du christianisme.

SainteBeuve, dans Chateaubriand et son groupe, consacre quatre leçons entières à Atala. Il la rapproche de Paul et Virginie ; il la rapproche de Théocrite. Il compare les manières de Jean-Jacques, de Saint-Pierre, de Chateaubriand et de Lamartine ; il compare les funérailles d’Atala et celles de Manon Lescaut. Il critique la critique de l’abbé Morellet, etc… Bref, il ne nous laisse pas grand’chose à dire… Mais qu’importe, s’il nous laisse quelque chose à sentir ?

Rappelons d’abord la fable, cela est nécessaire.

Le récit est fait à René par le vieux Chactas des Natchez. Chactas raconte la grande aventure de sa jeunesse quand il ne comptait encore que « dix-sept chutes de feuilles ». Son père, le guerrier Outalissi, de la nation des Natchez, alliée aux Espagnols, l’a emmené à la guerre contre les Muscogulges, autre nation puissante des Florides. Outalissi étant mort dans le combat, un vieil Espagnol, Lopez, de la ville de Saint-Augustin, adopte le jeune Chactas et essaye de l’initier à la vie civilisée. Mais, au bout de « trente lunes », Chactas s’ennuie et ne peut plus rester. Un matin il remet ses habits de sauvage et déclare à Lopez qu’il veut reprendre sa vie de chasseur. Il part, s’égare dans les bois, est pris par un parti de Muscogulges et de Siminoles : il confesse hardiment son origine et sa nation : « Je m’appelle Chactas, fils d’Outalissi, fils de Miscou, qui ont enlevé plus de cent chevelures aux héros muscogulges. » Le chef, nommé Simaghan, lui dit : « Réjouis-toi ; tu seras brûlé au grand village. »

Une nuit que Chactas est assis près du « feu de la guerre » avec le chasseur commis à sa garde, une jeune femme à demi voilée vient s’asseoir à ses côtés. C’est Atala, fille de Simaghan.

La tribu est toujours en marche. Mais, le soir, Atala vient visiter le prisonnier à la dérobée ; elle trouve moyen d’éloigner le guerrier qui le garde ; elle lui détache ses liens, et ils vont ensemble se promener dans la forêt. Et chaque soir Chactas revient s’asseoir auprès de son arbre, parce qu’il ne veut pas fuir sans Atala et qu’elle hésite à le suivre.

Un soir enfin elle se décide. Chactas fuit avec sa libératrice dans le désert. Mais il ne peut rien comprendre aux contradictions d’Atala, qui l’aime et le repousse. Pendant un grand orage, elle soulage son cœur et raconte son histoire à son ami. Atala est chrétienne. Elle n’est pas, comme on le croit, la fille de Simaghan ; elle est la fille de Lopez, de ce vieil Espagnol qui fut le bienfaiteur de Chactas. Ces souvenirs les attendrissent. « Atala n’offre plus qu’une faible résistance. » À ce moment, ils sont rencontrés par le Père Aubry, qui a fondé près de là une colonie d’Indiens convertis au christianisme. Il conduit les deux jeunes gens dans son ermitage.

Mais Atala est mourante. Elle s’est empoisonnée pendant l’orage… « Ma mère, explique-t-elle, m’ avait conçue dans le malheur… et elle me mit au monde avec de grands déchirements d’entrailles ; on désespéra de ma vie. Pour sauver mes jours, ma mère fit un vœu, elle promit à la reine des anges que je lui consacrerais ma virginité si j’échappais à la mort. » Et plus tard, lorsque Atala eut seize ans, sa mère lui dit avant de mourir : « Songe que je me suis engagée pour toi, et que, si tu ne tiens pas ma promesse, ce sera moins toi qui seras punie que ta mère, dont tu plongeras l’âme dans les tourments éternels. » Et Atala s’est donc empoisonnée, craignant de manquer à son vœu et, par là, de damner sa mère. Le Père Aubry lui apprend qu’elle pouvait être relevée de son vœu : mais il n’est plus temps ; elle va mourir. Le Père Aubry la console, et calme le désespoir de Chactas par de magnifiques discours. Elle meurt ; vous connaissez le récit de ses funérailles.

Voilà l’histoire. Elle devait trouver place, vous vous le rappelez, dans la quatrième partie du Génie du christianisme. Mais, à vrai dire, elle ne serait pas autrement chrétienne sans les discours du Père Aubry. Le christianisme d’Atala n’est qu’une sorte de fétichisme. Si les deux amants ne rencontraient pas le vieux missionnaire, si Atala cédait pendant l’orage, et si elle mourait ensuite dans la forêt (désespérée et ravie d’avoir manqué à son vœu), l’histoire d’Atala pourrait finir comme celle de Manon Lescaut. (Oh ! cette mort et cet enterrement de Manon, rappelez-vous ! La sublime chose ! et sans l’ombre d’effort ! « Je la perdis, je reçus d’elle des marques d’amour au moment même qu’elle expirait. Je demeurai deux jours et deux nuits avec la bouche attachée sur le visage et sur les mains de ma chère Manon… J’ouvris une large fosse, j’y plaçai l’idole de mon cœur… Je me couchai ensuite sur la fosse, le visage tourné vers le sable, et fermant les yeux avec le dessein de ne les ouvrir jamais. »)

