Charlotte Corday (Michel Corday)/Chapitre 5

Ernest Flammarion (p. 79-102).


CHAPITRE V

LES GIRONDINS À CAEN


L’affaire du 2 juin avait violemment indigné les administrateurs du Calvados, presque tous ralliés aux Girondins. Ils l’avaient prévue de loin. Leurs Adresses à la Convention l’attestaient.

Jusqu’au dernier moment, ils avaient essayé d’empêcher l’attentat. Dans la nuit du 30 au 31 mai, ils décrétaient le principe d’une force armée, capable de faire respecter au besoin la représentation nationale. Et ils expédiaient aussitôt à Paris dix commissaires, chargés d’informer la Convention de leur décret. Leur nouvelle Adresse s’achevait par ces mots : « Nous déclarons une guerre à mort aux anarchistes, aux proscripteurs et aux factieux, et nous ne mettrons bas les armes qu’après les avoir fait rentrer dans le néant. » Ces dix commissaires arrivèrent trop tard. Le drame était joué.

Aux yeux des notables normands, la Convention, après le 2 juin, était investie, bloquée par les énergumènes de la Commune, obéissant eux-mêmes à l’inspiration de Marat. Il s’agissait de la dégager, d’assurer la sécurité de ses membres et la liberté de ses séances.

Dès le 7 juin, le jour même où les dix commissaires rendaient compte de leur inutile voyage, tous les corps constitués, toutes les sociétés civiques du Calvados, jetaient les bases d’une Assemblée de résistance à l’oppression.

Souffrant, le procureur-général-syndic Bougon-Longrais dut se faire porter dans un fauteuil à la première séance. Le général de Wimpffen fut chargé du recrutement des volontaires. De l’avis unanime, ces hommes fraterniseraient avec la population parisienne, qui restait étrangère aux menées de la Commune et de Marat. Ils apparaîtraient en sauveurs. Ils délivreraient la Convention par leur seule présence. Le sang ne coulerait pas.

Charlotte partageait l’indignation de Bougon-Longrais et de ses collègues, mais non pas leur confiance. Pour elle, l’expédition ne serait pas si facile, ne prendrait pas l’allure d’une marche triomphale. Elle prévoyait des hécatombes nouvelles. Toujours la guerre civile. Elle n’en voulait plus.

Et chaque fois qu’elle entendait battre la générale pour le recrutement des volontaires, elle sentait se fortifier la résolution qui, désormais, vivait en elle : hâter la Paix, sauver des milliers et des milliers d’hommes, en immolant Marat.

Soudain, le bruit se répandit par la ville qu’un grand nombre de Girondins proscrits se dirigeaient vers Caen. Ils savaient, par les commissaires envoyés à Paris et par les députés du Calvados, que la capitale normande était devenue, depuis le 31 mai, le centre de la résistance armée contre les maratistes. Ils venaient se placer au milieu des troupes qui les ramèneraient victorieusement à Paris.

Les Girondins à Caen… On imagine à grand’peine combien Charlotte fut bouleversée par cette nouvelle. Elle allait voir ces hommes pour qui elle tremblait depuis des mois, et dont la défaite avait fixé sa résolution.

Tous avaient l’auréole du talent, du courage et, certains, de la gloire. Ils étaient ses héros, ses demi-dieux. Ils incarnaient son idéal républicain, qu’ils avaient défendu sans fléchir, au risque de leur vie. N’étaient-ils pas les plus touchantes victimes de Marat ? Ne les avait-il pas dénoncés comme traîtres ? Et n’allaient-ils pas être plus exposés encore, maintenant qu’ils entraient en rébellion ouverte contre lui ? Mais elle les sauverait, eux et des milliers d’autres. Elle leur rendrait la paix. Et, à cette pensée, son secret palpitait en elle d’une vie plus rapide, comme son cœur.

