Les Éditions Lumen, chez Thérien frères limitée (p. 157-168).

CHAPITRE VII
À BON CHAT BON RAT

— Il est bon de vous dire en passant, mes gars, poursuivit le narrateur, qu’il n’est pas agréable pour un homme de se sentir empoigné tout d’un coup par bras et jambes, presque comme un veau que l’on mène à la boucherie (sur le respect que je vous dois), et emporté ainsi au pas de charge par des démons du genre de ceux qui me voituraient de la sorte. Dire toutes les contorsions, tous les efforts que je fis, toutes les injures et les jurons que je leur jetai en pleine face pour me faire lâcher, impossible. Les diables n’en serraient que plus fort, et, je vous assure qu’ils en ont une poignée, ces b… là. Je sentais leurs griffes me rentrer dans la viande jusqu’aux os ; ça m’allait jusqu’au cœur. Toujours est-il que je me décidai à faire le mouton pendant quelque temps. Remarquez bien qu’on avançait toujours, et, ma foi, ça filait. Tout à coup je jouai des bras et des jambes, comme un diable dans l’eau bénite et j’envoyai tomber les deux escogriffes qui s’étaient chargés de mes jambes, le nez dans la neige à quelques pieds de moi. Mais avant que j’eusse fait aucun mouvement pour me sauver, l’un de ceux qui me tenaient les bras me gratifia d’un certain coup de tête de hache sur la boule. Bon ! me voilà les yeux à l’envers et sans connaissance pour le quart d’heure. Il y avait bien de quoi, allez : regardez plutôt.

Ici, Thomas ôta son bonnet de peau de renard, et montra à ses auditeurs une éminence, grosse comme la moitié du poing, qui embellissait son crâne chevelu. Cette bosse était entr’ouverte par le milieu où le sang était coagulé.

— Une chance que vous avez le coco dur, père Thomas, remarqua un jeune soldat sans quoi il y en avait assez pour vous envoyer ad patres.

— Tiens ! beau bec, voilà que tu fais le farceur, dit Thomas en se tournant vers ce dernier. Je t’assure que si tu avais reçu cette douceur sur le caisson, tu en aurais dix fois plus qu’il ne t’en faudrait pour virer l’œil. Mais suffit, assez causé.

Combien fus-je ainsi de temps sans connaissance, connais pas. Seulement, quand je pus ouvrir les yeux, il faisait petit jour, les Agniers s’étaient ralliés et arrêtés au milieu du bois et se reposaient un peu du fameux trot qu’ils venaient de faire. Je vis alors à côté de moi et garrotté ainsi que j’étais, ce pauvre petit Pierre Mathurin qu’ils avaient aussi pris. Apparemment que les blessures dont il était criblé l’avaient fait évanouir car il ne répondit pas aux paroles que je lui adressai. Pour moi, la caboche me faisait un mal d’enfer : ça me cognait en dedans, toc, toc, ça me faisait si mal, si mal, que je tombai de nouveau en faiblesse, et bonjour la compagnie.

Quand je me réveillai, c’était le soir ; les quatre-vingts et quelques Agniers qui nous amenaient prisonniers venaient de camper et d’allumer les feux du soir. Pierre Mathurin et moi étions attachés à deux arbres, à sept ou huit pieds l’un de l’autre. Le pauvre Pierre (que Dieu ait pitié de son âme)…

— Quoi ! il est mort, interrompit l’un des auditeurs.

— Hélas ! oui, continua Thomas d’un air plus triste. Mais, je poursuis. Je disais donc que le pauvre Pierre était bien affaibli par le sang qu’il avait perdu et les douleurs qu’il éprouvait. J’allais lui parler quand l’un des Agniers vint nous apporter à chacun un morceau d’orignal pour notre souper. Je voyais bien que nos ennemis voulaient bien nous nourrir afin de nous maltraiter plus ensuite. J’avais les pieds et les jambes libres, n’étant lié à l’arbre que par les bras et le milieu du corps ; aussi quand l’Indien fut à portée, je lui lançai dans le ventre le coup de pied le mieux soigné du monde ; mon homme alla donner de la tête contre un arbre. Quand il se releva, il se tenait d’une main le crâne et de l’autre la bedaine où il paraissait avoir une fameuse colique ; ce qui fit rire aux éclats Messieurs ses confrères. Me montrant alors le poing et grimaçant comme tous les diables, il alla s’asseoir contre les autres.

Il était bien facile de deviner qu’ils machinaient contre nous quelque plan infernal ; car ils caquetaient comme des commères en nous regardant.

