Éditions de la “Revue mondiale” (p. 28-42).

II

ESCALES

Djibouti, le 7 novembre 1928.

« Alamé ! Alamé ! » Ce sont les petits Somalis de la côte, nus comme des vers et noirs comme de l’encre qui, sans crainte des requins, nagent autour du bateau et guettent les sous que les passagers leur jettent. Jamais ils ne les ratent ! En un bref éclair cuivré, la pièce disparaît dans l’eau, le négrillon plonge et reparaît la joue gonflée : le sou a rejoint les sous précédents dans cette tirelire improvisée. Chose curieuse, loin à l’intérieur, à des centaines de kilomètres le long de la voie du chemin de fer, d’autres petits Somalis, misérables et mal venus ceux-là, victimes de la tuberculose, de la syphilis et de la civilisation des blancs, mendient et quêtent la menue monnaie et les débris des festins des voyageurs en clamant à tue-tête ce même « alamé ! alamé » quoiqu’ils n’aient jamais vu la mer, les pauvres, ni beaucoup d’eau non plus, dans ce désert de damnés. Sans doute cela veut dire pour eux un sou, en français.

Djibouti, chef-lieu de la côte française des Somalis, qui a remplacé Obock, comme siège du Gouvernement a la réputation d’être le port le plus chaud d’Afrique et d’offrir comme seule verdure deux palmiers en fer blanc devant le palais du Gouverneur. Réputation surfaite ! Il fuit aussi chaud ailleurs, sur l’île de Périm par exemple, l’enfer des officiers anglais, que nous venons de côtoyer, et… une allée de vrais palmiers mène aux beaux bâtiments du Gouvernement. Djibouti, — réhabilité — possède un Jardin des Sports fort coquet, où malgré la chaleur Djiboutins et Djiboutines jouent au tennis avec maîtrise, et, narguant son sort, Djibouti fabrique de la glace pour ravitailler les glacières des paquebots et rafraîchir les gens difficiles et malveillants qui viennent d’Europe la calomnier. Nulle part ailleurs je n’ai chez d’excellents amis, consommé autant de drinks, savamment combinés et glacés ; ce qui ne veut pas dire que j’aimerais finir mes jours à Djibouti, trop fermé pour mes goûts et emprisonné d’un côté par l’Océan Indien dans lequel on ne peut pas même se baigner parce que les requins y pullulent, de l’autre par une muraille de laves noires, dépassant deux mille mètres qui défend l’Abyssinie. La grande distraction est fournie une fois par semaine par les paquebots qui séjournent pendant quelques heures, sans pouvoir aller à quai. Les belles dames achètent chez le coiffeur du bord des soieries et des bibelots chinois et japonais, se font donner un schampoing et onduler, puis dînent au champagne sur le pont avec des amis de passage sur la grand’route de Saïgon. L’escale d’un grand steamer est une fête pour le « tout Djibouti » et les indigènes eux-mêmes sortent comme d’une ruche du village Somali, pour vendre des plumes d’autruche, serrées dans des étuis en fer blanc et des piquets d’aigrettes à des prix qui font sourire les personnes qui ont habité l’Éthiopie. Ce village somali révèle bien des choses outre des danses pour touristes et des jeunes personnes peu farouches qui s’offrent toutes nues et avec complaisance aux appareils photographiques. Il y a trois ans, on pouvait s’y procurer à des prix dérisoires d’excellents vins de grands crûs, provenant des cales du « Fontainebleau » jeté à la côte, juste à temps par son capitaine, la cargaison de coton s’étant enflammée spontanément. Le petit jeu des achats clandestins a pris fin quand des naufrageurs autorisés se sont incrustés dans la coque à demi immergée du pauvre Fontainebleau, sur lequel j’ai navigué jadis, pour le dépecer au profit de ses propriétaires legitimes, les compagnies d’assurances maritimes. J’ai vu à cette époque un capitaine au long-cours, originaire de Dundee en Écosse, y vendre des boîtes de sardines et mixturer des cocktails et cette année un ingénieur suisse essayer de renflouer l’épave. Tous les ans la ville ménage de nouvelles surprises et s’est transformée pour le grand bien de ses habitants, mais au plus grand dam de son originalité très spéciale, qui la distinguait des autres villes de la côte : dans sa baie, à chaque retour, moins de barques à rame manœuvrées par des coolies noirs vociférant et gesticulant, et plus de vedettes au pétrole qui accourent la proue en l’air, suivies d’un bouillonnement d’écume. Sur le môle des autos-taxis occupent le stationnement des victorias branlantes d’autrefois. Le bon vieux temps a connu devant les gares de banlieue entre les brancards des fiacres, de lamentables rossinantes rêvant à un glorieux passé. Ici, les véhicules, faisant oublier la pitié, accaparaient tout l’intérêt. Par quels avatars, d’où et par quel miracle, après quelles déchéances avaient-ils échoué en ce lieu. Rafistolés avec des débris de vieilles caisses en bois blanc, les garde-boue râclant le sol et retenus par des ficelles, les marche-pieds cédant sous la botte du client, ils faisaient la joie des voyageurs et les paris s’ouvraient à qui s’écroulerait le premier avant d’arriver chez la bonne Madame Quess à l’hôtel de France.

