N. S. Hardy, Libraire-éditeurs (p. 69-76).


L’OURS NOIR[1]

(BLACK BEAR)


On compte quatre variétés d’ours dans l’Amérique Britannique : l’ours noir est la plus commune, la moins féroce.

Cet ours a les jambes fortes, le corps robuste, trapu, mais fort flexible, la tête allongée, arquée du museau en remontant, les yeux, petits, les oreilles, haut-placées, ovales, arrondies à l’extrémité, la queue fort courte, le poil long, bien fourni, luisant. Il est généralement noir, quelquefois nuancé de brun ou de jaune. Les parements du nez sont jaunâtres : certains individus ont un peu de blanc sur la gorge ou sur le front. L’ours mesure en longueur de quatre à six pieds : les vieux, en automne, lorsqu’ils ont leur provision de graisse pèsent jusqu’à 600 livres.

L’ours du Canada vit à peu près vingt ans. Il s’accouple en octobre : l’ourse porte cent-vingt jours et donne naissance à deux, trois ou quatre oursons ; mais généralement à deux, à la fin de mars, avant de quitter ses quartiers d’hiver.

C’est un animal omnivore : légumes, racines, pois, raisin sauvage, fruits, glands, faînes, miel sauvage, avoine verte, jeune maïs, larves d’insectes, frai de poisson, vers de terre, insectes recueillies sur l’onde des lacs, où il nage la bouche ouverte pour mieux les saisir : tels sont ses mets en été. Tout lui va : sa digestion est vraiment admirable.

Les dégâts que maître Martin, commet pendant la belle saison, dans les champs d’avoine : ce qu’il avale, ce qu’il piétine, lui attire la vindicte des cultivateurs. Pressé par la faim, il ne se fera aucun scrupule de happer, en passant à la brunante, un jeune cochon dans la basse cour, près de la forêt, ou un veau lâché dans les chaumes. La nuit venue, il explorera les avenues de la bergerie, y pénétrera par une trouée, qu’il pratiquera dans le fenil ou dans le toit, se gorgera de la chair des agneaux les plus tendres, massacrera sans pitié le reste du troupeau, sans oublier le bélier cornu ;[2] puis, il détalera, sans trompette : car, lui aussi, comme son petit collègue en rapine, le renard, est un rôdeur nocturne. Il n’est pas aussi astucieux, aussi fertile en ressources ; mais, il sait s’esquiver une fois traqué. On a vu un vieil ours poursuivi par des chasseurs pendant dix-huit jours et finalement capturé, dont les pattes lésées et ulcérées, par cette longue course, accusaient des efforts, une persévérance inouïe pour se soustraire au sort qui le menaçait.

L’ours, traqué par des chiens, court une petite distance ; s’il rencontre, en chemin, un arbre qu’il puisse empoigner, il s’y hissera : là le chasseur le trouve et le tire. En août, il se gorge de bluets ; en septembre, il s’installe au sommet d’un chêne ou d’un hêtre, cassera sans façon les rameaux garnis de glands ou de faînes dont il fera un copieux repas, laissant au haut de l’arbre, un amas de branchettes que de loin l’on prendrait pour l’aire d’un oiseau de proie.

Acculé dans sa tanière, ou adossé à un rocher ou à un arbre, Martin est un dangereux adversaire pour le chien de chasse, ou pour son maître.

Il n’a pas appris la boxe ; mais, de sa patte flexible, armée de terribles griffes, il flanquera une taloche à éreinter un chien : malheur au dogue qui s’acharnera à le saisir au collet, ou au chasseur exposé à son étreinte meurtrière. Pour se défendre, il emploiera d’abord sa patte ; il estropiera le dogue le plus robuste et fera voler au loin, le fusil ou le casse-tête du chasseur, qui s’approchera de trop près.

L’ours noir fuit d’ordinaire en présence de l’homme, à moins que ce ne soit à la saison de l’accouplement ; alors les mâles sont agressifs, ou à la fonte des neiges, temps où les femelles ont des oursons à élever et à protéger.

La chair, surtout les jambons de l’ours sont savoureux ; sa graisse, fort usitée comme cosmétique.

