H. Simonis Empis, éditeur (p. 121-138).
◄  VIII
X  ►

IX

« … À cette nouvelle inattendue du

départ de Hallis, Charlette s’était sentie frappée dune douleur aiguë, comprenant pour la première fois la place étrange que cet homme tenait

dans son âme… » (Page 130.)

Comme Belle se souciait peu de passer la journée entière à la vente de charité où elle ne jouait aucun rôle actif, ce fut Samela qui se chargea d’y conduire Charlette aussitôt après le déjeuner.

On était alors au 20 décembre ; un froid très vif avait gagné Paris, et depuis près de huit jours, une neige abondante tombait. Aux Champs-Élysées, au Cours-la-Reine, place de la Concorde, tout était blanc ; la circulation se faisait difficilement, et quelques traineaux apparaissaient.

L’hôtel Lesguyon, où avait lieu la vente, entouré d’un vaste jardin planté d’arbres centenaires, donnait sur le boulevard des Invalides.

En descendant de voiture, Charlette eut un cri d’admiration.

— Oh ! Samela, comme c’est joli !

Entre les grilles monumentales grand’ouvertes et le perron de l’hôtel drapé d’une marquise de velours vert au-dessus de laquelle courait une banderole blanche où était écrit en lettres pourpres « Œuvre des Missions catholiques », on avait ménagé un large espace fraîchement sablé ; mais à droite et à gauche les massifs de cèdres et de sapins chargés de neige, et les pelouses couvertes d’un épais tapis lisse et éblouissant avaient été scrupuleusement respectés.

Déjà, de nombreux allants et venants encombraient l’entrée ; et, le contraste était curieux de cette foule élégante et de ce cadre de campagne hivernale en plein Paris.

À droite, un petit rassemblement attira l’attention de la jeune fille.

— Tiens, des rennes…

C’était le « clou » de la vente. Deux Lapons, homme et femme, vêtus de leurs costumes nationaux, conduisaient un traîneau attelé de rennes, dans lequel plusieurs personnes pouvaient se placer pour faire le tour des massifs du parc. Deux jeunes gens, commissaires de la fête, spécialement attachés à cette attraction, appelaient le public à grands cris, affectant une voix de camelot.

— Cinq francs la place pour la promenade au Pôle-Nord !… c’est pour rien !… Arrivez, mesdames et messieurs !… profitez du moment, bientôt nous ne pourrons plus contenter nos clients !…

— Veux-tu faire un tour ? demanda Samela à Charlette en souriant.

Quelques semaines auparavant, elle eut accepté avec enthousiasme, elle fit un geste de détachement :

— Ce n’est pas la peine. D’ailleurs madame Lechâtelier doit s’impatienter…

Et, elle se dirigea vers le perron. Depuis le soir où elle avait supplié Samela de la débarrasser de la corvée de cette vente, elle n’avait plus manifesté aucun déplaisir de s’y rendre, et le peintre ne s’était pas offert pour essayer de persuader madame du Jonquier de l’en dispenser.

Chaque jour, Charlette passait plusieurs heures dans l’atelier de l’avenue Victor-Hugo, et son attitude, son changement intriguaient de plus en plus son ami.

Toujours aussi passionnée pour son travail, attentive aux conseils de Samela, elle causait volontiers avec lui de choses indifférentes, mais son expansion, son besoin de confidences avaient cessé, comme elle avait aussi brusquement perdu sa gaîté, son exubérance. Les éclats de rire et les larmes qui se succédaient si rapidement chez elle naguère, cette mobilité extrême des sentiments et des sensations qui persistaient en elle après l'enfance avaient fait place à un calme étrange, à une concentration en elle-même tout opposée à sa nature, qui inquiétait et peinait Samela. Pour des yeux indifférents, elle eût paru simplement plus parisianisée, plus jeune fille. Pour l'affection de son ami, une telle mélancolie, quelque chose comme un ressort brisé, apparaissaient si visiblement en elle, et elle évitait avec un tel soin de prononcer le nom de sa mère, qu'il se demandait avec effroi si Charlette n'avait pas reçu quelque révélation, quelque lueur terrible du passé…

Dans la galerie où ils étaient entrés, Charlette s'orienta.

— Voyons, madame Lechâtelier m'a dit que je la trouverais dans le salon à gauche.

