Charlotte Corday (Michel Corday)/Chapitre 6

Ernest Flammarion (p. 103-127).


CHAPITRE VI

LE MEURTRE


Charlotte avait promis à Barbaroux le détail de son voyage. Elle le lui a envoyé. Nous le tenons d’elle-même. En fait, le récit de ses aventures de route est fort succinct. Car elle a beaucoup sommeillé dans cette voiture où s’entassaient, sous l’accablante chaleur, une dizaine de personnes. « Elle ne s’est réveillée pour ainsi dire qu’à Paris. »

Dès le départ, ses compagnons de diligence ont parlé politique. Et comme ils étaient Montagnards, leurs propos, « aussi sots que leur personne », l’ont aidée à s’endormir. Cependant un des voyageurs, « qui aimait sans doute les femmes dormantes », la prit ou feignit de la prendre pour la fille d’un de ses anciens amis, lui donna un nom qu’elle n’avait jamais entendu et enfin lui offrit sa fortune et sa main.

À l’un des relais, comme il l’importunait décidément par son insistance, elle lui dit : « Nous jouons parfaitement la comédie. Il est malheureux, avec autant de talent, de n’avoir pas de spectateurs. Je vais chercher nos compagnons de voyage pour qu’ils prennent leur part du divertissement. »

Il comprit la leçon, cessa le jeu, se bornant à soupirer pendant la nuit des chansons plaintives, « également propres à exciter le sommeil ». Pourtant, aux approches de Paris, elle subit encore un assaut du fâcheux. Elle dut lui refuser son adresse et celle de son père. Car il tenait décidément à la demander en mariage.

Charlotte n’était jamais venue à Paris. Elle y connaissait bien quelques personnes qui auraient pu lui servir de guides. Mais elle était résolue à garder toute son indépendance, à agir seule. Aussi, nul n’était prévenu de son arrivée. Nul ne l’attendait au saut de la voiture lorsque, le jeudi 11, vers midi, la diligence s’arrêta dans la cour des Messageries nationales, rue Notre-Dame-des-Victoires.

Suivant son plan, elle s’enquit, au bureau même, d’un hôtel voisin. Un employé lui remit une carte-adresse : « Mme Grollier, tient l’Hôtel de la Providence, rue des Vieux-Augustins, 19, près la place de la Victoire-Nationale. On y trouve des appartements meublés à tous prix. À Paris. »

Sans chercher plus, elle suivit un commissionnaire qui portait son léger bagage. La patronne, Mme Grollier, l’interrogea d’assez près, pour se mettre en règle avec une police exigeante et soupçonneuse, et pour satisfaire aussi sa curiosité.

Apprenant que la jeune fille arrivait de Caen, elle lui demanda si vraiment une force armée marchait sur Paris. Charlotte, qui voulait à tout prix éviter de passer pour suspecte, lui donna le change. Elle ne fit allusion qu’aux enrôlements du 7 juillet. Elle affirma « qu’il n’y avait pas trente personnes sur la place de Caen lorsqu’on battit la générale pour venir à Paris. »

On la conduisit à la chambre numéro 7, au premier étage, en façade. Cette pièce assez vaste, à rideaux blancs et rouges, était meublée, en dehors du lit et des chaises, d’une commode et d’un petit secrétaire. Charlotte était lasse et souhaitait de s’étendre. Elle pria toutefois le garçon d’hôtel de lui acheter du papier, des plumes, de l’encre. Puis, tandis qu’il préparait le lit, elle lui demanda ce qu’on pensait de Marat à Paris. Il lui répondit que les aristocrates le détestaient, mais qu’il passait aux yeux des patriotes pour un bon citoyen. Elle eut un ironique sourire.

Mais, tout en continuant sa besogne, cet homme déplora que Marat fût éloigné de la Convention et retenu chez lui par la maladie depuis de longues semaines.

Il ne se doutait guerre de la portée de ses paroles. Quelle révélation… Charlotte s’apercevait que, depuis le 31 mai, elle avait cessé de suivre Marat, d’épier ses gestes et ses paroles. Pour elle, à partir de cette date, il était jugé. L’arrivée des Girondins à Caen, la préparation de son projet, l’avaient absorbée tout entière. Elle ignorait la maladie de Marat, son éloignement de l’Assemblée. Désormais, elle ne pouvait plus suivre le chemin qu’elle s’était tracé : frapper Marat en pleine Convention ; y périr à son tour, massacrée par la foule des tribunes, sans laisser de nom, de trace même, tandis que les siens la croiraient en Angleterre.

