Notice au Charmide de Platon
Les Belles Lettres (Œuvres complètes de Platon, tome IIp. 47-51).



NOTICE




I

LES PERSONNAGES ET LE SUJET


Les personnages du Charmide sont au nombre de quatre : Charmide, Critias, Chéréphon, Socrate. Mais Chéréphon, souvent mentionné parmi les plus zélés disciples du maître, ne paraît ici qu’un instant dans le préambule, et ne prend pas part à la discussion proprement dite. Sa courte apparition suffit d’ailleurs pour nous rappeler son trait distinctif, la chaleur de son dévouement à Socrate et sa nature impulsive.

Charmide, fils de Glaucon, qui donne son nom au dialogue, figure dans plusieurs ouvrages de Platon et de Xénophon. Il était le frère de Périctioné, mère de Platon. À l’époque où l’entretien est censé avoir lieu, c’est un tout jeune homme, encore soumis à la tutelle de son cousin Critias. Il est remarquable par sa beauté, par sa naissance illustre, par ses heureuses dispositions pour la philosophie et la poésie. Plus tard, il fréquenta Socrate et Protagoras (Protag., p. 315 a). Ses relations de famille l’engagèrent dans le parti aristocratique à côté de son cousin et tuteur Critias qui fut, comme on sait, le chef des Trente à la fin de la guerre du Péloponnèse. Charmide périt dans la guerre civile, au combat de Munychie, en 403 (Xén., Hellén. II, 4, 19).

Critias, l’aristocrate bien connu, n’était pas seulement un homme politique : c’était en outre un lettré, un ami des sophistes, un poète auteur de tragédies et d’élégies. Il était, lui aussi, parent de Platon, son père, Callæschros, étant le frère de Glaucon, l’aïeul maternel du philosophe.

Le sujet mis en discussion dans le dialogue est la nature de la vertu appelée par les Grecs σωφροσύνη : mot que nous traduisons en français par sagesse, mais qui implique en grec certaines nuances que le français ne peut rendre avec une entière exactitude. Le mot σωφροσύνη, en ce sens, appartient à la langue de la période attique : chez Homère (sous la forme σαοφροσύνη, assez rare d’ailleurs), il signifie uniquement le bon sens ; chez les Attiques, il désigne un ensemble de qualités intellectuelles et surtout morales qui correspondent à un certain équilibre de l’âme, à une possession de soi-même qui va de la simple dignité dans l’attitude extérieure (du comme il faut) jusqu’à la plus haute vertu. Le français sagesse a moins de souplesse dans son emploi courant. C’est ce qu’il ne faut pas perdre de vue pour comprendre les premières réponses de Charmide, qui pourraient sans cela paraître plus naïves qu’elles ne le sont en réalité. Charmide, comme le lui dit Socrate, « sait le grec » (ἑλληνίζει), et c’est à l’usage grec que se rapportent ces premières définitions, insuffisantes au point de vue philosophique, mais conformes à l’habitude du langage familier.

Charmide lui-même est σώφρων, et c’est pour cela que Socrate l’examine sur le sujet de la σωφροσύνη : qui est mieux désigné pour expliquer la nature d’une vertu que celui qui la possède ? Mais Charmide n’arrive pas à en donner une bonne définition, et l’on voit ainsi la différence profonde qui sépare le bon sens instinctif de la science telle que l’entend Socrate.

Un moderne peut s’étonner que Charmide soit présenté par Platon comme un exemplaire-type du σώφρων. Celui qui fut du parti des Trente ne nous paraît pas avoir montré dans sa vie cette modération qui est à nos yeux un attribut de la sagesse et de l’équilibre moral. Faut-il croire que la σωφροσύνη de Charmide ait été limitée, pour Platon, à la période de sa jeunesse ? Non. Rappelons-nous que Thucydide, dans le portrait qu’il fait d’Antiphon, le loue de son ἀρετή, c’est-à-dire de ses qualités morales, en dépit de son rôle dans la révolution des Quatre-Cents. Il est possible que Platon ait reconnu jusqu’au bout chez Charmide des vertus privées qui lui permettaient, même après les événements de 403, de le présenter encore aux lecteurs comme un type du σώφρων tel que le concevaient les Athéniens du ive siècle.



II

COMPOSITION ET ART DU DIALOGUE


L’entretien n’est pas mis directement sous nos yeux comme dans une pièce de théâtre : il est raconté par Socrate lui-même à un auditeur ou lecteur anonyme. Cette forme narrative, qui a l’inconvénient de multiplier les « dit-il » et les « dis-je », a été plus tard condamnée pour cette raison par Platon lui-même dans le préambule du Théétète. C’est donc à la première partie de la vie de Platon que le dialogue doit être rapporté ; d’autres raisons d’ailleurs conduisent à la même conclusion. Quoi qu’il en soit, l’ouvrage est d’un art exquis et la forme narrative n’a pas été à cet égard sans quelques avantages, ici comme en d’autres dialogues.