Elle allait les voir… Ils seraient ses voisins. L’Assemblée de résistance mettait à leur disposition l’ancien hôtel de l’Intendance, rue des Carmes. Cette rue se jetait dans la rue Saint-Jean, devant la maison de Mme de Bretteville. De la fenêtre d’une petite pièce contigüe au salon, on apercevait à cent pas le logis des Girondins. Bien des fois la jeune fille devait suivre, de cet observatoire, les allées et venues des nouveaux hôtes de l’Intendance.

Ils arrivèrent à partir du 9 juin, soit par petits groupes, soit isolément. Quelques-uns n’avaient pu s’échapper de Paris qu’à la faveur d’un déguisement. Tous se présentaient le premier jour à l’Assemblée de résistance, où ils se contentaient de commenter brièvement la situation politique. Un certain nombre d’entre eux continuèrent d’assister aux séances, mais ils y prirent rarement la parole. Jamais aucun d’eux ne prononça de discours public. Par une sorte de discrétion qui était bien dans leur manière, ils se gardaient d’intervenir dans un mouvement qui existait à leur arrivée. Ils entendaient en laisser la conduite à ceux qui l’avait créé.

Charlotte était tellement impatiente de les connaître qu’elle provoqua des occasions de rencontre. Elle sortit plus que de coutume. On la vit chez M. Lévêque, président du Directoire départemental, qui réunissait chez lui des républicains ardents et sincères, ennemis des violences maratistes, et chez qui fréquentaient quelques-uns des proscrits. Elle assista à ces revues où, dans les rangs de la Garde nationale, le général de Wimpffen recrutait des volontaires. Elle parut à la réunion de l’Assemblée de résistance où les délégués de sept départements normands et bretons s’unirent solennellement pour délivrer la Convention.

Elle traversait, ces jours-là, une de ces crises de coquetterie qui la redressaient chaque fois qu’elle devait paraître dans une robe de gala. Plus de laisser-aller, plus de tête basse, plus « de menton qui touche la poitrine », plus de jupe qui balaie de trottoir. Elle retrouvait son art si sûr de porter la toilette, son autorité charmante et souveraine, sans rien perdre de sa douce réserve.

Dans ces réunions, où elle entrevoyait les Girondins sans toutefois leur parler, elle était attentive à leurs propos, à leur personne, à toutes les particularités qu’elle pouvait recueillir sur leur existence.

Elle vit Gorsas, journaliste mordant, aux traits tourmentés, dont elle lisait le Courrier des Départements ; Buzot, encore tout accablé par la récente arrestation de Mme Roland, à qui l’unissait une amitié tendre et passionnée ; Gundet, maigre et brun, énergique et candide ; Salle qui, par trois fois, en pleine Convention, avait courageusement dénoncé Marat ; Louvet, pâle et mince, spirituel et fringant, à qui le succès de son roman Faublas avait peut-être valu la haine de Marat, cet auteur jaloux et manqué ; Pétion, galant sous ses cheveux gris, Pétion qui avait connu une telle popularité comme maire de Paris qu’après sa suspension, en 92, le peuple le réclamait au cri de : « Pétion ou la mort » ; Barbaroux, étourdissant de verve et de jeunesse, paré de la beauté d’un dieu et des dons de toutes les fées, et qui avait déjà connu, à vingt-six ans, la gloire et ses revers.

Tous tenaient une telle place dans sa pensée que ses lettres à son père étaient remplies de leurs portraits. Et parfois, malgré sa ferveur, elle y glissait même un trait malicieux, tant l’indulgente ironie lui était naturelle.

À chacune de ces rencontres, elle s’exaltait davantage. L’idée qui vivait en elle avait pris forme et ses grands traits se dessinaient : elle était résolue à tuer Marat en pleine Convention ; la foule des tribunes, dont il était l’idole, envahirait sûrement les gradins et la massacrerait sur place ; nul ne saurait son nom.

