Les Éditions Lumen, chez Thérien frères limitée (p. 123-134).

CHAPITRE IV
LE LENDEMAIN DU COMBAT

Le soleil se lève radieux à l’Orient, et jette mille rayons de lumière à travers les arbres dont les branches, chargées de neige nouvellement tombée, s’inclinent vers le sol. Le froid est devenu un peu plus intense, depuis que le souffle de la tempête s’est évanoui avec les dernières clameurs du combat de la nuit. Tout dans la nature annonce un beau jour.

À part quelques officiers, Canadiens et Hurons dorment dans le camp. La nature a repris ses droits sur ces hommes au cœur d’airain, et le sommeil a vaincu ceux que l’ennemi a trouvés inébranlables.

Le camp et ses abords présentent un spectacle navrant et rendu plus triste encore par la lumière du soleil levant. À chaque pas, des traces de sang sur la neige ; ici, des débris d’armes, là des membres humains et des morceaux de chair sanglante que l’explosion du baril de poudre a fait se séparer des corps qui les animaient quelques heures auparavant : et, au milieu de ces affreux débris, des hommes endormis, et qu’à leur pâleur on prendrait aussi pour des cadavres, si leur respiration régulière n’indiquait le sommeil.

En dehors du camp, la scène est plus repoussante encore. Les loups ont passé par là, et ont achevé l’œuvre commencée par les hommes. De tous les cadavres agniers, que les Canadiens ont jetés hors des limites du camp, il ne reste plus qu’un amas sans nom de lambeaux sanglants, d’os à demi rongés, de squelettes incomplets et dépouillés de leur chair.

Cependant, les dormeurs se réveillent et chacun s’étirant les bras et les jambes engourdis par le sommeil en plein air, se remet sur pieds. Les figures sont mornes et peu de paroles sont échangées ; car la faim, ce hideux vampire qui ronge impitoyablement sa proie et la consume peu à peu avec des tiraillements insupportables, commence à tourmenter ces hommes héroïques.

Il est affreux, il est vrai, de sentir ce feu dévorant qu’on nomme la faim, déchirer ses entrailles lorsque, privé de tout secours, on se trouve séparé de ses semblables par une distance qui ne laisse aucun espoir à en attendre. Mais quel nom donner aux tortures que doit éprouver le malheureux qui promène son indigence méprisée dans les rues d’une cité riche et populeuse. Ses haillons, qui laissent incessamment pénétrer jusqu’à ses membres grelottants, le souffle glacial d’un vent d’hiver, frôlent à chaque pas les vêtements confortables et les riches fourrures dans lesquels se drape l’insoucieuse opulence. En vain, il tend la main ; la foule indifférente passe et repasse sans le regarder. Et cet infortuné n’a pas mangé depuis la veille, depuis deux jours peut-être ! Puis, lorsqu’après une course infructueuse il regagne son logis, il trouve pour accueillir sa misère une femme, de petits êtres transis de froid dont il est le père, et qui lui demandent à grands cris du pain qu’il ne peut leur donner. À quelques pas de cette demeure, des gens vivent, s’amusent et sont heureux

La souffrance qu’éprouve l’homme dévoré silencieusement par la faim dans la solitude des forêts, c’est la rage qui s’épuise en vains efforts, et ne voit autour d’elle rien qui puisse la soulager ; la torture de celui qui se meurt d’inanition au milieu de ses semblables pouvant lui venir en aide, c’est plus que la rage, c’est le désespoir, c’est la furie de ne pouvoir atteindre des aliments qu’il voit non loin de lui ; c’est le supplice de Tantale, un avant-goût des fureurs infernales !

Après cette digression (qui peut certes avoir son utilité) reprenons notre récit.

Lorsque chacun fut debout dans le camp des alliés, on procéda au repas du matin qui était on ne peut plus frugal. Cependant chaque soldat mangeait sa faible ration sans murmure ; car il savait et voyait que les officiers eux-mêmes n’avaient rien de plus que lui à mettre sous la dent.

Lorsque tous eurent consommé leur maigre pitance, M. de Mantet fit rassembler les officiers, afin de prendre conseil sur les mesures à prendre pour le salut de tous.

Comme les questions qui s’y agitent, et les discussions qu’elles soulèvent pourraient ennuyer le lecteur, nous lui en ferons bientôt connaître le résultat, en le priant de vouloir bien nous suivre pour le moment à un autre endroit du camp.

