Chants populaires de la Basse-Bretagne/La marquise Dégangé

Édouard Corfmat (1p. 501-525).


LA MARQUISE DÉGANGÉ.[1]
PREMIÈRE VERSION.
________


I

  S’il vous plaît, vous écouterez
Un gwerz nouvellement composé,
Un gwerz rempli de pitié,
Fait à la marquise Dégangé.

  Elle était fille du duc de Rohan,
Et il n’y avait qu’elle (d’enfant) ;
Elle était penhérès, puisqu’il n’y avait pas d’autre enfant,
Héritière de tous ses biens.

  Ses parents décidèrent
Qu’il fallait l’instruire,
Dans la cadence et l’académie, [1][2]
Pour pouvoir parler avec un chacun ;

  Dans l’académie et la cadence,
Pour discourir avec la noblesse,
Entre douze et treize ans,
On conclut à Rohan

  De la mariera un marquis puissant,
Le marquis d’I, un homme vaillant ;
La marier au marquis d’I,
Son amour et toute son espérance.

  Trois mois entiers ont duré
Les solennités de la noce,
Les musiciens, le bal, la danse,
Des visites tous les jours à la noblesse.

  Quand les trois mois furent finis,
La guerre a été déclarée,
Si bien que le marquis est obligé de se rendre à l’armée,
Hélas! sa charge l’exigeait.

  Les deux armées se rencontrent,
Et un combat s’élève entr'elles :
Les deux ennemis sont aux prises,
Mais hélas ! ils tombent dans l’eau !....



II

  Radegonde priait Dieu
Pour son mari nuit et jour,
Afin qu’il fut épargné. ...
Mais hélas ! il ne le fut pas !

  Un jour qu’elle était en prière,
Dieu envoie un ange blanc,
Qui lui parle de la sorte :
— Radegonde, changez de prière ;

  Priez pour le délivrer,
Il est dans le feu du purgatoire !
. . . . . . . . . . . . . . . . . .
. . . . . . . . . . . . . . . . . .

  Dès que Radegonde entendit,
Elle tomba à terre et perdit connaissance ;
Elle est tombée à terre et a perdu connaissance,
L’ange blanc l’a relevée.

  Alors elle prend congé
De sa mère et de son père ;
De sa mère et de son père,
Dans l’intérêt de son fils.

  Elle retourne à Rohan,
(Comme elle était restée seule),
Pour porter modestement le deuil,
Et donner cours à ses larmes.

  Une année entière elle a été,
Sans jamais cesser de pleurer ;
Jamais elle ne cessa de pleurer
Et de regretter son mari.

  Vinrent à la fréquenter encore
De grands gentilshommes, des gens de qualité,
Puissant homme le marquis Dégangé,
Un homme redouté dans le pays.

  Et elle, de peur de le désobliger,
Dit être contente de lui ;
De peur d’avoir sa fâcherie,
Elle consent encore à se marier.

  On célébra la noce
Avec beaucoup de joie et de respect ;
On la conduisit au château Dégangé,
Là où elle perdra la vie,

  À cette époque-là,
On était en guerre continuelle,
Si bien qu’il est obligé d’aller encore à l’armée,
Car hélas ! sa charge l’exigeait. ...


  Arrive le temps où la Marquise
Devait ou enfanter, ou mourir,
Enfanter le fruit qu’elle avait conçu
Au temps du Marquis son époux.

  Elle enfante, avec beaucoup de peine,
Elle met au monde deux petites créatures,
Deux enfants blancs comme la neige,
Un était fils, l’autre était fille.

  La Marquise écrit une lettre,
Pour porter à son mari, qui est à la guerre,
(Le priant) de venir faire baptiser ses deux enfants,
De peur qu’ils ne viennent à mourir.

  Quand la lettre lui arriva,
Il était dans un combat des plus terribles ;
Il met sur le coin de la lettre
Qu’il faut faire baptiser les deux enfants.

III

  Quand la guerre fut finie,
Le Marquis retourna à la maison ;
Le Marquis retourna à la maison,
Avec une grande joie dans l’esprit.

  En arrivant chez lui,
Il saluait tous les gens de sa maison,
Sa femme et ses enfants ;
Il les revoyait tous avec joie. ...

  Il était aussi gouverneur
Du grand pont de Pontgleïer (?),
Si bien qu’il lui faut retourner à l’armée,
Hélas ! sa charge l’exigeait.

