Les Éditions Lumen, chez Thérien frères limitée (p. 169-179).


CHAPITRE VIII
OÙ IL EST PARLÉ DE DIFFÉRENTES CHOSES

Les quatre jours de marche qui suivirent, n’offrirent aucun événement remarquable à Charles Dupuis et à ses hommes. Ils vécurent de la viande d’un ours qu’une balle de Thomas Fournier fit passer de vie à trépas. Quoique l’animal eût un âge respectable, à en juger par sa chair coriace, les Canadiens trouvèrent cependant succulente cette nourriture qui ranima et soutint leur vigueur.

Sur le matin de la cinquième journée, on aperçut en avant, à quelques milles de Montréal, une bande assez nombreuse d’hommes armés. C’était le gros de l’expédition que commandait M. de Mantet. Les deux troupes se reconnurent, se saluèrent par des acclamations multipliées et se rejoignirent animées des sentiments les plus joyeux.

La marche du détachement de MM. de Mantet et de Sainte-Hélène avait été retardée par la disparition de quelques Canadiens qui s’en étaient séparés et qu’on avait attendus en vain pendant quelques jours.

On ignora toujours quel fut le sort de ces infortunés qui, selon toute probabilité, furent surpris et massacrés par quelque bande d’Iroquois maraudeurs.

Après quelques moments de repos, les deux détachements, confondus en un seul, hâtèrent le pas vers le lieu qui leur promettait un repos si bien mérité.

Vers trois heures de l’après-midi, ils arrivèrent à Montréal. On les avait aperçus de loin dans la ville, et lorsqu’ils y firent leur entrée, tous les habitants, se pressant sur leur passage, les accompagnèrent de mille cris joyeux, tandis que les cloches carillonnaient à l’envi, et que les canons de la place mêlaient leur grosse voix à tout ce tapage.

Ces manifestations enthousiastes étouffaient cependant des sanglots et voilaient bien des larmes ; car plus d’une mère et d’un parent, plus d’une fiancée et d’un ami cherchaient en vain, dans les rangs éclaircis des hardis aventuriers, des êtres chéris que leurs regards n’y pouvaient rencontrer parce que la mort les leur avait ravis.

C’était à qui logerait les nouveaux arrivés, qui n’avaient point leur domicile à Montréal, pour apprendre d’eux quelle avait été l’issue de l’expédition et leur en faire raconter les détails.

Tout rentra bientôt dans l’ordre accoutumé, et le bruyant tumulte du dehors fit alors place aux scènes plus calmes mais expansives et plus touchantes de l’intérieur.

Ici vient naturellement la place de quelques réflexions sur les résultats de cette entreprise, aussi hardiment conçue que bien conduite, et sur ses effets relativement aux colonies anglaises et aux peuplades indiennes ennemies des Canadiens.

Grande fut la sensation qu’éprouvèrent les habitants de la Nouvelle-York et des tribus indiennes à la nouvelle de ces audacieux coups de main, et la destruction de Schenectady plongea dans la plus grande consternation les habitants de la capitale de cette province. La peur des citoyens d’Albany était telle, que l’on disait que les Français marchaient sur la ville au nombre de quatorze cents. « On tira le canon d’alarme, la ville fut mise en défense, et la milice appelée sous les armes jusqu’à une grande distance.[1] » Les rumeurs qui étaient parvenues aux oreilles de nos voisins, touchant l’organisation de l’expédition, s’étaient changées en faits trop positifs, ces bruits qu’ils avaient d’abord pris pour de vaines menaces étaient devenus de trop cruelles certitudes, pour que l’on refusât désormais de croire à l’audace, à l’intrépidité et au patriotisme de nos ancêtres.

Ni les éléments déchaînés, ni la distance, ni le nombre presque toujours supérieur de leurs ennemis, rien ne pouvait arrêter cette poignée de braves que la France transplanta sur les bords incultes et sauvages du Saint-Laurent, qui y introduisirent la civilisation au prix de leur sang et qui y luttèrent avec succès, pendant plus de deux siècles, contre des ennemis sans nombre acharnés à leur perte.