Chateaubriand dit qu’Atala « sort de toutes les routes connues ». Il faut s’entendre. L’histoire d’Atala n’est peut-être pas, en soi, une merveille d’invention. Dans les ennuyeux Incas de Marmontel, aux chapitres XXVII et XXVIII, l’Espagnol Alonzo s’éprend de Cora, l’une des vierges sacrées qui vivent dans le temple du soleil. Et Cora aime aussi Alonzo. Alonzo enlève Cora à la faveur du désordre que répand dans le temple l’éruption du volcan de Quito. Les deux jeunes gens fuient ensemble, comme Chactas et Atala. Ils mangent des choses très exotiques, « le doux savinte, la palta, la moelle du coco ». Lorsque Cora s’est donnée, elle est dévorée de remords, car elle était, comme Atala, tenue par un vœu : « Délices de mon âme, mon cher Alonzo… un devoir sacré, un devoir terrible m’enchaîne… Voici le moment d’un éternel adieu… En me dévouant aux autels, mes parents répondirent de ma fidélité. Le sang d’un père, d’une mère, est garant des vœux que j’ai faits. Fugitive et parjure, je les livrerais au supplice : mon crime retomberait sur eux et ils en porteraient la peine : telle est la rigueur de la loi. — Ô Dieu ! — Tu frémis ? » Alonzo la reconduit sagement dans l’asile des vierges. Il la retrouve un peu plus tard ; elle est enceinte, elle va être condamnée à mort : mais il s’accuse lui-même, la défend et la sauve par l’éloquence de ses propos philosophiques et de ses invectives contre le fanatisme et l’intolérance.

Eh bien, l’histoire d’Atala aussi, comme tant d’histoires du dix-huitième siècle, pouvait simplement être un exemple des dangers du fanatisme ignorant. Vers la fin du récit, après qu’Atala a révélé son vœu, Chactas, serrant les poings et regardant le missionnaire d’un air menaçant, s’écrie : « La voilà donc, cette religion que vous m’avez tant vantée ! Périsse le serment qui m’enlève Atala ! Périsse le Dieu qui contrarie la nature ! Homme ! prêtre ! qu’es-tu venu faire dans ces forêts ? — Te sauver ! dit le vieillard. » Et, à partir de là, l’histoire devient à peu près chrétienne, en dépit du furieux désespoir, déjà byronien, qui ressaisit un moment la jeune muscogulge. Mais enfin, sans le Père Aubry, Atala pourrait être, par l’esprit, un conte de Marmontel ou de Saint-Lambert. Et il est vrai qu’il y a le Père Aubry : mais, même avec le Père Aubry, on voit qu’après tout, si la religion console par des phrases harmonieuses Atala et Chactas, c’est elle qui a causé leurs malheurs et tué Atala.

Et l’on peut dire encore : On trouverait baroque la sympathie de Chateaubriand pour ces Peaux-Rouges aux profils de vieilles femmes (braves, mais si cruels et si vilainement tatoués) ; mais en réalité ces Peaux-Rouges ne nous apparaissent pas un seul moment comme des Peaux-Rouges. Atala, d’ailleurs, « pas plus que Chactas, n’a une physionomie une et reconnaissable. C’est un mélange d’impressions, d’observations déjà raffinées et de sentiments qui veulent être primitifs » (Sainte-Beuve). « Ils sont trop civilisés pour des sauvages ; leur langage mêle constamment et sans aucune mesure la naïveté des races primitives aux idées abstraites et générales des Européens du dix-neuvième siècle » (Vinet). Sans compter une « couleur locale vraiment trop faite exprès ». Oui, Sainte-Beuve a raison, Vinet a raison ; je dirai même : quand on lit les critiques du sec et spirituel abbé Morellet, on trouve que, les trois quarts du temps, l’abbé Morellet a raison. Seulement…

Seulement, écoutez ceci :

 Tout à coup, j’entendis le murmure d’un vêtement sur l’herbe et
 une femme, à demi voilée, vint s’asseoir à mes côtés… Je
 crus que c’était la vierge des dernières amours, cette vierge
 qu’on envoie au prisonnier de guerre pour enchanter sa tombe. Dans
 cette persuasion, je lui dis en balbutiant et avec un trouble qui,
 pourtant, ne venait pas de la crainte du bûcher : « Vierge, vous
 êtes digne des premières amours, et vous n’êtes pas faite pour
 les dernières… Comment mêler la mort et la vie ? Vous me feriez
 trop regretter le jour… » La jeune fille me dit alors : « Je ne
 suis point la vierge des dernières amours. Es-tu chrétien ? » Je
 répondis que je n’avais point trahi les génies de ma cabane. À
 ces mots, l’Indienne eut un mouvement involontaire. Elle me dit :
 « Je te plains de n’être qu’un méchant idolâtre. Ma mère
 m’a faite chrétienne ; je me nomme Atala, fille de Simaghan aux
 bracelets d’or et chef des guerriers de cette troupe. Nous nous
 rendons à Apalachucla, où tu seras brûlé. » En prononçant ces
 mots, Atala se lève et s’éloigne.

