Éditions de la “Revue mondiale” (p. 15-27).

I

VERS LE CONGO BELGE

Préparatifs de voyage

Octobre 1928

Une expédition de chasse en Afrique, comme tout voyage qui doit sortir de l’ordinaire et des voies usuelles, demande une préparation et un programme. Ne faites pas ce pro­gramme trop vaste, car en voyage et dans la vie qui ne sait se borner risque de ne pas arriver ; ne craignez pas non plus qu’immuable, il ne vous entrave par sa rigidité : les événe­ments se chargeront déjà de le bouleverser. Dans l’exécution, les difficultés qui surgissent journellement, les renseigne­ments recueillis en cours de route sur des régions qui vous tentent, infligent assez d’accrocs au tracé théorique pour satisfaire les esprits les plus fantaisistes et les amateurs de l’imprévu… Les occasions d’improviser se présentent d’elles-mêmes, et il est inutile de les provoquer faute de prévoyance. Au contraire, ne négligez aucun détail.

Une fois le voyage étudié, le canevas établi, et le par­cours fixé, l’exécution commence. Premier pas : quand on a l’avantage d’être, citoyen d’un pays minuscule où tout le monde se connaît, et où le protocole n’existe pas, et l’heur de posséder un Ministre d’État qui perpétue l’accueil souriant de son prédécesseur d’avant-guerre, ce premier pas mène d’abord chez lui. Ce même accueil, aimable et bienveillant sera dès lors assuré dans les chancelleries et les ministères auxquels il faut demander les autorisations et les facilités indispensables pour chasser avec succès dans les colonies. J’en ai maintes fois fait l’expérience pour l’Afrique Française et Anglaise et cette fois-ci le Ministre des Colonies à Bruxelles a bien voulu combler mes désirs de Nemrod les plus ambitieux, et me permettre en outre d’abattre quelques spécimens rares, protégés par la loi au Congo, à condition bien entendu d’en remettre les dépouilles au Musée du Congo à Tervueren. Depuis plusieurs années j’entretiens avec le Dr Schouteten, Directeur du Musée, des relations des plus intéressantes et instructives pour moi, et je lui dois en grande partie le succès de mes démarches et les renseigne­ments qui m’ont permis d’établir un itinéraire fructueux. Car je suis loin d’être un savant moi-même, et il ne faudra pas s’étonner, si comme Bouvart et Pécuchet, je découvre parfois des choses connues de tout le monde ; je n’ai nulle prétention d’en remontrer à autrui, encore moins l’intention de juger et de critiquer les gens et les institutions de pays où l’hospitalité la plus large et la plus cordiale m’a été accordée partout par les autorités et par les particuliers, mais je nourris le désir beaucoup plus modeste, d’essayer de rendre les impressions d’un passant qui aime l’Afrique, voudrait la faire aimer, et dont l’œil averti par de longs séjours dans cette Afrique qui vous conquiert et vous garde, en perçoit le charme, à chaque retour plus pénétrant. Si mes connaissances en histoire et en géographie proviennent en grande partie d’Alexandre Dumas père et de Jules Verne, j’en ai tout au moins tiré un goût tardif des aventures, et de la sympathie et de l’estime pour ceux qui dans la brousse savent vaincre le besoin de confort et le sentiment de la peur qui sommeille en chacun de nous. D’ailleurs Michelet, si séduisant, qui écrivait l’histoire, la grande, pour les grandes personnes, n’a-t-il pas eu de l’imagination en ce qui concerne le passé, et Jules Verne dont les récits enthousiasmaient notre jeunesse, n’a-t-il pas prophétisé les inventions modernes ? S’il avait vécu, de nos jours il aurait vu ses anticipations les plus hardies et les plus invraisemblables se réaliser une à une ? Quand donc on n’est ni savant ou artiste, ni explorateur ou encore moins missionnaire, l’expédition de chasse seule autorise et oblige à demander des permis et des faveurs auxquelles on n’oserait pas prétendre sans cela, et qui permettent de pénétrer plus avant, que la moyenne des touristes ne pourrait le faire, dans des régions peu connues, ou peu sûres. En outre je confesse à ma honte, que le désir de voir et de m’instruire n’est pas assez puissant en moi pour me faire passer par-dessus les privations et les petites misères que comporte la vie sous la tente pendant des semaines et des mois ! Sans la chasse à la grosse bête, et le goût des trophées et des collections, je n’aurais jamais connu les personnages intéressants qu’il m’a été donné de rencontrer en dix années de pérégrinations en Afrique, jamais je n’aurais admiré des paysages que peu de gens ont vus, ni pu observer au jour le jour la vie et les mœurs des indigènes en vivant au milieu d’eux. Peut-être pourrai-je aussi sur le Congo, qui, du train où il marche, sera sous peu ouvert partout au grand tourisme, offrir encore quelques détails inédits à mes lecteurs.

