Charles Nodier (E. Montégut)
Revue des Deux Mondes3e période, tome 51 (p. 481-508).
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ESQUISSES LITTERAIRES

CHARLES NODIER, CONTEUR ET ROMANCIER

I.
LES ANNÉES DE JEUNESSE


Correspondance inédite de Charles Nodier, 1796-1844, publiée par M. Estignard ; 1876.


Voici un sujet, facile et simple en apparence, qui est cependant de la plus embarrassante complexité. Même en la dégageant, comme nous allons le faire, de tout son bagage d’entomologie, de linguistique, de bibliographie, et en la réduisant à la partie purement imaginative, l’œuvre de Nodier reste encore d’une riche, mais déconcertante variété. Quand on essaie de la ramasser sous l’œil de l’esprit, l’ensemble en paraît sans harmonie et laisse plutôt frappé des dissemblances que des affinités. Chacune de ces productions est comme une aventure d’imagination, et l’on sait que ce qui distingue l’aventure : c’est qu’elle ne vaut que pour une fois. Le nom de Nodier prononcé n’évoque l’idée de rien de bien distinct et qui lui appartienne d’une manière absolue et permanente. C’est qu’en effet dans ce pays de l’imagination et du sentiment qu’il a parcouru en tout sens, il n’est pas une hôtellerie où Nodier n’ait logé au moins une nuit, pas une villa, pas un manoir dont il n’ait été l’hôte bienvenu et applaudi au moins un jour, mais il n’y eut jamais de résidence fixe et n’y fut jamais seigneur reconnu d’aucune terre. On peut déjà juger par là de l’embarras du malheureux essayist, qui est obligé de mettre dans ses jugemens l’unité que Nodier n’a pas mise dans son œuvre ; cependant, à cette première difficulté il s’en ajoute une seconde qui n’est pas moindre. Il est impossible de parler de Nodier sans rappeler les principales phases de sa vie, et il y a dans sa vie même décousu que dans son œuvre. À ce décousu il se joint de l’obscurité, et une obscurité d’un caractère fort exceptionnel. Ce n’est pas que les documens manquent ; malheureusement, c’est Nodier lui-même qui en a fourni les plus importans, et il a eu la malencontreuse fortune de ne pouvoir jamais faire admettre ses récits sans défiance. D’ordinaire, le témoignage d’un galant homme est accepté sur sa seule affirmation ; il a été donné à Nodier de renverser cette règle habituelle. Le crédit que tous étaient prêts à accorder à son honneur, à sa probité, à sa bonté, il ne put jamais l’obtenir pour sa parole : de quoi il s’est irrité souvent et s’est plaint en mainte rencontre. Dès que Nodier racontait un souvenir personnel, tous ses auditeurs lui prêtaient l’oreille comme à un émule de Perrault, et, le récit terminé, tombaient d’accord pour vanter la fécondité d’imagination et le don d’inépuisable jeunesse du narrateur. Circonstance grave, ce n’était pas seulement chez les malveillans comme Quérard le fureteur, ou chez les malicieux comme son successeur à l’Académie, Mérimée, que se rencontrait ce scepticisme ; nous voyons qu’il était partagé par ses plus intimes, par ceux qui avaient le plus de raisons de l’aimer ; les souvenirs, rassemblés par sa fille, Mme Ménessier, n’en sont même pas entièrement exempts. « Sa mémoire était en lutte avec son imagination, » a dit de lui Alexandre Dumas, et ce mot spirituel exprime à merveille le genre d’incrédulité que Nodier eut toujours le défavorable privilège d’inspirer.

Voilà bien des difficultés ; nous ne sommes pas cependant tout à fait sans ressources pour les surmonter. Il y a quelques années déjà, un honorable magistrat franc-comtois, député du Doubs à l’assemblée nationale de 1871, M. Estignard, ayant été institué légataire des papiers de Charles Weiss, eut l’heureuse pensée d’en séparer la correspondance de Charles Nodier et de la livrer à la publicité. Cette correspondance, qui parut à la fin de 1875, n’eut qu’un assez médiocre retentissement. La politique y fut certainement pour beaucoup. Des lettres de Charles Nodier tombant à cette heure incertaine qui laissait encore vivantes les espérances et les craintes les plus contraires n’avaient guère chance d’intéresser que quelques rares survivans des soirées de l’Arsenal ou quelques romane tiques surannés, tous gens maintenant de voix trop éteinte pour imposer l’attention. Certaines inexpériences de l’honnête éditeur y furent bien aussi pour quelque chose. Tout art ou tout métier a ses petits secrets, ses ruses, ses trompe-l’œil, ses amorces que connaissent seuls ceux qui l’ont longuement pratiqué, l’art de la typographie peut-être plus que tout autre. M. Estignard était parfaitement excusable d’ignorer ces habiletés ; malheureusement, sa publication s’en est ressentie. Le livre était loin de séduire par son aspect typographique. Rien de plus monotone et de plus déplaisant à l’œil que cette longue suite de cent vingt-quatre lettres mises à la file les unes des autres sans autre séparation que leur numéro d’ordre, chacune commençant à l’endroit de la page où finit la précédente. Pourquoi M. Estignard n’a-t-il pas eu l’idée de consulter quelque littérateur ancien ami de Nodier, M. Victor Hugo, par exemple, qui a été son collègue à l’assemblée de 1871 et qui se serait fait certainement un plaisir de lui apprendre de quelle utilité et de quelle importance sont en typographie les blancs, vides ou intervalles ? Le texte aussi, il faut le dire, aurait eu besoin d’être mieux éclairé qu’il ne l’était. L’absence à peu près complète de toute date et de toute indication de localité enlève à cette lecture une grande partie de son attrait et la rend trop souvent laborieuse. Ce défaut est sans trop d’importance à partir de la restauration, époque à laquelle Nodier commença seulement à se fixer sérieusement ; mais il est embarrassant au possible pour les années de sa longue jeunesse, où il dépensa sa vie en tant de lieux. Presque jamais on n’est sur de l’année à laquelle telle ou telle de ces lettres doit se rapporter ; l’éditeur seul pourrait nous sortir d’embarras, et malheureusement il nous y laisse sans se douter que c’est précisément la besogne de l’éditeur de dissiper de semblables obscurités. Un peu de commentaire n’aurait pas nui non plus. Je sais bien que la tendance actuelle est d’abuser du commentaire, d’en masquer, d’en étouffer l’auteur qu’on édite ; mais ce n’est pas une manière triomphante d’éviter un excès que de donner trop absolument dans l’excès contraire. Nous pouvons assurer M. Estignard que quelques notes sur les amis, camarades, connaissances et protecteurs de Nodier, dont la plupart sont restés parfaitement obscurs, auraient été fort bien accueillies du lecteur. Enfin il y a des lacunes dans cette correspondance ; telle lettre est souvent séparée de la suivante par des intervalles de temps relativement considérables ; il n’eût pas été mal que l’éditeur prît la plume en son nom pour combler ces lacunes par des exposés détaillés de la vie de Nodier pendant les périodes pour lesquelles manque la correspondance. Et cependant, en dépit de ces imperfections, cette publication méritait mieux que le froid accueil qui lui a été fait. Si l’on y cherche des révélations sur les divers régimes politiques que Nodier a traversés, on ne les y rencontrera pas ; en revanche, on lui trouvera un intérêt véritable si on ne lui demande pas autre chose que des renseignemens sur la personnalité même de Nodier, et si dans cette personnalité on s’inquiète plutôt de psychologie que de biographie. Ces lettres abondent en traits de lumière qui nous montrent sur le vif la nature véritable de ses sentimens, qui nous font pénétrer plus avant qu’on n’avait pu le faire dans les mystères de son tempérament, et c’est grâce au secours qu’elles nous ont prêté que nous pouvons espérer, sinon de renouveler entièrement le sujet, au moins de le rajeunir par certains côtés.

Le procédé habituel des peintres de portraits est de dessiner d’abord le visage qu’ils veulent rendre afin de se créer le cadre où ils distribueront ensuite les couleurs et les nuances ; faisons de même pour Nodier ; essayons de créer un ensemble qui nous permette de relier les contradictions et les inconstances de cette mobile personnalité et d’expliquer la diversité fantasque de goûts, de passions et même d’opinions qui la distinguent.