Elle était prête. D’ailleurs la mort n’effrayait plus. On l’invoquait sans cesse. Tous les orateurs, sous le moindre prétexte, juraient de mourir à leur poste, se déclaraient prêts au sacrifice de leur vie. L’image même de la mort devenait familière. Dans les rues de Caen, Charlotte voyait souvent passer l’étendard d’une société populaire, assez rude et turbulente, mais dévouée à la cause girondine, les Carabots. Au-dessous de leur devise, « L’exécution de la Loi ou la Mort », une tête de squelette, posée sur deux fémurs en croix, se détachait en noir sur l’étoffe blanche. Les Carabots portaient même en brassard cette lugubre image. Or, elle n’étonnait plus. Les Carabots avaient raison : l’exécution de la Loi ou la Mort.

Certes, Charlotte admirait tout particulièrement les dures mœurs de Rome et de Sparte, telles qu’elles lui apparaissaient à travers l’histoire et la tragédie. Ses amies ne la raillaient-elles pas de les citer trop souvent en exemple ? Mais elle n’était pas seule à s’en inspirer. Tout le monde, autour d’elle, célébrait les héros antiques, si prompts à mourir ou à tuer pour une grande cause. Ainsi elle admirait Brutus, immolant à la liberté César, pourtant son bienfaiteur et peut-être son père. Elle savait par cœur des passages entiers du Brutus de Voltaire. Mais tout le monde prenait Brutus pour modèle. Que de discours, que d’articles, où apparaissait le poignard de Brutus… Il était pour ainsi dire levé sur l’époque.

Plus pénétrée cependant que quiconque de ces classiques souvenirs, Charlotte se sentait donc également prête à donner et à recevoir la mort. Elle appartenait désormais tout entière au projet qu’elle avait nourri. Elle vivait pour lui, s’il vivait en elle. Il l’envahissait, il l’occupait tout entière. Il devenait sa raison d’être, et sa pensée. Inspirée par lui, elle avançait droit vers son but.

Un instant, toutefois, elle s’arrêta, hésitante. Depuis que le mouvement de résistance se dessinait en Normandie, la Convention y détachait des émissaires chargés de retourner les esprits. Mais ceux qu’elle avait d’abord envoyés ouvertement, les conventionnels Romme et Prieur, furent arrêtés le 12 juin, puis retenus comme otages au Château. Dès lors des envoyés secrets, hommes et femmes, furent chargés de cette propagande. Ils se mêlaient à la foule, pénétraient dans les foyers, s’insinuaient dans la confiance de leurs hôtes. Leurs propos parvinrent jusqu’à Charlotte.

On montrait aux Normands le risque d’être traité en rebelles, de s’exposer pour un parti désormais ruiné. On dénigrait les Girondins, héroïques mais superficiels, brillants mais irrésolus. Ils avaient le don de la parole et manquaient de sens politique. Ils avaient fait la Révolution sans la vouloir et sans la comprendre.

À ces artistes égarés, les émissaires de la Montagne opposaient des hommes comme Marat. Car ils sentaient bien que toute la vindicte provinciale se concentrait sur lui. Ils le défendaient : Ils se portaient au-devant des calomnies que répandaient sur lui ses adversaires. Parce qu’il avait pris, en dix ans de séjour en Angleterre, l’habitude d’un sobre confort, ne l’accusait-on pas de cacher, sous un désordre voulu, des mœurs raffinées, le goût du luxe ? Sa violence même était salutaire : chaque fois que la Nation était tentée de se reposer à mi-côte, lui seul savait la fouetter, la cingler pour l’entraîner jusqu’au sommet. Ses ennemis lui reprochaient son âcre humeur. Mais le fiel est un stimulant nécessaire dans un corps vivant. Il y a des crises où il sauve l’organisme tout entier. Au fond, Marat était bon. Médecin, n’avait-il pas prodigué des soins gratuits à d’innombrables malheureux ? Il avait sincèrement l’amour du peuple. Une mère tendrement chérie le lui avait inspiré. Il l’avait mûri dans la souffrance, l’étude et la méditation. Il y puisait son inflexible énergie. Il était le peuple même. Il était l’âme de la Révolution.

Charlotte secouait la tête. Non, non, Marat n’aimait pas le peuple. Ce n’était pas aimer le peuple ignorant que d’exciter ses pires instincts pour rester son idole, et de le jeter à la tuerie sous couleur de le sauver. Aimer le peuple, c’est lui rendre la Paix.