Bref, c’est muni du viatique nécessaire et en une joyeuse perspective que nous avons entamé la besogne obsédante, chaque fois la même, des préparatifs matériels. Qui n’a pas passé par là ne se doute pas des choses innombrables nécessaires à l’être civilisé pour se subvenir à lui-même pendant six mois et sous ce rapport les indigènes sont enviables !

Nos trois vieilles tentes à double toit, fidèles confidentes des joies et des mécomptes d’antan nous attendent à Marseille, remises à neuf pendant le repos bien mérité de l’été ; de leurs campagnes antérieures elles n’auront gardé qu’une teinte fanée qui tout de suite donnera à notre premier camp un air respectable, celui d’un campement de vieux Africains. Trois tentes ? L’une pour ma femme, la seconde pour moi. On pourrait trouver la troisième superflue ? Trois petites tentes sont préférables à deux grandes plus luxueuses, mais moins maniables ; souvent d’autre part, un compagnon de fortune qui connaît la région surgit en cours de route, et on est heureux de pouvoir l’héberger. D’ordinaire le double toit de la troisième tente, tendu en prolongation de celui de l’une des autres, donne à celle-ci de l’ombre et un peu de fraîcheur, et jouant salle à manger pendant le jour, sert d’abri aux bagages durant la nuit.

Les munitions, cinq cents cartouches par fusil lisse et deux, cents par carabine, sont parties directement de Bruxelles dans des caissettes de 25 kilos, la charge d’un porteur, — cadenassées ! Un conseil d’ami : n’employez jamais de caisses clouées, mais faites-les munir de cadenas solides. Autrement il faut continuellement clouer et reclouer les couvercles, les boys cassent les planches au lieu d’arracher les clous et cela devient un travail fastidieux. Il en est de même des caisses à provisions. Quant aux quantités, la même erreur se commet toujours ; trop de cartouches à plomb, un poids inutile à traîner derrière soi. Lorsqu’il s’agit de séjours prolongés dans des pays comme l’Algérie, pour chasser la sauvagine et la bécasse, ou du Maroc, où les vigoureuses perdrix rouges font brûler d’innombrables cartouches, il faut se munir de toutes autres quantités. Mais dans des expéditions dont le but est l’antilope et le gros gibier, la plume ne se tire que pour la cuisine, et très vite on se dégoûte des massacres inutiles et de tuer pour le plaisir du beau tir. À moins de mission scientifique le simple chasseur n’est ni outillé, ni assez habile pour apprêter les oiseaux, et s’il lui est possible de conserver des exemplaires isolés, spécialement rares ou curieux, par des injections de formol, le procédé ne conviendrait pas pour de grandes quantités. D’ailleurs il est facile en se servant d’une carabine de petit calibre, d’abattre avec moins de dégâts qu’à plomb, les grands oiseaux, aigles, vautours, cygnes, oies, grandes outardes, marabouts, pélicans et autres, pour orner le, carnet de chasse. Au début on emporte également une trop forte proportion de cartouches à balles expansives, par rapport aux balles blindées pleines (solid bullets) pour les carabines ; après de nombreuses expériences je me sers de plus en plus pour les forts calibres de « Solid », ainsi que le font les chasseurs professionnels, à l’avis desquels j’ai mis du temps et de la résistance à me rallier, et cela même pour le buffle et d’autres animaux dont la peau est moins épaisse que celle des pachydermes. L’effet des balles expansives est souvent irrégulier, elles donnent des surprises, en cas de charge elles ne perforent pas l’os frontal, et celles à tête de plomb (soft nose) à moins d’avoir une tête très petite et sans effet, ont en outre l’inconvénient de se déformer à l’usage et d’empêcher dans ce cas le verrou du fusil de se fermer. En Europe il en résulterait un simple ennui, un peu de mauvaise humeur et une pièce de moins au tableau, en Afrique les conséquences peuvent être plus graves. Les balles expansives ne sont vraiment nécessaires que dans les petits calibres avec lesquels elles donnent des résultats extraordinaires même sur les grands fauves, qui ont la peau tendre.