Il est admis depuis longtemps que les types créés par les grands poètes ont le don de provoquer l’imitation à un degré contagieux ; ce qui est plus vrai encore, c’est que ces types ne provoquent si facilement l’imitation que parce qu’ils se rencontrent avec certaines dispositions morales des contemporains devinées ou ressenties par le poète, en sorte que les prétendus imitateurs sont bien souvent comme des gens qui ne connaîtraient pas leur image et à qui on présenterait un miroir à l’improviste. Nodier nous offre de ce fait la preuve la plus remarquable. Il a eu la fortune peu médiocre de donner en sa personne la traduction vivante des deux héros les plus populaires de Goethe. Que Nodier ait été mieux qu’un imitateur, qu’il ait été un disciple ardent et presque fanatique de Werther, la chose est bien connue et n’a rien d’extraordinaire, car il ne faisait en cela que ressentir avec plus de feu un enthousiasme général dans sa jeunesse, et d’ailleurs la ressemblance reste ici toute morale. Elle est autrement étroite avec le second de ces héros, dont il a reproduit l’image avec une singulière fidélité sans en avoir la moindre conscience et sans que personne ait jamais songé à s’en apercevoir. Goethe, qui suivit toujours d’un œil si attentif la fortune de ses œuvres dans les divers pays de l’Europe ne s’est pourtant jamais douté lorsqu’il créait son Wilhelm Meister qu’il y avait en Franche-Comté un jeune enthousiaste dont la vie et le caractère reproduisaient l’odyssée aventureuse et le caractère imprudent de son héros ; le fait était pourtant ainsi. Oui, en vérité, Nodier fut un Wilhelm Meister en chair et en os ; même enthousiasme téméraire, mêmes nobles mobiles, mêmes aspirations ambitieuses et mêmes minces résultats, mêmes périlleuses entreprises et même heureux dénoûment. Dès que la jeunesse l’a touché, le voyez-vous partir de son pas le plus léger pour la conquête de la gloire ? Le voyez-vous, brusquement arrêté au premier détour de chemin, perdant dix fois sa route, s’engageant pour la retrouver dans les sentiers les plus difficiles, se donnant les amitiés les plus compromettantes et s’approchant plus que ne le permettent le bon sens et la sagesse de nombre de choses interdites et clandestines ? Dans la vie de Nodier comme dans celle de Wilhelm les déceptions sont fréquentes, jamais de longue durée, les épreuves. cuisantes ou même douloureuses, jamais mortelles à l’âme, les fautes nombreuses, mais toujours vénielles et rachetables. En vérité, il ne manque rien à cette ressemblance, pas même le sagace et pratique Werner qui porte ici le nom du studieux et dévoué Charles Weiss. C’était l’opinion des contemporains de Nodier que les passionnées Marianne et les coquettes Philine, les romanesques Aurélie et les rêveuses Mignon, voire les Thérèse et les Nathalie, n’avaient pas manqué non plus dans sa vie, et il faut dire que l’auteur des Souvenirs de jeunesse, de Thérèse Aubert, de la Neuvaine de la Chandeleur n’a rien négligé pour nous le faire croire. Les protecteurs providentiels qui arrivent toujours à point pour sauver Wilhelm de l’erreur et du péril ne sont pas absens davantage de la vie de Nodier ; voyez-les échelonnés tout le long de sa route, du commencement à la fin de sa carrière, le noble M. de Chantrans, l’initiateur aux sciences de la nature et aux sentimens du royalisme, le bon maniaque sir Herbert Croft, le comte de Caylus, le bienveillant M. Jacques Laffitte, d’autres encore, moins aimables que ceux-là, mais qui, à défaut de sympathie, étendront sur lui l’indulgence du pouvoir, le préfet Jean de Bry, Fouché, le général Bertrand. Comme pour Wilhelm, la vie de Nodier peut se partager en deux périodes bien tranchées, les années d’apprentissage et les années de voyage. Les années d’apprentissage commencent vers 1798 environ et se terminent en 1815 avec la seconde restauration. A cette époque, les temps d’épreuve sont passés ; le talent, lentement mûri par tant d’expériences, a pris sa forme et conquis son originalité, et alors commencent ce qu’on peut appeler les années de voyage, que vient clore la révolution de 1830. Enfin, à cette date, la vie de Nodier reçoit son couronnement. Après bien des déboires, bien des périls évités, bien des obstacles surmontés, Nodier comme Wilhelm arrive au bonheur par la force même des choses et aussi un peu par la lassitude morale inséparable de si longues épreuves. Ce vagabond volontaire vieillit doucement au sein d’un studieux repos dans son oasis de l’Arsenal, entouré d’un cercle d’amis illustres attentifs à sa parole, aimé, choyé, admiré. C’est le dénoûment de Wilhelm Meister, avec cette différence tout à l’avantage de notre charmant compatriote que le désenchantement inséparable d’une fin de carrière aussi tourmentée n’eut pas chez lui cette empreinte dristesse résignée que nous lui voyons chez Wilhelm.

Ce n’est là cependant que l’homme extérieur ; pouvons-nous atteindre aussi l’homme intérieur, saisir l’unité psychologique de ce mobile esprit à la fois sceptique et superstitieux, royaliste et complaisant aux idées républicaines, conservateur et indulgent aux sociétés secrètes ? Oui, cette unité existe, elle est dans une disposition très marquée de son tempérament qui s’accorde d’ailleurs à merveille avec la vie aventureuse dont nous venons de tracer l’esquisse, c’est-à-dire un penchant au romanesque qui est chez lui aussi fort qu’il l’ait jamais été chez aucun homme. Nodier était romanesque, non pas comme tant d’autres par fausse direction de l’esprit ou passagère fermentation de telle période de la vie ; non, il l’était plus profondément, il l’était de chair et de naissance, intus et in cute ; il l’était par l’âme, le cœur et les sens, il l’était comme on est ivrogne ou voluptueux, avec excès, avec délire, avec frénésie, une frénésie qui s’est mainte fois approchée de la folie. Ce penchant avait chez lui toute l’ardeur d’une passion et toute la ténacité d’un vice, l’âge n’y fit rien, ni l’expérience, ni l’étude : romanesque il fut du premier au dernier jour de sa carrière ; aussi peut-on dire en doute vérité que peu d’hommes ont été aussi fidèles que lui à leur nature. Voilà le principe et le lien de toutes ses productions, l’esprit qu’il porte partout, dans la religion, dans la politique, dans l’érudition même, comme dans les choses de l’imagination et du sentiment. Réfléchissez à tout ce que la passion du romanesque, poussée à un tel degré, contient d’amour de l’exception, de dépit contre la logique, de regret que l’impossible ne soit pas le vrai, de joie devant tout démenti donné à la raison et tout soufflet donné au sens commun, de préférence pour tout ce qui est accidentel et inexpliqué, et vous aurez le secret des contradictions de Nodier, Voilà pourquoi ce royaliste regarde la politique par le soupirail de cave des sociétés secrètes, vraies ou imaginaires, pourquoi ce conservateur s’engoue si aisément pour les déclamations les plus antisociales, pourquoi ce mystique ne pénètre dans la religion que par la porte basse de la superstition, pourquoi enfin ce spiritualiste amis dans les choses du sentiment tant de fièvre physique et écrit quelques-uns des livres les plus maladifs et les plus sensuels de ce siècle maladif et sensuel.

Le penchant est des plus dangereux ; et cependant Nodier sut si bien lui échapper que peu de personnes ont songé certainement à s’apercevoir de ce caractère de sa nature. Si excessif qu’il fût, ce penchant au romanesque n’a pas une seule fois renversé le délicat équilibre où l’esprit de Nodier réussit toujours à se maintenir ; jamais ces fièvres d’imagination, ne lui ont fait faire une sérieuse injure à la morale et ne lui ont même fait secouer la contrainte légère que nous imposent les bienséances sociales. Aucun scandale, à peine quelques écarts ; ses œuvres même les plus hasardées et les plus folles portent un caractère honnête et respectueux de tout ce qui est vraiment digne du respect. Vingt fois pendant mes récentes lectures de Nodier, je me suis rappelé une certaine historiette que j’entendais raconter dans mon enfance et que n’aurait certainement pas dédaignée cet amateur de contes populaires. Au temps où les sorciers étaient plus répandus qu’ils ne sont aujourd’hui, une jeune servante ayant surpris un jour sur la table ’ ! un curé dont elle faisait le ménage un gros livre de magie eut l’imprudence de L’ouvrir et d’en lire au hasard quelques lignes. Elle était tombée précisément sur une formule de conjuration, et le diable lui apparut tout à coup lui demandant d’un ton, de menace ce qu’elle voulait. Elle, sans se déconcerter, arracha, aussitôt un cheveu de sa tête : « Je veux, dit-elle, que tu me repasses ce cheveu de manière qu’il reste droit. » Le diable, que la formule de conjuration plaçait momentanément au pouvoir de la servante, se mit en devoir de lui obéir, mais plus il usait du fer, et plus le cheveu, se recroquevillait, si bien qu’à la un impatienté, il lâcha sa besogne et disparut en laissant derrière lui une forte odeur de soufre. Eh bien ! il y eut aussi chez Nodier un démon caché qui le guettait comme sa proie, et qui, à la moindre évocation imprudente, ne manquait jamais d’apparaître ; mais il eut d’ordinaire pour lui répondre autant de présence d’esprit que la servante de notre conte, et se tira toujours du péril en ne lui commandant que les besognes les plus innocentes, la poursuite de tel genre d’insectes, afin d’utiliser les vagabondages forcés auxquels l’obligeaient ses démêlés avec l’autorité puérilement bravée, la recherche d’une édition rare qui manquait à sa collection de : curiosités bibliographiques, ou, la récit de quelque histoire merveilleuse qui pût redonner un peu de rotondité à sa bourse devenue trop flasque. C’est que la nature avait mis en lui le correctif au penchant dangereux que nous venons de signaler, et ce correctif, c’était précisément cette curiosité en sens divers et cette mobilité d’esprit qu’on est tenté de lui reprocher d’abord comme une inutile déperdition de forces. Toute concentration qui l’aurait trop fortement replié sur lui-même aurait pu aisément devenir fatale avec un tel penchant ; sa curiosité et son vagabondage d’esprit le sauvaient de lui-même en le disséminant.