Depuis les inventions du dernier demi-siècle, l’électricité, la T. S. F., les camions-automobiles, quand la fringale de la mécanique prend une ville africaine, elle réalise par bonds des progrès que ceux d’entre nous qui ont vu le jour sous Napoléon III, et doublé le cap de la soixantaine sans être complètement gagas, ont mis une vie d’homme à voir appliquer en Europe. J’ai connu les salles de vente des marchands, les bureaux des messageries eux-mêmes, rafraîchis par des pankas, grands matelas de cuir suspendus au plafond, manœuvrés à l’aide de cordages par des serviteurs noirs, qui, vêtus à l’arabe de longues chemises blanches, leur imprimaient un mouvement de balançoire, pour établir des courants d’air. Ce mode de ventilation charmant, plein de couleur locale et silencieux, est malheureusement remplacé depuis peu par des ventilateurs électriques au souffle moins caressant et beaucoup moins doux, dont le ronflement brutal détonne dans une ambiance orientale. Car Djibouti est moitié Hindou, de même que Mombaza, Zanzibar, Dar-Es-Salam, et beaucoup d’autres villes de l’Est Africain. Mohammed-Ali, Hindou comme son nom l’indique, dont l’action s’étend de Bombay au Soudan, en passant par Colombo, Djibouti et Addis-Abeba, vend de l’aboudjèdite aux indigènes : le calicot écru, qu’il importe des Indes avec d’autres objets pour son commerce, et qui habille uniformément de blanc Abyssins et Abyssines du haut en bas de l’échelle sociale depuis les Dedjaz jusqu’aux plus petits chefs. À la fin du compte cela fait un certain métrage ! Aussi est-il fort riche, certainement multi-millionnaire, et l’enseigne de ses magasins trône dans toutes les villes de cette partie de l’Afrique orientale. En même temps, tandis que autres Hindous, moins puissants, prêtent à la petite semaine, lui-même joue au banquier. Car les Hindous sont des banquiers nés, et si le petit commerce, en Abyssinie et au oudan, est aux mains des Grecs, ce sont eux qui monopolisent celui de l’argent. Et cela n’a rien que de naturel quad on songe qu’il n’existe que deux maisons de banque : a Djibouti, la Banque d’Indo-Chine, à Addis-Ababa la Bank of Abyssinia. Une fois franchies les montagnes qui barrent à l’ouest le ciel de la Colonie Francaise, le papier monnaie, les chèques, les notions européenns de finance et de crédit n’ont plus cours. Le thaler de Marie-Thérèse règne en maître absolu et incontesté. Bientôt même, à l’intérieur, les cartouches de fusil gras, puis les barres de sel gemme le remplacent. Personne ne sait expliquer comment, ni pourquoi, dans la seconde moitié du xviiie siècle, cette monnaie impériale et archiducale portant la date de 1753 et provenant d’un pays rien moins que colonial, s’est imposée à toute la côte des Somalis, en Abyssinie et jusqu’au cœur du Soudan ? Dans les colonies anglaises, françaises et italiennes elle a été remplacée peu à peu par des monnaies nationales, mais en Abyssinie elle a toujours cours, et Menelik, le tout puissant empereur, craint