Chacune des vastes pièces au rez-de-chaussée du spacieux hôtel datant de Louis XIV était décorée de façon à rappeler la contrée où les différentes missions étaient établies. Le vestibule, occupant une partie de la façade, long de quatorze mètres, réservé aux missions septentrionales, continuait l'aspect du jardin, avec ses murs revêtus de branches de sapins saupoudrées de neige artificielle. À l'une des extrémités, un diorama montrait un paysage du Groënland où, au premier plan, dans une hutte de neige, plusieurs mannequins représentant des naturels du pays écoutaient religieusement la parole d’un missionnaire habillé de peau, les pieds attachés aux immenses raquettes lui servant à parcourir les longues distances dans la neige. Un jeune prêtre assis à une table, distribuait des prospectus et saluait à chaque aumône glissée dans un délicieux petit navire-hôpital qui servait de tronc.

À l’autre extrémité de la galerie, sous une tente de Samoyèdes, un groupe de jeunes femmes élégantes vendaient des programmes, des exemplaires du journal « Les Missions », édition spéciale, timbrée des armes des Lesguyon.

Partout, entre les arbres verts, de miniscules échoppes renfermaient des vendeuses débitant des curiosités des contrées du nord, et des objets de piété fabriqués par des Esquimaux ou des Lapons convertis.

Par la grande baie centrale, on apercevait l’immense salon consacré aux missions africaines. Tout le milieu était occupé par une hutte de paille aux panneaux à jour laissant voir une école d’enfants nègres et une infirmerie, où des Sœurs de saint Vincent de Paul professaient et soignaient des malades. Parmi ces poupées rigides et d’exécution douteuse, des bonnes Sœurs en chair et en os circulaient, surveillant trois ou quatre petites négresses chétives qui, demi-nues, dans leurs oripeaux voyants, attiraient l’attention. Autour d’elles pleuvaient les aumônes qu’elles couraient ramasser, avec de légers cris gutturaux et des gestes simiesques.

Charlotte entra à gauche dans le salon rectangulaire opposé à la serre où étaient logées les Missions du Pacifique. Là, des essais de jonques, des comptoirs en forme de pagodes, une profusion de bannières et de portières en soie de Chine dénonçaient la salle réservée à l’Asie. La jeune fille ne tarda pas à découvrir la boutique de madame Lechâtelier, placée tout contre l’inévitable diorama des Missions, où, cette fois, l’admirable art chinois avait fourni des statues d’un réalisme saisissant : — Lépreux couverts de plaies hideuses que bandaient d’étonnantes religieuses au teint d’ivoire jauni, aux yeux un peu obliques, au sourire mystérieux ; tortionnaires effroyables, se penchant, le masque grimaçant, le sabre levé, au-dessus d’un missionnaire à genoux, le cou serré dans une cangue, son visage livide orné d’une barbe humaine où du véritable sang paraissait coagulé.

— Quel musée des horreurs ! fit Samela intéressé.

Autour de ces deux cases, la foule se pressait, et quatre Sœurs grises suffisaient à peine à recueillir sur les nattes du sol les sous qu’on y jetait — une pancarte en gros caractères annonçait qu on ne recevait que le billon : humilité qui triplait la recette.

Madame Lechâtelier eut une exclamation en apercevant Charlette.

— Ah, enfin, chère enfant !… Je commençais à ne plus savoir où donner de la tête !…

La jeune fille, constatant par un rapide coup d’œil qu’Eugène Lechâtelier n’était point là, soupira avec un soulagement, et murmura quelques excuses en se débarrassant de sa jaquette de martre.

Madame Lechâtelier examina avec approbation le costume de Charlette, en drap beige très clair, son chapeau tout en martre, orné de camélias roses.

— Vous êtes ravissante !… Rien ne vous va mieux que cette élégante simplicité.

Charlette n’eut pas besoin de répondre ; déjà, l’on assiégeait leur boutique : amies, connaissances de madame Lechâtelier ou de Belle qui s’arrêtaient, bavardaient, bousculaient tout l’étalage de brimborions pour emporter finalement un éventail ou un paquet de menus de quarante sous.

Pendant deux heures, la foule alla croissant, car l’œuvre était sympathique, on lui faisait énormément de réclame, et l’hôtel Lesguyon fréquenté par tout le faubourg Saint-Germain attirait un fretin considérable, heureux d’approcher de l’aristocratique société qui n’ouvrait volontiers ses portes qu’en ces occasions spéciales.

