H. Simonis Empis, éditeur (p. 109-120).
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VIII

« … Ce baiser d’amour, le premier

qu’elle eût reçu — qu’elle avait vu décrit et jamais imaginé — la laissait singulierement éperdue et terrifiée… »

(Page 109.)

Enfermée dans l’obscurité de sa chambre, Charlette s’était laissé tomber sur un canapé, ses deux mains couvrant son front brûlant, ses tempes où le sang battait un galop de fièvre.

Ce baiser d’amour, le premier qu’elle eût reçu, — qu’elle avait vu décrit et jamais imagine — la laissait singulièrement éperdue et terrifiée.

En son âme en désordre une révolte, une honte, une joie tumultueuse se heurtaient, dominées par l’effroi.

Jamais une parole grossière, un mot cru n’avaient effleuré la jeune fille, et elle demeurait véritablement ignorante des mystères essentiels de l’existence humaine. Cependant, ses lectures assidues de romans passionnés l’avaient jetée en une préoccupation continuelle de l’amour, qu’elle se figurait aussi faussement et aussi obscurément que le peut faire une âme neuve abreuvée de fictions, et que rien de la vie réelle n’est venu éclairer.

L’amour, pour elle, était synonyme de trouble, de délices, de crime, bien qu’elle fût incapable de formuler quels étaient ces troubles ni la nature du crime. Inopinément, le baiser, l’enlacement passionné de Hailis l’avaient précipitée dans l’action d’un de ces romans qu’elle adorait : c’était une joie intense pour elle, mais surtout la terreur du mystère, du défendu. Du reste, l’émotion qui la possédait était toute cérébrale ; ses sens demeurant absolument endormis, absents en son être encore enfant. | Vingt fois, cent fois, elle rappelait la scène qui venait de se passer. Sa brusque surprise — en plein chagrin — de rencontrer Hallis ; l’émotion que la voix de l’écrivain, sa question avaient mise en elle. — « Pourquoi pleurez-vous ? » avait-il dit. — Et, voici qu’à présent, elle ne comprenait plus pourquoi, elle avait nié. elle se dépitait d’avoir été si sotte, si gauche. — Elle se désolait, croyant à une sincère sympathie, d’y avoir si mal répondu. — Mon Dieu, s’il était ici, actuellement, s’il lui adressait encore ces paroles, quel bonheur, quel soulagement ce serait pour elle de se jeter dans ses bras, de lui confier tout ce que son cœur renfermait de peines, de tristesses, de froissements !…

Et, tandis que des larmes chaudes jaillissaient de ses paupières closes, elle murmurait faiblement, en un appel de tout son être affectueux, passionné, et privé de tendresse :

— Jean… Jean !…

Mais, elle frissonna tout à coup, revivant l’instant où les yeux étrangement fixes, dominateurs, de Hallis s’étaient emparés des siens ; puis s’approchant trop près, s’étaient comme fondus en elle, en l’enlacement de ses bras, en la caresse de ses lèvres…

Elle se souleva, affolée, fixant de ses pupilles dilatées les ténèbres faiblement éclaircies par des lueurs provenant de la rue. — Ah ! sûrement c’était mal, c’était criminel, un baiser, une étreinte pareils ! Et, devant elle, passait en désordre la multitude des amants et des amantes des fictions qui hantaient son esprit, tous unis en des embrassements semblables… tous entraînant à leur suite la douleur, le drame, le désespoir de leur faute d’aimer !

Aimer ! — Elle prononçait en elle : « Je l’aime et il m’aime » effrayée et quand même glorieuse. Aimer, c’était devenir femme, vivre, sortir enfin de la chrysalide où l’enfant est enfermé !…

Mais, un soudain sursaut de honte la faisait couvrir son visage de ses mains. — Honte, souffrance bizarre, inexplicable pour elle-même, au rappel de son abandon, de sa soumission à cet homme… Honte et impatience de ce baiser qu’elle n’avait ni prévu, ni permis, ni désiré… baiser qu’elle avait subi sans joie, pétrifiée, paralysée. — Honte et révolte du sang-froid de Hallis, de son geste hardi, brutal en son apparente douceur, de son sourire de vainqueur qui l’avait fait fuir, brûlante, blessée, avec un besoin de se cacher…

Elle se dressa, emplie du sentiment de sa faiblesse, de son ignorance de la vie et des êtres, se voyant nettement emportée dans un courant inconnu impétueux, sans défense, sans appui, cruellement isolée.

— Ah ! maman ! gémit-elle.

Et, soudain, les ténèbres où elle se trouvait lui devinrent insupportables, pareilles à une menace précise, un symbole matériel de son abandon.

Elle se précipita à tâtons vers le bouton de l’électricité, et fit jaillir la lumière, devant laquelle elle dut reculer, éblouie, ses yeux meurtris par Îles larmes douloureusement blessés, mais qui pourtant rassura pendant un instant sa détresse.