Elle n’avait que trop écouté ces louanges serviles. Plus pressée que jamais d’agir après cette vaine alerte, elle reprit en hâte son chemin.

Le projet qu’elle nourrissait dans le secret d’elle-même avait pris désormais sa figure définitive. On peut dire qu’il lui ressemblait. On y retrouvait ses traits : le sens pratique, un peu de fine malice, et toute la générosité.

Il allait lui permettre à la fois d’approcher ses héros, d’obliger une amie et de servir sa grande cause.

En réalité, elle voulait connaître, grâce à l’un des Girondins, réfugiés à Caen, un député siégeant encore et qui l’aiderait à parvenir jusqu’à Marat au sein même de la Convention. Mais, parmi les dix-huit proscrits, lequel choisir et sous quel prétexte l’aborder ?

Et hasard la servit. Elle souhaitait d’intervenir au Ministère de l’Intérieur pour son amie Mlle de Forbin, retirée en Suisse. Or elle apprit fortuitement que la famille d’Alexandrine de Forbin et celle de Barbaroux, toutes deux méridionales, étaient liées d’amitié. Barbaroux était donc tout désigné pour l’aider dans cette affaire.

Mlle de Forbin, chanoinesse à l’Abbaye de Troarn, près de Caen, avait droit à une pension depuis la suppression des ordres monastiques. Le Ministère la lui refusait sous prétexte qu’elle résidait actuellement à l’étranger. On la considérait comme émigrée. Charlotte, qui avait pris en main les intérêts de son amie, jugea qu’elle aurait plus de chance de réussir près des Administrateurs du Calvados. Mais elle avait besoin du dossier qui dormait depuis des mois au Ministère. Et elle ne parvenait pas à l’obtenir. Elle profiterait donc d’un voyage à Paris pour le reprendre elle-même. Elle demanderait à Barbaroux de l’adresser à l’un de ses collègues, qui faciliterait ses démarches et la guiderait dans les bureaux.

Il y avait derrière elle, dans l’ombre, un homme qui partageait sa ferveur enthousiaste pour les Girondins, qui la poussait fortement à leur rendre visite et qui s’offrait à l’accompagner comme garde du corps. C’était Augustin Leclerc. Il était marié depuis peu de mois et Charlotte avait tenu à signer au mariage. Mais sa situation nouvelle ne l’éloignait pas de Mme de Bretteville ni de sa nièce. Tout au contraire. Car il restait l’intendant de la bonne dame et la jeune Mme Leclerc était attachée à son service.

Charlotte ne voulut pas le priver de la joie d’approcher les Girondins, tout en lui faisant, naturellement, ignorer sa pensée secrète. On touchait à la fin de juin quand ils franchirent tous deux le porche de l’Intendance, entre ses deux chasse-roues cerclés de fer.

L’Assemblée de résistance avait donné aux Girondins une garde d’honneur. L’un des hommes du poste courut prévenir Barbaroux, après avoir introduit la jeune fille dans le grand salon du rez-de-chaussée. Cette pièce, démeublée depuis quatre ans, mais encore toute revêtue de ses boiseries finement brodées, avait été en hâte garnie de quelques sièges. Deux députés, assis dans un coin, quittèrent discrètement le salon. C’était Meillan et Guadet. Barbaroux parut bientôt.

L’entrevue fut brève. Charlotte cita leurs relations communes et, de sa voix musicale, exposa posément sa requête, la démarche qu’elle comptait faire pour obtenir le dossier de Mlle de Forbin, l’aide qu’elle attendait de lui. Le Girondin lui proposa aussitôt de la recommander à son ami Lauze de Perret, qu’il allait d’ailleurs avertir par lettre le jour même. Puis il la reconduisit jusqu’au seuil.

Augustin Leclerc les contemplait, en extase. Il avait coutume de dire : « belle comme Charlotte Corday ». Il pouvait désormais ajouter : « Beau comme Barbaroux ». Ils formaient vraiment le couple idéal. Elle, blonde dans la lumière, le teint éblouissant, la taille généreuse, d’une grâce discrète et souveraine. Lui, robuste et brun, le front léonin, les yeux larges et profonds, les dents lumineuses, tous les traits d’une pureté qu’un embonpoint naissant adoucissait sans l’amollir encore.