Le choix des carabines double express ou arme à répétition et leur calibre est une affaire de goût, d’habitude et de tempérament. Quelles que soient les préférences personnelles, pour ma part je préfère le système à répétition ; un double express, en tant qu’arme de défense est en tout cas indispensable, car une carabine à répétition de la meilleure marque peut toujours s’enrayer et laisser le tireur en plan au moment du danger ; celà m’est arrivé. Un simple raté suffit même pour le gêner et le retarder, tandis qu’avec le double express le coup gauche reste en réserve, si celui de droite n’est pas parti… ou n’a pas porté juste.

Le nombre des fusils, ou plutôt des carabines, est discutable, mais ce n’est pas leur transport qui entre en ligne de compte, à côté du nombre et du poids des autres charges ; après avoir fait la dépense et supporté les fatigues d’un pareil voyage, il serait impardonnable de devoir renoncer à en récolter les fruits faute d’armes appropriées. J’estime qu’il est sage, vu les risques d’avarie et de perte dans les transbordements du chemin de fer au bateau, dans les chutes qu’on fait soi-même ou les traversées de rivières par les porteurs noirs, de posséder en double chaque catégorie de carabines : deux gros calibres, deux carabines à lorgnette de calibre moindre, et le double express indispensable. La Rigby 416 (10/40 mm.) de Mahillon fait merveille, j’ai vu des éléphants transpercés de part en part, de l’arrière à l’avant, tomber foudroyés ; la 10/75 Mauser est très prônée au Congo et a l’avantage de trouver des munitions d’occasion ; on dit grand bien de la nouvelle 375 avec lorgnette qui au besoin pourrait remplacer aussi bien la grosse carabine que le calibre moyen, et économiserait ainsi une arme. L’armement le plus pratique et le plus simple serait peut être, même pour une expédition de longue durée, une 416 pour le gros gibier, la 375 en question et une autre carabine à répétition de calibre moyen, chacune avec sa lorgnette, un double express et un, calibre 12 : en tout et pour tout cinq fusils.

En fait de provisions de bouche, beaucoup de conserves, mais veillez à ce qu’elles soient fraîches. Vous ne trouverez que des œufs et l’éternel vieux poulet (coco) dans les villages et ne vous fiez pas trop au gibier comme ressource culinaire quand vous serez à la poursuite de la grosse bête. Pour la soif : un ou deux bons filtres, un syphon, beaucoup de spartlets, du whisky et une petite provision d’eau minérale pour les jours de misère où l’eau devient trop dangereuse et trop dégoûtante pour être consommée, même bouillie et filtrée. Le thé très léger est la meilleure boisson et la plus désaltérante ; il faut boire beaucoup au camp pour faire fonctionner les reins après les fortes suées, mais le moins possible en chasse ; une fois qu’en marche on commence à toucher à sa gourde on est perdu et on la vide.

Aux pieds des souliers solides et silencieux à semelles de caoutchouc, crêpe ou durci, le kaki rend déjà invisible et si le chasseur arrivait à se rendre inodore il n’y aurait plus d’art à approcher le gibier. Des jambières aux mollets et des culottes de forte toile ; je n’ai jamais rencontré de chasseur sérieux en capitulas, les genoux nus pour suivre l’éléphant à travers la forêt et les épines, pas une peau de blanc n’y résisterait ! Cette mode est bonne pour le désert et les plaines herbeuses après que l’épiderme est aguerri aux coups de soleil. Des lainages et un imperméable léger, car sous les tropiques les soirées et les nuits sont fraîches, la transition du soleil à l’ombre est sensible et les orages sont fréquents et violents.