Comme Charlette harassée tombait sur une chaise en demandant grâce, madame Lechâtelier lui montra Belle qui arrivait, accompagnée de Mrs. Warnet et William Potter.

— Tenez, chère petite, vous devriez aller prendre une tasse de thé avec votre mère, cela vous remettra.

Peu après, assises à l’une des tables du bar chinois que tenaient une douzaine de jeunes femmes de la plus authentique noblesse, les quatre dames savouraient leur thé, parcourant des yeux l’assis- tance, saluant parfois d’un signe ou d’un sourire quelque figure amie.

Belle préoccupée questionna Charlette.

— Où est Eugène Lechâtelier ?

— Je ne sais pas, maman.

— Il est venu, cependant ?

— Non.

Belle s’étonna.

— Comment cela ?

Alors, Charlette que l’absence du jeune homme avait un peu déridée dit avec une innocence malicieuse :

— Il devait donc venir ?

Belle, très contrariée, ne jugea pas à propos de répondre. D’ailleurs, l’attention de Charlette fut subitement captée par une réflexion de Mrs. Potter.

— Je suis étonnée que nous n’apercevions pas M. Hallis.

— Hallis ? fit Belle distraite, avec une certaine brusquerie. Oh ! vous ne le verrez sûrement pas aujourd’hui.

Charlette écoutait, pâlie, son cœur battant plus vivement.

— Cependant, fit Mrs. Warnet avec surprise, il me semble que le maître ne doit pas manquer une fête si parisienne.

— Ne voit-il pas la noblesse ? demanda Mrs Potter avec une anxiété.

Madame du Jon quier, qui examinait la théière presque vide, y versa de l’eau chaude.

— Il serait venu probablement ici… s’il était à Paris.

— Est-il vraiment absent ? s’écrièrent les deux Américaines en chœur.

Les yeux ardents de Charlette se fixèrent sur sa mère.

— Il est à Constantinople, affirma Belle. Il est parti le lendemain du jour où vous avez dîné avec lui chez moi.

— Oh ! combien c’est regrettable ! s’exclama Mrs Potter en déchiquetant une tranche de plumcake avec mauvaise humeur.

Mistress Warnet ne dit rien, mais ses doigts battirent une marche furieuse sur le satin de sa robe, et ses beaux yeux bleus ne considérèrent plus la foule qu’avec dédain.

Charlette avait baissé la tête, craignant de laisser voir l’émotion qui l’avait saisie sans qu’elle pût la dominer. À cette nouvelle inattendue du départ de Hallis, elle s’était sentie frappée d’une douleur aiguë, comprenant pour la première fois la place étrange que cet homme tenait dans son âme.

Peu après, elle se leva.

— Je crains de manquer trop longtemps à madame Lechâtelier, murmura-t-elle.

Et, sans écouter la réponse de Belle, elle s’éloigna et regagna seule la petite boutique japonaise. Là, elle reprit sa place, soulagée d’avoir à s’occuper immédiatement de menues besognes, de devoir répondre à une quantité de banalités qui se croisaient de toutes parts. La vue d’’Eugène Lechâtelier enfin à son poste, et l’air rayonnant de la mère du jeune homme la laissèrent complètement indifférente, et elle ne sourcilla même pas en entendant la voix doucereuse de la vieille dame répondre à une amie :

— Mais oui, c’est un grand bonheur pour mon fils et moi d’avoir avec nous notre charmante Charlette… nous espérons bien la garder le plus longtemps possible.

Près de la jeune fille, Eugène devenu tout à coup familier lui faisait remarquer la façon « magistrale » avec laquelle il confectionnait un paquet, nouait la ficelle, et rejetait les ciseaux avec un grand bruit de ferraille.

— Ne dirait-on pas que je suis employé au Louvre ou au Bon-Marché, mademoiselle ?

Elle répondit sérieusement, la pensée bien loin :

— En effet.