Pourtant, il faut immoler Marat, rendre la Paix au pays. Il le faut. Alors, sur-le-champ, malgré sa fatigue, Charlotte dresse un nouveau plan. Elle frappera Marat chez lui, puisqu’il n’en sort plus. Elle n’a plus besoin de Lauze de Perret, du moins pour l’introduire à la Convention. Mais elle doit cependant le voir pour lui remettre les papiers de Barbaroux et régler l’affaire d’Alexandrine de Forbin. Elle s’en acquittera sans tarder.

Elle se ravise donc, déclare au garçon que décidément elle ne se couchera pas tout de suite. Elle va sortir un peu, voir le Palais Royal. Puis, négligemment, elle lui demande de lui indiquer la rue Saint-Thomas-du-Louvre. C’est là que demeure Lauze de Perret.

Le logis du député se trouvait tout proche de l’hôtel. Mais ses deux filles apprirent à Charlotte que leur père, retenu toute la matinée à la Convention, n’était pas encore rentré. Elle leur laissa donc le paquet de Barbaroux. Elle reviendrait prendre la réponse dans une heure.

Elle erra. On était à l’heure la plus chaude du jour. La ville semblait assoupie. Charlotte ne s’étonna pas d’un si grand calme en temps de troubles : à Caen même, elle avait vu souvent la vie continuer à deux pas de l’émeute. D’ailleurs, elle ne parvenait pas à s’intéresser aux spectacles de la rue, aux monuments même : elle ne suivait que sa pensée.

Lorsqu’elle se présenta de nouveau chez Lauze de Perret, le député achevait son repas. Néanmoins, il reçut aussitôt l’envoyée de Barbaroux, dans la salle à manger même. Une demi-douzaine de convives entouraient la table. « Je voudrais, lui dit-elle, vous parler en particulier. » Ils passèrent dans le salon. Lauze de Perret s’excusa. Il était rentré en retard et ses convives l’avaient aussitôt réclamé. Il avait donc juste ouvert le paquet, qu’il avait posé sur la cheminée, sans prendre le temps de lire la lettre de Barbaroux.

Lorsqu’il en eut pris connaissance, il demanda à Charlotte des nouvelles des proscrits et se mit à sa disposition. Elle le pria de l’accompagner au Ministère de l’Intérieur, afin d’obtenir le dossier de Mlle de Forbin. Malgré sa hâte, elle n’osa pas lui demander de s’y rendre sur-le-champ. Car il était attendu par ses amis. « Demain, lui dit-elle, si vous voulez vous donner la peine de passer chez moi dans la matinée, nous irons ensemble voir le Ministre. »

Il accepta, mais il fit remarquer en souriant à la jeune femme qu’il ignorait son nom et son adresse. Elle lui remit la carte de l’hôtel qu’on lui avait donnée aux Messageries et elle y inscrivit son nom au crayon : Corday. Comme elle se retirait, il lui offrit de se rafraîchir. Elle refusa. Rentrée dans sa chambre vers cinq heures, elle s’y endormit presque aussitôt.

Le lendemain, vendredi, Lauze de Perret vint la chercher vers dix heures. Chemin faisant, il lui demanda quelques détails sur l’affaire de Forbin, sur les proscrits de Caen. Mais lorsqu’il voulut l’entraîner sur le terrain politique, elle se tint sur une prudente réserve, tant elle craignait d’éveiller les soupçons. Le nom de Marat ne fut même pas prononcé.

Au Ministère de l’Intérieur, un huissier leur apprit que le Ministre ne recevait les députés que dans la soirée, entre huit et dix heures. Ils se quittèrent donc, après avoir pris rendez-vous pour le soir.

