Charlot s’amuse/Chapitre V

Bandeau de l'éditeur Henry Kistemaekers
Bandeau de l'éditeur Henry Kistemaekers

V



Tout dormait dans la maison, lorsque frère Origène vint, sur la pointe des pieds, retrouver son petit ami.

— Tu dors déjà, Bébé ?

Charlot ouvrit les yeux.

— Non, cher frère, je vous attendais…

L’homme s’assit au bord du lit et prit la main de l’enfant. Il se taisait, oppressé, pris de peur à la dernière minute, n’osant plus. Ce n’était pas qu’il eût un remords de sa mauvaise action. L’aberration des sens avait amené l’aberration du moral. Mais il craignait à présent, envahi de terreur, que le directeur s’éveillât et le trouvât au chevet de son élève. Volontiers, il serait parti ; seulement, le gamin réclamait ses compresses, pris d’une légère fièvre et ne pouvant rester étendu sur son séant.

Alors, sans faire de bruit, le frère remplit la cuvette d’eau et y vida le contenu d’un flacon qu’il avait apporté.

— Allons, Bébé, retourne-toi.

Le gamin obéit, oubliant déjà son mal, et pris de rire à l’idée de se faire soigner ainsi par son maître. Le drap enlevé, la chemise retroussée, Origène oublia ses craintes, repris de ses désirs malsains et obscènes d’onaniaque. Lentement il trempa les compresses dans l’eau, lentement il les appliqua sur la chair endolorie de l’enfant, riant aussi de son rire béat de pieux érotomane à l’entendre murmurer :

— Ça pique, cher frère, ça pique !

— Ce n’est rien, Bébé, ça te guérira. Demain matin, il n’y paraîtra plus.

Et brusquement, se couchant à demi sur le lit de l’enfant, il embrassa le petit malade à pleine bouche.

Charlot, content, se laissait faire, collant ses lèvres à celles de son bon ami et, naïvement, lui rendant ses caresses. Bientôt, il s’étonna : ces caresses se faisaient étranges et s’égaraient. Le cher frère l’embrassait comme le saint dont Sulpice avait lu la vie, tantôt, au réfectoire, embrassait son fils. Mais le « bon ami » entremêlait ses baisers de chatouillements, et le gamin, secoué par un rire convulsif, se tordait comme un serpenteau entre les mains taquines qui le pinçaient.

Un moment, il sauta à bas du lit, perdant ses compresses, et se réfugia en chemise sur une chaise, à l’encoignure de la fenêtre.

— Chut ! fit l’ignorantin, tu vas réveiller tout le monde.

Et il saisit l’enfant, s’assit à sa place et l’installa sur ses genoux.

Il faisait un clair de lune étonnamment pur, très doux, qui remplissait la chambre d’une clarté bleuâtre. Charlot voulait voir le ciel ; frère Origène rapprocha sa chaise des carreaux et ils restèrent longtemps à la fenêtre, regardant les étoiles et le disque d’or mat qui montait, lentement, pâlissant de son pâle irradiement les astres les plus rapprochés, de lui. La croisée était placée sous les toits, et les deux amis dominaient le jardin de l’hôpital Saint-Martin, avec les verdures sombres de ses grands arbres et le damier plus clair de son jardin où les allées mettaient des rayures blanches. Tout autour, les grands bâtiments dormaient silencieusement. De pâles lueurs de veilleuse jaunissaient leurs vitres et il n’y avait de vivant dans l’enceinte que le petit pavillon du concierge avec ses fenêtres largement éclairées. Par instants, un point lumineux, après lequel courait une ombre, rasait le sol comme un ver-luisant, s’éclipsant derrière les arbres et les corbeilles de fleurs et resurgissant quelques pas plus loin avec des crochets et des balancements réguliers. C’était une sœur ou un infirmier de ronde qui passait, sa lanterne à la main. La lumière soufflée, la nuit du jardin semblait plus noire. Une fraîcheur cependant montait des arbres, portant un parfum de lilas qui franchissait la rue avec la brise et venait embaumer la chambre de Charlot.