Parmi les influences qui ont eu action sur lui, celle de sa province natale fut une des plus considérables et des plus permanentes. Ce n’est pas qu’on remarque chez lui aucun goût de terroir bien prononcé, ni aucune ressemblance prochaine ou lointaine avec les autres hommes célèbres que cette province a produits ; mais en cela même il est bien Franc-Comtois. Si l’on y regarde en effet avec attention, on s’aperçoit que ce goût de terroir n’est pas plus prononcé chez ses compatriotes illustres qu’il ne l’est chez lui et qu’il est impossible de surprendre en eux ces affinités d’esprit et de nature qui se remarquent si aisément chez les hommes des autres provinces. Il y a un génie parisien, un génie bourguignon, un génie champenois, un génie gascon ; en dépit des différences, il y a des ressemblances sensibles entre un Molière et un Voltaire, un Montesquieu et un Montaigne, un Bossuet et un Buffon, mais en quoi faire consister le génie franc-comtois et comment établir une analogie quelconque entre des hommes aussi foncièrement dissemblables que Cuvier, le réformateur Fourrier, Proudhon, Jouffroy et Nodier ? Ce qui semble propre à la Franche-Comté, c’est de produire des individualités d’une originalité excessive, confinant presque à l’excentricité, mais profondément séparées entre elles et ne trahissant aucune parenté d’origine. A quoi faut-il attribuer ce fait bizarre ? Est-ce au voisinage de l’Allemagne, à ces influences exotiques qui ont toujours pesé sur la Franche-Comté et qui ont empêché son génie propre de s’épanouir en toute spontanéité et en toute simplicité ? Est-ce à ces infusions violentes et prolongées de sang germanique et surtout de sang espagnol qui ont déposé dans le tempérament de sa race des élémens rebelles à toute fusion générale et dont les individualités seules ont pu profiter ? D’autres décideront s’ils veulent, nous nous bornons à constater le fait. En dépit de cet effacement de tout caractère de race, Nodier n’en dut pas moins beaucoup à sa province natale. Cet art du paysage dont il fut un maître si varié, où en a-t-il appris les secrets sinon dans la longue contemplation des spectacles naturels aux pays de montagnes ? Quand il écrira par exemple ce conte de Trilby, où il a peint d’un pinceau si souple toute cette magie des brumes accumulées sur les crêtes menaçantes et de la lumière emprisonnée dans les gorges profondes, que fera-t-il autre chose que ressusciter les souvenirs des sensations prolongées de sa jeunesse vagabonde ? Et cet amour invincible du merveilleux qui n’a jamais consenti à transiger avec la réalité, cette inclination volontaire et presque têtue, pourrait-on dire, de son esprit vers la superstition, ce mysticisme assez vague et flottant, mais qui s’emporte parfois en saillies si fantasques contre la froide raison, cette piété gracieuse pour les choses disparues et cette ferveur à protéger celles qui survivent encore, cette poésie puisée aux sources de la tradition — qualités ou défauts, comme on voudra les appeler, particulièrement propres aux populations des montagnes, plus abondantes en visionnaires et plus riches en beaux contes que les populations des terres basses — d’où lui vient tout cela, sinon de la Franche-Comté ? Il le savait bien, qu’il lui devait ses dons les plus précieux ; aussi lui garda-t-il toujours l’amour le plus fidèle et ne consentit-il jamais à se dépouiller de l’éducation fantasque et des poétiques préjugés qu’elle lui avait donnés. Même au comble de sa célébrité, il ne permit pas au Parisien d’effacer en lui le Franc-Comtois et il se plut toujours à attribuer à sa province natale le mérite de ce qu’il était. Maint passage de ses écrits, et notamment les premières pages de la Neuvaine de la Chandeleur, expriment avec une exquise éloquence cet amour de la petite patrie, qui eut chez lui toute la respectueuse tendresse de la piété filiale.

Il dut encore autre chose à sa province natale, c’est-à-dire le peu de sentimens républicains qu’il eut jamais et la forme très particulière que prirent en lui ces sentimens. Il y avait, trop longtemps que la Franche-Comté avait perdu ses anciens maîtres pour qu’elle gardât le regret de son ancien état, mais, en revanche, il n’y avait pas assez longtemps qu’elle était province française pour qu’elle eût perdu le souvenir du temps où elle ne l’était pas. Dans une telle situation, les idées républicaines agissaient sur les têtes franc-comtoises comme un ferment de séparation plutôt que comme un stimulant à une union plus étroite. L’autonomie franc-comtoise apparaissait à nombre de jeunes esprits comme une conséquence des promesses de la révolution et de la situation nouvelle qu’elle avait créée. La révolution, en mettant fin à l’ancien régime, ne mettait-elle pas fin en même temps à cette annexion qui était une œuvre violente de la monarchie ? En recherchant son indépendance, la Franche-Comté ne ferait pas acte de rébellion envers la république, car elle ne recherchait pas de nouveaux maîtres et ne ferait qu’appliquer à son plus grand profit les principes que la république même avait proclamés. On pouvait être ainsi républicain dans un sens plus que girondin et garder intactes les opinions royalistes les plus prononcées ; un tel républicanisme ne les blessait en effet en aucune façon. Nodier embrassa avec ardeur ces perspectives d’affranchissement et on l’aperçoit vaguement, aux approches du consulat, engagé dans des ombres de conspirations passablement puériles pour réaliser ce beau projet. Ces fumées de conspiration passèrent vite, mais il n’en fut pas ainsi de l’alliance du sentiment républicain et du sentiment royaliste qui s’était opérée sous l’influence de cette chimère. Elle persista chez Nodier, naïvement, inconsciemment, sans qu’il se soit jamais bien rendu compte de ce qu’elle avait de bizarre et de peu logique, et se fortifia de tous les événemens ultérieurs de sa vie. Il était né avec un naturel aventureux et véhément qui le poussait aux actes imprudens et à la recherche des émotions fortes et dangereuses ; les circonstances le servirent à souhait. En s’ouvrant à la vie, ses yeux rencontrèrent le spectacle de la révolution française, et par sa situation de famille il se trouvait, on peut le dire, aux premières loges pour suivre les péripéties de ce drame incomparable. Une anecdote racontée par M. Francis Wey montre bien à quel degré d’exaltation était arrivée sa jeune sensibilité sous l’influence de ce spectacle. Son père, ex-oratorien et ancien camarade de Fouché, était alors magistrat à Besançon, dont il fut encore le second maire constitutionnel, et, en cette double qualité, il se trouvait tenu d’appliquer les lois contre les émigrés. Une nièce de l’abbé d’Olivet tombait sous le coup de ces lois ; le jeune Nodier fut amené à s’y intéresser, et il parvint à l’arracher a la sévérité paternelle par une menace de suicide faite avec trop de résolution pour qu’il fût prudent de la braver. C’est à peu près vers la même époque que M. Nodier eut l’idée passablement singulière d’envoyer le jeune Charles à Strasbourg pour y prendre des leçons de langue grecque d’Euloge Schneider, ex-capucin de Cologne, helléniste renommé et terroriste en voie de se créer une célébrité que les événemens se chargèrent de faire épanouir bien vite. Dans ses Souvenirs de la Révolution, Nodier nous adonné le récit légèrement romantisé de ses relations avec ce personnage ; même en faisant dans ce récit la part de l’imagination aussi large que possible, celle de la mémoire ne doit pas avoir été moins considérable, car il est évident que les impressions qu’il rapporta de Strasbourg sont de celles qui s’oublient difficilement. Voyez un peu cependant les contradictions de la nature humaine à ces époques de cataclysme et de transformation où les principes de l’éducation et les habitudes de la vie sociale survivent aux régimes qui les ont créés ; ce magistrat si sévère contre les émigrés livrait en toute confiance son fils à l’amitié d’un quasi proscrit, M. Girod de Chantrans, ex-officier du génie. Ce contraste entre le rôle officiel et les sentimens secrets du cœur, entre la dureté apparente et les révoltes cachées de l’humanité qui se présenta si souvent à l’époque de la révolution, a été peint plusieurs fois par Nodier avec sensibilité et vérité, notamment dans Thérèse Aubert : c’est qu’en effet pour trouver ses couleurs il n’avait qu’à se souvenir. M. de Chantrans, forcé de quitter Besançon par suite du décret qui interdisait aux ci-devant nobles le séjour des places de guerre, amena l’enfant à son château de Novilars, où il lui donna ses premières leçons de botanique et d’entomologie. Le portrait que Nodier a tracé d’une plume attendrie au début de son joli récit de Séraphine nous dit assez combien l’influence de ce vieil ami fut sur lui considérable. Comme les opinions de Nodier furent, à toutes les époques de sa vie, de sympathie ou d’antipathie plutôt que de raison et de logique, il est plus que probable qu’il faut rapportée à cette intimité les principes premiers de ce royalisme qu’il a professé jusqu’à sa mort, royalisme d’ailleurs fort contrarié, fort traversé par les vicissitudes, des choses politiques et la succession des événemens. Ainsi une députation de la société populaire de Besançon ayant été envoyée à Pichegru pour réclamer en faveur d’un adjudant-général franc-comtois, du nom de Charles Perrin, condamné à mort par contumace, le jeune Nodier, qui fréquentait avec assiduité les clubs de sa ville natale et y prononçait même des discours, obtint de faire partie de cette mission. Il vit le conquérant de la Hollande et il rapporta de cette visite un enthousiasme de durable nature qui se traduisit, trente ans plus tard, en apologies ; passionnées et en plaidoyers ingénieux. Les menées ultérieures de Pichegru furent bien pour quelque chose dans le secret de cet enthousiasme ; il n’est pas moins vrai que ce qui le détermina à l’origine, ce furent les vertus républicaines du général, la simplicité de sa via et la sobriété de ses mœurs. Aux crimes de la Terreur succédèrent les vengeances des opprimés et des victimes ; malgré son royalisme, le jeune Nodier en fut épouvanté, et les exploits des compagnons de Jéhu et autres associations analogues eurent pour effet, nous le voyons par ses Souvenirs, de décourager sa sensibilité en lui montrant la méchanceté humaine sous un aspect plus étendu et avec une variété de formes plus nombreuses qu’il ne l’avait imaginée. Sentez-vous le mélange, le pot-pourri de sentimens et de passions, et comme il est bien fait pour exercer une action violente sur ce jeune cerveau ? De ces oscillations trop brusques et trop rapides il résulta chez le royaliste Nodier un faible secret et presque inconscient pour les républicains même les plus extrêmes, faible qui se traduit souvent à l’improviste et qui lui a fait écrire un jour cette phrase : « Sous la révolution, le jacobinisme et la Vendée se partageaient tout ce qu’il y avait alors en France d’élévation morale. » Cette inclination à l’indulgence va se fortifier tout à l’heure de l’intimité que les prisons du consulat lui feront contracter avec maint naufragé de la révolution.