À sa grande surprise, elle le vit revenir dans l’après-midi même. Dans l’intervalle, on avait posé les scellés chez lui, et saisi sa correspondance. La suspicion à l’égard des Girondins s’étendait. On l’accusait d’être mêlé au complot de Dillon. « Je crains, dit-il, que ma présence chez le Ministre à vos côtés ne vous soit désormais plus nuisible qu’utile. D’ailleurs, j’ai réfléchi : vous n’avez pas de procuration de Mlle de Forbin et les bureaux refuseraient de vous remettre ses papiers. »

Charlotte dut se rendre à ses raisons, sans renoncer toutefois à servir son amie. Elle devait, quelques jours plus tard, en donner une preuve touchante.

Comme Lauze de Perret se disposait à prendre congé, elle le retint. Elle était tellement sûre de ramener la paix sur la terre en la débarrassant d’un monstre, qu’elle ne craignait rien pour ses alliés, ses complices involontaires. Loin d’être inquiétés sérieusement, ils seraient eux-mêmes applaudis comme des libérateurs. Mais Lauze de Perret était déjà compromis. La découverte de leurs relations pouvait nuire, au moins quelque temps, à cet homme obligeant et courageux. Elle voulut réparer ce tort possible, le mettre à l’abri du risque même.

« Citoyen du Perret, lui dit-elle, j’ai un conseil à vous donner. Défaites-vous de l’Assemblée. Retirez-vous. Vous pouvez faire le bien. Allez à Caen, où vous pourrez, avec vos collègues, servir la chose publique. »

Il lui répondit vivement que son poste était à Paris et que rien ne le lui ferait quitter. Inquiète pour lui, empêchée de s’expliquer davantage, elle s’irritait. Elle murmura, d’un ton de dépit : « Vous faites une sottise. »

La voyant déçue, agitée, il lui promit avec bonté de la prévenir s’il se décidait à partir. Ils voyageraient ensemble. Sinon, il la chargerait d’une lettre pour Barbaroux. Mais il avait besoin de savoir quand elle quitterait Paris.

Résolue à ne pas le compromettre davantage, elle répondit précipitamment qu’elle ignorait encore la date de son retour. Comme il s’offrait à venir aux nouvelles le lendemain, elle l’en détourna vivement, lui promit de lui écrire. Oh ! non, surtout, elle ne veut pas qu’il revienne le lendemain. Car ce lendemain, c’est le dernier jour de Marat.

Dès sept heures, ce samedi-là, elle est prête à sortir. Elle est sobrement habillée de brun. Dans l’entrebâillement de son corsage, elle glisse un papier, l’Adresse aux Français amis des Lois et de la Paix, qu’elle a écrite la veille après le départ de Lauze de Perret. Ardente confession, où elle crie sa foi, son sacrifice, son amour de la Paix, sa haine de la haine. On la retrouvera sur elle, toute tiède de sa vie, comme une partie d’elle-même où se serait imprimée sa pensée.

Elle a bien marqué son dessein d’apaiser la lutte fratricide : « Déjà, les départements indignés marchent sur Paris, déjà le feu de la guerre civile embrase la moitié de ce vaste empire. Il est encore un moyen de l’éteindre, mais ce moyen doit être prompt… »

D’avance, elle absout son geste, pareil à celui d’Hercule qui délivrait la terre de ses monstres : « Ô France, ton repos dépend de l’exécution de la Loi. Je n’y porte pas atteinte en tuant Marat, condamné par l’univers. Il est hors la Loi. Si je suis coupable, Alcide l’était donc lorsqu’il détruisait les monstres ? Mais en rencontra-t-il de si odieux ?… »

De quel élan elle immole ses jours à son humaine tendresse : « Ô ma Patrie, tes infortunes déchirent mon cœur. Je ne puis t’offrir que ma vie et je rends grâce au ciel de la liberté que j’ai d’en disposer. Personne ne perdra par ma mort… Je veux que mon dernier soupir soit utile à mes concitoyens, que ma tête, portée dans Paris, soit un signe de ralliement pour tous les amis des lois, que la Montagne chancelante voie sa perte écrite avec mon sang, et que l’univers vengé déclare que j’ai bien mérité de l’humanité… »

À cette Adresse, elle a épinglé son acte de baptême. Car elle ne sera pas, comme elle le croyait d’abord, massacrée par la foule des tribunes. Elle ne pourra pas, comme elle le voulait, rester ignorée dans la mort. Obligée de se présenter chez Marat, elle devra sans doute se nommer. Elle sera arrêtée, jugée. Bref, on la connaîtra. Mieux vaut donc qu’on apprenne par elle-même et tout de suite ce qu’elle pense, et qui elle est.