Et pourtant, après tant de sacrifices, de valeur et de sang répandu, après avoir regardé longtemps à l’horizon où était la France, à l’horizon où étaient leur espoir et leur vie, après avoir acquis la triste certitude qu’on les avait oubliés, là-bas, sur les terres lointaines qu’ils avaient rendues éminemment françaises, et s’être assurés que leurs cris de détresse ne trouvaient plus d’écho dans le cœur de la mère patrie, il leur fallut mourir ! Mais ils tombèrent en braves, et nos champs de bataille d’Abraham et de Sainte-Foi ont bu un sang aussi généreux que celui que tant d’autres enfants de la France, nos frères, ont si souvent versé en maints endroits de la vieille Europe.

Mais cette digression, me direz-vous, m’entraîne loin du sujet de mon récit. Que voulez-vous, chers lecteurs et lectrices, c’est le cœur qui parle lorsque l’on parcourt les pages si bien remplies de l’histoire de nos aïeux ; on se sent ému, transporté, au souvenir de leur dévouement et de leurs glorieux faits d’armes, et l’on voudrait communiquer aux autres ce que l’on ressent soi-même. Il en est tant de Canadiens, dans notre pays, qui oublient ce qu’ils sont, ou ce qu’ils auraient dû être, qu’il faut bien que quelqu’un leur rappelle de temps à autre, et leur redise ce qu’ils semblent méconnaître ou avoir oublié, à savoir que nous n’avons pas à rougir de notre arbre généalogique, et que nous devons conserver, sans honte, la langue et les usages de nos pères.

Nous disions donc tout à l’heure, que grande fut la sensation produite dans la Nouvelle-York par le succès des armes françaises : cet effet ne se fit pas moins sentir chez les Indiens qui harcelaient le Canada de tous côtés. Car M. de Frontenac, qui savait aussi bien profiter de la victoire que l’assurer par des mesures à la fois sages et hardies, envoya, le printemps suivant, pour s’attacher les Indiens occidentaux, un convoi considérable de marchandises à Michilimakinac. Cet acte de bonne politique prouva à ces peuplades que les victoires des Français ne leur étaient pas inutiles, et qu’ils se pouvaient passer du commerce anglais. Ce convoi arriva au pied du lac Supérieur, comme des envoyés des nations de ces contrées allaient se mettre en marche pour conclure la paix avec les cantons Iroquois. Mais la vue des Français victorieux et assez nombreux pour les défendre contre leurs ennemis, ainsi que de leurs articles de commerce, les fit changer de résolution et rompre complètement avec les Iroquois. Ces derniers, la rage et la soif de la vengeance dans le cœur, promirent l’assistance de leurs armes aux Anglais, et lancèrent contre le Canada plusieurs partis de guerre. Mais ils jouaient du malheur ; partout leurs guerriers furent repoussés : car les Canadiens, se brisant de plus en plus à ces guerres presque toutes de ruses et d’embûches, opposèrent, sur tous les points du pays, la plus vigoureuse résistance, et forcèrent les ennemis à retourner dans leurs cantons avec la honte de leurs défaites pour tout butin.

C’est ainsi que par les trois expéditions contre Schenectady, Casco et Salmon Falls, M. de Frontenac en imposa aux ennemis et raffermit la puissance de la colonie qui, sous M. de Denonville, avait été à deux doigts de sa perte.

Comme le printemps n’était pas loin, Charles et les autres Canadiens, qui demeuraient aux Trois-Rivières et à Québec résolurent d’attendre à Montréal jusqu’à ce que le fleuve redevenant libre de glaces, la communication par eau pût se rétablir entre ces différentes villes. Leur retour dans leurs foyers serait alors plus rapide et offrirait moins de dangers.

La généreuse hospitalité qu’ils reçurent des habitants de Montréal, leur fit oublier les périls et les souffrances qu’ils avaient éprouvés et leur fit trouver bien courtes les quelques semaines qu’ils passèrent à Ville Marie.

— Mais vous ne nous parlez point d’Éva ? allez-vous me dire.