Sous une espèce de hutte construite à la hâte avec des branches, un Huron, que ses insignes font reconnaître pour chef, est couché sur quelques fourrures. La neige qui est couverte de sang à ses côtés, ses mains qui tour à tour pressent convulsivement sa poitrine, et les plaintes que la douleur arrache de temps à autre à cette nature de bronze, montrent de suite que cet homme est blessé.

Assise à côté de lui, est une jeune fille qui prodigue les soins les plus touchants au pauvre blessé.

Les yeux de cette femme, aussi jeune que belle, ont une vague expression de peur, de répulsion que contredit pourtant l’attention toute chrétienne qu’elle a pour ce malheureux. Il est presque inutile de dire, que cet infortuné est l’Aigle-Noir, et que sa garde-malade est Éva.

La pauvre enfant avait dû faire appel à toute son énergie pour vaincre la répugnance que lui inspira le chef Huron. Mais voyant qu’il était blessé à mort, et n’avait que peu d’heures à vivre, elle s’était sentie émue de compassion, et avait passé une partie de la nuit avec lui, assistée de quelques Hurons et Canadiens.

Jusqu’au moment où nous amenons le lecteur auprès du mourant, celui-ci, bien qu’ayant toute sa connaissance, n’avait point adressé la parole à la jeune fille. Il s’était renfermé dans un mutisme absolu, paraissant aussi indifférent à ceux qui l’entouraient, qu’insensible à la mort dont l’haleine glacée faisait déjà frissonner ses membres.

Levant enfin les yeux sur Éva :

— Ma sœur, la vierge pâle est bonne, dit-il d’une voix faible. L’Aigle-Noir croyait qu’elle le haïssait.

— Ma religion me défend de haïr, répondit celle-ci ; et si mon frère connaissait et pratiquait cette religion, il ne parlerait pas ainsi.

— L’Aigle-Noir a été instruit dans la prière des robes noires[1] ; mais il est bien méchant, et il a oublié la prière des visages pâles.

— Croyez-vous que cette religion soit bonne ?

— Le Grand-Esprit parle par la bouche des robes noires, et la prière qu’ils enseignent est la véritable, répondit le blessé d’une voix qui allait toujours s’affaiblissant. Mais la méchanceté du chef a été telle, que le Grand-Esprit doit être irrité contre lui, et il a peur d’en être repoussé lorsqu’il lui faudra paraître devant lui.

— Dieu ne repousse point ceux qui se repentent, et si vous lui demandez pardon de vos fautes, il vous sourira en vous voyant. Priez-le donc, chef, ce Dieu qui ne vous demande que le regret de l’avoir offensé.

Ici, le Huron, affaibli par l’effort qu’il venait de faire, resta quelques moments sans voix. Puis la dernière étincelle de sa vie se ranimant :

— Que la vierge pâle prie le Grand-Esprit pour le pauvre sauvage, dit-il.

Alors Éva s’agenouilla et commença à prier. Il devait être saisissant le spectacle de cette frêle enfant de la civilisation priant à côté d’un pauvre homme des bois à l’agonie. Elle était belle ainsi cette chaste jeune fille, dont la prière ardente montait vers le ciel, portée sans doute par les anges ses frères. Tandis que ses lèvres exhalaient l’encens de la prière, son regard, où brillaient la charité, l’espérance et la foi, semblait chercher aux cieux celui qui a toujours pour agréable, la prière d’un cœur pur.

Subjugués par cette scène, les Canadiens et les Hurons, qui en étaient témoins s’agenouillèrent aussi : tous étaient émus et éprouvaient le besoin de prier.

Il faut être homme du peuple, il faut être Indien pour se laisser aller ainsi sans fausse honte à ces élans pieux. L’homme gâté par la civilisation peut prier lui aussi, mais il le fait le plus souvent avec contrainte et il semble fuir les regards de ses semblables pour parler à son Dieu. Aussi sont-elles différemment accueillies les prières du pauvre chasseur et de l’enfant de la nature, qui s’agenouillent sur la neige froide, et sous les arbres d’une forêt vierge, et celle de l’homme du monde qui prie avec distraction sous les voûtes dorées du temple !

Cependant cette étincelle de vie qui s’était ranimée pour quelques instants chez l’Aigle-Noir, s’éteignit rapidement.

Il fit signe à Éva de se rapprocher et lui dit :

— Ma sœur me pardonne-t-elle tout le mal que j’aurais voulu…

Et sa voix n’était plus qu’un souffle.