Elle arrive au Palais-Royal avant huit heures. Les boutiques ne sont point encore ouvertes, ni dans les galeries de bois, ni sous les arcades nouvelles. Cependant, elle a besoin d’acheter une arme.

Dix fois, elle fait le tour du jardin. Un vendeur de journaux crie le jugement de l’affaire Léonard Bourdon. Elle achète la feuille, car elle a suivi ce procès. Le député montagnard Léonard Bourdon, passant ivre un soir devant un corps de garde d’Orléans, n’avait répondu au « Qui vive ? » de la sentinelle que par un coup de pistolet. La foule s’était ameutée. Dans la bagarre, le député avait été légèrement blessé au bras. Pour tirer vengeance de ce qu’il appelait « son assassinat », il mit la ville en état de siège, fit arrêter et juger vingt-six personnes. Neuf d’entre elles viennent d’être condamnées à mort. Elles seront exécutées le jour même… Charlotte s’indigne. Une infamie de plus. Mais ce sera la dernière.

Une coutellerie s’est enfin ouverte. Un homme, seul dans la boutique, lui vend pour deux francs un couteau de cuisine frais émoulu, manche noir, gaine de carton chagriné. Elle le glisse dans son corsage.

Il est encore bien tôt pour se présenter chez Marat. Charlotte s’assied dans le jardin qui peu à peu s’anime. Malgré la fraîcheur du matin, elle respire mal. Elle est oppressée. Un petit enfant, en jouant, vient se jeter contre ses genoux et lève vers elle ses beaux yeux innocents. Elle l’effleure d’une caresse et d’un sourire. Que de menus cadeaux elle a distribués, tout le long de sa vie, pour voir s’éclairer de plaisir un visage enfantin, depuis ces friandises dont elle comblait les petites villageoises dans le fournil du Mesnil-Imbert, jusqu’à ces dessins qu’elle a laissés au gentil Lunel en le quittant à jamais. Elle n’a rien à lui donner, à ce petit Parisien… Si. Il lui devra une vie plus heureuse. Elle va lui apporter la Paix.

Place des Victoires, Charlotte a remarqué une station de fiacres. Elle monte dans une voiture et dit au cocher de la conduire chez Marat. Il ignore l’adresse. Elle aussi. Elle ne s’en est point enquise, tellement elle était sûre de le frapper en pleine Convention. Le cocher se renseigne près de ses camarades et Charlotte écrit l’adresse au crayon sur un morceau de papier : « Faubourg Saint-Germain, rue des Cordeliers, à l’entrée. »

Il est onze heures environ quand la voiture s’arrête, au 30, rue des Cordeliers, devant une haute maison grise. Charlotte s’engage sous le porche et s’arrête à la loge où bavardent deux commères d’une trentaine d’années. Elle demande l’appartement du citoyen Marat. La portière lui répond distraitement : « Au premier, sur le devant. »

Dans la cour, à droite, Charlotte découvre, sous une arcade, l’escalier à rampe de fer forgé. Elle le monte rapidement et sonne en tirant la poignée d’une tringle. Dans la baie ouverte, apparaissent deux jeunes femmes qui se ressemblent. Charlotte saura bientôt qu’elle a devant elle la compagne de Marat, Simonne Evrard et sa jeune sœur Catherine Evrard. Elle demande à parler au citoyen Marat. Elle vient de Caen. Elle a des choses très intéressantes et très pressées à lui communiquer. Mais les deux femmes refusent de prévenir Marat : il est malade, il ne peut recevoir personne.

Charlotte insiste sur les secrets importants qu’elle doit révéler. À la vérité, sous son calme apparent, elle étouffe d’impatience. Il faut qu’elle s’obéisse. Il faut qu’elle tue le monstre. Songer qu’il est là, tout prés, peut-être derrière cette cloison. Mais les deux gardiennes sont intraitables. L’aînée, surtout, ne veut rien entendre. Elle lui refuse même l’entrée sans retour. En effet, lorsque Charlotte lui demande au moins à quelle date elle devra revenir, cette femme lui déclare tout net qu’une nouvelle démarche est inutile, puisqu’on ne peut pas savoir quand Marat sera rétabli.