Ce sont les bricoles, les petits objets sans valeur en Europe, qui sont les plus précieux en campagne : aiguilles, fil, clous, lacets, boutons, hameçons, ficelle, vieux gants, tant d’autres encore, dont la liste interminable doit être revue avant chaque nouveau départ, ainsi que celle des médicaments.

L’équipement terminé et les ballots fermés, quoi qu’ayant retranché impitoyablement tout ce qui semblait superflu, vous embarquerez quand même une soixantaine de colis, pesant mille à quinze cents kilos. Ils vous donneront les angoisses d’une poule qui a couvé des canards et vous causeront plus de soucis que ne le feront les bêtes les plus dangereuses que vous affronterez dans la suite. Le transport de ces enfants terribles entrera pour plus de la moitié dans les frais totaux du voyage et quoique vous fassiez selon les usages des pays que vous traverserez avec eux, il vous demanderont vingt-cinq mulets en Abyssinie, au Soudan une quinzaine de chameaux et au Congo une cinquantaine de porteurs au moins, sans compter ceux qui vous porteront, vous-mêmes.

EN MER

Enfin Marseille ! Est-ce parce qu’un beau dimanche de­ Carnaval, il y a longtemps hélas ! je fus mis au monde au milieu de l’un des grands crûs du Bordelais, sur les rives de la Gironde et que je suis moi-même un peu du Midi, est-ce parce que Marseille est pour nous plein de souve­nirs ensoleillés d’arrivées et de départs, de réussites et de déboires, ou bien est-ce tout bonnement par ce que Marseille est déjà un peu africain et teinté d’orient ? J’ai un faible pour Marseille ! Dès l’arrivée je me sens en pays connu ; les matelots du port et les porte-faix de la gare Saint-Char­les me reconnaissent et me demandent où je vais. J’y ai mes magasins favoris, les vendeuses sont avenantes, le ser­vice est bien fait, aussi bien et à des prix plus doux qu’à Paris et Bruxelles ; les restaurants sont bons et joyeux, les rues bariolées et amusantes, il y a de tout : des Mireille aux regards noirs et des pêcheurs tannés ; des hommes d’affaire, rasés de près, au menton bleu, jouant à l’anglais, mais dont les yeux et l’accent dénoncent la naissance ; des matelots de toutes les nationalités, Marsouins, Français au pompon rouge, ceux des États-Unis coiffés du bizarre béret blanc aux bords retroussés ; des Arabes, des légionnaires en permission, des nègres et des Américains en world’s tour chronométré !

C’est ici que nos boys, frais émoulus d’Abyssinie et reni­pés à neuf, complets clairs et chapeaux de paille, prononcèrent ces paroles lapidaires de l’air d’« un nègre arrivé » : « quand les gens ils nous voient ils disent, ça pas noirs, ça américains ». Tout cela grouille, gesticule et s’attable le long de la large avenue qui mène à la mer et qui s’ouvre sur l’univers : cette Mare Nostrum, que le vieux port canalise jusqu’au cœur de la cité, où comme à Venise elle devient sa propriété. Autour du quai qui a été rebaptisé « Quai des Belges » en souvenir reconnaissant de l’Yser, les ruelles malodorantes, dans lesquelles pendant la grande peste de 1720 Mgr, de Belsunce réconfortait les mourants, font place l’une après l’autre à l’hygiène du municipe moderne ; les petites places pittoresques sont devenues semblables à des champs de bataille et les façades éventrées des hôtels, aux armoiries brisées pendant la révolution, parmi lesquels celui peut-être où Madame de Grignan recevait les lettres de sa mère, déchues depuis longtemps de leur grandeur passée dévoilent les pauvres intimités des chambres de marins, avec des papiers lacérés qui s’effilochent lamentablement au vent. Bientôt le vieux Marseille ne sera plus !