L’animal se creusera une tanière aux premières neiges, sous un arbre renversé ou sous l’abri d’un rocher : s’y retirera gras et bien repus ; y séjournera plongé dans un profond sommeil pendant les grands froids de Décembre, Janvier et Février ; en sortira également gras aux beaux jours de Mars, ou à la chaude température d’Avril ; puis, le galant perdra un peu de son embonpoint à faire l’école buissonnière dans le grand bois…

On réussit à apprivoiser les jeunes : adultes, ils deviennent acariâtres, maussades, méchants ; n’obéissent qu’à leur maître. Un de mes amis à Sillery avait un ours, qu’il croyait doué d’un excellent naturel ; s’étant absenté quand l’ours devint adulte, il trouva à son retour Martin niché au haut d’un orme et les voisins, armés de fusils, en voie d’en faire prompte justice pour méfaits commis dans l’arrondissement.





LA CHASSE AUX OURS



Benedict-Henry Revoil, dans ses charmants récits,[3] paraît s’être donné la mission de narrer, entre autres incidents « une série de chasses fantastiques, » dans les forêts du nouveau monde. Il a pleinement réussi : les neuf années (1841-9) qu’il a passées aux États-Unis et au Canada, en fournissent des preuves irréfragables.

Comme œuvre d’imagination, son livre est admirable d’entrain, palpitant d’intérêt ; j’ajouterai, de nouveauté, comme on s’en convaincra en feuilletant entre autres, l’agréable chapitre où sont consignées ses chasses à l’ours Grizzly, le redoutable monarque des montagnes Rocheuses.

Les Peaux Rouges, selon lui, les imprudents ! à la recherche du Grizzly, le saisissent par les pattes de derrière et le soulèvent pour l’empêcher de se retourner. Credat Judœus Apella !

Voilà bien qui est pousser à ses dernières limites « le merveilleux du récit, » ingrédient indispensable d’un livre sur la chasse, d’après ce bon M. Revoil, quand l’on songe au poids, à la force, à l’agilité, à la férocité constante de ce colosse des forêts. Mais, enfin, le jovial chasseur se console facilement en prenant pour devise « Histoires de Chasseurs ne sont pas Évangiles. »

Bien que l’ours noir du Canada n’ait ni le poids, ni la force, ni la férocité de son congénère de l’ouest, je ne conseillerai pas au trappeur, même le plus musculeux, de tenter à son égard, un pareil tour de force, que d’essayer en plein bois, de le soulever, en le prenant par les pattes de derrière : mal pourrait bien lui en advenir !

J’ai lu quelque part que le Baron de Crac, légendaire chasseur, avait le courage d’introduire, par l’œsophage dans la gueule béante d’un ours, son énorme main et d’aller saisir à l’intérieur, la racine de la queue de l’animal qu’il « retournait à l’envers comme un gant ; » mais, c’était là un ours allemand !…

Chez nous la chasse aux ours est plus prosaïque, moins accidentée, moins périlleuse.

Le trappeur en quête de sa dépouille, emploie de gros pièges appâtés de viande fraîche, lesquels il assujettit par une chaîne, non à un arbre ; car la résistance que lui offrirait cet obstacle pourrait causer un tel accès de colère à l’animal une fois pris, qu’il briserait le piège ou se casserait la patte ; puis, se libérerait avec ses dents. Il aura donc soin de le lier à une bûche de bois, que la bête entraînera à une petite distance ; elle s’affaiblira, plus tard, par la résistance ou par la faim.

On le prend encore avec une attrape, confectionnée de deux troncs d’arbres, balancés sur des poteaux, que l’animal sera forcé de déplacer avant d’atteindre l’appât à l’intérieur de l’attrape : une perdrix, un morceau de lard ou de bœuf ; les poutres perdant l’équilibre écraseront maître Martin dans leur chute.

Une méthode, cruelle par les souffrances qu’elle entraine, consiste à enfoncer solidement, à quelques pieds de terre, un peu inclinés, dans le tronc de l’arbre au haut duquel on a exposé l’appât, des crochets en fer garnis d’accrocs comme des hameçons. L’ours grimpera, selon sa coutume, le long de l’arbre, ira dévorer l’appât, sans songer à sauter du haut en bas. Il descendra à reculons, en empoignant le tronc de l’arbre, jusqu’au crochets recourbés, qu’il s’enfoncera infailliblement dans les pattes de devant. Il entrera en fureur, mais inutilement, et restera cloué à l’arbre, pour y expirer dans des souffrances atroces et prolongées. Ce procédé, nous le condamnons.