par ses sujets de son vivant, et vénéré après sa mort, a tenté en vain de remplacer l’effigie de Marie-Thérèse par la sienne. Seule la capitale a accepté cette substitution, et en dehors d’Addis, les indigènes refusent tout thaler qui ne porte pas l’auguste profil de sa Majesté apostolique. Cette pièce d’argent encombrante frappée à Trieste, avant la guerre par les Autrichiens, présente en outre l’anomalie de se subdiviser selon les endroits, en dix, douze ou seize piastres, à l’image de Menelik, ceux-là. On voit d’ici les opérations frauduleuses que provoque ce billon au change variable, et d’autre part combien il est facile de transporter quelques milliers de thalers, de la dimension d’une pie de cent sous. Pour la paie des ouvriers de nos plantations de café, situées il deux cents kilomètres d’Addis, nous sommes obligés de former des caravanes de plusieurs mulets, escortées d’une dizaine d’askaris armés de Mauser, pour transporter le numéraire nécessaire, car aucune compagnie ne veut courir le risque de l’assurance. Quand on part en expédition de longue durée dans l’intérieur, et ceci me ramène à nos Hindous, on serait bien empêché sans eux. Tels, au moyen âge les Fugger de Nuremberg, les Jacques Cœur de Bourges, et autres grands marchands (monnayeurs) de l’époque, ils vous recommandent à des parents, des correspondants ou des amis, échelonnés sur le chemin, qui vous accueillent et garnissent votre bourse, ou pour mieux dire, vos bissacs de monnaie sonnante et trébuchante. C’est ainsi qu’il m’a été donné de pénétrer sur la route du Nil, grâce aux lettres d’introduction de Mohammed Ali, dans des intérieurs que peu de gens ont vus, et d’y consommer du café turc et des friandises sucrées, dans un décor plus asiatique qu’africain, tandis que des scribes de couleur d’ébène et enturbannés, esclaves ou eunuques, déchiffraient pour leur maître, la missive compliquée dont j’étais le porteur. Si je relate ces choses, c’est qu’il est bien de les retenir, car sous le règne éclairé du Négus Taffari, qui d’une main habile et décidée conduit ses peuples au progrès, elles se transformeront bien vite et il n’en restera que des contes de fées, et encore…, dans tout l’Orient, heureusement pour ceux qui l’aiment, le pittoresque a la vie dur il ne résiste pas seulement dans les institutions et les choses, et le terne occident aura beau inventer, transformer, imposer, il restera la lumière les couleurs et les âmes, qu’il ne modernisera jamais ! Chassez le naturel, il revient au galop, voudrait-on s’écrier, si cette phrase pleine de mouvement n’était le contraire même de l’immobilité indolente et de la passivité de l’oriental. Enfin, je tenais à montrer en même temps qu’il serait erroné de croire qu’en Afrique les Européens sont seuls en présence de la race nègre. Le problème hindou, celui des Arabes et de l’Islam persiste et se complique d’influences qui ont agi pendant des siècles et qui agissent encore. Et last not least, il y a le problème abyssin !