La capitale Phocéenne possède au Prado des quartiers élégants, modernes et de grandes avenues, qu’ignorent les globe-trotters pressés ; elle a son beau parc Borelli, la villa de Gaby de Lys, pimpante, comme ses voisines juchées dans la verdure au flanc des coteaux, enfin Notre-Dame de la Garde, qui domine la mer bleue et surveille ses enfants en danger. De son parvis qui surplombe la ville, le regard voudrit percer l’horizon jusqu’aux villes d’or de l’Afrique française. Puis il y a la Cannebière, le Château d’If, et Alexandre Dumas.

Marseille envoie de par le monde, avec beaucoup d’autres flottes, celle des Messageries Maritimes ; peut-être quelques-uns des vieux bateaux de la ligne de Madagascar sont-ils moins somptueux que ceux de ses autres lignes, mais on y est en famille l’accueil cordial et complaisant qu·on trouve à bord, font qu’« on y revient toujours » malgré Hollandais, Anglais et… Allemands !

Cet automne une grève des inscrits maritimes, sans manifestations, sans troubles, dont on ne se serait pas douté dans les rues, une grève en dentelles, courtoise à l’égard des voyageurs qui réclamaient et trépignaient, mais quand même bien vexante et qui comme toujours a dû coûter cher aux deux parties, retarda notre embarquement de plusieurs jours. Un équipage hétéroclite, recruté le jour même sur d’autres unités prouve une fois de plus par ses services intelligents en cours, de route, que le Français est le premier parmi les débrouillards.

Le 24 octobre au soir nous sortions du chenal guidés par les fanaux des bouées lumineuses qui, balancées par les vagues, ressemblaient de loin à des lucioles dansant au ras des eaux ; à l’arrière les lumières des quais profitaient les contours de la terre ferme, et le « Général Duchesne » glissa silencieux sous les bastions sombres du Château d’If, hantés sans doute à cette heure par les spectres d’Edmond Dantes et de l’abbé Faria.

Roland Dorgelès dans « Partir » a décrit la vie à bord de manière à décourager tout nouvel essai dans le genre. Une tradition intangible et que la bienséance défend de fausser, veut que dans le Golfe du Lion tout le monde soit malade et qu’on s’observe et s’ignore ; en Mer Rouge on fait connaissance, et les flirts s’amorcent ; dans l’Océan Indien, sur les « Indo-Chine » les fêtes battent leur plein et les flirts vont quelquefois plus loin. Descendus à Djibouti, cette troisième phase nous échappe, mais les amoureux doivent tour à tour nous bénir ou nous maudire. Car les passagers se rendant de Djibouti à Colombo ou retour, sont rares, et dans les deux sens, la cabine inoccupée devient celle des rendez-vous. Ses légitimes propriétaires, selon qu’ils descendent ou montent à Djibouti, sont des « braves types » ou des « empêcheurs de danser en rond », si j’ose m’exprimer ainsi.

Les « Madagascar » sont plus sages, leurs passagers s’égrènent sur la côte de l’Afrique orientale et la grande ressource est le Ring-tennis, quand il y a des Anglais. Contrairement à ce que l’on pourrait croire, on lit très peu sur les paquebots, la mer engourdit et rend paresseux intellectuellement s’entend, car physiquement il faut réagir et s’entretenir en vue des fatigues à venir.

Dans la Méditerranée, les messageries ne font pas escale, elles ont pour ces ports des services spéciaux. Parfois au retour quand l’horaire le permet, un aimable capitaine contourne le Stromboli pour faire plaisir et offrir une distraction à ses passagers. Rien n’est curieux comme de voir le volcan en pleine activité, lancer toujours du même côté des volées de pierres à la mer, par intervalles irréguliers. Il constitue à lui seul une île, presque sans rivage, mais habitee. Peut-être un jour s’effondrera-t-elle dans la mer, avec ses habitants trop confiants, sans crier gare, comme jadis elle en a surgi. De nuit la vision est grandiose ; la lave incandescente, semblable à une coulée de haut-fourneau, se déverse dans l’eau qui bouillonne et forme des vapeurs, qui, jointes à celles crachées par le cratère lui-même, maintiennent le ciel constamment nuageux.