C’est le royaliste qui domine seul à l’époque où s’ouvre la correspondance publiée par M. Estignard[1]. Nous voyons Nodier, errant à travers la campagne et obligé de chercher un asile chez sa nourrice pour une cause qu’il ne dit pas. Ce qui est tout à fait clair, c’est qu’il s’était rendu suspect aux démocrates de son département, qu’il n’aimait pas à les rencontrer sur sa route, et qu’il ne leur portait à cette époque aucune bonne opinion. « Je voudrais voir, sur cette scène (la campagne aux environs de Giromagny), quelques-uns de nos fiers démagogues. J’aime à croire que leurs âmes féroces s’amolliraient à son aspect, car il n’est pas encore prouvé que ces gens-là soient essentiellement méchans. Oh ! s’ils étaient assez voisins de l’espèce humaine pour être accessibles au remords, comme je verrais leurs fronts se prosterner devant la majesté de ma solitude ! Ils m’ont poursuivi jusqu’ici, les brigands ! Hier, un homme mystérieux me suivait dans les replis de la montagne. Je me suis écarté de ma hutte pour éloigner les soupçons. Quand nous sommes parvenus à un endroit plus boisé, j’ai tiré mes deux pistolets avec affectation et je me suis égaré dans les broussailles. »

Malgré son extrême jeunesse, — il avait alors dix-neuf ans, — Nodier était déjà une manière de personnage. Il était adjoint bibliothécaire de la ville de Besançon, il avait publié une dissertation sur l’organe de l’ouïe chez les insectes, fruit de ses études avec M. de Chantrans ; il avait préparé son ingénieux Dictionnaire des onomatopées et enfin il possédait dès lors en toute perfection ce talent de phrasier accompli qu’il a montré depuis. Une des singularités de sa carrière, c’est qu’il eut un nom dès l’adolescence et qu’il ne conquit cependant sa célébrité que fort tard, circonstance fâcheuse qu’il dut à cette mobilité d’impressions qui le jetait dans des aventures et des déboires inutiles où il perdait son temps et ses forces. Les premières lettres de sa correspondance avec son ami Weiss nous le peignent au naturel avec l’exaltation de ses sentimens d’alors et ses talens d’écrivain déjà tout formés.

Voyons d’abord les sentimens. Il vient de connaître l’amour pour la première fois, et il semble bien qu’il soit sorti quelque peu meurtri de cette initiation. Il refait donc à sa manière l’ode d’Horace à Pyrrha ; mais le souriant scepticisme du poète latin n’est pas à l’usage de la première jeunesse, surtout chez les naturels romanesques comme celui de Nodier, et voici avec quelle véhémence il déclare qu’il prendra désormais ses précautions contre les perfidies de l’amour :


Que dit-on de moi, de mon absence ? As-tu vu Juliette ? Cette femme-là m’a fait bien des maux, elle m’a cruellement trompé et je crois que je l’aime encore. Ce matin, je m’amusais à graver sur un arbre le nom de ma sœur, le tien ; après cela, j’y reportais machinalement mon couteau et j’écrivais Juliette… Dis-moi, est-il possible d’être aussi fausse, de feindre aussi parfaitement et d’assassiner avec un calme aussi profond ? Te souviens-tu de la fête du village ? Ses yeux étaient tout d’amour,.. et la perfide m’abusait… Mort, mort à Juliette ! J’ai besoin de sa mort pour vivre heureux… Écris-moi qu’elle est morte, et tu verras si j’ai pleuré, si j’ai proféré une plainte.

Je sens en m’occupant de cette femme que mon cœur se gonfle, que mes idées se confondent. La paix de ma solitude est troublée. Ne m’en dis rien, qu’il n’en soit jamais fait mention entre nous ; .. ou plutôt parle-moi surtout d’elle et affermis-moi contre moi-même.

Dans le fait, elle ne me convenait pas. Elle n’était que romanesque, et je la croyais sensible. C’est moi qui me suis trompé ! Mais c’est fini, je ne l’aime plus, je n’y pense plus, quelquefois encore, très rarement, et avant peu je l’oublierai tout à fait.


Remarquez bien cet accent de frénésie meurtrière, de véhémence fiévreuse ; c’est là la note originale de Nodier, la note dont il va rehausser la déclamation sentimentale et l’emphase larmoyante à la mode à cette époque, dont il va altérer la mélancolie werthérienne régnante. Trente ans plus tard, cet accent sera commun à tous les héros des productions romantiques, mais c’est chez Nodier qu’il apparaît pour la première fois, et c’est de lui qu’il leur vient en partie ; ses premiers romans vont nous permettre tout à l’heure de préciser davantage.

Épié et suivi de près, le jeune fugitif n’est pas cependant si absorbé par le soin de sa sûreté qu’il n’ait des yeux pour les beautés naturelles, et il les décrit avec art, par le moyen de cette longue phrase à périodes interminables merveilleusement équilibrées et enchaînées dont il eut le secret. Il donnera plus tard à cette phrase plus de souplesse, elle n’aura jamais plus de correction, et ses parties Le seront jamais distribuées avec plus de netteté. Ne pensez-vous pas que la description suivante du spectacle des montagnes peut justifier notre assertion ?


La végétation est magnifique ; les sites sont enchanteurs, les montagnards bons et serviables ; ce lieu est le plus beau et le plus heureux de la nature. J’essaierais en vain de le décrire : il faudrait pour cela la plume de Thompson ou de Gessner, les crayons du Poussin, il faudrait plus encore. Ces masses de rochers contemporains de la création, ces pics élevés dans les nues et sillonnés par le tonnerre, ces glaces éternelles qui, resplendissent de tout l’éclat de l’arc-en-ciel et dont les cristaux polis reflètent les rayons du soleil sans en être dissous, ces sapins sinistres qui balancent dans un ciel pur leur tige élancée et les cyprès qui courbent sur les bocages leur chevelure tumulaire, ces grottes mystérieuses qui se prolongent en sinueuses cavités, ces monticules qui se hérissent de pointes aiguës et ces précipices qui ne laissent point apercevoir de fonds, ce silence imposant qui n’est troublé que par le murmure d’un oiseau de mort ou par la chute d’une cascade, ce formidable appareil des orages, ce trouble-saut de la nature qui se prépare à une grande secousse, l’aspect de ces nuages qui s’amoncellent lentement, se groupent en cintre autour du ballon, vomissant sur la campagne des déluges de feu, tout cet ensemble des plus horribles beautés me ravit, me transporte, m’élève hors de moi-même, et je sens que mon âme devient grande comme la nature.


Songez que cela a été écrit au courant de la plume, d’une main hâtive, et vous comprendrez à quel point le talent de la phrase était inné chez Nodier. Toute cette correspondance est de ce ton. Le style épistolaire souffre, dit-on, les négligences, mais ce n’est point Nodier, correct jusque dans l’abandon, qui aurait donné lieu de formuler cette observation. Dans son Discours de réception à l’Académie, Mérimée prétend avoir retrouvé cet art de la phrase dans les essais d’écolier de Nodier, et ces lettres de l’adolescence ne sont pas pour démentir son allégation.

Les lettres qui suivent nous montrent Nodier à Paris pendant le séjour qu’il y fit à diverses reprises de 1800 à 1804, et nous permettent de le surprendre dans le flagrant délit de cette exagération par enthousiasme qui fut son défaut le plus habituel. Par exemple, nous l’entendons s’estimer heureux de pouvoir s’approcher de tous les colosses de la littérature. Chateaubriand mis à part, ce mot de colosses vous paraîtra peut-être un peu fort pour les talens littéraires de l’an 1800, qui, même en y comprenant Marie-Joseph Chénier et son honnête persécuteur Michaud, le bon Ducis et le vilain Lebrun-Pindare, sont tous de taille assurément fort mesurable ; mais, comme toute ferveur de néophyte se paie toujours par un peu d’excès et qu’il faut passer quelque chose à l’enthousiasme que la célébrité a le privilège d’inspirer aux jeunes gens, cherchons un autre exemple. En voici un qui nous dira tout en une fois. Nodier eut toujours le goût du mystère, même dans les choses qui n’en réclament aucun, et tout ce qui avait un certain caractère de clandestinité l’attirait infailliblement. A Besançon, il avait formé avec quelques camarades franc-comtois une sorte de cénacle à demi politique, à demi littéraire, cette société des Philadelphes, à laquelle il a essayé plus tard de faire une célébrité de société secrète sérieuse. A Paris, il retrouva l’analogue de ce qu’il avait laissé en Franche-Comté, une coterie de jeunes enthousiastes où l’élément royaliste et religieux semble avoir dominé et qu’il appelle dans ses lettres à Weiss la Société des méditateurs de Passy. On se revêtait de tuniques blanches, on s’asseyait en rond sur des tapis, on fumait du tabac d’Orient dans des pipes de bambou, on faisait collation avec des oranges et des figues sèches, et entre deux pièces de vers ou deux discours des adeptes on lisait la Bible par manière d’édification. C’était, vous le voyez, quelque chose d’assez innocent et dont on peut, je le suppose, se faire une idée assez exacte en supposant fondus ensemble la société contemporaine des parnassiens et le club des hatchichins, jadis décrit par Théophile Gautier. Si cette coterie avait sérieusement un but politique et si elle entra en relations avec les fameux philadelphes restés à Besançon, nous ne le voyons pas bien clairement, quoique Nodier en plusieurs passages de ses lettres semble ambitionner de servir de trait d’union entre les deux sociétés. Ce qui est plus intéressant et plus authentique, c’est l’amitié enthousiaste qu’inspira à Nodier un des jeunes adeptes de la secte, Maurice Quaï. Cet enthousiasme est tellement extraordinaire que tout le célèbre entassement d’épithètes de certaine lettre de Mme de Sévigné ne saurait en exprimer l’énormité et qu’il faut absolument citer pour le faire comprendre au lecteur.