— Oh ! que ça sent bon ! faisait l’enfant enthousiasmé de cette belle nuit dont la splendeur, inouïe sous le ciel parisien, lui entrait au cœur comme une jouissance nouvelle, très douce, ainsi qu’il avait rêvé d’en goûter dans de lointains voyages, lorsque, pour la première fois, il avait dévoré le Robinson suisse.

La chaussée était silencieuse et le gamin assis sur les genoux du frère ne découvrait de sa place que le sillon jaunâtre tracé par la réverbération des becs de gaz sur les murs de l’hôpital. Cette lueur terne, affreuse sous l’épanchement pur de la clarté lunaire, blanche et bleue, l’agaçait. Il renversa sa tête sur l’épaule d’Origène, ne voulant plus voir que les étoiles, et, dans l’impressionnabilité nerveuse que l’hérédité mettait en tout son être, cédant soudain à un mol attendrissement, comme s’il avait déjà senti tomber en lui, et filtrer goutte à goutte, la vague tendresse que, dans ses premiers et printaniers désirs, l’adolescent précoce aspire à travers l’amoureuse et laiteuse illumination des nuits d’été.

Alors, brusquement, il sentit une bouffée de chaleur qui lui montait au cerveau, interne et lourde, tandis que le vent vaporisait sur ses tempes, dans une caressante fraîcheur, la moiteur qui mouillait la racine de ses cheveux. Frère Origène le serrait contre sa poitrine et lui couvrait le cou de petits baisers précipités et chatouilleurs.

— Oh ! cher frère !… balbutia l’enfant ravi.

L’ignorantin ne répondit que par une étreinte plus forte. Il ne tenait plus la taille de Charlot que d’une main. L’autre, fébrile, s’agitait. Tout à coup, elle se fixa, presque immobile.

— Bébé ! murmura-t-il, et il ferma d’un baiser la bouche de sa victime.

Maintenant, le petit se tordait. Une hyperesthésie subite s’était emparée de lui, secouant ses organes et faisant vibrer le plus profond de son être. Il n’avait plus la force de rendre ses baisers à son ami, et il se taisait, fermant les jeux, sentant revenir, délirante, spasmodique, la jouissance mystérieuse qu’il avait éprouvée, après ses premiers tâtonnements, le soir des funérailles de son père. Bientôt, il se roidit, convulsé.

Frère Origène le regardait, hagard, attendant qu’il revint à lui.

Quand Charlot rouvrit les yeux, ce fut pour se jeter au cou de son maître. Mais lorsqu’il y fut reposé, lorsque sa respiration se refit régulière, il voulut, pris de la curiosité fatale de l’enfance, comprendre enfin, savoir. Et l’ignoble nymphomane ensoutané l’instruisit, éprouvant dans son inconsciente perversion générique une atroce jouissance à faire succéder la souillure morale à la souillure manuelle.

Une demi-heure après, le crime irrémédiable était accompli ; l’ignorantin avait fait un nouvel élève à qui les monstrueux mystères des pratiques unisexuelles seraient désormais familiers. À jamais, il était détraqué, le petit malheureux qui souriait maintenant, l’œil humide de plaisir. Fatale, la névrose héréditaire qui le prédisposait à la chute allait pouvoir éclater, le brisant pour la vie dans le dérèglement de son innervation génitale, et écouler dans un emportement effroyable les dispositions morbides transmises au pauvre être avec la vie.

Cependant il ne descendit pas alors jusqu’au bout la pente glissante où le poussait son professeur. Celui-ci, à vingt-trois ans, sentait déjà sa sensibilité s’émousser et disparaître. Les manœuvres ordinaires étaient impuissantes à satisfaire ses sens qui retrouvaient seulement leurs aptitudes spéciales sous des manœuvres d’un perfectionnement trop raffiné pour que l’enfant pût s’y prêter et lui rendre caresses pour caresses. Charlot dut à une passagère anesthésie d’Origène d’échapper au monstrueux co-onanisme auquel frère Hilarion, par exemple, l’aurait certainement condamné. Son maître ne lui demandant aucune complaisance en retour du bonheur qu’il lui procurait et faisant, sans exiger de récompense, parcourir au plaisir toutes ses gammes, apparut au gamin grandi de bonté. Le petit l’aima dès lors, avec un emportement furieux, lui qui n’avait jamais connu la tendresse d’une mère et dont le cœur débordait d’affection.