Pour revenir à Djibouti, sa vie économique est intimement liée à celle de l’Abyssinie, car son commerce propre est nul, a l’exception du produit des salines et des pêcheries, spécialement de la pêche au requin. C’est le transit qui fait vivre son port : cafés, ivoire, métaux précieux quelquefois et essences rares, comme du temps, des rois mages, qui descendent d’Ethiopie, du Harrar, du Godjam, du Kaffa, jadis par l’antique route des caravanes, aujourd’hui par le chemin de fer Franco-Abyssin. Djibouti est la clé de l’Abyssinie, clé que les Francais gardent jalousement, car le jour où les Italiens seront prvenus à accorder un port, franc aux Abyssins en Erythrée, et auront pu, par une voie ferrée, rejoindre celle-ci à leur Somali, cela en sera fait de la prédominance et de l’opulence de Djibouti.

En attendant le chemin de fer franco-abyssin, géré par des commissaires des deux nationalités, un peu comme notre Guillaume-Luxembourg, est la seule voie donnant accès, par des prodiges d’habileté à l’empire de la reine de Saba. Sur un parcours de 850 kilomètres, terminé après guerre seulement, il serpente par des montagnes de fer et de feu et par des déserts arides, grimpant de zéro à deux mille mètres, dégringolant pour enjamber des ravins et des rivières, et aboutit enfin à Addis-Abeba, la « Nouvelle Fleur », édifiée tout d’une pièce à deux mille six cents mètres d’altitude, par Ménélick qui trouvait l’ancienne capitale Gondar trop excentrique et trop proche de l’avancée anglaise au Soudan. Œuvre essentiellement française, de pénétration pacifique et de civilisation, le but commercial du chemin de fer était secondaire et sa valeur inappréciable pour le pays, sous ce rapport, se révélera, quand, sous peu, des routes accessibles aux autos-camions, dont la Soc. P. A. vient d’établir la première, s’embrancheront sur lui, et se ramifieront dans les vallées et sur les hauts-plateaux fertiles du Sud-Est. À l’origine la prolongation de la voie, envisagée jusqu’à Gambella et vers le Nil blanc, aurait donné à Djibouti un tout autre avenir et une importance mondiale, lorsque l’héroïque épopée de Marchand (1898), coupant la route aux Anglais qui venaient du Caire, tenta de joindre, par l’Abyssinie amie, l’empire colonial français de l’Orient à celui de l’Occident. C’est de Djibouti que partit la colonne de ravitaillement et la mission Michel-Bonchamp, dont Michel-Côte lui-même m’a conté les douloureuses péripéties, — la relation imprimée étant épuisée en librairie, — et qui sombra dans les marais inhospitaliers et malsains du Baro, après d’indescriptibles épreuves. Non loin de là, à la fin du dernier siècle, périt le capitaine Bottego, parmesan : son objectif atteint et le cours de l’Omo reconnu jusqu’au lac Rudolph, il rentrait confiant, ignorant l’état de guerre entre sa patrie et l’Abyssinie, auquel la bataille d’Adua mit : fin. Cerné, avec sa poignée d’hommes, par des ennemis mille fois plus nombreux, qui l’avaient d’abord accueilli amicalement, il préféra la mort en combattant, à une reddition qu’il trouvait indigne d’un soldat. Ce drame a repris de l’actualité par la récente expédition Cevenini, journaliste de Parme, entreprise à la suite d’une souscription nationale, dans le but de rapatrier les restes du glorieux compatriote, que d’ailleurs les indigènes refusèrent de livrer, une superstition locale s’étant attachée à leur séjour dans le pays.

En 1902, du Bourg de Bazas, officier français, partit également de Djibouti pour explorer la province du Bali, encore peu connue aujourd’hui dans ses parties montagneuses, où les cartes laissent pas mal de taches blanches ; j’y ai vagabondé moi-même en 1925, à la poursuite du gibier, et parcouru, probablement le premier, les monts Arena et les grandes forêts qui les recouvrent.

Si, en 1776 l’Écossais James Bruce, qui découvrit les sources du Nil bleu, partit de Massaoua ; après une tentative infructueuse par le Soudan, c’est qu’à cette époque, ce port actuellement italien, faisait partie de l’Éthiopie, qui par lui avait une vue sur la mer. L’accueil favorable du Négus lui permit de contrôler le cours du fleuve, par le lac Tsana, jusqu’à Khartoum et il rentra en Angleterre en 1775, convaincu d’avoir trouvé la source principale du Nil. Cependant, longtemps avant lui, les grands aventuriers portugais du xvie siècle, qui ont laissé leur empreinte sur tous les rivages, avaient fait la même découverte et guerroyé par là. Dans quelques jours quand nous relâcherons à Mombaza, j’aurai sans doute l’occasion de parler de quelques uns de leurs hauts fait qui sont inséparables de l’histoire de l’Afrique. Pour, aujourd’hui la promenade m’a entraîne assez loin, par le chemin des écoliers, et j’aurai connu en faisant l’école buissonnière, ce que jadis à l’école elle-même la paresse et l’insouciance m’empêchaient d’apprendre.

Mombaza, Kenya, le 14 novembre 1928.