— Que Dieu vous pardonne comme je l’ai fait, dit-elle et vous le verrez bientôt.

Puis, comme si l’Indien n’eut attendu que le pardon de cet ange de candeur, il leva une dernière fois les yeux sur elle et les ferma pour toujours
 

Le conseil convoqué par M. de Mantet s’était terminé après que les résolutions suivantes eurent été adoptées.

MM. de Mantet et de Sainte-Hélène devaient prendre le devant avec le plus grand nombre des hommes valides de la troupe. Charles Dupuis avait à commander le second détachement, composé des blessés et de quelques autres hommes, pour protéger les invalides s’ils venaient à être attaqués.

Le premier détachement devait partir d’abord, et, comme il était probable qu’il atteindrait Montréal avant l’autre, M. de Mantet engageait sa parole d’envoyer des secours à ceux qui restaient en arrière.

Comme les vivres manquaient, on espérait, en se séparant ainsi, s’en procurer plus facilement. On rencontrerait bien, de part et d’autre, quelques pièces de gibier qui suffiraient à calmer les premiers besoins de la faim.

Quand M. de Mantet eut fait connaître ces résolutions aux alliés, il y eut bien quelques murmures de la part de ceux qui devaient rester en arrière. Mais l’observation leur ayant été faite que s’ils faisaient tous route ensemble, les blessés retarderaient la marche des autres et qu’on mettrait un temps considérable à atteindre Montréal ; tandis que si les hommes les plus forts devançaient les autres, ils arriveraient à la ville en moins de temps et enverraient des gens avec des provisions au-devant des retardataires, chacun finit par se conformer à la volonté de M. de Mantet et, celui-ci profitant des bonnes dispositions de tous, ordonna à ceux qui devaient le suivre d’avoir à se préparer à partir dans une heure.

Lorsque le moment de la séparation fut arrivé, on échangea de chaleureuses poignées de main des deux côtés. Plusieurs de ceux qui restaient pressentaient que c’était pour la dernière fois qu’ils pressaient la main des amis qui les laissaient ; et, ils les suivirent du regard jusqu’à ce que le dernier d’entre eux eût disparu derrière les arbres de la forêt.

Nous laisserons M. de Mantet et sa troupe pour nous occuper de celle à la tête de laquelle se trouve Charles Dupuis, le héros de ce récit.

Comme plusieurs des blessés avaient besoin d’un repos immédiat, et que quelques-uns même n’avaient que peu d’heures à vivre, le départ du second détachement fut remis au jour suivant.

Deux Canadiens et un Huron blessés moururent dans la journée.

Quand la nuit fut venue, on inhuma l’Aigle-Noir et les trois autres morts.

Il n’était guère attrayant pour les pauvres invalides d’assister à ces lugubres funérailles accomplies à la pâle clarté de la lune, qui se faisait jour à travers les branches des arbres. Comme on n’échangeait pas un seul mot, celui qui, placé à quelque distance, aurait entrevu tout à coup cette scène nocturne, aurait cru avoir devant les yeux une légion d’esprits des ténèbres occupés à quelque machination infernale.

Éva, qui était restée avec le détachement de Charles, contemplait ce tableau d’un air empreint d’une profonde tristesse. Charles respectant son silence, était adossé à un arbre ; les bras croisés sur la poitrine, les yeux fixés sur la jeune fille ; il avait l’air bien attristé lui aussi. À quoi songeait-il ? Je ne saurais le dire. Toujours est-il qu’il était tellement absorbé dans ses pensées qu’il ne fut tiré de sa rêverie que lorsque la triste cérémonie terminée, on vint lui demander quelles devaient être les sentinelles pour la nuit.

Ayant alors donné ses ordres à ce sujet, et vu qu’Éva se retirait sous une hutte préparée pour elle, il jeta quelques brassées de bois dans un feu allumé à une dizaine de pieds du nid de colombe de la jeune fille, se roula dans une peau de bison et se coucha non loin du brasier. Longtemps il regarda la flamme consumer le bois ; longtemps il suivit des yeux les parcelles lumineuses qui s’en échappaient pour aller s’éteindre dans l’air. Bientôt, le pétillement du feu et les brillantes étincelles (images du bonheur qui passe aussi vite qu’elles) tout se confondit pour lui ; et il tomba insensiblement en cet état qui fait oublier au malheureux ses peines et à l’heureux son bonheur.


  1. Nom par lequel les Sauvages désignent les prêtres. (Note de l’auteur.)