Cette fois, elle est obligée d’abandonner la place. Mais elle est bien décidée à y rentrer. Elle la forcera par d’autres moyens, voilà tout. Elle rusera, puisqu’il le faut. Son « oracle » Raynal n’a-t-il pas écrit : « On ne doit pas la vérité à ses tyrans » ? Pour tenter Marat, elle lui proposera par lettre des renseignements sur l’insurrection normande. L’offre ne pourra que le séduire, lui qui, depuis des années, dénonce un grand complot par jour. Elle ira jusqu’à flatter les prétentions patriotiques de « bon français » qui n’est même pas Français.

Rentrée dans sa chambre, elle écrit :

« Je viens de Caen. Votre amour pour la Patrie doit vous faire désirer de connaître les complots qu’on y médite. J’attends votre réponse. »

Au bureau de l’hôtel, où elle se renseigne, elle apprend l’usage de la petite poste, qui distribue promptement les lettres. Marat devrait recevoir la sienne vers sept heures. Elle se présentera donc chez lui à sept heures et demie.

Elle prévoit même le cas où cette première lettre ne lui parviendrait pas. Elle en écrit une seconde, qu’elle emportera elle-même rue des Cordeliers et qu’elle lui fera remettre au besoin. Là encore, elle ruse avec Marat, elle flatte ses prétentions. Cette fois, elle feint de le croire sensible et bon.

« Je vous ai écrit ce matin, Marat. Avez-vous reçu ma lettre ? Puis-je espérer un moment d’audience ? Si vous l’avez reçue, j’espère que vous ne me refuserez pas, voyant combien la chose est intéressante. Suffit que je sois bien malheureuse pour avoir droit à votre protection. »

L’attente est longue, dans cette fade chambre d’hôtel. Elle y étouffe. Cependant, elle n’en veut pas sortir. Rien ne l’appelle dehors. Seul, son but l’attire. À quoi bon amasser des souvenirs ? Dans trois jours, sans doute, ils auront disparu avec elle.

Détachée de tout, elle apporte cependant à sa toilette un soin minutieux. Une fois encore sa coquetterie s’éveille aux grandes heures. Le matin, décidément, elle était trop sobrement habillée. Ne faut-il pas imposer à ces femmes qui veillent sur Marat ? Elle revêt une robe de bazin moucheté sur fond gris clair. Elle jette sur ses épaules une écharpe rose pâle afin de voiler son léger décolletage. Elle est coiffée d’un chapeau de haute forme à cocarde noire et rubans verts. De sa main soigneusement gantée, elle tient un éventail. Et les souliers à hauts talons, commandés exprès pour son voyage, la grandissent encore.

Sept heures. De nouveau, un fiacre l’emporte rue des Cordeliers. Elle le garde. Elle veut le retrouver si on l’évince encore ou si, par miracle, elle peut s’enfuir après avoir immolé Marat.

Elle passe devant la loge vide, gravit l’escalier à rampe de fer forgé. Elle sonne. C’est la portière, sans doute employée chez Marat, qui lui ouvre la porte. Mais cette femme aussi lui barre le chemin. Le citoyen Marat ne reçoit personne. D’ailleurs, il est dans son bain. Et pour montrer que l’audience est terminée, elle reprend son travail : aidée d’un commissionnaire, elle plie des journaux dans l’antichambre.

Charlotte, poussée par une force invincible, s’exaspère contre l’obstacle. Elle crie presque. Elle est déjà venue le matin. Elle a fait tout exprès un long voyage. D’ailleurs, elle a écrit au citoyen Marat, par la petite poste. Elle veut savoir au moins s’il a reçu sa lettre. La plieuse, tout en continuant sa besogne, réplique non moins haut que le citoyen Marat reçoit beaucoup de lettres et qu’on ne peut pas la renseigner.