Au passage de l’Équateur, la jeunesse ne tourmente pas de vieux comme nous — passons ! Mombaza, où le Général Duchesne dépose nos joueurs anglais de Deck-tennis, est d’origine portugaise, comme Mazagan à l’ouest du continent et Roseirès au sud du Soudan. Ces Portugais ont été partout ! J’ai moi-même, il y a quelques années, trouvé leur trace, au fin-fond des forêts, chez les Gallas-Arroussis sur les bords de la Magna, petite rivière qui se jette dans le Shanane, affluent lui-même du Webbi. Je chassais le long de la rive quand l’empreinte fraîche d’un lion sur le sable humide, m’entraîna dans le taillis épineux ; soudain le fourré s’élargit et je me trouvai dans un sous-bois fleuri d’orangers et de citronniers, dont les fruits dorés jonchaient le sol. Pendant plus de trois cents ans les sauvageons, se renouvelant sans cesse, avaient résisté à la brousse envahissante pour nourrir et désaltérer des générations de colobes noirs et blancs. Dernier vestige d’un établissement portugais, ils provenaient peut-être d’arbres plantés par Diego da Gama lui-même, le frère du célèbre Vasco. On reste pensif en songeant à ces hommes, qui, avec des armes à feu primitives, sans, désinfectants pour soigner les blessures et les plaies, sans quinine, se maintenaient, au milieu d’une population et d’un climat hostiles, là où aujourd’hui nos contemporains, munis de tout l’arsenal de la science moderne, ont peine à résister. Peut-être usaient-ils contre l’action des moustiques et de la fièvre, de décoctions d’écorce de quinquina ; on sait que celui-ci fut introduit en France sous Louis XIV,… Quoiqu’il en soit, pendant les trois quarts du xvie siècle, les Portugais purent se croirent les maîtres incontestés du continent noir, sans être troublés par une seule puissance européenne, dans une main-mise qui s’exerçait de la Mozambique au Maroc. Mais bientôt leur prosélytisme religieux, compromit, à l’Orient, la réussite économique, quand, se heurtant à un peuple, qui se considérait d’une race et d’une religion supérieures, leurs missionnaires se crurent tout puissants et voulurent convertir au catholicisme les Abyssins chrétiens, mais Koptes.

L’empire abyssin d’alors qui a étendu son influence ethnique jusqu’au Ruanda et à l’Urundi, n’était pas un « Hinterland » comme il l’est de nos jours, mais il se prolongeait le long de la mer, de Massaoua à Mombaza ; il en a gardé la nostalgie et les aspirations, son « Drang nach Osten » à lui : la poussée vers la mer libre ! En 1532, à l’appel de l’empereur David, une expédition portugaise entreprit une véritable croisade, contre l’invasion mahométane des Somalis et des Arabes, venant d’Aden. Le grand conquérant musulman Grane s’était rendu pratiquement maître de l’Abyssinie, quand Christophe da Gama, fils de Vasco da Gama, débarqué à Massaoua, avec quelques cent hardis compagnons, défit Grane dans plusieurs rencontres. Fait prisonnier par Grane dans une embuscade et décapité, il fut vengé par l’un de ses lieutenants Pedro Leon, qui tua Grane à son tour, et mit pour toujours l’Abyssinie à l’abri de l’emprise de l’Islam. Pendant la grande guerre, en 1916 et 1917, une tentative de l’empereur abyssin Lidg Jas­sou, converti à l’islamisme, tourna à sa déconfiture et porta au trône son beau-frère et cousin le Raz Taffari Maconnen. L’empereur renégat, agissant sous la pression germano­-turque avait espéré gagner ainsi le concours des populations musulmanes de la côte, pour arracher leurs colonies aux Anglais, Français et Italiens et reconstituer l’ancien Empire d’Éthiopie.

Il est singulier de voir actuellement par un retour des choses de ce monde, toujours injuste, les descendants de ces grands Portugais traités comme des intrus, en dehors de leurs propres colonies, où, paraît-il, eux-mêmes sont très accueillants et hospitaliers. Si les Abyssins ont une graduation dans leur mépris pour ce qui n’est pas de leur race : le nègre, puis le juif, après lui l’Arménie, si, nulle part en Afrique, le Grec n’est considéré tout à fait comme un Européen — full bred —, on se demande pourquoi parmi les blancs, le Portugais — dans la brousse tout au moins — pâtit de la même mésestime ? Peut-être le méprise-t-on avec une dose de rancune, à cause de ses procédés commerciaux ; sa sobriété, la simplicité de sa vie, lui permettent de vivre avec et comme les indigènes, et de tuer le commerce des autres blancs, en vendant à des prix auxquels ses concurrents, qui ont plus de besoins que lui, ne peuvent pas lutter. Pour être juste cependant il ne faut pas trop généraliser ; il s’agit ici du déchet de la population. Il y a des Grecs au Soudan comme il y a des Portugais au Congo, qui sont devenus des grands seigneurs du, commerce, par des moyens parfaitement légitimes, et parmi ceux qui n’ont pas réussi, les minables, j’en ai connu, qui ont parcouru avec leur pacotille les régions les plus malsaines et les plus dangereuses, armés de leur seul courage, en accomplissant des prouesses dont bien des explorateurs se vanteraient.