Chaque soir, ils se retrouvèrent dans l’étroit cabinet mansardé. Charlot attendait impatiemment la visite de son maître, lui sautant au cou dès qu’il entrait, tous deux sentant leur monstrueuse joie redoubler à l’idée d’une surprise possible et du danger qu’ils couraient. Ils frissonnaient, le gamin se pelotonnant plus fort contre le frère, lorsque les vieux meubles craquaient dans le silence, ou lorsque, du dortoir, ils entendaient monter les ronflements sonores de Sulpice. Parfois, un des ignorantins rêvait tout haut, et c’était chez l’homme et chez l’enfant une terreur profonde qui bientôt s’enfuyait, mettant dans leurs caresses renaissantes un délicieux apeurement et une lenteur exquise, bien plus douce. L’heure s’écoulait. Dans une torpeur, ils s’oubliaient tous deux, se perdant dans d’affectueuses causeries à voix basse, lorsque l’enfant épuisé repoussait mollement la main du frère. Ils écoutaient alors, bercés par la chanson du vent, la pluie battre les carreaux, ou bien, par les beaux soirs, ils s’accoudaient à la croisée, regardant le jardin de l’hôpital, aspirant l’air embaumé qui montait des massifs, et tressaillant chaque fois que de la gare voisine des coups de sifflet de locomotives s’élevaient, mêlant leurs modulations avec un hululement mélancolique dans le silence de la nuit.

Leur intimité se faisait peu à peu plus profonde, mais à son ignoble caractère, dont ils n’avaient pas conscience, une tendresse amollissante se mêlait à présent qui poétisait leur immonde amour. L’enfant adorait son maître comme il avait adoré son père, comme il aurait adoré sa mère, si celle-ci le lui avait permis. Frère Origène était un grand frère, un bon ami et il se confiait à lui ingénûment, lui disant toutes ses pensées, lui ouvrant sa vie, câlin, avec de charmants enfantillages. Sa nature féminine remportait. À l’arrivée de son professeur, il avait d’étranges coquetteries d’une lascivité qui s’ignorait, d’amoureuses querelles, des refus qui le livraient, tout un manège de fillette qui chatouillait, à défaut des sens, l’imagination blasée de son ami. Puis, quand, sous les mortels attouchements, il s’était pâmé, quand, à bout de forces, haletant, il avait refermé son vêtement de nuit, il redevenait, sans transition, le moutard affectueux, chastement caressant qu’il était.

Naïvement, il s’imaginait du reste qu’elles étaient naturelles les manœuvres du frère, et communes entre tous ceux qui s’aimaient, — prémisses ou corollaire des amitiés profondes, comme celles dont la Morale en action lui rapportait les exemples fameux. Même, il le disait à Origène, souriant tout heureux, et lui citait ses premières et impressionnantes lectures pour lui demander, candide, si Paul et Virginie, Vendredi et Robinson, ou les héros de Berquin ou du chanoine Schmidt « s’aimaient comme eux ».

— Évidemment, répondait le frère, troublé maintenant et remué par une sensiblerie qui, pour un instant, refrénait ses instincts sadiques, rafraîchissant son cœur parcheminé d’une pure affection qu’orphelin lui-même, et rustre, il n’avait jamais encore connue.