Hallis parti ! — Sans un mot, sans avoir cherché à la revoir ! — Parti, insouciant, sans doute l’ayant oubliée… elle, qui pendant les dix jours qui venaient de s’écouler n’avait eu en elle, devant sa mémoire, devant ses yeux, que l’image de cet homme…

Elle avait cru le haïr ; cent fois, elle s’était persuadée d’avoir réussi à le chasser de son âme. Elle avait frémi de terreur à l’idée de le revoir, frissonné à chaque porte ouverte, à chaque passant croisé dans la rue, croyant sans cesse l’apercevoir… cruellement désappointée et pourtant soulagée de ce désappointement… souhaitant et craignant sa présence, appelant et repoussant le souvenir de cette minute où l’étreinte, le baiser d’amant de Jean l’avaient soudain arrachée à la paix de l’enfance. — Et voici qu’à la certitude qu’il était loin, très loin, pour un temps sans doute indéfini, à cette cruelle affirmation de son indifférence, elle sentait quelque chose s’écrouler en elle… Voici qu’elle s’apercevait que, seule, elle avait fait un rêve… voici qu’elle. devait reconnaître que son trouble, sa fièvre, son bouleversement n’avaient point été partagés !…

— Charlette, atteignez-moi ce petit bronze, je vous prie, dit madame Lechâtelier.

Elle tourna machinalement les yeux vers la vieille dame ; mais, son regard la dépassant devint soudain fixe, tandis que le sang montait violemment à ses joues.

— Quoi, madame ? balbutia-t-elle.

L’autre répéta sa question. Charlette vainquit sa sa torpeur et lui passa l’objet qu’elle demandait, se laissant tomber ensuite sur une chaise, ses jambes ne la soutenant plus.

À l’autre bout de la salle, elle avait aperçu Hallis, qui venait vers elle.

Il n’eut qu’un salut assez impertinent à madame Lechâtelier.

— Qu’avez-vous à me considérer ainsi ? jeta-t-il gaiement à Charlette.

Elle murmura, éperdue :

— Je croyais… on m’avait dit, — vous n’êtes pas parti ?

— Mais si, fit-il tranquillement. J’ai passé quelques jours à Constantinople, j’en suis revenu hier au soir… oh ! c’était une simple promenade… un renseignement à prendre.

Et, tout à coup :

— Il fait une chaleur étouffante ici, et tous ces objets dégagent une horrible odeur de Chinois !… Ne trouvez-vous pas ?

Puis, s’adressant à Madame Lechâtelier interdite :

— Je vous enlève mademoiselle Charlette pour quelques instants… j’ai quelque chose d’intéressant à lui montrer…

Comme la jeune fille se dirigeait vers le bar où sa mère et les Américaines se trouvaient encore, il la poussa légèrement dans une direction opposée, lui tendant sa jaquette de fourrures qu’il avait prise.

— Non, laissez donc Mrs William H. K. Potter dans son thé ! — Venez voir les rennes.

Charlette sourit, mise à l’aise par la familiarité amicale du romancier, le cœur épanoui du bonheur de l’avoir retrouvé.

— Je les ai déjà admirés — ils sont affreux.

Et, furtivement, elle examina son compagnon. Avec ses traits fins et énergiques, sa tournure svelte, la gaieté répandue sur son visage, rajeuni par l’exercice, la distraction de son voyage récent, le repos intellectuel de ces quelques jours, l’oubli de ses préoccupations et de ses soucis, il paraissait à peine trente ans.

En rencontrant son regard, le sourire, l’imperceptible frémissement de ses lèvres, un brusque rappel, une immense confusion la fit défaillir, une rougeur au front… il lui sembla sentir le bras de Hallis autour d’elle, son baiser dominateur…

Du reste, il paraissait désireux de faire oublier à la jeune fille ces souvenirs de leur dernière rencontre, l’étourdissant de paroles quelconques, de moqueries drôles prononcées à voix basse, sur les personnes qu’ils coudoyaient ou sur les diverses attractions devant lesquelles ils passaient.

Dans le jardin, la fraîcheur piquante de l’air charma Charlette.

— Oh ! comme il fait bon ! s’écria-t-elle en respirant avec délices.

Hallis l’emmena.

— Venez, je veux vous faire faire une course en traîneau.

Et, se frayant un passage parmi ceux qui regardaient revenir l’attelage des rennes à un petit trot paisible, il fit entrer Charlette dans l’enceinte réservée aux Lapons, tandis que les commissaires, qui le connaissaient s’empressaient autour de lui.