Le Mombaza que j’ai visité est anglais. Des gazons tondus comme en Angleterre, et des fleurs qu’on croirait être les mêmes que là-bas, tant elles en ont pris la forme et les couleurs. Seuls les baobabs aux troncs énormes et aux membres atrophiés ; poussahs ventrus qui contemplent leurs nombrils sans remuer ni une branche ni une feuille, donnent un caractère exotique à l’île… car Mombaza quoique solidement ancré à la terre ferme fait l’impression d’une île, verte et britannique, l’eau bleue scintille à travers tous ses interstices, entre les buissons fleuris dans les jardins des cottages, par-dessus les terrains de golf et de tennis. Des clubs de canotage, de natation, de football, le long de tous les chemins ; de la mauvaise cuisine et ce qui vaut mieux des hôtels admirablement compris et tenus, comme on désirerait en trouver partout… Hélas ! nous en reparlerons !

Les Anglais sont nos Maîtres à tous en matière de colonisation, et pour peigner les villes, ils n’ont pas leurs pareils.

Zanzibar, le 15 novembre 1928.

Nous stoppons devant Zanzibar, l’île des essences et des parfums. Deux heures pour visiter. Sa spécialité sont les clous de girofle et les portes de l’ancien palais du Sultan. Ces dernières ne font aucune impression quand on a vu celles de l’université de Fez, quoique d’un autre style. Les clous de girofle, ce que j’ignorais, sont les boutons de la fleur d’un arbre, tandis que la vanille qui pousse aussi ici est la gousse d’une plante grimpante, originaire de l’île Bourbon.

Il fait une chaleur humide et qui mouille comme chez : nous entre deux orages mais le ciel est sans nuages, et la mer sans une ride, du plomb fondu à se demander si du doigt on percerait sa surface. Des pirogues bizarres y sont collées, soutenues de chaque côté par des balanciers. Elles doivent avoir un nom ?

Une auto, croisant aux carrefours des policemen noirs, campés sur des socles dans le vide, et qui manient gravement leur bâton blanc comme s’il y avait foule, nous conduit en vitesse à la résidence de campagne du Sultan. C’est un palais quelconque, entouré de champs d’ananas, les premiers que nous voyons, et d’arbres à girofle. Dit-on giroflier ?

Le sultanat de Zanzibar est protectorat anglais. Autrefois grand marché d’esclaves, les esclavagistes en partaient, pour faire des razzias de noirs jusque sur les bords du Tanganyka, comme les Mahdistes en faisaient au nord sur les rives du Victoria-Nyanza. Stanley a fait à Zanzibar ses préparatifs pour sa traversée du continent mystérieux et Jules Verne l’a choisi comme point de départ pour « cinq semaines en ballon. »

La sirène du « Général Duchesne » retentit, vite nous embarquons et disons adieu aux derniers compagnons de voyage anglais qui nous quittent.

C’est tout ce que j’ai retenu de Zanzibar ; je n’aime pas me parer des plumes du paon et raconter ce que je n’ai pas vu ; et puis, pour dire vrai, nos pensées sont ailleurs, nous sommes pressés d’arriver ce soir à Dar-Es-Salam, les bagages et la douane nous préoccupent.

Dar-Es-Salam, le 15 novembre 1928, au soir.

L’entrée dans la rade de Dar-Es-Salam se fait par un étroit goulet, on y voit la carcasse d’un chargeur éventré par une torpille, et plus loin la « Moeve » apparaît, au fond de la baie, coulée par les Allemands eux-mêmes. Involontairement on songe à l’agonie du « Koenigsberg » dont Paul Chack, avec une maîtrise si poignante, a conté l’agonie — là-bas au sud-ouest, dans les marais de papyrus.

Nos passeports étant visés à Bruxelles, nous débarquons sans autres formalités, en règle avec la police, pour laquelle avant Mombaza, nous avons rempli les formulaires, qui demandent, « sous quels faux noms nous avons déjà voyagé, de quels pays et pourquoi nous avons été expulsés, où, pourquoi et combien nous avons fait de la prison ? » Puis nous nous jetons dans les bras de la Belbase, nullement une belle femme comme son nom semble l’indiquer, mais une société belge de transports qui néanmoins nous recueille avec des soins maternels et nous délivre de tous nos soucis. Le lendemain après une nuit passée à l’ex-Kaiserhof des Allemands, remanié, non à l’anglaise, mais à la grecque, ce qui est beaucoup moins agréable, nous nous risquons avec prudence dans notre premier pousse-pousse, pas très sûrs de nous y prendre de la bonne façon et nous jetons des regards furtifs autour de nous, pour voir si les habitués nous observent en souriant ? Mais l’Anglais ne fait jamais de ces choses ! Du trot allègre d’un poney, les braves noirs nous mènent chez le consul de Belgique, qui gracieusement nous avait priés à déjeuner.

