Charlotte Corday (Michel Corday)/Chapitre 8

Ernest Flammarion (p. 149-155).
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CHAPITRE VIII

LES DERNIÈRES HEURES


Le jugement prononcé, Charlotte se tourna vers Chauveau-Lagarde. Elle le remercia de l’avoir défendue « d’une manière digne d’elle et de lui ». Elle voulut lui donner une preuve de confiance, s’adresser à lui comme à un dernier ami. D’après l’arrêt du Tribunal, ses biens étaient confisqués. Elle laissait à la prison une très petite dette, trente-six livres assignats. Elle pria Chauveau-Lagarde de l’acquitter. « Je compte, dit-elle, sur votre générosité. »

Sur le chemin de sa cellule, elle rencontra le concierge Richard et sa femme. Ils tenaient toujours prêt son déjeuner. Elle leur dit en souriant : « Les juges m’ont retenue là-haut si longtemps, qu’il faut m’excuser de vous avoir manqué de parole. »

À ce moment, un prêtre s’avança vers elle, l’abbé Lothringer, l’un des trois ecclésiastiques chargés d’assister les condamnés. Il lui offrit ses offices. Pendant le procès même, Charlotte avait eu l’occasion de faire connaître son opinion religieuse. Le président Montané lui demandant si elle allait d’ordinaire se confesser à un prêtre assermenté ou à un prêtre réfractaire, elle avait répondu qu’elle n’allait ni aux uns ni aux autres, car elle n’avait pas de confesseur. Elle repoussa donc doucement l’offre de l’abbé : « Remerciez ceux qui ont eu l’attention de vous envoyer. Je leur en sais gré, mais je n’ai pas besoin de votre ministère. »

À peine avait-elle réintégré sa cellule, le concierge Richard lui annonça qu’un peintre venait faire son portrait. Elle l’attendait. Elle l’avait remarqué à l’audience où il avait ébauché sa toile. Elle s’était félicitée que le Comité de Sûreté générale exauçât, même tardivement, son vœu. Et, le procès terminé, elle avait souhaité tout haut que l’artiste vint achever son œuvre dans sa cellule.

Le peintre se présenta. Il se nommait Jean-Jacques Hauer. Il avait d’autant plus aisément obtenu l’autorisation de pénétrer dans la prison qu’il était commandant de la Garde nationale et fort connu dans sa section.

Elle le remercia gracieusement et s’assit sur une chaise. « Je suis prête. » Elle parlait avec un tranquille enjouement, une aisance mondaine. Elle revint sur l’action qu’elle avait commise. Loin de la regretter, elle s’applaudit une fois encore d’avoir délivré la France d’un monstre. Parfois elle se levait, examinait son portrait, félicitait l’artiste, lui proposait de légères retouches.

Cependant le temps fuyait. Elle voulait encore expédier une lettre. Afin de ne point retarder le peintre dans son travail, elle prit un livre comme sous-main et commença d’écrire sans quitter sa chaise.

À ce moment, Richard ouvrit la porte et s’effaça devant un groupe d’hommes. L’un d’eux portait sur le bras la chemise rouge que les assassins devaient revêtir pour l’exécution. Elle comprit : le bourreau, Sanson. Elle ne put réprimer son trouble. « Quoi ? Déjà ! ». Mais aussitôt elle se ressaisit et demanda à cet homme la permission d’achever sa lettre :

« Le citoyen Doulcet de Pontécoulant est un lâche, d’avoir refusé de me défendre, lorsque la chose était si facile. Celui qui l’a fait s’en est acquitté avec toute la dignité possible. Je lui en conserve ma reconnaissance jusqu’au dernier moment.

« Marie de Corday. »

Ce dernier moment était arrivé. Elle plia son papier en forme de lettre, pendant qu’un des deux huissiers qui accompagnaient le bourreau lui lisait le jugement. Elle pria cet homme de faire parvenir ce billet à son destinataire, le député Gustave Doulcet.