Maurice s’est levé, il a déployé son grand manteau de pourpre, et il a parlé une langue si éloquente et si magnifique que je croyais lire encore la Bible. Il me serait difficile de te donner quelque idée de Maurice Quaï si je n’employais pas de comparaison, mais cherche à unir dans le même homme le génie d’Ossian, de Job et d’Homère sous les formes du Jupiter de Myron, et tu commenceras à concevoir le grand effort de la nature. Sa voix est comme l’harmonica, et son éloquence est comme un parfum délicieux qui flatte doucement les sens et qui pénètre toutes les facultés. Comme peintre, il a effrayé David ; comme poète, il n’aurait pas de rivaux, et il a vingt-quatre ans ; je te le montrerais et je te dirais : Voilà Apelle ou Pythagore à ton choix…

… Auguste est parti,.. mais Auguste n’était pas le seul poète de l’école ; ils le sont tous et ils disent des choses qui m’accablent Si tu les voyais, tu les aimerais sans distinction… Mais Maurice Quaï ! Celui-là, il porte en lui un caractère si grand, si terrible, si terrassant que tu n’oserais presque pas l’aimer, il faudrait qu’il t’apprît à l’aimer auparavant. Si tu savais comme il efface Chateaubriand ! C’est Job, c’est Isaïe, c’est Klopstock, et juge quel homme ce doit être que celui qui joint à tout ce que le génie des hommes a de plus distingué, le pinceau du Poussin, les mœurs de Pythagore, et la physionomie de Jupiter Ammon. Ajoute à tout cela les formes sublimes de l’antique et les accessoires romanesques de turban, de manteau de pourpre, de brodequins et de parfums,.. tu verras que cet homme est une féerie, un demi-dieu ! Ne crois pas à l’enthousiasme ! il y a quatre mois que je m’assieds sur sa natte, que je bois dans sa coupe, que je fume dans son calumet et que je lui donne matin et soir le baiser de frère… Il y a plus : depuis huit jours, j’ai été empêché de le voir,.. mais il y aurait mille ans qu’à son seul souvenir, je prosternerais ma tête comme à l’idée du ciel.


Ce qu’il y a de grave dans cette exagération, c’est qu’il ne faut la mettre en aucune façon sur le compte de la jeunesse. Tel vous le voyez ici, tel il resta toute sa vie. Ni l’âge[2] ni l’expérience n’y firent rien. Il avait par tempérament cette exaltation de tête qui se traduit non-seulement par l’enthousiasme, mais par l’engoûment, et fait dire de ceux dont elle fausse le jugement qu’ils aiment à se monter l’imagination. Aussi, malgré beaucoup de finesse et de pénétration, n’eut-il aucun discernement véritable et ne sut-il jamais proportionner son admiration ou son estime à l’importance des choses ou des hommes qu’il préférait. N’insistons pas davantage sur ce sujet, la page inconcevable que nous venons de citer nous en dispense. Vous qui venez de la lire, n’est-il pas vrai que vous commencez à comprendre comment il a pu se faire qu’il ait pris le colonel Oudet pour un rival de Napoléon et Chodruc Duclos pour un Timon d’Athènes ?

Nodier parle peu de politique dans ses lettres de jeunesse ; à peine çà et là quelques phrases, une entre autres sur les fureurs du géant hideux qui s’appelle le peuple, lesquelles prouvent, par parenthèse, que, lorsqu’il les écrivit, il ne soupçonnait guère que son royalisme allait faire si prochaine alliance avec le jacobinisme ; mais à certaines réticences et allusions qui révèlent précisément ce qu’il prétend taire, on comprend que, s’il en parie peu, il s’en occupe, en revanche, beaucoup. Nodier n’avait pas un tempérament de fanatique ni de sectaire, et de sa vie il n’eut d’autres haines que des haines de fantaisie. Pourquoi donc le voyons-nous si souvent compromis dans toute sortes d’affaires obscures, tant sous le consulat et l’empire que sous le directoire ? Pour des raisons de jeune homme, dont la vanité et la démangeaison de célébrité furent les principales : lui-même en a fait l’aveu avec une contrition presque. touchante dans une page de celui de ses Souvenirs qui a pour titre : les Suites d’un mandat d’arrêt. Cette vanité cependant est bien instructive à observer, tant elle porte fortement l’empreinte de l’âme violente du temps. Cette gloire lugubre du conspirateur qu’il associait à la gloire littéraire, il la désirait et la recherchait avec une ardeur de passion qui doublait le révolté novice d’un véritable visionnaire. Son imagination maladive se repaissait de rêves de prisons, d’échafauds et d’exil dont la réalisation lui semblait le but le plus noble que pût se promettre une généreuse ambition. Voilà des rêves comme on en fait peu à vingt ans, et comme pouvaient seulement en faire les jeunes gens entrés dans la vie à cette période où « le génie funèbre qui planait sur la France épouvantée enveloppait dans ses immenses proscriptions toutes les époques de bonheur, la jeunesse et le printemps. » La phrase est de Nodier même.

Cette obsession malfaisante est sensible au plus haut point dans tous les écrits de sa jeunesse ; braver la tyrannie devint chez lui une idée fixe, une sorte de monomanie parfaitement caractérisée. « Ils ne savent pas, écrit-il dans le Peintre de Saltzbourg, ils ne sauront jamais combien est faible, étroite, imperceptible, la distance qui sépare un révolté de son empereur et le supplice d’un proscrit de l’apothéose d’un demi-dieu. » Cette phrase nomme le personnage qu’elle vise. Dès son avènement, Napoléon inspira à Nodier une antipathie qui ne s’est démentie en aucune circonstance et sous aucun régime. Nodier est, en effet, je crois, le seul écrivain de ce siècle qui ne se soit jamais mêlé un seul jour à ce concert triomphal où les ennemis politiques mêmes de l’empire, un Chateaubriand, un Lamartine, ont fait leur partie. Peu après l’établissement du consulat, et sous le coup du mécontentement fiévreux qu’il en ressentit, il se laissa conseiller par son camarade Oudet, — telle est au moins sa propre version, — d’écrire une ode contre l’usurpateur. Cette ode, la Napoléone, parut sans nom d’auteur, cela va sans dire, et eut la chance de déjouer toutes les recherches de la police consulaire. Elle est écrite avec véhémence, avec indignation, avec amertume, avec mépris même, mais sans frénésie véritable, sans rage haineuse ; à la dernière strophe, l’auteur, toujours poursuivi par ses rêves de martyre, pose clairement sa candidature à l’échafaud de Sidney. Presque en même temps que la Napoléone paraissait le petit roman des Proscrits. Quelques phrases qui semblaient avoir un rapport assez proche avec certains sentimens exprimés dans l’ode éveillèrent les soupçons de l’autorité, mais cette piste fut bientôt abandonnée. Ce n’était pas l’affaire de Nodier, qui non-seulement aimait à jouer avec le danger, mais à le solliciter et à le faire naître. En cette circonstance, il alla à sa rencontre comme le somnambule marche vers le magnétiseur, et ce fut lui-même qui se dénonça par une lettre dont Sainte-Beuve a donné autrefois le texte ici même, lettre qui est un des plus curieux monumens de la folie que le sentimentalisme mélancolique est capable d’inspirer. C’était un jeu à se faire fusiller ; Nodier en fut quitte pour quelques mois de prison. Il a décrit lui-même avec vivacité cet intérieur de Sainte-Pélagie, cette société mi-partie de chouans, mi-partie de terroristes, et les rapports de fraternité que la vie commune de la prison avait établis entre ces deux groupes ennemis. Il va sans dire qu’il ressentit lui-même l’influence de cette contagion de sympathie et que, lorsqu’il fut mis en liberté, son royalisme avait reçu un vernis de jacobinisme passablement prononcé.

Ne sentez-vous pas en tout cela l’ébranlement d’une âme mise hors de ses gonds par le spectacle de la révolution française ? Or cet ébranlement ne se dissipa pas avec les années, il persista chez Nodier, comme ces tremblemens nerveux qui passent en habitude après une violente impression d’effroi. C’est là ce qui donne aujourd’hui encore un vif intérêt aux écrits de sa jeunesse, qui, sans cette particularité, seraient franchement détestables. Ces écrits ont une valeur de véritables mémoires, précisément par ce qu’ils ont de défectueux et même de malsain. Le style en est certainement emphatique et les sentimens vous en peuvent sembler exagérés, mais vous n’en auriez peut-être pas jugé ainsi au lendemain des échafauds de la terreur et des fournées pour Cayenne et Sinnamary. Lisez son œuvre de début, par exemple, les Proscrits, et dites si vous n’y sentez pas la marque de cette date de 1800 où, les flots du grand déluge se retirant enfin, la France commençait à compter ses morts et à reconnaître ses mines. C’est un petit récit tout de deuil, écrit dans une prose gémissante qui en fait une sorte de lamentation en plain chant werthérien sur les malheurs publics et privés de la révolution. Les longues périodes s’y déroulent comme des vêtemens de veuve, les interjections plaintives y abondent, pareilles à ces larmes que le mauvais goût de la mode sculptait sur les tombeaux d’autrefois, et il n’est phrase si courte qui n’ait son petit bout de crêpe. Ces noires couleurs sont cependant assez bien justifiées par le tableau auquel Nodier les emploie, celui des effets moraux opérés par les terribles événemens des dix précédentes années, liens de famille détruits ou profanés, affections égorgées, sermens trahis, infidélités involontaires amenées par les séparations de l’exil, désespoirs engendrés par la solitude. Cet ébranlement moral que nous venons de signaler tout à l’heure chez Nodier, il l’avoue lui-même, et le déclare un fait général propre à toute sa génération. Il y a trois personnages dans les Proscrits, tous trois sont atteints d’un genre de folie particulier ; ils ouvrent la longue procession de ces fous qui va se continuer par le Peintre de Saltzbourg, par les Tristes, et qui, sous des formes un peu moins lugubres, se prolongera jusque dans ses derniers écrits. Les âmes ont été déséquilibrées par l’excès du malheur, et la noire mélancolie fait sa proie de ceux qu’ont épargnés l’échafaud et l’exil. Ce petit écrit est une longue plainte, mais ce n’est pas une malédiction. Tout en gémissant sur les excès de la révolution, Nodier la montre arrêtée dans les décrets de la destinée, préparée par le cours des âges, inévitable à moins d’un cataclysme, et il fait appel au pardon et à l’oubli afin que cette fatalité puisse être bienfaisante comme elle a été d’abord implacable ; contradiction de sentimens qui est bien aussi de cette date de 1800. Ainsi cette tentative de réconciliation sociale que Bonaparte essayait alors, Nodier, ennemi de Bonaparte et poursuivi comme tel, y travaille à sa manière ; il a sa petite note dans ce grand concert où Chateaubriand, avec son Génie du christianisme, tient l’emploi de chef d’orchestre.