Je demandai alors au pauvre Pierre s’il souffrait beaucoup. Il me répondit qu’il souffrait affreusement et qu’il sentait bien qu’il n’en avait pas pour longtemps.

J’enviai son sort en pensant qu’il mourrait encore assez tranquillement, parce que les Agniers n’auraient pas de temps de le faire souffrir, tandis que moi…

J’en étais à me dire ça, quand je vis tous nos ennemis se lever à la fois et se diriger vers nous. Là, ils se consultèrent encore quelque temps et nous regardèrent avec attention ; puis, ils allèrent faire un demi-cercle à trente pieds devant nous. Alors, les uns après les autres, ils venaient se mettre en face de nous, à vingt pieds environ et nous lançaient leurs tomahawks aussi près du corps qu’ils pouvaient. Plus la hache s’enfonçaient dans l’arbre, près de notre corps, et, plus ces démons incarnés riaient, sautaient et applaudissaient. Puis, ils venaient arracher de l’arbre leurs tomahawks et nous donnaient qui, un coup de poing, qui, un coup de pied.

Je vous avoue franchement que je me sentis plus d’une fois la chair de poule en voyant briller le fer de la hache, qui passait comme une flamme devant mes yeux, et s’enfonçait dans l’arbre en sifflant à quelques lignes de mes oreilles.

Malgré tout, je faisais bonne contenance, me contentant de leur faire parfois des yeux, mais des yeux !… puis de leur dire les plus vilaines choses qui me passaient par la tête.

Quand le dernier m’eut jeté sa hache qui passa si près de ma tête, que je sentis le fer me brûler l’oreille (ce qui était le meilleur coup de la soirée à en juger par leurs contorsions et leurs hurlements), ils vinrent nous regarder encore de près, se consultèrent une minute, puis tournèrent toute leur rage contre Pierre Mathurin. Apparemment qu’ils me trouvaient plus fort que lui et qu’ils me gardaient pour plus tard.

Après l’avoir abîmé de coups et lui avoir arraché ses habits de dessus le corps, ils se mirent à lui déchirer la chair par lambeaux. Les uns lui coupaient les doigts avec leurs dents, d’autres faisaient rougir leur tomahawk au feu et le lui appliquaient sur l’estomac. J’entendais griller sa chair sous leurs haches rougies. J’écumais de rage, je grinçais des dents, je me débattais de toutes mes forces pour aller défendre Pierre ou me faire tuer avec lui ; j’étais trop bien amarré pour en venir about.

Mais, la chose la plus abominable, la plus exécrable de toutes, ce fut quand l’un de ces bourreaux lui enfonça ses doigts dans les yeux qui lui sortirent de tête et lui descendirent sur les joues ! Je lançai les plus terribles malédictions contre ces bêtes féroces, et je fermai les yeux ; je ne voulais plus voir ! Pas un cri, pas une plainte du brave Mathurin. Il priait avec ferveur. Lorsqu’il eut les deux yeux crevés, il me cria d’une voix déchirante : « Prends soin de ma pauvre vieille mère si tu en reviens, Thomas. — Je te le jure, que je lui dis. — Adieu, je meurs content, acheva-t-il.

Ce furent ses dernières paroles, car j’entendis le bruit d’un casse-tête qui lui broyait le crâne. Un rire infernal s’échappa de ces bouches maudites et quand je rouvris les yeux, tous se jetèrent avec furie sur le corps du malheureux Pierre dont il ne resta bientôt que les os.

Ici de grosses larmes coulèrent sur les joues hâlées du conteur. Plusieurs des auditeurs ne purent s’empêcher d’en faire autant. Éva surtout, cette sensible enfant, pleurait à chaudes larmes. Après quelques instants de silence, Thomas reprit :

« Inutile de vous parler au long de ce qui se passa les deux jours suivants. Je remarquai que les Indiens se dirigeaient vers le Nord-Ouest et regagnaient sans doute leur pays. À part quelques coups que l’on me donnait de temps en temps pour me faire marcher plus vite, je ne fus pas trop mal traité. Mais, voyez-vous, c’est qu’on me réservait pour m’expédier ensuite plus en grand à la fin du voyage. Jolie consolation pour le bonhomme Fournier ! Enfin, le soir de la troisième journée, les sauvages campèrent, comme de coutume, et m’attachèrent à un arbre, les mains derrière le dos avec des liens d’écorce de cèdre. Je ne sais pas s’il le fit par négligence, mais celui qui m’attacha ce soir-là serra les liens moins qu’à l’ordinaire ; et je sentis que je pouvais remuer un peu les mains à droite et à gauche.

