Les Éditions Lumen, chez Thérien frères limitée (p. 135-143).

CHAPITRE V
LA FAIM

Nous prions le lecteur de vouloir bien supposer qu’il s’est écoulé huit jours depuis l’accomplissement des événements du dernier chapitre.

Voyez-vous là-bas, quelques milles à l’ouest du lieu où est maintenant Plattsburgh, cette fumée qui monte en spirales bleuâtres et va s’évanouir dans l’air au-dessus des géants de la forêt. Si vous vous sentez quelque envie de savoir d’où elle provient, suivez-moi. Oh ! n’ayez point peur : il n’y a point d’ennemis cachés derrière ces pins énormes qui semblent entre eux rivaliser en hauteur. Aucun œil indien ne nous épie et nul trait empoisonné n’arrêtera notre paisible exploration.

D’abord, cette fumée, qui indique nécessairement un feu, ne doit pas provenir d’un campement de sauvages. Car le Sauvage est trop rusé pour trahir ainsi sa présence par un aussi bel après-midi. Mais à propos, j’ai oublié de vous dire encore, qu’il fait une belle journée et que le soleil est assez conciliant, eu égard à la saison. Donc, puisque ce n’est point un campement indien, approchons sans crainte.

Regardez : autour d’un grand feu sont couchés trente à quarante hommes que l’on prendrait pour des cadavres tant ils sont pâles, décharnés et paraissent insensibles à tout, s’ils ne laissaient échapper de temps à autre quelques gémissements. C’est à peine si quelqu’un d’entre eux élève de temps en temps la tête, pour la laisser retomber sans force ensuite sur la neige durcie à la suite de la pluie de la veille et de la gelée de la nuit.

À quelques pas de ce groupe de spectres vivants, deux personnes éveillent tout aussitôt notre attention. La première, une jeune fille, est à demi couchée sur la neige, tandis que, la main dans celle d’un jeune homme assis à ses côtés, elle appuie sur l’épaule de ce dernier sa tête défaillante.

Une pâleur extrême décolore ce visage de dix-huit ans ; ses lèvres livides et entrouvertes laissent voir une double rangée de perles que serre la souffrance. Ses yeux bleus à peine animés d’une étincelle de vie s’ouvrent à demi sous un front aussi poli mais de même couleur que l’ivoire. Ses cheveux tombent en désordre sur ses épaules et glissent jusque sur la neige où se confondent leurs boucles soyeuses. On la croirait morte si l’on n’entendait l’haleine embarrassée qui sort péniblement de sa poitrine, et soulève son sein à intervalles inégaux.

Le jeune homme sur l’épaule duquel repose la tête inerte de la jeune personne est aussi insensible que sa compagne de souffrance. Sa tête renversée en arrière s’appuie sur son bras gauche arrêté sur le tronc d’un arbre renversé. Ses joues sont livides, décharnées, et, ses yeux noirs, qui doivent lancer des éclairs lorsqu’ils sont animés par une émotion forte, ont maintenant quelque chose de hagard qui fait peur à voir.

Quelles vapeurs pestilentielles, quel souffle de mort ont donc passé au-dessus de ces êtres humains ? C’est la faim qui cause toutes ces souffrances, cet anéantissement presque entier des forces physiques et morales ; la faim, cet hôte terrible, ce spectre hideux qu’il est pourtant surprenant de rencontrer dans la solitude des forêts que dans nos villes où s’agite en tous sens une population nombreuse.

Il y a quatre jours qu’aucun d’entre eux n’a rien mangé. Mais, je me trompe en disant « aucun » ; car la jeune fille, dont nous venons d’essayer à peindre l’état désespéré avait eu le dernier morceau que les infortunés possédaient et avait souffert une journée de moins que les pauvres gens qui s’en étaient privés volontiers pour elle.

Il nous faut faire quelques pas en arrière pour mieux faire comprendre la cause de l’abattement des Canadiens, de Charles et d’Éva.

On sait que lorsque les deux détachements (celui de M. de Mantet et celui de Charles) s’étaient séparés, le manque de vivres s’était déjà fait sentir. Aussi après quatre jours de marche, Charles et ses compagnons s’étaient-ils trouvés sans provisions. Pour surcroît de malheur, ceux que leurs blessures ou la fatigue n’empêchaient point de chasser, eurent beau faire une battue dans les bois, il n’y eut pas une seule pièce de gibier à trouver. Le passage du détachement de M. de Mantet, avait sans doute effrayé les bêtes fauves dont on ne voyait plus que les pistes, qui se perdaient dans les dédales de la forêt.