Ici m’attendait la première des rencontres stupéfiantes, que j’ai faites dans ce voyage.

Après un vrai bon déjeuner, dans une vraie maison, devant une vraie table bien servie — ceux seuls qui ont roulé leur bosse de par le monde, connaissent le sentiment agréable de s’y asseoir au sortir du bateau, du train ou en descendant du dos d’un chameau ou d’une mule et en gardent un souvenir reconnaissant — au dessert donc, ma femme, en vraie Belgo-Luxembourgeoise, qui a retrouvé un compatriote, après avoir parlé de Bruxelles, demanda :

— Et connaissez-vous Luxembourg ?

— Comment donc, j’y ai passé dix-huit mois pendant la guerre.

— Pas possible, nous vous aurions connu ; mon mari était député et s’occupait particulièrement des réfugiés belges.

— Aussi n’y allais-je pas officiellement.

Et M. B. de nous raconter avec modestie son odyssée, d’ailleurs connue de moi dans les grands traits. Mais j’ignorais le nom du héros, qui à l’armistice s’était éclipsé, fuyant les ovations. Chargé par l’état-major anglais d’une mission secrète, le lieutenant B. de l’armée belge, avait quitté Verdun, seul, en ballon. Descendu de nuit à Grosbous, près de Rédange, l’officier sauta à terre et libéra son ballon pour effacer toute trace de sa venue. Allégé celui-ci d’une envolée le sépara des siens, peut-être à tout jamais, et l’aventure commença. Jusqu’à Luxembourg, le voyage se fit en chemin de fer, par notre Prince-Henri, en compagnie de deux officiers allemands, qui fumaient et causaient — l’un d’eux Tesmar peut-être ? Puis notre héros, tour à tour, jardinier, manœuvre, ou traqueur à nos battues, accomplit sa mission. Un médecin luxembourgeois, de mes amis, avisé de son projet, l’avait recueilli, et me demanda un jour des habits pour un officier français, évadé des prisons d’outre-Rhin, les siens étant trop grands pour lui. À cette époque déjà les vêtements se faisaient rares à Luxembourg, les magasins n’en vendaient plus. Je lui envoyais des complets de mon beau-frère français, plus petit que moi, qu’en 1914 il avait laissés à la maison en partant pour reprendre la tunique bleu-clair des chasseurs.

N’est-ce pas une coïncidence invraisemblable, d’être invité, au-delà de l’Équateur, chez une personne dont on a connu les exploits à deux pas de chez soi, sans la connaître elle-même ? Nous avons quitté nos hôtes, en emportant la promesse formelle de nous permettre de montrer Luxembourg et Grosbous à Mme B. d’une façon plus confortable, que celle expérimentée par son mari !

Dar-Es-Salam anglais ne diffère guère de Mombaza anglais ; gazons, clubs, verdure, fleurs, — j’y renvoie le lecteur. Vers le soir, le directeur de la Banque du Congo, très aimablement nous fit les honneurs de la ville et de ses environs et nous promena en auto dans les campagnes. La route longe la mer, le pays est peu accidenté, sans arbres, sauf de rares baobabs presque sans feuilles et dont les fruits inutilisables, ressemblent à des rats morts suspendus par la queue ; de temps en temps une petite plage sablonneuse invitant au bain, se rencontre ; on croise les autos des joueurs de tennis, blanc-vêtus, qui après la partie vont humer la bise rafraîchissante de la mer. De grandes étendues de plaine, plantées de sisal retiennent l’attention. Les fibres du sisal, espèce d’aloès, servent à fabriquer des cordes, surtout des cordages de navires. Cette culture fut implantée par les Allemands, avant-guerre ; elle se pratique en grand au Mexique. Dans les déserts de l’Aouache, en pays Denkali, j’ai rencontré du sisal, à l’état sauvage, et il m’est revenu, qu’à la frontière de l’Erythrée, il en croissait de telles quantités, qu’une utilisation industrielle en serait intéressante.