Sanson tenait à la main des ciseaux. Elle s’assit, enleva son bonnet, dénoua ses beaux cheveux et fit signe au bourreau de les couper. Lorsqu’ils furent tombés, elle en prit une mèche et la donna au peintre Hauer : « Monsieur, je vous remercie de ce que vous venez de faire pour moi. Je ne puis vous offrir, pour vous montrer ma reconnaissance, que ce souvenir d’une mourante. » Puis elle chargea le concierge Richard de remettre le reste à sa femme.

Elle disposa elle-même la chemise rouge, à dessein fort échancrée, et elle obtint de jeter sur ses épaules son fichu rose. Au moment où on allait lui attacher les mains derrière le dos, elle demanda encore de mettre ses gants. Ses gardes l’avaient serrée si fort chez Marat qu’elle portait des cicatrices au poignet. Mais Sanson l’assura qu’il la lierait sans la blesser. Elle sourit : « C’est vrai. Ces gens-là n’avaient pas comme vous l’habitude. »

La rude toilette de la mort, « qui conduit, dit-elle, à l’immortalité », était achevée. Il était plus de six heures. La charrette attendait dans la cour. Charlotte voulut rester debout, appuyée aux ridelles. Sanson laissa cependant près d’elle un tabouret où elle pouvait poser un genou.

La foule s’écrasait autour du Palais. Aux habitués de la guillotine, aux furies populaires, s’ajoutaient les innombrables fanatiques de Marat. À la vue de la condamnée, un formidable cri de mort jaillit de cette multitude. Ce n’étaient, autour de la charrette, que poings tendus, visages forcenés, bouches grandes ouvertes…

À ce moment, un orage, qui couvait depuis le matin, éclata. Mais la pluie ne dispersa pas la foule, dont la clameur couvrait les grondements du tonnerre.

Charlotte opposait à cette fureur déchaînée son doux sourire et sa fierté tranquille. Sous les huées mortelles et les gestes féroces, elle songeait : « Je leur donne la Paix. » C’était le secret de sa sérénité. Les bras liés derrière le dos, elle restait debout, la tête bien droite. Ah ! ses vieux amis n’auraient pas pu lui reprocher ce jour-là « de cacher ses beaux yeux ». Sa chemise rouge, toute trempée de pluie, épousait son corps comme les draperies d’une statue.

On eût dit que sa ferme douceur et sa grâce limpide imposaient, une fois encore, le silence et le respect. Tandis que l’orage s’apaisait, les imprécations devenaient plus rares, bien que la foule fût toujours aussi dense par les quais et les rues. Seuls, les énergumènes qui accompagnaient la charrette et que les gardes à cheval tenaient à distance, continuaient de vomir d’ignobles injures.

Dans la rue Saint-Honoré, la charrette se frayait plus lentement que jamais son chemin. Sanson, ému par un courage qu’il n’avait jamais vu, dit à Charlotte : « Vous trouvez que c’est bien long ? » Elle lui répondit en souriant, de sa voix musicale et presque enfantine : « Bah ! Nous sommes toujours sûrs d’arriver. »

Il était près de huit heures quand apparut la Place de la Révolution. Les feux du couchant embrasaient l’horizon. Le bourreau voulut masquer à la jeune fille la vue de la guillotine. Mais elle se pencha et dit encore : « J’ai bien le droit d’être curieuse. Je n’en ai jamais vu. »

Malgré ses entraves, elle gravit lestement, seule, les marches glissantes de l’échafaud. Lorsqu’un aide lui enleva son fichu et découvrit ses épaules, elle pâlit et se recula violemment. Ce fut la suprême révolte de sa pudeur. Sur son col, elle craignait plus les regards que le couperet. Mais, une dernière fois, elle retrouva le calme. Elle reprit ses vives, ses fraîches couleurs et elle en fut comme illuminée. Elle se jeta d’elle-même contre la bascule. Le choc du couperet rompit le silence absolu.

Quelques cris de « Vive la Nation ! Vive la République ! », montèrent de la foule qui, d’une seule coulée, avait couvert l’énorme place. Un aide-charpentier, qui avait réparé la guillotine, saisit aux cheveux, pour la montrer au peuple, cette tête qui semblait sourire encore. Et, par deux fois, il la souffleta.