J’ai dit que les premiers romans de Nodier avaient la valeur de véritables mémoires. En effet, si nous savons quels étaient d’une manière générale les sentimens de la France au sortir de la révolution, nous savons beaucoup moins bien quels étaient les sentimens particuliers des jeunes gens, et, n’était Nodier, nous ne le saurions pas du tout. Il nous a rendu le service de fixer dans ses premiers écrits, non pas les émotions isolées d’une âme individuelle comme Senancour l’a fait dans Obermann, ou les tristesses des jeunes hommes de haute condition, comme Chateaubriand l’a fait dans René, mais les sentimens des jeunes hommes de condition moyenne, des premiers venus par le nom et la fortune. Par exemple, nul mieux que lui ne nous fait sentir les raisons d’être de ce werthérisme qui lui est commun avec la plupart de ses jeunes contemporains[3]. L’influence de Werther, déjà si grande à la fin de l’ancien régime, loin de diminuer avec la révolution, s’était au contraire accrue par elle et étendue en se transformant. De ce qui n’était qu’un miroir où les jeunes âmes aimaient à chercher l’image de leurs souffrances intimes, les événemens avaient fait un livre ami et consolateur. Ce fut en toute réalité le livre mystique de cette génération si éprouvée, fille d’un siècle d’incrédulité. Comme Jésus dans l’Imitation descend près du fidèle, ainsi le héros de toute tristesse s’approcha de tous les solitaires, de tous les proscrits, de tous les malheureux, associa sa mélancolie à la leur, leur offrit le cordial de son désespoir et leur fournit un type d’imitation, un idéal vers lequel ils pouvaient tendre. Ce fut plus qu’une mode, plus qu’un engoûment, ce fut un culte, et pour Nodier ce fut une véritable religion. Dans une des lettres écrites de Giromagny pendant qu’il était contraint de se cacher, il énumère les livres qui composent sa petite bibliothèque de fugitif, Shakspeare, Montaigne, le Genera plantarum de Linné, la Messiade de Klopstock, les Psaumes, Robinson Crusoé, et termine ainsi son énumération : « Je ne te parle pas de Werther parce que je le porte toujours avec moi. » Ces mots en disent beaucoup ; le petit roman des Proscrits accentue cet enthousiasme avec bien plus de force. « Encore un ami, dit le proscrit en me présentant le volume ; c’était Werther. J’avais dix-neuf ans et je voyais Werther pour la première fois. Je lirai ton Werther, m’écriai-je. — Vois, dit-il, comme ces pages sont usées ! — Quand ma raison se fut égarée et quand je vins parcourir les montagnes, cet ami m’était resté. Je le portais sur mon cœur, je le mouillais de mes larmes, j’attachais tour à tour sur lui mes yeux et mes lèvres brûlantes ; je lisais tout haut, et il peuplait ma solitude. » Allions-nous trop loin en disant tout à l’heure que pour cette génération ce livre avait été l’équivalent de l’Imitation ?

C’est dans le Peintre de Saltzboarg, publié en 1803, que cette religion werthérienne éclata sans réticences. Là elle n’est pas seulement, comme dans les Proscrits, la musique destinée à soutenir les sentimens, elle occupe toute la place. L’imitation directe, volontaire, de parti-pris, est sensible au dernier point. C’est le même cadre que celui de Werther, la même composition générale, un journal de la vie intime dramatisé par les petits événemens de chaque journée, un long soliloque interrompu par les scènes de la vie familière et les menus incidens de la solitude. L’enthousiasme de l’auteur est si grand qu’un seul Werther ne lui a pas suffi ; il y en a jusqu’à trois dans ce roman, et dans ces trois il faut compter le personnage du mari. Vous figurez-vous le sage Albert du livre de Goethe partageant et dépassant la folie de son ami ? Voilà bien un exemple de l’excès inévitable que toute imitation, même heureuse, traîne après elle. À cette époque, il ne suffit plus à Nodier d’aimer Werther, de faire de ses souffrances son livre de chevet ; il lui faut un témoignage extérieur de son culte, et nous voyons le héros du roman parler de lui élever une fosse verdoyante, quelque chose comme ces vains tombeaux qu’on élevait autrefois à la mémoire des morts chéris dont la dépouille reposait au loin. Vous le voyez, l’apothéose est complète, mais dans cette imitation dévotieuse le modèle a quelque peu déchu, et ici il faut indiquer la très curieuse modification que Nodier fit subir à ce type célèbre. La mélancolie de Werther ne nous touche si profondément que parce qu’elle est toute morale, qu’elle vient de l’âme seule et s’exprime par l’âme seule. Ni les sens, ni les organes corporels n’y sont pour rien. Il nous serait impossible de nous prononcer sur la nature exacte du tempérament de Werther, et il ne nous vient pas à l’esprit que sa mélancolie puisse avoir son origine dans un germe de maladie. Pour cet être si éloquent et si vraiment noble nous comprenons le suicide, nous ne comprenons pas le cabanon du fou ; encore moins comprenons-nous qu’une tristesse de cet ordre aboutisse à la décrépitude de l’intelligence et aux paroles balbutiantes de l’idiot. Voilà cependant la déchéance dont les héros de Nodier nous présentent la laide image. Pas un de ses désespérés qui soit sain de corps et d’esprit, en possession de ses facultés et en jouissance de ses organes. Le héros des Proscrits est un jeune homme déséquilibré par le malheur et la solitude ; Charles Munster, le héros du Peintre de Saltzbourg, est un fou sombre et lugubre ; les personnages des Tristes, recueil de divers opuscules d’imagination publié quelques années plus tard, sont des monomanes et des hallucinés ; voyez en particulier le fragment intitulé une Heure, ou la Vision. Nodier, peut-on dire en toute vérité, a névrosé Werther, en sorte que tout en le prenant pour l’objet d’un culte, il l’a singulièrement amoindri et matérialisé. Le Werther idéal disparaît entièrement dans ces efforts d’imitation, et la seule image qu’ils nous en présentent est celle du Werther de la dernière heure, avec sa face agonisante souillée du sang qui s’échappe de son front troué par le fameux coup de pistolet.

Le werthérisme, dis-je, fut pour Nodier une religion. L’expression n’est pas trop forte et doit être prise dans son sens le plus littéral. C’est à cet enthousiasme de sa jeunesse qu’il dut en grande partie d’échapper à l’influence des doctrines du XVIIIe siècle et de se maintenir dans des croyances spiritualistes très accusées ; il lui dut plus encore ; il lui dut de se rapprocher plus étroitement que ne le faisaient la plupart des jeunes hommes de son temps, républicains ou royalistes, de la vieille religion nationale et de lui garder toute sa vie la vraie foi du charbonnier, une foi qui était prête à admettre tout ce qu’on voulait de merveilleux sans jamais crier qu’il y en avait assez. Il suffit de lire le Peintre de Saltzbourg et le petit opuscule qui lui fait suite, les Méditations du cloître, pour comprendre comment le werthérisme de Nodier le ramena au catholicisme. Le cri qui termine ce dernier opuscule est à cet égard très significatif : « Je le déclare avec amertume, avec effroi : le pistolet de Werther et la hache du bourreau nous ont déjà décimés ! Cette génération se lève et vous demande des cloîtres. » Ce werthérisme ne s’effaça jamais chez Nodier et il aimait visiblement à lui rapporter ce qu’il y avait de meilleur en lui et chez ses contemporains. Il lui était si cher que bien longtemps après ces exaltations de la première jeunesse, en pleine restauration, il lui est arrivé d’en écrire l’apologie morale. Nous voulons parler du petit roman d’Adèle, publié en 1820, mais que Sainte-Beuve soupçonnait avoir été écrit à une époque très antérieure, supposition que justifie assez bien le monde particulier que Nodier y a mis en scène. Ce monde est celui des émigrés de cette première rentrée partielle et silencieuse qui s’opéra sous le consulat et le commencement de l’empire, et Nodier le juge avec une demi-sévérité en vertu des principes qu’on peut tirer du werthérisme. Dans ce monde, il distingue deux sortes d’âmes : celles que le malheur a laissées opulentes de tous leurs préjugés et celles qu’il a enrichies de tristesse et de dégoût de la terre et de la vie. Le héros, Gaston de Germancé, appartient à cette seconde classe d’âmes. C’est, un Werther nuancé d’Obermann qui veut au moins tirer de ses infortunes le profit d’aimer sans contrainte, de sentir avec liberté, de penser sans égoïsme de caste. Puisque la fatalité du temps a détruit la société dans laquelle il était né, il juge que c’est le moins qu’il reprenne quelques-uns des biens que les convenances de cette société l’auraient forcé de sacrifier, et il veut pour son âme l’expansion la plus large et l’horizon le plus vaste possible, ce qui n’est pas si mal raisonner. Cependant il est seul à sentir le prix de ce retour à la nature par la tristesse et le désespoir ; de tous ceux qui l’approchent, mère, fiancée, parens, amis, pas un n’a songé à demander au malheur le rajeunissement moral qu’il en attend. C’est un monde froid, sec, inébranlable dans ses préjugés, qui attribue aux conventions de caste les vertus des choses naturelles et attache à la franchise des sentimens une idée de danger social. Ce sujet de la mésalliance, dont la fréquence chez les romanciers des vingt-cinq. premières années de ce siècle suffirait seule à indiquer combien cette société renouvelée par la révolution était encore près de l’ancien régime, est le terrain sur lequel les différens personnages d’Adèle se rencontrent pour se contredire et se combattre. Impossible de dire plus clairement : ceux que la révolution n’a pas laissés incurablement tristes, ceux qui peuvent se retrouver au retour tels qu’ils sont partis, ceux-là sont décidément de race inférieure, si même ils ne sont pas les sépulcres blanchis ou les figuiers stériles de l’Écriture ; la noblesse véritable appartient à ceux qui ne veulent pas être consolés par les retours capricieux de la fortune et ne consentent pas à se séparer d’une tristesse où ils ont trouvé le rajeunissement de leur être moral. Voilà certes une apologie du werthérisme aussi piquante qu’imprévue ; j’ose ajouter qu’elle ne me semble pas sans justesse.