Et il embrassait l’enfant sur le front, comme un fils, empoigné d’un étrange amour à boucler les cheveux blonds de son Bébé. Une tendresse chaste lui venait ; délicieusement ému, il restait immobile, l’enfant sur ses genoux, se grisant à son doux babil. Peut-être, alors, aurait-il renoncé à ses pratiques pervertissantes, comprenant vaguement qu’il perdait pour toujours ce petit être qui l’aimait, qu’il aimait lui-même, et par instants, se rendant compte de tout-ce que son rôle avait d’atrocement odieux et d’horriblement coupable. Mais comment revenir en arrière ? L’œuvre mauvaise était à présent irrémédiablement consommée. Il se sentait trop lâche pour tenter une réparation qui lui aurait aliéné ce jeune cœur. Charlot, d’ailleurs, réclamait maintenant ses caresses, boudant lorsqu’il les lui refusait, se plaignant avec des larmes que « bon ami le fît languir ». Fallait-il lui avouer quelles étaient criminelles, leurs tendres relations, qu’ils étaient immondes, leurs doux embrassements ? Il s’y serait décidé peut-être, dans un coup d’émotion, cédant à ce regain d’honnêteté que les baisers du petit faisaient parfois lever en lui, mais, à la dernière minute, il se retenait, farouche, prévoyant bien que sa tardive morale resterait inutile, incomprise, qu’elle le perdrait sans sauver l’enfant et, dans sa lâche faiblesse, se sentant envahi d’une jalousie féroce à l’idée que Bébé le remplacerait par Sulpice ou Hilarion. Et ce misérable, qui n’avait jamais approché une femme, éprouvait soudain les tortures raffinées et les douloureuses angoisses d’un amant apprenant que sa maîtresse cherche à le tromper. Alors, repris de son épouvantable aberration, cet être, presque émasculé, étreignait convulsivement sa victime sur sa poitrine, la baisant rageusement et inventant de nouvelles manœuvres sensuellement énervantes.

— Jure-moi, Bébé, mon Bébé, jure-moi que tu m’aimeras toujours, que tu n’en aimeras pas d’autres !…

Charlot jurait, heureux, inondé d’une félicité inouïe, puis, pour plaire à son-maître, redevenait le gamin gouailleur, faisait le portrait-charge des autres frères, raillant leurs défauts, leurs ridicules, les déshabillant avec une féroce et précoce ironie. Origène, rassuré, ricanait à son tour, révélant sur ses confrères des détails que le petit ne savait point et qui les faisaient rire tous deux jusqu’aux larmes. La soutane et le ventre d’Hilarion, son odeur de chien mouillé, le nez de Sulpice, le visage bourgeonnant d’Eusèbe revenaient ainsi tous les soirs dans leur conversation, mêlés aux petits faits de la journée.

Origène avait toujours, d’ailleurs, à se venger. Sa jalousie était éveillée tout le jour. Les autres ignorantins poursuivaient en effet Charlot de leurs prévenances et de leurs caresses goulues, l’embrassant à tout propos en dehors des heures de classe, quand ils étaient seuls à l’école avec lui, et au réfectoire, le comblant de friandises. Le gamin, content, ne découvrait à cela aucun mal, s’étonnant de voir son bon ami froncer les sourcils et lui faire de gros yeux. Le maître ne pouvait le mettre en garde et, dans sa jalouse impuissance, il se rongeait les poings. À la fin, il témoigna imprudemment son mécontentement et des querelles éclatèrent entre les quatre hommes. Charlot en surprit les éclats, navré d’entendre sortir de ces lèvres dévotes les injures crapuleuses qu’au quai Jemmapes, sa mère et le ménage Rosier échangeaient, les soirs de soulographie. Hilarion rétablit la paix, infligea des pénitences, mais dès lors surveilla le manège de frère Origène, pris lui-même d’un accès de jalousie et d’une colère à peine contenue, à l’idée que son sous-maître préféré, celui qu’il appelait « cher fils », le trompait doublement, échappant à la fois à son affection et lui enlevant ce blondinet chéri guetté depuis deux mois.

Charlot et son ami se tinrent désormais alors sur leurs gardes, et renoncèrent à se voir. Le gamin cependant se désolait et, par un curieux phénomène, dépérissait davantage dans ce repos réparateur de ses sens. Il pleurait, maintenant, tout seul, le soir, essayant en vain, pour tromper sa douleur, de mettre à profit les leçons du frère, mais ne pouvant atteindre aucun résultat et s’endormant, le cœur gros, une larme perlant à ses cils. Origène de son côté, n’y tenait plus. Au bout de huit jours, il céda à la tentation grandissante et, voyant ses compagnons endormis, il se glissa, une nuit, chez son cher Bébé.