Plus loin :

 Ces mots attendrirent Atala. Ses larmes tombèrent dans la
 fontaine. « Ah ! repris-je avec vivacité, si votre cœur parlait
 comme le mien ! Le désert n’est-il pas libre ?… Ô fille plus
 belle que le premier songe de l’époux ! ô ma bien-aimée, ose
 suivre mes pas… » Atala me répondit d’une voix tendre : « Mon
 jeune ami, vous avez appris le langage des blancs ; il est aisé
 de tromper une Indienne. — Quoi ! m’écriai-je, vous m’appelez votre
 jeune ami. Ah ! si un pauvre esclave… — Eh bien, dit-elle en se
 penchant sur moi, un pauvre esclave… » Je repris avec ardeur :
 « Qu’un baiser l’assure de ta foi ! » Atala écouta ma prière.
 Comme un faon semble pendu aux fleurs de lianes roses, qu’il
 saisit de sa langue délicate dans l’escarpement de la montagne,
 ainsi je restais suspendu aux lèvres de ma bien-aimée.

Ou bien encore, écoutez ces phrases :

… Des serpents verts, des hérons bleus, des flamants roses,
 de jeunes crocodiles s’embarquent passagers sur ces vaisseaux
 de fleurs, et la colonie, déployant au vent ses voiles d’or, va
 aborder endormie dans quelque anse retirée du fleuve…
De l’extrémité des avenues, on aperçoit des ours, enivrés
 de raisins, qui chancellent sur les branches des ormeaux…

(Tout cela, pas vrai : mais qu’importe ?)

… Je leur disais : « Vous êtes les grâces du jour, et la nuit
 vous aime comme la rosée… »
… La nuit était délicieuse. Le Génie des airs secouait
 sa chevelure bleue, embaumée de la senteur des pins, et l’on
 respirait la faible odeur d’ambre qu’exhalaient les crocodiles
 couchés sous les tamarins des fleuves. La lune brillait au milieu
 d’un azur sans tache, et sa lumière gris de perle descendait
 sur la cime indéterminée des forêts. Aucun bruit ne se faisait
 entendre, hors je ne sais quelle harmonie lointaine qui régnait
 dans la profondeur du bois : on eût dit que l’âme de la solitude
 soupirait dans toute l’étendue du désert.

Ne vous y trompez point, de telles choses n’avaient pas encore été écrites. Vous ne les trouverez pas chez Jean-Jacques, et non pas même chez Bernardin de Saint-Pierre. Cela était nouveau, et cela sans doute fut aussitôt reconnu et aimé parce que cela était déjà dans les sensibilités du temps : mais enfin cela était dit pour la première fois. De même, par exemple, qu’Andromaque, en 1668, exprima tout à coup les passions de l’amour comme on ne l’avait pas fait encore : ainsi, en 1801, Atala se trouva exprimer les formes et les couleurs, — avec une sensualité mêlée de rêve, — comme on ne les avait pas encore exprimées.

« Mêlée de rêve », ai-je dit. « Le génie des airs secouait sa chevelure bleue… L’âme de la solitude soupirait… » Ainsi encore, dans les Natchez : « Je m’assieds sur des pierres polies par la douce lime des eaux… La solitude de la terre et de la mer était assise à ma table. » Chateaubriand a vécu neuf ans à Londres ; il connaissait très bien les poètes anglais : n’y aurait-il pas, dans cette union fréquente d’images extrêmement précises et de vagues symboles, quelque influence de la poésie anglaise ?

Joubert écrivit : « Ce livre-ci n’est point un livre comme un autre… Il y a un charme, un talisman qui tient aux doigts de l’ouvrier… Le livre réussira, parce qu’il est de l’enchanteur. »

Atala (et certaines pages des Natchez) atteignent déjà le suprême degré dans l’art de jouir, par le style, des formes, des couleurs et des sons. Un siècle après, cet art ne sera pas dépassé. « Le pélican, le cou reployé, le bec reposant comme une faux sur sa poitrine, se tenait immobile à la pointe d’un rocher. » Dans les siècles des siècles, on ne fera pas mieux voir le pélican. « Quel dessein n’ai-je point rêvé ? Quel songe n’est point sorti de ce cœur si triste ? » On ne dira jamais, ni en mots plus doux, l’éternel désir.

   *    *    *    *    *

Telle qu’elle est, Atala peut se relire encore avec délices. Mais quelle audacieuse habileté d’avoir publié avant le Génie du christianisme et pour y préparer, ce voluptueux poème de la nature, de l’amour, du sang et de la mort ! Ah ! cet écrivain qui nous émeut si profondément, et dans nos sens autant que dans notre cœur, et qui promène son archet sur toutes nos fibres… Ah ! comme il va nous parler de la religion, ma chère !