Mais Simonne Evrard apparaît. Marat a entendu la discussion, Il vient de recevoir la lettre de la petite poste. Il a donné l’ordre de faire entrer la citoyenne. Enfin !…

La jeune femme la précède, traverse deux petites pièces et la laisse dans la salle de bain. C’est un cabinet étroit, presque obscur. Le jour à son déclin n’y pénètre que par une croisée à carreaux verdâtres. L’air humide et chaud sent le marécage. On a l’impression d’être au fond de l’eau. À gauche, Charlotte discerne enfin Marat dans son « sabot » de cuivre.

Il est vêtu d’un peignoir. Une serviette mouillée lui entoure la tête. Des journaux, des papiers couvrent une planchette posée en travers de la baignoire. Près de lui, un billot de bois supporte l’encrier.

Il lui indique d’un geste l’unique chaise, qui tourne le dos à la fenêtre. Sans préambule, il se renseigne sur l’insurrection normande. Il lui demande les noms des Girondins réfugiés à Caen, les écrit sous sa dictée.

Elle retrouve le masque qui la hante depuis dix mois, bien que l’âge et la maladie en aient encore aggravé l’horreur : le teint de plomb, les yeux jaunes et ronds, le nez écrasé sur la bouche de crapaud. Chacun de ses gestes découvre, sur le col et les épaules, la lèpre qui le dévore. C’est bien un monstre. C’est le monstre.

Mais Simonne Evrard se glisse dans la pièce. Est-elle poussée par un pressentiment ? A-t-elle pris un prétexte pour entrer ? Elle consulte Marat à propos d’un mélange de terre glaise et d’eau d’amande qu’il doit boire comme remède.

Pour la première fois, Charlotte regarde autour d’elle. Instinctivement, elle retient des détails : sur le papier pâle où sont peintes des colonnes torses, la carte de la France départementale, deux pistolets accrochés sous une inscription en grosses lettres : LA MORT. Quelle ironie.

Simonne Evrard quitte la pièce. Elle emporte, peut-être encore par crainte du poison, deux plats posés sur le rebord de la fenêtre pour le repas du soir.

Marat reprend son interrogatoire. Il inscrit maintenant les noms des administrateurs du Calvados délégués à Évreux. Elle cite Bougon Longrais, les autres. Qu’importe qu’elle paraisse les perdre ? Elle va les sauver.

Il s’arrête d’écrire et ricane : « Je les ferai tous guillotiner dans peu de jours à Paris. »

Ces mots décident de son heure. D’un même jet, elle se dresse, tire la lame de son sein, puis l’abat, d’une force terrible qu’elle ne se savait pas… Et c’est, en elle, une ineffable sensation de délivrance.

Marat n’a jeté qu’un appel confus et rauque. Charlotte traverse les deux pièces qui la séparent de l’antichambre. Elle va s’enfuir. Non. Le commissionnaire qui pliait les journaux a entendu le cri de Marat. À la vue de la jeune fille, il comprend. Il hurle : « À l’assassin ! À la garde ! » Brandissant une chaise, il en frappe Charlotte. Les femmes accourent, se jettent sur elle, l’abattent sur le sol. Comme elle tente de se relever, l’homme la saisit brutalement à la poitrine, de nouveau la terrasse en l’accablant de coups et d’injures : « Coquine ! Scélérate ! »

Un chirurgien, qui habite la maison se précipite, enjambe la mêlée, disparaît vers la salle de bains. Des hommes armés s’emparent de Charlotte, la redressent, lui lient étroitement les mains dans le dos et la gardent dans un coin de l’antichambre. Mais, parmi les appels, les ordres, les cris de fureur, les gémissements qui emplissent le logis, soudain une phrase vole : « Il est mort. »

Ainsi Charlotte apprend qu’elle a porté un coup mortel, que Marat a vécu… Désormais, peu lui importent les meurtrissures qui lui brûlent la face, ses vêtements lacérés, les cordes qui lui cisaillent les poignets et le sort qui l’attend : la Paix est rétablie.

Un commissaire de police, suivi de ses acolytes, procède aux constatations. Bientôt il fait amener Charlotte dans le salon. Des lampes l’éclairent. Des fleurs l’égaient. Sous les fenêtres, qui regardent la rue, la foule gronde. L’interrogatoire commence, serré, minutieux. Charlotte doit raconter sa vie, son voyage, l’emploi de son temps à Paris, le meurtre, les raisons qui l’ont poussée. Cet homme veut à tout prix lui trouver des complices. Mais elle a recouvré tout son calme. Elle se défend d’avoir été conseillée, guidée. Elle pense même, dans ce premier assaut, à passer sous silence ses entrevues avec Lauze de Perret.