Ce furent d’inouïs transports, une joie immense, des baisers sans fin, des caresses dévorantes, mais soudain la porte s’ouvrit et le directeur entra, un bougeoir à la main. Il était livide, ses lèvres frémissaient, et, suffoqué, debout au pied de la couchette de son élève, il restait immobile, ne trouvant pas de mots. Enfin il éclata :

— Allez m’attendre dans ma chambre ! dit-il à Origène, en lui montrant la porte.

L’ignorantin obéit, pâle et tremblant. Quand il fut sorti, le directeur alla pousser le verrou. Les désirs du misérable se réveillaient, excités par ce qu’il avait vu. Rien ne le retenait plus à présent, puisqu’un autre avait commencé. Il se précipita sur Charlot, voulant le contraindre au rôle odieux de complaisant de séminaire. Pris de folie, il l’enserrait, se roulant avec lui sur le lit, imaginant, pour rendre l’enfant docile, de nouvelles pratiques, et envahi par un monstrueux éréthisme qu’il étalait, ignoble, hors de lui. Le pauvre petit se détournait, luttant de toutes ses forces et serrant les poings à s’implanter les ongles dans la chair, se refusant obstinément aux innommables services que le frère exigeait de lui, en lui broyant les poignets. Il ne songeait point à cacher le dégoût qu’il éprouvait devant ce mâle en rut. Exaspéré, Hilarion le saisit, essayant d’abuser de sa force pour venir à bout de sa victime dans un assouvissement plus immonde encore et d’un plus ignominieux procédé. Charlot, abasourdi, luttait, toujours ne comprenant pas. Bientôt, se sentant vaincu, il cria. Immédiatement, des coups violents retentirent à la porte. Le directeur bondit, perdant la tête, se rhabillant d’une main qui tremblait et ne sachant plus ce qu’il faisait. L’enfant, devinant qu’on arrivait à son secours, courut ouvrir. Eusèbe et Sulpice entrèrent.

Ce fut alors un grand scandale que ne trahirent ni un cri, ni un geste, mais les yeux des nouveaux venus, leurs faces blêmes ou congestionnées, leurs lèvres pincées disaient assez leur jalouse colère. Craignant qu’ils ne lui fissent une scène compromettante devant son élève, le directeur les suivit dans le dortoir, mais, sur le seuil du cabinet, les trois hommes rencontrèrent Origène, qui accourait, ayant entendu les cris de son cher Bébé. La peur du frère s’était envolée, remplacée par une fureur qui lui empourprait les pommettes. Il fallut qu’on l’empêchât de se jeter sur le directeur.

— Qu’a-t-il fait à Bébé, ce vieux sale ? criait-il, l’air hagard, pris de rage, et, pour la première fois depuis dix ans, sentant sa pieuse dissimulation céder aux mouvements instinctifs de sentiments irréfléchis et passionnés.

— Tais-toi ! répondit Eusèbe, nous sommes arrivés à temps !…

Les quatre ignorantins entrèrent alors au dortoir et s’y barricadèrent, incapables de dissimuler plus longtemps et éprouvant l’impérieux désir, sous couleur d’explications, d’épancher leur âcre rancune et leur envieuse jalousie. Les bénins personnages ressemblaient à des hyènes prêtes à se mordre, et, leur masque dévot, pour une fois, pour une minute rejeté, laissant apparaître leur férocité première et leurs véritables instincts. On eût dit que toute la rancœur de leur vie cloîtrée reparaissait en cet instant, comme si le viol inconsommé de leur favori n’était pour eux qu’un prétexte d’écouler les vieilles colères longuement amassées, les regrets haineux et la bile mauvaise emmagasinée durant le muet martyre de leur démoralisante existence de castrats.

L’écume aux lèvres, ils s’apostrophaient tous, retrouvant les ignobles injures que, faubouriens ou paysans, ils avaient, étant enfants, entendu proférer par leurs proches ou qu’ils avaient jadis vomies eux-mêmes autour des charrettes, en piétinant le fumier des étables, ou dans les cités ouvrières au fond des villes, quand, gamins encore, ils vivaient dans la promiscuité corruptrice, qui est partout le lot du pauvre. Avant qu’ils eussent pénétré dans le bagne catholique et jeté au vent, en se vouant pour toujours à l’abrutissante et pieuse hypocrisie, leurs instincts d’hommes libres, — ainsi qu’aux champs, le châtreur de bétail jette au fumier les dépouilles de ses victimes, — ils n’avaient sans doute éprouvé jamais pareille colère ou assisté à aussi épouvantable querelle.

