Charles Guérin, roman de mœurs canadiennes/Avis de l’éditeur


AVIS DE L’ÉDITEUR.


La publication des œuvres littéraires dans notre pays est, comme chacun le sait, entourée des plus grandes difficultés. Déjà très peu considérable, la classe des lecteurs se divise en deux parties ; l’une ne lit guères que le français ; l’autre lit l’anglais presqu’exclusivement. Les publications de l’étranger, surtout les éditions belges des ouvrages français, et les réimpressions qui se font aux États-Unis des ouvrages anglais, sans compter la Semaine Littéraire fondée à New-York par M. Gaillardet, inondent le Canada de tout ce qui se publie de plus intéressant à Londres et à Paris. La littérature canadienne est donc étouffée nécessairement dans son berceau, soit qu’elle s’efforce de revêtir l’idiôme que la France nous a légué, soit qu’elle essaie de parler la langue de Shakspeare et de Byron.

Il ne faut pas alors s’étonner si, malgré le nombre considérable de Canadiens qui cultivent les lettres, très peu d’entre eux aient voulu risquer la publication d’un ou de plusieurs volumes. On se borne généralement à quelques œuvres éphémères jetées dans le tourbillon de la presse politique, et destinées à l’oubli, aussi prompt que durable, qui saisit sur le fait la plupart des diatribes dont nos gazettes sont remplies. Le recueil qu’a publié dernièrement M. Huston sous le nom de “Répertoire National,” et qui a exhumé un bon nombre de productions de ce genre, fait voir que l’inspiration et le génie n’ont pas toujours manqué à nos écrivains français. Le temps et les moyens de mettre leurs talens à profit leur ont fait défaut : mille autres occupations plus profitables, en ce qu’elles rapportaient plus d’argent et même beaucoup plus de considération, ont limité chez la plupart d’entre eux les travaux de l’imagination à une très petite partie de leur existence.

Cependant, il faut avouer que les choses ont bien changé depuis quelques années. Le discrédit qui frappait d’avance toute tentative littéraire, le mépris que des hommes affairés, ou se donnant l’air de l’être, affichaient pour ceux qu’ils appelaient de petits Littérateurs, diminue chaque jour, et, dieu merci, ce ne sera bientôt plus une injure ni un brevet d’incapacité à lancer à un homme que de le saluer du nom de poëte. En même temps qu’il s’est formé des écrivains qui n’ont pas eu honte de signer leurs écrits, (chose très rare autrefois : pendant près de vingt ans toute notre littérature a été anonyme) il s’est aussi formé un public qui commence à apprécier et à encourager leurs travaux.

La plus grande difficulté consiste dans la mise à l’œuvre de la publication. Les choses n’en sont pas encore rendues au point que nos auteurs puissent faire exclusivement leur métier d’auteur. Les affaires de leur profession (presque tous exercent une de ces professions, qu’on est convenu d’appeler libérales) les empêchent de pouvoir surveiller l’impression et faire réussir l’édition une fois lancée. Ce qui leur fait défaut, en un mot, c’est le libraire, c’est l’éditeur.

Dans l’état actuel des choses, nous croyons donc avoir fait un acte de courage et de bon exemple, en achetant les premiers une œuvre littéraire, en offrant à un de nos écrivains une rémunération assurée, si mince qu’elle soit, pour son travail, en lui épargnant les risques et les ennuis de la publication qu’il était du reste bien décidé à ne pas s’imposer. Nous avons par là assuré à notre littérature naissante un des premiers, sinon le premier roman de mœurs canadiennes, qui ait paru jusqu’à présent.

Charles Guérin n’est pas inconnu du public canadien. La première partie et plus de la moitié de la seconde ont été publiées dans “l’Album de la Revue Canadienne.” L’auteur forcé, par des occupations plus sérieuses, d’interrompre son travail, n’aimait pas à en reprendre la publication dans un recueil périodique, après plusieurs années de silence, et d’un autre côté ne trouvait point, pour les raisons que nous venons d’exposer, la perspective de la publication d’un livre très attrayante[1]. C’est donc uniquement à notre intervention que ceux qui ont pris quelqu’intérêt (et nous savons que le nombre en est très grand) à ce roman canadien, devront de pouvoir le placer dans leur bibliothèque, à côté des œuvres plus brillantes de la littérature française contemporaine.

Nous en avons assez dit pour établir nos droits à la bienveillance de nos compatriotes dans cette entreprise : nous croyons devoir maintenant ajouter quelques mots sur la nature de l’ouvrage que nous publions.

Ceux qui chercheront dans Charles Guérin un de ces drames terribles et pantelans, comme Eugène Sue et Frédéric Soulié en ont écrits, seront bien complètement désappointés. C’est simplement l’histoire d’une famille canadienne contemporaine que l’auteur s’est efforcé d’écrire, prenant pour point de départ un principe tout opposé à celui que l’on s’était mis en tête de faire prévaloir il y a quelques années : le beau, c’est le laid. C’est à peine s’il y a une intrigue d’amour dans l’ouvrage : pour bien dire le fonds du roman semblera, à bien des gens, un prétexte pour quelques peintures de mœurs et quelques dissertations politiques ou philosophiques. De cela cependant il ne faudra peut-être pas autant blâmer l’auteur que nos canadiens, qui tuent ou empoisonnent assez rarement leur femme, ou le mari de quelqu’autre femme, qui se suicident le moins qu’ils peuvent, et qui en général mènent, depuis deux ou trois générations, une vie assez paisible et dénuée d’aventures auprès de l’église de leur paroisse, au bord du grand fleuve ou de quelqu’un de ses nombreux et pittoresques tributaires.

Les événemens peu saisissans que l’écrivain raconte se sont passés à une époque où les passions politiques et les animosités nationales étaient très vives dans notre pays. Il a dû faire parler les acteurs de son petit théâtre, comme ceux qu’ils représentent auraient parlé eux-mêmes. Il faut donc espérer qu’on ne lui saura pas trop mauvais gré de quelques expressions un peu vives, même de quelques sorties un peu exagérées, que se permettent quelques-uns de ses personnages. Eux-mêmes, s’ils étaient mis en cause, entreprendraient probablement de justifier une partie de leurs avancés et pour le reste plaideraient l’erreur commune du temps.

Il est inutile d’ajouter que deux ou trois caractères odieux, qui ont été introduits sur la scène, ne sont pas les types d’une classe bien nombreuse en Canada, et se trouvent là simplement, parce qu’avec la meilleure volonté du monde, tout ne peut pas être couleur de rose dans un drame ou dans un roman.

G. H. CHERRIER.
N.B. La reproduction, même partielle de cet ouvrage, est interdite. G. H. C.
  1. Nous avons déjà depuis près d’un an le manuscrit tout entier en notre possession. Des circonstances imprévues nous en ont fait retarder la publication jusqu’à ce jour.