Celui-ci débute par un délicieux préambule qui nous introduit dans le lieu de la scène, la palestre de Tauréas, et nous présente successivement les divers interlocuteurs au milieu de jeux de scène pleins de grâce et d’esprit.

Après une causerie préliminaire où la modestie charmante de Charmide se révèle, la discussion proprement dite va s’engager. Dès lors la dialectique reprend ses droits, et c’est par une série de définitions, tour à tour proposées à Socrate, puis rejetées après examen, qu’on s’achemine lentement vers la conclusion ; un peu trop lentement, à vrai dire, au gré du lecteur moderne, moins épris que les Athéniens de cette subtile et abstraite dialectique verbale, et qui souhaiterait dans bien des cas un contact plus immédiat avec la réalité. Mais jusque dans cette dialectique il faut admirer comme elle s’adapte à la diversité des caractères et comme elle sert à les mettre en lumière avec esprit.

Charmide, qui ouvre le jeu, donne des définitions toutes simples et les donne en rougissant. Pressé par Socrate, il se souvient d’une autre définition qu’il a entendu donner par Critias et, sans trahir l’auteur, la propose. Comme Socrate la réfute encore, Charmide regarde Critias d’un certain air qui semble l’inviter gaiement à se défendre lui-même. Critias, piqué, entre en effet dans la discussion, qui peut alors devenir plus savante et plus pénétrante, plus subtile aussi. Rien de plus conforme à la vérité des caractères que cette progression.

Critias, avec son assurance d’homme qui sait son mérite, et avec cette vanité d’auteur qu’il mêle à son aisance d’homme du monde, fait sourire, mais n’est pas ridicule comme un Hippias.

Quant à Socrate, impitoyable dialecticien, ironiste souriant, il introduit en outre dans le débat un élément de poésie et de mysticisme qui achève de le peindre, lorsqu’il raconte au début l’histoire de l’incantation apprise par lui de la bouche d’un Thrace et lorsqu’il y revient encore à la fin du dialogue.

L’entretien s’achève par une conclusion négative en apparence : malgré tous leurs efforts, les trois interlocuteurs n’ont pu définir la σωφροσύνη ; et cependant, Socrate est certain que Charmide la possède et que c’est là pour lui un grand bien. Après toutes ces disputes, Critias est le premier à conseiller à Charmide de ne jamais abandonner la compagnie de Socrate, et Charmide n’a pas besoin qu’on l’y oblige pour se conformer à l’ordre de son tuteur.



III

SIGNIFICATION PHILOSOPHIQUE


Que l’apparence négative de la conclusion ne soit qu’une apparence, que le dernier mot du Charmide ne soit pas un aveu de scepticisme et d’impuissance à définir scientifiquement la σωφροσύνη, c’est ce qui ressort assez clairement de toute la philosophie de Platon, pour qui l’explication dernière des choses est dans la théorie des Idées. Ici même, la certitude avec laquelle Socrate affirme que Charmide, en possédant la sagesse, possède la cause du bonheur, éloigne tout soupçon de scepticisme.

Mais une autre interprétation du dialogue a été proposée, d’après laquelle Platon aurait en vue, dans le Charmide, de réfuter Socrate lui-même et de séparer sa propre doctrine de celle de son maître. Cette interprétation, développée par un Allemand, M. Horneffer, se fonde sur le fait que le Socrate du Charmide, dans la discussion avec Critias, combat le γνῶθι σεαυτόν et la doctrine qui ramène toute vertu à la science, c’est-à-dire les théories fondamentales du vrai Socrate[1]. Pour que cette argumentation eût quelque valeur, il faudrait qu’on eût démontré d’abord que l’interprétation donnée ici au γνῶθι σεαυτόν est celle du vrai Socrate, et ensuite que la science à laquelle il voulait ramener la vertu était la « science des sciences » telle que l’entend Critias. Or cette démonstration reste à faire. Que le Socrate des dialogues ait souvent exprimé la pensée de Platon et non celle du vrai Socrate, c’est l’évidence même, quoi qu’en ait pu penser un de ses récents éditeurs. Mais que Platon, en faisant ainsi parler son maître, ait eu parfois l’intention de le réfuter expressément, de rompre en visière avec lui, c’est ce qu’on admettra difficilement. Même lorsque Platon dépasse ouvertement la pensée de Socrate, il est probable qu’il croyait bien plutôt le compléter que le contredire, et qu’il envisageait sa propre philosophie comme la continuation légitime d’une pensée qui n’avait pu atteindre à toutes les conséquences des principes posés par elle.



IV

LE TEXTE


Le texte qui suit repose avant tout sur le Bodleianus (B), collationné par Schanz et Burnet. Β conserve seul la vraie leçon dans certains passages (notamment Βασίλης, p. 163 a 4) ; mais il porte aussi des traces nombreuses d’inattention, que le Venetus T redresse utilement. Quelques variantes intéressantes à divers titres sont fournies par le Vindobonensis W, collationné avec grand soin par Schanz et par un collaborateur de Burnet.




  1. Platon gegen Sokrates, Leipzig, 1904. Cf. Revue critique, juin 1906, art. de My.