La voix d’Hilarion dominait le tumulte. Avec le dépit de son autorité méconnue, de son crime inachevé et la rage d’avoir été surpris impuissant et ridicule, le directeur interpellé recouvrait la parole et redonnait les autoritaires coups de boutoir qui, jusque-là, l’avaient fait redoutable à ses sous-maîtres. Sa face apoplectique crevait sous les afflux fiévreux de son sang en révolution.

À travers la cloison mince, Charlot cependant ne perdait pas un mot de la dispute. Son cœur se serrait et, sur ses tempes comprimées par un cercle invincible, il sentait une sueur froide couler lentement. La stupéfaction, l’horreur le clouait sur place dans une hébétude morne, navrée, faite de muettes angoisses et d’une désespérance infinie.

— Taisez-vous ! hurlait Hilarion, vous êtes tous comme des chiens flairant une femelle en chaleur depuis que ce gamin couche à côté de vous ! Et si vous aviez des pensionnaires comme à Saint-Barnabé ?… Ah ! mes amis ! c’est comme cela ? Eh bien, je vais aller trouver frère Philippe demain, et lui raconter le scandale que vous faites. Il y a justement un navire de l’État en partance à Toulon, je vais vous faire embarquer : on fonde une école chrétienne à Tamatave, dans l’île de Madagascar ; vous irez passer votre rut là-bas, sur les petits nègres, voire sur les petites négresses… ça vous changera…

Mais des imprécations répondirent à cette menace. Les sous-maîtres rappelaient à présent à leur directeur ses propres peccadilles, et Hilarion, à son tour, exaspéré, voulant quand même réduire ses frères au silence, leur remémorait leur monstrueux dossier. À chacun il disait les crimes anciens, les viols restés impunis, les attentats à la pudeur soigneusement cachés par une magistrature complaisante ou un clergé complice, les fuites opérées avant l’arrivée tardive des gendarmes, les condamnations par contumace, les changements de noms. Comme des bêtes féroces dont le dompteur roussit la peau à coups de fer rouge et dont il étouffe les rugissements, les trois hommes ne grognaient plus qu’à peine, soudain soumis devant cette terrifiante évocation de leur sinistre passé.

— À genoux, mes frères ! commanda alors Hilarion, satisfait de remporter, et voulant, en redevenant plus doux, amollir la haine dévotement féroce qu’il lisait à présent dans les yeux de ses compagnons ; à genoux ! nous sommes tous de grands coupables… La chair est faible… Demandons des forces à la sainte Vierge contre les tentations. Un Confiteor et un acte de contrition… La colère est pire encore que la luxure…

Les quatre hommes se mirent en prières. Charlot entendit sur le parquet le heurt sec de leurs genoux, et la querelle s’acheva dans un marmottement confus de patenôtres. Repris par la passivité des habitudes machinales, les ignorantins, les lèvres tremblant encore de fureur et les yeux enflammés, avaient retrouvé leur bredouillement en fredon, donnant tous de la voix aux mêmes passages, et au mea culpa se martelant la poitrine avec ensemble, d’un mouvement uniforme, bien rythmé, dont la cadence régulière scandait nettement, comme dans un maniement d’armes, le coup des doigts réunis s’abattant sur leur thorax dans un résonnement creux.

Le lendemain, la vie ordinaire reprenait son cours avec l’impassibilité morne de son train-train mécanique et bien réglé. On aurait dit que rien d’extraordinaire ne s’était passé. Les quatre frères se rendirent à Saint-Laurent ainsi qu’ils le faisaient chaque matin, et communièrent côte à côte, au cours de la messe basse, car c’était leur jour. Posément, l’air calme, ils se parlaient chaque fois que les besoins du service les mettaient en présence les uns des autres. Au réfectoire, Eusèbe lut la vie de Sainte-Thérèse, s’interrompant seulement pour mordre son croûton, le bourdonnement des pieux entretiens et des dévôts commentaires de ses compagnons couvrant le bruit de ses mâchoires.