Cependant, le silence de la pièce, l’immobilité des choses qui l’environnaient la glacèrent de nouveau : elle courut à la porte, se glissa dans le corridor, — Ah ! que n’eût elle pas donné pour une sympathie, pour la caresse de bras maternels l’attirant, la réchauffant !…

Les voix des derniers invités qui se retiraient, le frôlement soyeux de la robe de sa mère la firent tressaillir d’espoir. — Elle souleva la portière qui la cachait, et parut, pâle et défaite.

Belle eut un sursaut.

— Dieu ! que tu m’as fait peur ! s’écria-t-elle avec mauvaise humeur.

Et, passant outre sans examiner le visage de son enfant, elle gagna sa chambre, tout en proférant une kyrielle de reproches.

— Pourquoi as-tu disparu ?… Comment n’es-tu pas venue, dire adieu à ces dames ? — C’est inconcevable !… Quand perdras-tu ces manières d’enfant gâtée ?…

Charlette la suivait, insensible à ces paroles qu’elle n’entendait que vaguement ; n’imaginant rien de ce qu’elle dirait tout à l’heure, ni de ce qui se passerait, mais certaine que de sa mère viendrait le soulagement de ses craintes, l’oubli de ses angoisses.

Dans la chambre, la présence d’Annette qui restait pour déshabiller sa maîtresse la déconcerta. Elle s’assit dans un coin, attendant avec obstination. Bientôt, sa mère et elle seraient seules… Alors, elle s’approcherait, jetterait ses bras au cou de Belle… Parler ? — Non, certes, elle ne le pourrait pas ; mais, est-ce que sa mère ne saurait point quand même la rassurer, la consoler ! — Son regard glissa vers le grand lit préparé pour la nuit. Si sa mère voulait, quelle joie ce serait de dormir là, dans ses bras, tout près de son cœur, blottie en l’abri suprême !…

Là-bas, madame du Jonquier bavardait, pendant qu’Annette la dégrafait prestement.

— Vous avez vu la fermeture du corsage de Mrs Warnet ?… C’est précisément ce que j’avais demandé pour ma dernière robe… Mais, Hennet est stupide… Il n’y a rien compris et m’a dit que c’était impossible. — Vraiment, ils deviennent tellement ineptes dans cette maison que je finirai par les quitter !…

La femme de chambre hocha la tête d’un air entendu.

— Si j’étais à la place de madame, cela aurait été fait dès la dernière jupe.

— Ah, oui, elle était réussie aussi celle-là ! — Cet entredeux en biais sur la hanche, et qui tirait ! — Savez-vous ce qu’Hennet a répondu aux re- proches que je lui faisais ?… « C’est que madame est un peu forte. » >

— En voilà une raison !…

— Oui ! — une raison de plus pour poser l’entredeux avec soin…

Au moment de passer dans son cabinet de toilette, madame du Jonquier aperçut Charlette.

— Comment, tu es là ? fit-elle en souriant. Qu’est-ce que tu fais ici ?… Va donc te coucher bien vite !…

Charlette supplia.

— Maman, je veux t’embrasser quand tu seras couchée !…

Belle haussa les épaules.

— Mon Dieu, que tu es sotte !

Et, dans le cabinet, elle recommença à causer avec Annette. Charlette s’installa auprès du lit, et patienta, le cœur douloureusement frappé par les voix insouciantes des deux femmes.

Enfin, Belle reparut, enveloppée d’un léger peignoir. Elle eut un regard circulaire, constata que rien ne lui manquait, et congédia la femme de chambre.

— C’est bien, Annette, vous pouvez vous en aller. — Charlette éteindra.

Et, se débarrassant de son vêtement, elle se glissa dans son lit et s’étendit avec béatitude.

— Ah ! dit-elle se bâillant, je meurs de sommeil !…

Puis, se tournant vers Charlette :

— À présent, embrasse-moi vite, et sauve-toi.

Le cœur de Charlette se mit à battre fortement dans sa poitrine ; elle se pencha, défaillante, et appuya sa joue sur l’oreiller, près du visage de Belle.

— Maman ! fit-elle en un élan timide.

Mais, madame du Jonquier se recula avec impatience.

— Ah ! Charlette, pas d’enfantillages !… Tu n’es plus un baby pour venir te faire câliner !… surtout à cette heure-ci et quand je tombe de fatigue ! — Tu es assez âgée pour songer un peu aux autres !…

La jeune fille se redressa, balbutiant :

— Maman, si tu voulais…

Belle, les yeux fermés, se nichait dans la toile fine bourrée de moelleux duvet.

— Va, dit-elle sans écouter. Va-t-en tout de suite, et éteins l’électricité, elle me brûle les yeux, même quand je les tiens fermés.