Une semaine plus tard, le fidèle Augustin Leclerc accompagnait de nouveau la jeune fille à l’intendance. Barbaroux n’avait point reçu de réponse de son ami Lauze de Perret. Il ne s’en étonnait pas, car les correspondances étaient très surveillées. Charlotte ne s’en émut pas davantage. Car, annonça-t-elle, son voyage à Paris était maintenant tout à fait décidé. Elle apporterait donc elle-même à Lauze de Perret la recommandation de Barbaroux. De son côté, elle offrait d’apporter les lettres et les imprimés que les Girondins de Caen voudraient faire parvenir en sécurité à leurs amis de Paris. Elle ajouta toutefois que la date de son départ était encore incertaine.

Ainsi, dès les tout premiers jours de juillet, Charlotte était bien décidée à partir pour Paris. L’offre d’emporter la correspondance des Girondins l’attestait. Elle s’était donné à elle-même une autre preuve de sa résolution. La coquetterie, qui se réveillait chez elle aux grands moments, avait dit son mot. À cette date, elle avait déjà commandé, pour son voyage à Paris, une paire de mules à hauts talons.

Cependant, l’Assemblée de résistance s’efforçait d’étendre son action. Elle envoyait en tous sens des proclamations enflammées, en bouquet d’artifice. Elle en adressait aux habitants du Calvados, aux départements voisins, à la France entière. Tous ces manifestes promettaient de délivrer la Convention dans un grand élan fraternel vers les Parisiens, et jetaient inlassablement l’anathème aux maratistes et à Marat.

De leur côté, les proscrits travaillaient. En moins d’un mois, ils lancèrent de Caen neuf brochures. S’ils ne prononçaient pas de discours en plein vent, ils secondaient discrètement l’Assemblée de résistance. Dès le 18 juin, Barbaroux avait adressé à ses concitoyens marseillais un ardent manifeste : « Français, marchez sur Paris non pour battre les Parisiens, mais pour les délivrer, pour protéger l’unité de la République indivisible ! Marchez sur Paris non pour dissoudre la Convention nationale, mais pour assurer sa liberté !… Marchez sur Paris pour que les assassins soient punis et les dictateurs précipités de la roche Tarpéienne… »

Le 30 juin, le jour où sept départements se constituaient en Assemblée centrale de résistance, un autre manifeste partit de Caen. On l’appela le manifeste de Wimpffen. En réalité, il avait été rédigé par le girondin Louvet. Il dénonçait longuement les méfaits des factieux et réclamait leur châtiment. « Ils seront punis de la révolte du 31 mai et du forfait du 2 juin. Ils le seront pour avoir, dans ces journées, au bruit du tocsin séditieux, avec cent canons parricides, ordonné que trente-deux députés, dénoncés sans preuves, fussent arrachés de leur poste et tenus en réserve sous les poignards ; enfin pour avoir, dans ce moment qu’ils croyaient favorable, hasardé, par l’organe du plus vil des hommes, une première tentative pour que la nation prît un chef. »

Malgré tant d’appels, les volontaires ne se présentaient pas aussi nombreux que l’eût souhaité l’Assemblée de résistance. La solde promise, deux francs par jour, était cependant importante pour l’époque. Et les notables donnaient l’exemple. Beaucoup d’administrateurs du département se déclaraient prêts à partir. Bougon-Longrais s’était fait inscrire dès le 12 juin sur les listes d’enrôlement. Il est vrai qu’il fut appelé peu après à présider l’Assemblée de résistance de l’Eure. D’autres amis de Charlotte, comme l’abbé de Jumilly, curé constitutionnel de Saint-Jean, figuraient parmi les engagés.