Le premier jour où les vivres avaient complètement fait défaut, on avait marché, la tête basse, il est vrai, mais sans rien dire. Le second jour, on avait continué ; mais une hésitation manifeste perçait dans tous les mouvements de chacun. Le matin de la troisième journée (trois blessés étaient morts dans la nuit de fatigue et de faim) on s’était remis en marche, mais en murmurant. Puis, dans l’après-midi, le mécontentement était devenu de plus en plus évident et les plaintes de plus en plus ouvertes ; et, pour mettre le comble à la misère et aux souffrances de ces pauvres gens, il faisait une pluie battante qui les trempait jusqu’aux os. Enfin, les hommes s’étaient arrêtés, déclarant qu’ils n’iraient pas plus loin et qu’autant valait mourir où ils étaient, qu’à quelques pas en avant. La discipline, si sévère qu’elle soit, doit plier et retraiter devant un ennemi comme la faim. Force fut donc à Charles Dupuis d’acquiescer au désir ou plutôt à la volonté de ses gens.

Quatre d’entre eux battirent les bois et revinrent les mains vides, comme la nuit étendait son voile sur toutes ces souffrances, Il est impossible de décrire le désappointement, le désespoir de tous, lorsqu’on vit les quatre chasseurs rentrer au camp la consternation sur la figure, jeter à terre leurs armes devenues inutiles et se coucher à côté sans rien dire.

Il fallait pourtant faire du feu pour la nuit, mais personne ne paraissait s’en occuper, Charles était à bout de forces comme les autres ; mais la responsabilité du commandement lui donnant plus d’énergie, il s’en fut trouver l’un des plus robustes qui était couché sur la neige, en lui demandant de l’aider à ramasser du bois pour la nuit. Ce dernier se leva sur son séant et le regardant d’un œil vitreux :

— Monsieur Dupuis, lui dit-il, laissez-moi donc mourir tranquille ?

— Vous souffrez, mon ami ?

— Ça n’est pas difficile à voir !

— Et moi, reprit Charles d’une voix plutôt triste que sévère, pensez-vous que je n’éprouve rien et que la faim n’a aucune prise sur moi… ?

Celui auquel il s’adressait ne répondit rien, mais se levant comme un automate, il suivit machinalement son officier. Et tous deux, après bien des fatigues, sans prononcer un seul mot, firent la provision de bois et allumèrent le feu pour la nuit, ce qui apporta quelque soulagement aux pauvres malheureux dont déjà les habits commençaient à se geler sur eux ; car la pluie avait cessé et le froid prenait sa place.

Quelle triste nuit !

Le lendemain, Charles était debout avec l’aurore. Le jeune homme avait une énergie incroyable, prit un fusil, alla chasser et revint deux heures après… les mains vides.

Il ne pensa pas même à donner l’ordre de se remettre en marche : cela aurait été de la folie. Sans se débarrasser de ses raquettes (circonstance que je prie le lecteur de vouloir bien remarquer et dont l’utilité aura plus tard son explication) il s’assit auprès d’Éva, dont les regards égarés suivaient tous ses mouvements. Elle était digne de l’amour de Charles, digne de lui en tous points ; elle souffrait, mais, sans se plaindre.

Le jeune homme eut froid au cœur, en la voyant si belle, si jeune, si souffrante et si résignée. Il se reprocha amèrement, il s’accusa, sans penser aux raisons qui l’en avaient forcé de l’avoir amenée. Et des larmes commencèrent à sillonner ses joues amaigries. Cette nature d’acier, sur laquelle la souffrance personnelle ne pouvait rien, se fondait devant celle des autres.

Saisissant alors la main de la jeune personne.

— Me pardonnez-vous, Éva ? lui dit-il.

— Je vous aime, répondit celle-ci qui pressa la main de Charles avec force.

Puis, comme si cet aveu suprême eût ôté à la pauvre enfant le peu de forces qui lui restait, sa tête s’inclina sur l’épaule de Charles. Celui-ci de son côté, épuisé par la marche qu’il venait de faire se sentit aussi défaillir, et tous deux s’évanouirent dans la position où nous les avons trouvés au commencement de ce chapitre.

Vers trois heures de l’après-midi, Charles se réveilla, ou pour mieux dire, revint de ce long évanouissement. Ses idées d’abord confuses, ne s’éclaircirent que trop vite, et, la terrible, la poignante réalité ne tarda pas à lui apparaître dans toute son horreur.

Tous les Canadiens étaient couchés ; il ne s’échappait plus qu’une fumée légère des feux qui allaient s’éteignant faute d’aliments, comme les infortunés qui les entouraient ; la mort planait déjà au-dessus du camp et s’apprêtait à compter ses victimes.

Charles sentit un frisson étrange passer par tous ses membres ; la fièvre l’agitait. Il crut que sa tête se fendait ; les objets prenaient une teinte bizarre à ses yeux, c’était le délire qui commençait.

Déposant alors le plus chaste des baisers sur le front glacé d’Éva, il la laissa doucement glisser sur la neige, se leva d’un bond, saisit un fusil sans savoir ce qu’il faisait et s’élança au plus épais du bois : « Du moins, je ne la verrai pas mourir. »

Ceux de ses compagnons qui avaient encore conscience de ce qui se passait, levèrent un peu la tête, le virent disparaître avec indifférence, puis se recouchèrent de même. Et tout retomba dans le silence.