Après le Stromboli, nous entrons dans le cycle des réminiscences classiques : Charybde et Scylla, la Grande-Grèce et l’Etna, mais le ferry-boat qui va et vient entre Messine et Reggio, transportant des trains entiers de Sicile en Calabre, vient interrompre nos méditations et nous rappeler que nous sommes des enfants du XXe siècle. Au sortir du détroit les courants de l’Adriatique font renaître pour certains les angoisses du Golfe du Lion, et les rangs sur le pont s’éclaircissent, puis la Crête s’estompe à babord sur le ciel diaphane de la Grèce, et nous reporte aux temps où les infortunes conjugales étaient encore prises au tragique.

Dans six mois, au retour, si Dieu veut, fin avril 1929, nous couperons ici-même le sillage d’aujourd’hui, en rentrant par Alexandrie, qu’on devine là-bas au sud, derrière les phares de Damiette et qui pointent un instant à l’horizon et annoncent la terre africaine. Mais aujourd’hui nous passons au large pour aller à Port-Saïd saluer la statue du « Grand Français » et faire du charbon ou du mazoute, selon l’âge du bateau.

Le programme de notre expédition prévoit en effet l’itinéraire suivant : Dar-Es-Salam, le lac Tanganyka, le Ruanda, le Kiwu, les réserves de chasse du lac Edouard, les provinces de l’Ituri et du Haut-Uelé, en un mot toute la zone frontière orientale du Congo-Belge, puis le retour par Redjaf et le Soudan anglo-égyptien, le Nil blanc, Karthoum et Alexandrie. Un beau programme, ma foi, auquel les nécessités du moment, et les imprévus donneront sans doute plus d’un croc-en-jambe.

Quoiqu’ayant visité l’Égypte, il semblait intéressant de compléter ce premier voyage en rejoignant, notre itinéraire d’alors par le Nil blanc, qui, comme on le sait, recueille le Nil bleu à Omdurman, aux portes de Karthoum et de connaître ainsi les deux grandes branches du fleuve depuis leur origine. D’autre part les premiers jeux olympiques africains définitivement fixés au début d’avril 1929 nous attiraient à Alexandrie. Ceux-ci dorénavant doivent s’intercaler entre chaque Olympiade, pour éveiller et développer parmi les populations du continent noir, le goût du sport désintéressé, en consacrant les principes qui régissent les jeux olympiques eux-mêmes, pour lesquels les gens de couleur ne sont pas encore mûrs. Au printemps 1927, j’avais admiré le stade d’Alexandrie, dont la conception exemplaire promettait de nous donner enfin un stade parfait, et qui possédait même la fameuse ligne droite de 400 mètres ; j’étais curieux de le voir, dans toute sa gloire, pavoisé et rempli d’athlètes. Tout cela est loin de nous encore ! Pour le moment, le « Général Duchesne » engloutit du charbon à Port-Saïd en saupoudrant nos vêtements blancs et nos malles d’une vilaine poussière noire qui pénètre par les fentes des cabines dont les portes et les fenêtres sont hermétiquement closes, tandis que sur le pont les prestidigitateurs arabes, nous émerveillent par leur habileté. « Galla » « Galla » ! Ils vous tirent un poussin jaune et bien vivant du nez, vous en trouvez dans toutes vos poches et la cou­ronne que vous serrez énergiquement dans la paume de votre main, le poing fermé, est transformée en une pièce d’un penny. La couronne leur appartient, vous y êtes pris chaque fois, ils vous avaient prévenu ! Puis les soutes gor­gées, après avoir traversé le canal pour la huitième fois, discuté à Suez au coucher du soleil si le fameux rayon vert existe ou non, croisé le Chemin de Moïse, qu’aucun savant jusqu’à présent n’a pu situer exactement, cherché le Sinaï dans l’incomparable lumière du désert d’Arabie, nous voguerons sur la Mer Rouge, qui n’a de rouge que le nom, vers notre prochaine relâche, ce bon vieux Djibouti, auquel nous serons infidèles cette fois-ci.