En 1814, — nous conjecturons au moins que telle doit être la date, — son ami Weiss lui ayant annoncé qu’il se proposait de lui consacrer un article dans la Biographie moderne,aNodier, résumant en quelques phrases les principaux événemens de son existence, parle de huit mandats d’arrêts lancés contre lui sous le gouvernement de Napoléon. Admettons qu’il y ait ici quelque exagération ; même en réduisant ce chiffre de moitié, le nombre de ces mandats d’arrêt sera encore assez considérable pour nous feire comprendre combien cette condition de suspect qu’il s’était imprudemment créée pesa longtemps sur sa jeunesse. Il était à peine sorti de Sainte-Pélagie qu’il se vit impliqué dans le complot dénoncé par Méhée. Ce complot, plus en projet qu’en réalité, consistait dans une alliance entre les royalistes et les jacobins, et Nodier était accusé d’être très particulièrement un des traits d’union des deux partis. L’accusation n’était pas sans fondemens ; à défaut de preuves positives, bien des paroles mystérieuses, bien des sous-entendus trop discrets de la correspondance publiée par M. Estignard, indiquent que tel avait bien été le rôle qu’il s’était donné. Poursuivi pour ce fait, il lui fallut pendant de longs mois se dérober, courir de cachette en cachette, passer la nuit à la belle étoile et accepter l’aida de toute sorte d’équivoques compagnons, ennemis naturels des gendarmes, et, par conséquent, protecteurs non moins naturels de tous ceux qu’ils recherchent. Il nous a raconté, dans un récit ingénieusement dramatique, cette vie de héros du Freischütz à travers des solitudes merveilleusement faites pour l’évocation de Samiel, en compagnie de serviables mauvais garçons pour qui l’opération magique de la fonte des balles n’avait plus rien de mystérieux.

Cependant ces incartades follement généreuses avaient fini par créer à Nodier, dans sa ville natale, — c’est lui-même qui nous l’apprend dans cette correspondance, — une réputation de mauvais sujet des mieux caractérisées, qui lui paraissait des plus injustes et dont il s’indignait fort : « En attendant, écrit-il un jour à Weiss, que je sache s’il est à propos que je rentre dans une ~ville infâme où l’on se fait un jeu d’assassiner l’honneur à coups de calomnies, j’ai besoin de te voir ici. » Alarmé par cette vie de chemins de traverse et voulant y couper court, averti d’ailleurs par le déclin de ses forces, son père se résolut à le marier et fit choix pour lui de la fille d’un de ses collègues, Mlle Désirée Charves. Le moyen était bon, et le choix meilleur, encore, puisque Nodier dut à cette union le bonheur du reste de sa vie ; toutefois il y eut encore une certaine imprudence dans la hâte avec laquelle le mariage semble avoir été conclu. Les deux époux étaient à peu près sans fortune, et Nodier ne tarda pas à comprendre qu’il ne s’était pas rendu compte bien exactement de l’insuffisance des ressources de son ménage. Il lui fallait donc se créer une occupation lucrative, mais laquelle ? Là était pour Nodier la très grande difficulté. Jusqu’alors il s’était dépensé au hasard, sans poursuivre aucun but fixe, si ce n’est celui de conspirer, et ses études très variées n’avaient obéi qu’à la fantaisie. Entre deux mandats d’arrêt, pendant une éclaircie de son orageuse jeunesse, il avait fait à Dôle un cours de belles-lettres qui avait eu un véritable succès, et ses amis, Weiss en tête, s’en autorisaient pour l’engager à entrer dans l’université ; mais on peut être capable d’embarrasser des savans et être en même temps parfaitement incapable d’enseigner l’alphabet à des enfans, et tel était un peu le cas de Nodier. Toutes les fois que de pareilles propositions lui sont faites, nous le voyons dans ces lettres avouer franchement son peu d’aptitude à ces modestes et utiles fonctions de professeur qui exigent tant de patience et de dévouaient et sont récompensées par tant d’obscurité : « Quoique je doute qu’il y ait sur les bancs de rhétorique des écoliers qui en sachent plus long que moi généralement parlant, écrit-il à Weiss, je ne pense pas qu’il y en ait un seul qui ne puisse traduire mieux que moi Tacite et même Horace, que je ne lis qu’avec une extrême difficulté et même le dictionnaire à la main, je ne me ferais même pas fort d’entendre Phèdre d’un bout à l’autre sans ce secours. » Et encore en 1811 : « Le fait est que je suis absolument incapable de diriger l’éducation d’un enfant qui lit bien Tite Live, et je saurais d’ailleurs tout ce que je ne sais pas en grec et en bas-breton que je serais fort loin d’être propre à la chaire de troisième. Fais-moi, grâce de mes gasconnades pour la sincérité de cet aveu, et débarrasse-moi des gens qui veulent me faire parler latin en public. » Le grand-maître de l’université d’alors l’aurait-il d’ailleurs agréé ? Nodier était bien mal avec le pouvoir existant pour en obtenir une faveur quelconque, et le sentiment qu’il avait de cette situation le disposait peu au rôle de solliciteur. Aussi le voyons-nous un jour répondre à son ami Weiss, qui l’avait pressé de se fixer un peu plus que de coutume, par cette spirituelle boutade : « Croirais-tu que de toutes les places que j’ai pu désirer depuis mon heureuse retraite à Quintigny, une seule a excité assez vivement, ma cupidité pour me décider à une démarche ? Cette place (puisque place il y a) me présentait plusieurs avantages. D’abord elle ne me forçait pas à changer mon domicile contre un autre ; secondement, elle s’arrangeait très bien avec mon goût pour la promenade et les courses entomologiques… Il y avait encore une raison plus forte pour que je comptasse sur la réussite de mes sollicitations, c’est que cette place ne rapporte que 90 francs de fixe tous les ans et à peu près autant de casuel, ce qui la rendait peu digne de velléité. C’était celle de piéton du pauvre canton que j’habite. On l’a donnée à un laquais retiré, enrichi par le recèlement et par l’usure, et qui n’a d’autre avantage sur moi que d’avoir figuré à la table du préfet derrière le fauteuil d’une catin. » Hélas ! cette place vous convenait encore moins que toute autre, aimable fantaisiste ; vous auriez passé votre temps à poursuivre les insectes dans les haies, et la remise des correspondances eût été toujours en retard.

Il fallait cependant aviser. Les moyens pratiques lui manquant, son imagination se mit en campagne et en rapporta un plan tout fantastique. Plus jeune, il avait rêvé un moment d’aller chercher en Orient une vie plus conforme à ses goûts de liberté, maintenant il rêvait d’aller à la Louisiane chercher la fortune qui lui manquait en Europe. Ce plan mérite d’être cité, car il a d’illustres antécédens littéraires ; rappelez-vous Perrette et le pot au lait, messire Jean Chouard et le mort, Pyrrhus et Cinéas, Picrochole et son conseiller.


Il y a deux mois que mes mesures sont prises et mes moyens préparés. Si ma maison n’est pas vendue au mois de septembre, j’en ferai cession à ma sœur, sous la seule condition de payer mes dettes. Je passe le printemps à Dole et à Lons-le-Saulnier, poursuivant mon cours de belles-lettres et enseignant la botanique et l’entomologie pour m’y fortifier. L’Institut m’accorde un sauf-conduit de naturaliste, et quelques amis que je m’y suis faits (Arnault entre autres), se chargent de me procurer une gratification. Sur la fin de juin ou au commencement de juillet, je passe huit jours à Paris pour y vendre mes manuscrits et mes livres. De là je vais attendre l’embarquement dans la maison de Leuzot. Celui-ci, qui a poussé au plus haut période ses recherchée entomologiques et qui se propose de publier dans quelques années un species plus complet qu’aucun de ceux qui existent, me soutient de quelques fonds dont je m’acquitterai en recherches et en découvertes. Une grande maison de commerce m’offre un petit emploi à la Nouvelle-Orléans. Je ne m’y livrerai qu’autant que les différentes sommes dont je viens de te parler, jointes à la valeur du troussel de ma femme qui nous sera payé aussitôt après la vente de la maison de mon beau-père, ne suffiraient pas à m’assurer dans ce pays une existence libre. En un mot, à pareil jour qu’aujourd’hui, j’espère écrire ton nom sur les sables du Meschacebé, ou parler de toi dans la hutte d’un Chippeways. Tu. ne doutes, pas que ma Désirée ne me suive ; elle n’a pas hésité un moment, et déjà elle ne rêve que nos rizières et nos magnolias.