Charlette tenta un dernier effort.

— Maman, laisse-moi dormir près de toi… là, sur un fauteuil, si tu veux… j’ai peur dans ma chambre, toute seule…

Cette fois, Belle s’indigna.

— Ah ! c’est trop fort !… Tu deviens folle ? Peur ?… mais, tu retombes en enfance ?…

Puis, avec une sécheresse :

— Allons, en voilà assez !… Fais-moi le plaisir d’aller te coucher immédiatement.

Charlette recula.

— Bien, maman, je m’en vais, fit-elle, navrée.

Et elle sortit, obéissant à la dernière injonction de sa mère d’éteindre l’électricité.

Mais, dans le vestibule, elle ne put encore prendre sur elle de regagner sa chambre, et s’en fut au salon, où elle s’assit près d’une fenêtre qu’elle ouvrit, afin que la lumière des réverbères espacés sur le boulevard de Courcelles vint éclairer faiblement la pièce.

L’avenue déserte s’enfonçait dans l’ombre, avec ses maisons hautes et sombres, ses arbres dépouillés. En face, c’était la barre noire, compacte, du parc Monceau. Parfois, un fiacre passait, mettant son roulement monotone dans le silence mort, tandis que le trot du cheval claquait, inégal et las.

Cette tristesse de la nuit des villes oppressa Charlette plus encore que celle qui l’avait si souvent étreinte là-bas, au Mesnil, lorsque, pendant les tourmentes de l’hiver, le souffle du vert gémissait dans les vieilles cheminées du château, et mugissait en ployant les cimes des grands arbres, pareil au bruit de la mer déferlant sur une plage.

— Voilà, prononça-t-elle tout haut, en une espèce de désespoir froid. Ici et là-bas, je suis seule…

Soudain, l’égoïsme, le manque de cœur de Belle lui étaient apparus.

Sa mère ne l’aimait point, ne l’avait jamais aimée ! Jadis, elle avait joué de la jolie poupée qu’était l’enfant ; puis, vite lassée, elle l’avait rejetée. — Est-ce que si quelque chose était susceptible de faire vibrer ses fibres, elle eût pu exiler son enfant pendant quatre années ? — Non, elle n’était ni protectrice ni amie… les baisers de sa fille la trouvaient indifférente ou ennuyée… elle ne voyait ni ses chagrins ni ses angoisses. — Elle ne l’aimait point, et en vérité elle devait être incapable d’aimer !… Elle était toute à ses chiffons, à sa vie mondaine puérile, haletante et stupide !…

Et, dans un éclair, la jeune fille aperçut les causes de son rappel.

— Elle m’a fait revenir pour se débarrasser de moi, me donner au premier venu !…

Alors, une angoisse de l’avenir étreignit le cœur de la pauvre enfant.

— Ah ! qui me sauvera !… qui me défendra !…

Devant ses yeux, la triste silhouette de l’ancien marin passa. Elle secoua la tête, encore plus âprement désespérée.

— Père ! prononça-t-elle plaintivement. De celui-là aussi, elle était abandonnée sans retour ; elle le savait à présent, quoique ne pouvant expliquer ce détachement, car lui oh ! oui, lui, l’avait aimée autrefois avec tendresse, avec passion !…

Un souffle glacé venant de la fenêtre la fit fris- sonner.

Hallis ? — Oh ! non, une obscure divination lui répétait que ce n’était point de lui que viendraient le bonheur, la protection ! — Et pourtant, en son délaissement, c’était presque sauvagement qu’elle souhaitait sa présence. — S’il eût élé là, elle se fût abandonnée à lui, à son caprice, à sa volonté avec une sombre joie… préférant n’importe quels supplices à ce désert !.…

Un courant d’air faisant battre la croisée bruyamment la rappela à elle. Elle se hâta de fermer la fenêtre et rentra dans sa chambre.

Elle se déshabilla, passa un peignoir ; et, comme elle était glacée, elle vint s’asseoir sur le tapis, tout près de la cheminée, d’où s’échappait une haleine tiède des cendres encore rouges. Tandis qu’elle tendait vers le foyer ses mains tout engourdies, la caresse chaude et mouillée de son favori Plick passa rapidement sur sa joue, et l’animal vint se coucher contre elle.

Elle le flatta de la main.

— Oui, tu es bon, fit-elle avec une gravité d’enfant. Et, tu sais, tu es mon seul ami…

Alors, attirant un fauteuil, elle y appuya sa tête ; et, serrant son chien — cette ombre d’affection fidèle — sur sa poitrine, elle ferma les yeux, épuisée d’avoir tant songé, tant pleuré, tant remué de pensées de désespérance, s’abandonnant à une mélancolie vague, qui perdait de vue graduellement les choses, les faits et les personnes… les enveloppait d’une vapeur trouble de résignation désolée aux déchirements de la vie…