Quatre hommes pénètrent dans le salon. Ce sont des conventionnels, délégués du Comité de Sûreté générale. Ils se nomment au commissaire. D’après des estampes et des caricatures, Charlotte reconnaît Legendre, Chabot, Drouet…

C’est devant ces nouveaux venus que le commissaire ordonne de la fouiller. Épreuve imprévue, pour elle qui croyait avoir tout calculé. Qui sait ? Si elle l’avait envisagée, peut-être aurait-elle renoncé à son projet, tant elle souffre, dans son ombrageuse pudeur, de sentir sur elle les mains des policiers, les regards des autres.

On tire de sa poche son argent, son dé, son peloton de fil. Son portefeuille contient son passeport et la seconde lettre préparée pour Marat. Dans son corsage même, on retrouve la gaine du couteau, l’acte de baptême épinglé à l’Adresse aux Français.

Chabot prétend encore apercevoir quelque papier dans l’entre-bâillement… Il avance la main. Assise, les bras liés derrière le dos, Charlotte ne peut pas se défendre. D’instinct, elle se rejette en arrière. Mais, dans ce mouvement même, le corsage achève de s’ouvrir. Alors, désespérée de confusion, elle supplie qu’on lui permette de réparer ce désordre et, pour le cacher sans attendre, elle se penche toute en avant, le menton aux genoux. Ces hommes ont pitié. On la délie. Elle se lève et, tournée vers le mur, rajuste vite son vêtement.

L’alerte passée, elle recouvre encore son sang-froid. Lorsqu’on lui relit son interrogatoire avant de le lui donner à signer, elle fait en sept endroits rectifier ses réponses, inexactement reproduites. Quand on veut lui renouer les mains derrière le dos, elle demande posément aux policiers l’autorisation de rabattre ses manches et de remettre ses gants, « s’il leur est indifférent de la faire moins souffrir avant de la faire mourir ».

Elle tient tête aux conventionnels qui, l’interrogatoire signé, continuent de la harceler de questions. Legendre prétend qu’elle est venue chez lui le matin. Elle le raille : « Vous vous trompez, citoyen. Je n’ai jamais songé à vous. Je ne vous crois pas d’assez grands moyens pour être le tyran de votre pays. Je ne prétendais pas punir tant de monde. »

Chabot lui demande : « Qu’est-ce qui vous a guidée, pour frapper ainsi du premier coup Marat droit au cœur ? » Elle réplique : « L’indignation qui soulevait le mien. »

Et lorsque ce même Chabot marque l’intention de garder pour lui sa montre d’or, elle se souvient qu’il fut d’église et le cingle : « Oubliez-vous que les capucins ont fait vœu de pauvreté ? »

Cependant, une épreuve l’attend encore : la confrontation. On la conduit dans la chambre, vivement éclairée, où déjà l’on doit faire brûler des aromates. On la met en face de ce masque, affreusement contracté par la mort et plus hideux encore que dans la vie. On découvre la plaie qui s’ouvre à droite dans la poitrine rongée de lèpre. Mais Charlotte est surtout bouleversée par les sanglots de cette femme affaissée au pied du lit, Simonne Evrard, la compagne de Marat, dont elle ignorait l’existence le matin même. Elle n’a point de remords, mais cette souffrance lui est intolérable. Elle s’irrite, impatiente de fuir : « Oui, oui, c’est moi qui l’ai tué… »

Il est minuit quand Drouet et Chabot la conduisent à la prison de l’Abbaye. On ouvre devant elle la porte cochère. De la rue, noire de nuit et de foule, s’élève une énorme clameur de mort. Ses gardes, écartant les furieux, la jettent vivement dans le fiacre, qui attend toujours. Mais la multitude hurlante entoure la voiture, l’empêche d’avancer. Charlotte va périr à son tour. Qu’importe ? Elle a accompli sa tâche. Cependant, Drouet, d’une voix forte, somme le peuple, au nom de la Loi, de se taire et de s’éloigner sans trouble. Il obéit. Alors, dans la détente, Charlotte s’évanouit.