La fortune le dispensa de la réalisation de ce beau plan. Pendant qu’il le ruminait, elle vint un matin frapper à sa porte sous la forme d’une lettre de son ami Boissonade, l’informant qu’un excentrique érudit anglais, sir Herbert Croft, consentait sur sa recommandation à le prendre pour secrétaire. La place était avantageuse, les honoraires élevés, la compagnie de choix : Nodier s’empressa d’accepter. La correspondance publiée par M. Estignard abonde en curieux détails sur cet excellent maniaque dont Nodier a tracé le portrait sous le nom de sir Robert Grove au début de sa nouvelle d’Amélie. Le baronet avait quitté l’Angleterre pour pousser avec plus d’activité les innombrables éditions de classiques tant grées et latins que français et anglais qu’il préparait et méditait. Il avait fait choix d’Amiens pour résidence et il y menait une existence laborieuse et retirée, en compagnie d’une vieille dame anglaise, lady Mary Hamilton, bas-bleu de haute volée et mère de lady Bell Hamilton, devenue la femme de M. de Jouy, le librettiste ordinaire de Spontini. L’érudition du baronet était immense et pointilleuse, son aptitude au travail vraiment effrayante. Au moment même où Nodier vint lui prêter son concours, il menait de front une édition de Télémaque et une édition d’Horace, qu’il prétendait éclairer par la ponctuation. La place de secrétaire d’un homme d’une si infatigable activité n’était pas précisément une sinécure, on en jugera par ce curieux extrait d’une lettre à Charles Weiss.


Je vais ne rien exagérer : depuis que je suis à Amiens, voici les comptes bien exacts de ma besogne :

1° Copier le premier livre de Télémaque avec les variantes de quarante-sept éditions et une centaine de pages de notes, faire imprimer, corriger les épreuves sept fois ;

2° Copier deux fois un ouvrage politique du chevalier sur le ministère anglais, une sous dictée, une pour la mise au net ; le faire imprimer à cent, huit pages in-8o, petit texte, corriger les épreuves sept fois ;

3° Traduire sous dictée le premier volume des Vies des poètes de Johnson, environ quatre cents pages, mettre au net ;

4° Écrire deux fois, une sous dictée, une pour la mise au net, l’Horace éclairé par la ponctuation, environ trois cents pages, faire imprimer, corriger les épreuves, seize fois les cinq premières, sept fois les autres ; 5° Écrire sous dictée un poème du chevalier, environ quinze cents vers anglais et traduire interlinéairement, mettre au net ;

6° Copier ou faire un romande milady dont on tire la dernière feuille et que tu recevras dans huit jours, deux volumes in-12, lire tous les soirs et discuter l’ouvrage du jour et de la nuit, corriger les épreuves trois fois ;

7° Copier ou faire une suite du roman de milady, au second volume duquel je viens d’arriver, etc.

Je ne me souviens pas de tout ; mais voilà, en comptant les doubles copies, au moins dix-huit volumes in-12 que j’écris en sept mois, sans parler d’à peu près deux cent cinquante lettres sous dictée et de plus quatre cents articles pour Prudhomme. Je ne t’étonnerai donc pas en te disant que l’écritoire ne nous quitte pas, même à table, et que je ne sais presque plus ce que c’est que le sommeil. J’ose poser en fait que dix hommes des mieux organisés suffiraient à peine à une pareille besogne sans y succomber à la longue. Pour t’expliquer cela, il faut te dire encore que le chevalier travaille régulièrement huit heures par jour avec une telle rapidité qu’en commençant ma copie au moment où il commence sa composition, à une page près, et en abrégeant tant que je puis, je suis au bout de quatre heures en arrière de quatre pages ; c’est une expérience que j’ai répétée soixante fois. Quant à milady, elle se fait apporter de la lumière auprès de son lit à quatre heures du matin, et à quatre heures et demie du soir, elle ne se lèverait pas, si elle n’avait broché dix pages in-folio. Penses-tu qu’il y ait au monde un bureau d’esprit d’une telle activité ?


Une telle lutte quotidienne contre une besogne plus renaissante que les têtes de l’hydre de Lerne ne pouvait pas être de bien longue durée, et un peu plus d’un an après son entrée en fonctions, une grossesse de sa femme fournissant un prétexte à Nodier, la séparation s’accomplit aux mutuels regrets des deux parties, mais non sans quelque dépit, semble-t-il, du côté du baronet. Redevenu libre, Nodier se retira pendant quelque temps dans sa maison de Quintigny, localité à laquelle son nom a créé une demi-célébrité. Cependant il fallait vivre, et les anciennes difficultés se représentaient, aggravées encore par la naissance d’un premier enfant. Cette circonstance de la paternité a fait vaincre bien des répugnances, et il est probable que ce fut sous son influence que Nodier se laissa persuader de solliciter auprès du gouvernement impérial. Son beau-frère, M. de Tercy, qui exerçait en Illyrie les fonctions de secrétaire-général de f intendance, s’entremit en sa faveur, et après quelques pourparlers, on lui trouva une place parfaitement assortie à ses goûts, celle de bibliothécaire de la ville de Laybach, dans la province même où M. de Tercy était administrateur. À cette fonction était adjointe celle beaucoup plus lucrative de directeur du journal officiel pour les six provinces illyriennes, journal qui portait pour titre le Télégraphe illyrien et s’imprimait en trois, et un instant même en quatre langues, française, allemande, italienne et vindique. Voilà une preuve que les gouvernemens, à la condition qu’ils durent, finissent toujours par avoir raison des récalcitrans et que, pour peu qu’ils y aient intérêt, ils ne gardent jamais de bien longues rancunes. Pendant tout le temps qu’il occupa ces fonctions, Nodier fut traité par les divers hauts personnages qui se succédèrent dans l’administration des provinces illyriennes, le comte de Chabrol, le général Bertrand, le duc d’Abrantès, le duc d’Otrante, comme s’il n’eût pas été un ancien adversaire, c’est lui-même qui nous le dit, et il était peut-être en voie de conversion politique lorsque les circonstances le rendirent à ses anciennes et véritables opinions. Nommé en 1812, Nodier était forcé de revenir précipitamment en France à la fin de 1813 ; mais ce séjour en Illyrie, quelque court qu’il ait été, fut mieux qu’une aventure de plus à ajouter au roman si accidenté de sa jeunesse, car il eut une importance capitale sur ses destinées littéraires. C’est de là que sont sortis à diverses dates Jean Sbogar, Smarra et Mademoiselle de Marsan.

La chute de Napoléon suivit de près le retour de Nodier. Il avait servi son gouvernement depuis trop peu de temps pour ressentir le moindre regret de cet événement, et bien qu’il y perdît une place lucrative, il salua avec enthousiasme le retour des Bourbons. Toute son histoire pendant les trois révolutions qui se succédèrent en moins de deux ans se trouve résumée par deux mots qui sont restés célèbres. Après la rentrée de Louis XVIII, comme il entendait les malveillans se railler d’un roi qui ne montait pas à cheval : « Eh bien ! dit-il, je vote pour Franconi. » Pendant les cent jours, Fouché, qui se souvint de ses récentes relations avec lui en Illyrie, le manda et lui demanda ce qu’il voulait : « Cinq cents francs pour aller à Gand, » répondit Nodier. Il n’alla pas à Gand, mais comme le royalisme dont ce mot témoignait l’exposait à un pareil moment à des dangers que sa position d’époux et de père ne lui permettait plus de braver aussi crânement qu’autrefois, il se réfugia au château de Buis, que son propriétaire, le comte de Caylus, avait mis généreusement à sa disposition, et y attendit la catastrophe inévitable.


EMILE MONTEGUT.

  1. S’il faut en croire les dates générales placées au titre de cette correspondance, elle s’ouvrirait en 1796, mais il est difficile d’admettre que les premières lettres du recueil se rapportent à cette date. Nodier avait seize ans en 1790 ; or le ton de ces lettres est d’un jeune homme de dix-huit à vingt ans plutôt que d’un jeune homme de seize à dix-huit, et les sentimens qui y sont exprimés sont de ceux qui suivent la puberté plutôt que de ceux qui la précèdent. Elles nous montrent Nodier sortant d’une première aventure amoureuse, et dans son récit de Thérèse, la seconde des nouvelles qui composent ses Souvenirs de jeunesse, il a pris soin de donner 1799 comme la date de cette aventure Enfin ces lettres nous le présentent poursuivi et contraint de se cacher, circonstance qui ne peut se rapporter qu’à l’année 1799. époque où M. Francis Wey nous le montre compromis par ses relations avec des émigrés de diverses catégories, et Sainte-Beuve, condamné par contumace pour complot contre la sûreté de l’état.
  2. Dans sa Notice biographique, M. Francis Wey nous raconte une bien divertissante anecdote de la vieillesse de Nodier. Un soir, à l’Arsenal, il annonce à ses amis qu’il a reçu le matin la visite d’un jeune compatriote qui est bien la nature la plus rare qui se puisse rêver, un poète qui s’ignore, un héros encore inconscient ; on le verra, il l’a prié d’honorer les réceptions de sa divine présence. Ce phénix entre, désappointement général. C’était un jeune paysan franc-comtois de manières gauches et de formes mal dégrossies.
  3. Lire dans la correspondance publiée par M. Estignard un certain billet d’un ami de Nodier, Glaize ; rien n’est mieux fait pour indiquer à quel point cette épidémie sévit alors sur la jeune génération. C’est le modèle le plus parfait de la démence werthérienne.