— Éva avait demandé et reçu l’hospitalité des sœurs de la Congrégation de Notre-Dame fondée, comme vous le savez, en 1653 par la sœur Bourgeois : là, dans le silence du monastère, elle se remit des émotions que sa frêle constitution avait éprouvées à la suite des lugubres événements qui s’étaient déroulés devant elle. Les bonnes sœurs du couvent auraient bien voulu prolonger… indéfiniment le séjour de notre héroïne dans leur maison ; mais celle-ci, qui ne se sentait aucune disposition à s’ensevelir vivante dans le tombeau du cloître, où l’on va prier, pleurer et mourir, les remercia gracieusement de leurs bonnes intentions.

Charles la voyait souvent, et à chaque visite qu’il lui faisait, il sentait grandir de plus en plus son amour pour la jeune personne, tandis que ce sentiment ne faisait pas moins de progrès chez la dernière.

Enfin, ils s’entendirent si bien, qu’ils étaient fiancés avant la fin d’avril.

La situation exceptionnelle dans laquelle Charles et Éva s’étaient trouvés, avait mis peu de temps à développer en eux et à leur faire avouer l’amour qu’ils avaient l’un pour l’autre. Toujours ensemble durant un voyage de quinze jours à travers les bois, partageant les mêmes périls, l’une deux fois sauvée et toujours protégée par l’autre, découvrant chaque jour l’un dans l’autre par la force des circonstances, des qualités nouvelles, ils s’étaient connus et compris plus vite qu’on ne peut le faire de nos jours dans nos salons où il faut, la plupart du temps, s’aborder gantés et cravatés jusqu’aux oreilles, et, où l’on est souvent obligé de reconquérir dans la prochaine visite le peu que l’on a obtenu dans la courte entrevue qui l’a précédée.

Outre cela, et ce qui certes valait quelque chose, ils n’avaient pas eu pour entraver leur amour, les cancans et commérages des voisins et surtout des voisines. Car, infailliblement, les choses n’auraient pas été aussi vite, si des tierces personnes aussi indiscrètes que trop officieuses, comme on en voit de nos jours, avaient pu s’immiscer dans leurs affaires. En effet, que de brouilles causées entre les jeunes amoureux d’aujourd’hui, par les inquisitions malveillantes, les insinuations hypocrites et les faux rapports de ces commères qui semblent n’avoir d’autre but et d’autres instincts que de semer la discorde dans leur quartier, et de troubler chez les autres un amour qu’elles n’ont jamais ressenti peut-être, qu’elles ont perdu sans retour ou qu’elles désespèrent de pouvoir jamais rencontrer pour elles-mêmes. Mais vous allez me dire que je fais de l’histoire par trop contemporaine, et, que l’an dix-huit cent soixante et six, dont je parle, n’est pas le même que seize cent quatre vingt-dix dont je devais parler. C’est vrai !

Charles trouvait donc chez la jeune fille tout ce qu’il pouvait désirer en fait de qualités, et, celui-là de son côté, n’avait rien qui pût empêcher Éva de rendre amour pour amour à celui qui s’était fait son protecteur. Éva était Française d’origine, de cœur et de religion, elle était orpheline, aucun de ses parents n’avait été enveloppé dans le massacre des habitants de Schenectady puisqu’elle était seule de sa famille avant la prise et le sac du bourg où elle restait ; enfin Charles était un jeune et noble gentilhomme possédant toutes les qualités requises pour rendre une femme heureuse : pourquoi donc Éva aurait-elle plus longtemps dissimulé ses sentiments.

Mais laissons les deux jeunes gens hâter de leurs vœux le jour qui les verra unis l’un à l’autre par les liens les plus sacrés et les plus chers, et terminons ce chapitre que le lecteur doit déjà trouver assez long.

— Mais Thomas Fournier ?

— Ah ! c’est vrai, nous allions l’oublier. Eh ! bien, Thomas, en attendant le printemps, mange, boit, fume et dort tantôt chez l’un, tantôt chez l’autre des bons habitants de Montréal qui veulent lui entendre raconter son histoire, « comment il a été pris par les Indiens, comment est mort son compagnon le pauvre Pierre Mathurin, et comment enfin il est parvenu à s’échapper des griffes de ces démons qui l’emmenaient avec eux pour manger ses gigots rôtis à la broche. » Voilà !


  1. M. GARNEAU, Histoire du Canada.