Charlot n’assistait pas au repas. À l’aube, il avait voulu sortir de sa chambrette et s’était trouvé enfermé. Hilarion lui porta lui-même à dîner et l’embrassa comme d’habitude, sans faire allusion aux scènes de la nuit. Le directeur voulait, en écartant le petit d’Origène par cette séquestration, se donner le temps de prendre un parti. L’école Saint-Barnabé venait en effet de rouvrir ses portes, l’épidémie ayant disparu. Il allait falloir y expédier l’enfant, et cette perspective effrayait le misérable. Le gamin était capable de parler à-bas. À son arrivée, le supérieur, frère Frumence, avec ses yeux de furet, le remarquerait sans doute. Bébé était trop gentil pour qu’il n’en fit pas son favori, et, du reste, ne fût-ce que pour avoir, le cas échéant, un rapport dénonciateur à présenter au supérieur général, le vieux mâle interrogerait le nouveau venu. Hilarion connaissait son élève maintenant. Le moutard, dans son désespoir de quitter Origène, et devant l’offre d’un livre à images ou de quelques friandises, dirait bêtement le scandale dont il avait été la cause et le témoin. Ce serait tout une histoire, non que le directeur et ses acolytes risquassent un renvoi — le frère Philippe aurait eu trop à faire s’il avait voulu expurger son ordre de tous les frères coupables de pareils péchés ! — mais il se pouvait fort bien qu’on les déplaçât.

Rue des Récollets, dans e quartier ouvrier, mais riche, ils étaient heureux, choyés des familles, réalisant maints petits profits et gâtés par le clergé de la paroisse voisine. Si on les envoyait en disgrâce dans quelque trou déshérité de la banlieue, c’en était fait de leur liberté relative, de leur douce existence et de tous leurs projets d’avenir. Décidément, il fallait aviser au plus vite, parer le coup, sauver la situation. Pour son compte, Hilarion tremblait à la pensée d’être seul fait responsable de ce qui s’était passé et de se séparer d’Origène, « son cher fils ».

Le soir même, après une visite au curé de Saint-Laurent, il avait trouvé un biais. Il monta chez Charlot, se composant en chemin un visage sévère et menaçant. Le petit, effrayé dès les premiers mots qu’il lui adressa, promit silence et jura de répéter docilement à toutes les questions du dehors la leçon que lui fit le directeur. Il tint parole. Le vicaire étant venu le voir, il lui affirma qu’il préférerait aller n’importe où plutôt qu’à Saint-Barnabé et que sa mère avait toujours souhaité qu’il fût élevé en province. On pouvait la consulter. Le prêtre lui promit alors de le faire entrer dans une école professionnelle que son oncle, l’évêque de Saint-Dié, allait fonder dans son diocèse.

L’établissement était créé pour faire pièce à une école similaire et laïque, œuvre d’une municipalité libérale avec laquelle monseigneur était continuellement en lutte. Seulement, la ville étant un foyer d’opposition, il fallait pour frapper un grand coup avoir, le jour même de l’ouverture, deux fois plus d’élèves que la maison rivale, et les sommités catholiques du département s’étaient, dans ce but, cotisées, s’offrant à payer l’éducation de petits orphelins destinés à faire nombre.

Charlot devait profiter d’une de ces espèces de bourses. Son entrée à Saint-Barnabé devenant dès lors inutile, on le ferait partir, dans quelques jours, pour Saint-Dié, où il vivrait chez les Maristes, en attendant l’ouverture de l’école épiscopale.

Par lettre, et pour la forme, on consulta sa mère qui, heureuse d’être débarrassée de tout souci et de toute charge relativement à l’enfant et n’ayant d’ailleurs d’autre volonté que celle de son vieux protecteur le curé de Saint-Laurent, donna de grand cœur son consentement. Elle ne put trouver une heure pour quitter les cuisines de l’orphelinat de Passy et Charlot partit sans la voir.


Vignette de l’éditeur Henry Kistemaekers
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