On pourchasse l’ours aussi, vers la fin de l’hiver, avec des chiens ; le chien s’introduira dans sa grotte, révélée au chasseur, par le frimas qui en entoure l’entrée, ou, par la vapeur qui s’en dégage, causée par l’haleine chaude de l’ours, en contact avec l’atmosphère froide du dehors.

Si le chien ne réussit pas à le déloger, une torche ardente introduite dans son repaire est généralement efficace, tandis que le chasseur, embusqué à l’entré de la tanière, assènera à la bête à sa sortie, un coup de hache sur le museau, ou lui logera une balle derrière l’épaule.

L’ours est dur à tuer ; il faut que le projectile pénètre dans le cerveau par l’orbite de l’œil, ou au cœur, par le défaut de l’épaule : une balle ordinaire s’aplatit sur son crâne ; il continue avec entrain la lutte, même après avoir reçu plusieurs balles dans le corps.

De vieux trappeurs vous diront qu’ils connaissent une autre espèce d’ours, de stature plus élevée, — plus robuste, beaucoup plus féroce que l’ours ordinaire, marqué au poitrail d’un croissant ou d’une étoile blanche.

Ce brigand se ruera en plein jour sur un troupeau entier de moutons, qu’il égorgera de gaité de cœur jusqu’au dernier, en présence des propriétaires, près de la métairie ; ce terrible maraudeur, blanchi par le temps, n’est autre qu’un ours ancien, que l’âge ou un jeûne prolongé aura rendu vorace et sanguinaire ; si on le rencontre en hiver en dehors de sa tanière, c’est lorsque la température est plus douce qu’à l’ordinaire.

Les Indiens prétendent que les ours, l’automne, avant de se mettre en hivernement, ont pour habitude de dégarnir les sapins de leur écorce à cinq ou six pieds de terre, pour se procurer la gomme, qui, selon eux, à l’effet de leur conserver leur graisse pendant leur période de torpeur ; que le printemps venu, ils creusent le sol pour en extraire des racines afin de restaurer leur activité, aux fonctions du corps, suspendues par leur sommeil prolongé.

M. Chs. C. Ward, excellent observateur, est d’avis que l’ours à son jeune âge est non seulement espiègle, mais qu’il est enclin à la plaisanterie (humor).

Il raconte qu’un jeune étranger, son hôte, avait pour habitude de jouer de la flûte, passant et repassant devant un ours apprivoisé que M. Ward possédait. Martin s’égayait, à ses heures, à relancer un bâton long d’un mètre ; bientôt, il se mit à imiter, avec ce joujou, le manège du joueur de flûte. L’artiste piqué, crût tirer vengeance de l’espiègle animal, en l’ahurissant des sons les plus aigus qu’il pouvait produire de son instrument. L’ours, renifla l’air, gémit, maugréa ; puis, le joueur de flûte s’étant approché de lui, de sa formidable patte, il lui assena sur la tête, une taloche qui enfonça complètement sur les yeux du musicien, son feutre altier. Pour prévenir un second coup, l’artiste s’esquiva en se laissant choir à terre, hors de la portée de Maître Martin, « jurant, mais un peu tard, qu’on ne l’y reprendrait plus. »

  1. 1o . L’ours Noir, American or Black Bear. Ursus Americanus.
    2o . L’ours Grizzly, Grizzly Bear. Ursus Horribilis.
    3o . L’ours Blanc, White or Polar Bear. Ursus Maritimus.
    4o . L’ours Brun, Cinnamon Bear. Ursus Cinnamomum.
  2. J’ai souvent ouï-dire par nos paysans, que l’ours capture les moutons dans les prés au moyen du stratagème suivant : Martin se couche de son long, sur l’herbe ; les moutons d’abord effrayés de sa présence, se laissent aller à la curiosité ; ils s’approchent peu à peu de l’objet noir qui fait le mort et quand une brebis s’est approchée assez près, le mort ressuscite et l’empoigne.
  3. Chasses dans l’Amérique du Nord.