Mais Hallis, examinant le traîneau avec dédain, adressa quelques mots au Lapon.

La figure abrutie de l’homme s’éclaira, reconnaissant un idiome qui lui était familier. En un clin d’œil, il bouleversa l’agencement du véhicule, plaça un seul banc à l’arrière, y attacha une couverture en peau, puis, il assujettit l’unique guide de ses rennes, et s’accroupit à l’avant, faisant signe à la femme laponne de demeurer à terre.

Le romancier surveilla ces changements.

— Allons, cela peut marcher, maintenant.

Alors prenant la main de Charlette, il la fit asseoir dans le traîneau, se plaça à côté d’elle et fixa solidement la couverture de peau tannée qui les enveloppait jusqu’à la poitrine.

— Ne bougez plus, et n’ayez pas peur ! — Toi, tu peux partir, dit-il au Lapon, en ajoutant quelques mots en norvégien. L’homme sourit, inclina la tête et siffla ses rennes.

Les animaux partirent d’abord au petit trot, le traîneau s’éloigna, cahoté dans la neige durcie du sentier déjà tant de fois parcouru dans la journée. Mais, le sifflement de l’homme devint plus fort ; les rennes pressèrent le pas, puis se lancèrent à fond de train, tandis que le Lapon les dirigeait adroitement dans une allée de neige immaculée qui longeait le mur extrême de la propriété.

Charlette poussa un cri, amusée.

— Oh ! la neige !

Autour de leur course rapide, un nuage de poussière blanche, gelée, s’enlevait, chassé par les patins du traîneau, nuage opaque qui les enveloppait, les couvrait de fin duvet blanc glacé. Trois ou quatre fois, le traîneau fit le tour du parc, filant sans autre bruit que l’espèce de râle du conducteur excitant ses bêtes qui détalaient, l’emportant comme une plume.

— Oh ! encore ! encore un tour ! s’écriait Charlette, ravie que la neige s’amoncelât sur la couverture de peau, sur son chapeau, sur sa jaquette, jusque sur son visage.

Pendant un instant, ils passaient en vue de la foule emplissant la cour, on applaudissait, et bientôt le traîneau et ses voyageurs disparaissaient derrière les massifs.

À l’extrémité du parc, Charlette sentit tout à coup un bras l’entourer, le visage de Hallis se pencha vers elle :

— Charlette ? prononça-t-il passionnément, Elle voulait se dégager, tremblante, les lèvres serrées, mais une secousse du traîneau la rapprocha de l’écrivain. Une folie la gagna, leurs bouches se joignirent, ils burent pendant une seconde avec une ivresse inouïe, le givre glacé qui couvrait leurs lèvres…

D’ailleurs, aussitôt, il s’éloigna d’elle, et donna un ordre au Lapon qui ralentit l’allure de ses bêtes. Quelques instants plus tard, ils regagnaient le lieu du départ, aux acclamations des assistants.

Comme Charlette descendait, elle aperçut sa mère qui l’attendait, en compagnie d’Eugène Lechâtelier.

— Vous êtes absolument fous ! gronda Belle. Secoue ta jaquette, Charlette ! Mon Dieu, on dirait que vous vous êtes roulés dans la neige. Hallis, vous ne devriez pas encourager cette fillette à se livrer à de pareilles gamineries !

Hallis affecta une contrition.

— Hélas, madame, c’est moi le seul coupable ! je n’ai pu résister au plaisir de donner à mademoiselle Charlette un échantillon des courses que j’ai faites moi-même pendant l’hiver que j’ai passé en Norvège.

Madame du Jonquier parut s’adoucir.

— C’est bien, ne recommencez plus.

Mais, elle veilla à ce que Eugène reconduisit Charlette près de madame Lechâtelier. Et, le soir, pendant le diner, où la mère et le fils furent invités en toute intimité, la jeune fille dut subir la conversation de son voisin, ce qu’elle fit en toute distraction.

— Qu’a donc votre Charlette ? demanda madame Lechâtelier à Belle dans la soirée. Comme elle semble préoccupée !…

Madame du Jonquier haussa les épaules.

— Elle a besoin d’être mariée ! fit-elle avec une sécheresse, ayant fort bien remarqué le trouble de sa fille, lorsque celle-ci était descendue du traineau, ainsi que l’excitation joyeuse du romancier.