Un dernier effort d’enrôlement fut tenté le dimanche 7 juillet. Ce jour-là, une grande revue, annoncée par voie d’affiches, réunit la Garde nationale sur le Cours-la-Reine. La foule afflua. Des discours succédèrent à la parade, au défilé en musique. Puis le général de Wimpffen, suivi de plusieurs membres de l’Assemblée centrale, parcourut les rangs afin d’inscrire les volontaires. Il ne recueillit que dix-sept noms.

Charlotte assistait à cette revue, près d’un groupe de Girondins qui d’ailleurs ne prirent pas la parole. Elle les connaissait maintenant pour la plupart. Pétion, qu’un beau visage émouvait toujours, remarqua la mélancolie de la jeune fille. Croyant qu’elle s’intéressait particulièrement à l’un des rares volontaires recrutés ce jour-là, il lui demanda : « Seriez-vous fâchée s’ils ne partaient pas ? »

Elle ne lui répondit que par un geste vague. Son secret lui scellait les lèvres. Elle ne pouvait pas lui montrer l’étendue de sa méprise : dans le moment même où il l’interrogeait, elle venait de fixer le seul point encore incertain de son projet, la date de son départ !

Déçue par le petit nombre des volontaires, elle n’était que plus touchée par leur courage. Elle leur épargnerait les combats. À quoi bon exposer ces jeunes existences ? Il suffirait de la main d’une femme pour mettre fin à la guerre civile, pour rétablir la Paix. Elle les devancerait donc à Paris. Elle ne différerait pas davantage son départ. La prochaine diligence pour Paris quittait Caen le surlendemain mardi. Elle la prendrait.

Ce dimanche même, après la revue, elle se présenta à l’Intendance et pria Barbaroux de préparer la lettre de recommandation pour Lauze de Perret et les correspondances dont elle se chargeait. Il promit de les lui faire porter le lendemain. Beaucoup des proscrits étaient réunis dans le grand salon et commentaient la journée. Ils affectaient une confiance qui n’était certes pas dans leur cœur. Charlotte les écoutait ardemment et se mêlait même à leurs entretiens. C’était la dernière fois qu’elle les voyait, avant de les sauver.

Au moment où elle prenait congé, Pétion survint. Continuant de se méprendre sur elle, il complimenta « la belle aristocrate qui venait voir les républicains ». Cette fois, elle ne se contint pas tout à fait. Elle répliqua : « Vous me jugez aujourd’hui sans me connaître, citoyen Pétion. Un jour, vous saurez qui je suis. »

Ce sera son plus vif écart de parole. Pendant ses dernières heures à Caen, elle ne parviendra pas toujours à dissimuler, sous son calme enjouement, la pensée qui la hante. Mais elle ne se trahira jamais davantage.

Le dimanche soir, en rentrant chez Mme de Bretteville, elle s’arrête chez le menuisier Lunel, qui occupe le rez-de-chaussée. C’est assez sa coutume. Mais ce jour-là, elle est agitée, fébrile. Elle décrit la revue du Cours-la-Reine. Puis, frappant de la main la table où les deux époux jouent aux cartes : « Non, il ne sera pas dit qu’un Marat a régné sur la France. »

Ce sont de semblables paroles qui lui échappent lorsque la bonne dame la surprend en larmes et la presse de questions : « Je pleure sur les malheurs de ma patrie, sur mes parents, sur vous. Tant que Marat vit, qui donc est sûr de vivre ? »

Chez son amie, Mme Gautier de Villiers, à Verson, elle ne parvient non plus à cacher son trouble. Elle se montre tour à tour expansive et distraite à l’excès. Son geste et sa voix ont perdu leur douce harmonie. Ah ! C’est que les liens qui l’attachent à la vie commencent à se rompre. Dans cette promenade à Verson, elle parcourt pour la dernière fois sa campagne normande, tout embaumée de fenaison sous le ciel de juillet ; pour la dernière fois elle respire cette brise qui vient du large, chargée du sel de la mer et de toute la fleur de la terre.

Par contre, rien ne trahit son agitation lorsqu’elle va visiter les jardins du chevalier de Longueville, aux Fossés Saint-Julien. Ou encore lorsqu’elle rapporte des livres à Mme de Pontécoulant, son ancienne abbesse qui, depuis la fermeture des couvents, vit retirée place Saint-Sauveur avec quelques-unes de ses religieuses.