Pendant que les monstres étaient à hurler, à se faire des grimaces, à sauter comme des enragés, je parvins à tourner le dedans de la main en dehors, et à saisir les liens qui m’entouraient ; puis, je leur donnai un coup sec pour les casser. Mais, je t’en fiche, ils étaient trop forts pour céder ainsi, et, j’étais dans une position un peu gênante pour les forcer à mon goût.

Alors il me vint une idée par la tête (elle était encore bonne ma boîte à cervelle malgré sa bosse surnaturelle) c’était de frotter mes liens contre la rude écorce de l’arbre et de leur ôter de la force en les usant petit à petit.

Aussitôt dit, aussitôt fait, à l’ouvrage mon vieux ! Je me patine si bien que lorsque Messieurs les Agniers vont se coucher, je sens que mes liens sont sciés de moitié en épaisseur. Celui qui était chargé de me garder vint m’examiner sous le nez avant de se coucher à mes pieds. Comme je faisais semblant de dormir, il ne fit pas beaucoup d’attention pour voir si j’étais bien attaché. Alors, il se coucha comme les autres et ronfla bientôt comme un chien qui a bien soupé. Je pris bien garde de ne pas troubler ce lourd sommeil : mais je continuai de frotter mes liens contre l’arbre avec précaution. Vous dire si je fus content quand, une demi-heure après, je les sentis se casser après un petit coup que je leur donnai pour voir s’ils étaient encore solides. Pour comprendre ça, mes gars, il faut y avoir été comme moi. Mais suffit !

Il était à peu près onze heures : la nuit était noire comme dans un four, il ventait très fort et il neigeait beaucoup.

J’écoute, voir si tout le monde dort, puis je me baisse tout doucement vers mon gardien. Je le vois qui remue, mais avant qu’il jette un cri, je lui saute dessus et je l’empoigne à la gorge, puis, tirant son couteau de sa ceinture, je lui fais deux ou trois bonnes saignées qui lui vont jusqu’au cœur, car il ouvre deux fois de grands yeux puis les referme tout de suite pour la dernière fois. C’était celui qui avait crevé les yeux à Pierre ; pas mal payé, hein ! vous autres ?

Vite, je saisis le fusil qu’il avait ôté à Pierre, je prends le sac à balles, la corne à poudre et son couteau. Ensuite j’attache ses raquettes à mes pieds, et puis, bonsoir, je m’en vas, me voilà parti, sans adieux !

D’abord je marche comme un chat qui veut prendre une souris en sournois, arrêtant, regardant, écoutant et continuant d’avancer. Enfin je hâte le pas et je cours, je cours, je cours. Ah ! bien oui, quand j’arrêtai le jour paraissait. La neige qui tombait toujours comme une bénédiction couvrait les pistes de mes raquettes, ce qui fit sans doute que les Agniers ne purent pas les retrouver et que je pus me moquer d’eux tout à mon aise. Je marchai ainsi quatre jours vers l’Est, pensant bien vous rencontrer. Mais, je ne pouvais aller vite ; car j’étais faible, faible comme un homme qui a pris médecine, je tuai quelques lièvres que je mangeai tout crus, craignant d’attirer l’ennemi si je faisais du feu.

Fin finale, je marchai si bien, que cet après-midi je rencontrai Monsieur Dupuis qui se livrait au plaisir de la course et de la chasse. Et vous savez le reste comme moi. Il est ma foi temps que je finisse, car j’ai le gosier sec comme les semelles d’une vieille paire de bottes. Et, dire que je n’ai pas le moindre petit coup de n’importe quoi pour me le remettre en ordre. Bonsoir, mes gars, je me couche car mes échalas sont fatigués, je vous assure. Bonsoir, Monsieur Charles, bonne nuit, Mam’selle ! »

— Est-il farceur notre Thomas, dit l’un des Canadiens en le voyant terminer si promptement son récit et se coucher de même.

— Ah ! ma foi, on peut bien faire le farceur tout de même, dit un autre, après qu’on a reçu un coup de tête de hache sur la caboche et qu’on a manqué mourir une centaine de fois !

L’exemple de Thomas Fournier fut bientôt suivi, et, une demi-heure plus tard, tous étaient plongés dans le sommeil, excepté les deux sentinelles qui veillaient pour les autres, fouillant des yeux les ténèbres et prêtant l’oreille au moindre des bruits.