À la plupart de ses amis, elle annonce un prochain voyage à Argentan, où son père habite depuis le mois de janvier. Car il lui faut bien expliquer ses apprêts. D’ailleurs, elle a tout prévu, tout calculé minutieusement. Elle suit pas à pas le projet qu’elle a conçu, qu’elle a si longtemps porté en secret. C’est tout à fait maintenant comme un être vivant, complet, né d’elle-même, qui se tient invisible à ses côtés, qui l’a prise par la main, et qui la guide, irrésistiblement. Elle lui obéit, comme une mère qui se laisse entraîner par son enfant.

Le lundi 8, au matin, elle reçoit le paquet promis par Barbaroux, une enveloppe cachetée qui contient sans doute la lettre de recommandation et les imprimés à l’adresse de Lauze de Perret. L’envoi est accompagné d’un billet où Barbaroux la prie de le tenir au courant de ses démarches. À son tour, elle lui écrit pour le remercier et lui promettre un récit de son voyage.

Dans l’après-midi, entre ses visites, elle règle de petites dettes et retient sous son vrai nom sa place au bureau des diligences pour le lendemain. Elle est prête. Elle a même un passeport. Elle avait dû se munir de cette pièce au début d’avril, pour aller à Argentan. Et, à la fin du même mois, un jour qu’elle accompagnait une de ses amies à la Municipalité, au bureau des passeports, elle avait fait viser le sien pour Paris, à tout hasard.

Dans sa chambre, elle commence à brûler ses journaux, ses brochures, sa correspondance, jusqu’au dernier billet de Barbaroux. Pendant qu’elle jette les papiers au feu, un chant de violon s’envole de la fenêtre ouverte devant la sienne, dans la petite cour. Le violon des frères Lacouture, qu’elle a écouté tant de soirs, depuis deux ans. Elle ne l’entendra plus.

Le mardi 9, au matin, elle écrit à son père. Pour tous ses amis elle va précisément le voir. Pour lui, elle imagine un départ pour l’Angleterre, où d’ailleurs s’est déjà réfugié son oncle, l’abbé de Corday :

« Je vous dois obéissance, mon cher Papa, cependant je pars sans votre permission, je pars sans vous voir parce que j’en aurais trop de douleur. Je vais en Angleterre parce que je ne crois pas qu’on puisse vivre en France heureux et tranquille de bien longtemps. En partant, je mets une lettre à la poste pour vous et quand vous la recevrez, je ne serai plus en ce pays… »

Elle prend congé de Mme de Bretteville, qui croit aussi au voyage à Argentan. Dur moment. Tous les liens de l’habitude et de la reconnaissance l’attachent à la bonne dame. Charlotte ne sait-elle pas par Augustin Leclerc que sa tante a testé en sa faveur, lui lègue tous ses biens ? Elle aurait pu, dans la ville, faire figure de riche héritière…

Mais c’est peut-être à Augustin Leclerc qu’il lui coûte le plus de dissimuler la vérité. Ne l’a-t-il pas éclairée ? Ne se sont-ils pas mutuellement exaltés dans l’amour de la pure Révolution, la ferveur pour les Girondins, surtout dans la ruine de Marat ? Mais elle s’est promis de ne révéler son secret à personne au monde. Elle se tiendra parole.

De sa chambre, elle aperçoit dans la cour intérieure le jeune Louis Lunel, le fils du menuisier. Elle l’appelle, descend pour la dernière fois le petit escalier tournant aux degrés de pierre, donne à l’enfant quelques-uns de ses dessins, un porte-crayon : « Sois bien sage. Embrasse-moi. »

Mais le petit chien de la maison, Azor, veut la suivre. Dans d’allée qui débouche rue Saint Jean, rôde la chatte, Ninette. Elle les aime. Elle les caresse doucement. Ce sont les seuls êtres à qui elle ne soit point obligée de mentir, au moment de les quitter à jamais…