  En sortant de chez lui,
Il donne charge de sa femme ;
Il donne charge de sa femme
A un faux curateur, pour la garder,

  En lui recommandant de bien veiller sur elle,
Comme il le ferait lui-même, s’il était auprès d’elle ;
(De veiller) sur sa femme et ses enfants,
Jusqu'au jour où il reviendrait.

IV

  Le faux curateur était alors,
En vérité, nuit et jour,
En la compagnie de Madame,
En dépit de son opinion (malgré elle).

(1) Ne faudrait-il pas markiz ?

  Un jour il fut assez effronté
Pour aller la trouver dans sa chambre ;
Pour aller la trouver dans sa chambre,
(C’est le démon qui le conseillait).

  Il alla la trouver dans sa chambre,
Et lui parla de la sorte :
— Vous n’avez pas votre contentement,
Puisque le Marquis n’est pas présent. —

  Quand Radegonde entendit,
Elle lui donna un soufflet :
— Retire-toi d’ici, tison maudit,
Tu as mérité l’enfer !

  Si entendait le Marquis mon mari
Que tu as été si effronté,
S’il connaissait ton insolence,
Il te broierait tous les membres ! —

  Il répand le bruit dans le pays
Que le Marquis portait des cornes ;
Le bruit s’élève ainsi :
Que la Marquise faisait des nuits blanches.

  Le faux curateur écrit une lettre
Pour être portée au Marquis, à la guerre,
Et il y met ceci :
« La Marquise fait des nuits blanches !

  » Vos garçons d’écurie sont friands,
» Et votre femme est jeune ;
» Et votre femme est jeune,
» Et elle est même inconstante ! »

V

  La guerre terminée,
Le Marquis retourne chez lui.
En arrivant chez lui,
Il maltraitait tous les gens de sa maison ;

  Principalement les garçons d’écurie,
Il les chassait à coups de pieds de la maison.
La Marquise écrit une lettre
Pour sa mère qui est à Tréguier ;

  Et elle l’écrit avec son sang,
(Pour la prier) de venir apaiser la colère de son fils,
La pauvre mère disait
A son fils le Baron [1][3] en arrivant :


  — Mon pauvre fils chéri, contenez-vous,
Vous maltraitez tous les gens de votre maison ;
Vous maltraitez tous les gens de votre maison,
Et vous causez beaucoup de douleur à votre femme ! —

  — Ma mère, dit-il, retirez-vous,
Car je ne veux pas vous frapper ;
C’est moi, je pense, qui suis celui
Qui doit mettre de l’ordre dans ma maison ! —

  — Mon fils, je vous ai mis au monde,
Je vous ai porté entre mes deux côtés,
Et jamais vous ne m’aviez causé autant de peine,
Mon fils, que vous m’en causez à présent ! —

  — Ma mère, dit-il, retirez-vous,
Car je ne veux pas vous frapper ;
C’est moi, je pense, qui suis celui
Qui doit mettre de l’ordre dans ma maison :

  Mes valets d’écurie sont friands,
Et ma femme est encore jeune ;
Radegonde est jeune,
On dit même qu’elle est inconstante. —

VI

  Et le Marquis disait
A sa femme, cette nuit-là :
— Ma femme, préparez-vous
A aller coucher dans la chambre de la tourelle ;

  A aller coucher dans la chambre de la tourelle blanche,
Moi, j’irai aussi, dans un moment. —
Quand la Marquise a entendu
(Qu’il fallait) aller coucher dans la chambre de la tourelle,

  (Elle n’avait pas l’habitude d’y aller),
Elle s’est mise à faire ses adieux :
— Adieu à vous tous, dit-elle, gens de ma maison,
Adieu, les valets d’écurie ;

  Adieu à vous, mes enfants chéris,
Adieu à vous, mes deux nourrices !
Tenez, gouvernante, voilà mes clefs,
Veillez sur mes biens ;

  Veillez sur mes biens,
Mais surtout sur mes enfants ;
Faites qu’on traite bien mes enfants
Qui seront orphelins avant le jour ! ...

  Le seigneur Marquis disait
A sa femme, cette nuit-là :
— Ma femme, déshabillez-vous,
Je veux vous voir toute nue. —


  — Mon mari, il n’est pas décent de voir
Une personne deshabillée toute nue ;
Mais je ne vous ai jamais résisté,
Ni refusé de vous obéir. —

  Quand Radegonde entendit cela,
Elle se prosterna à genoux ;
Elle s’est prosternée à genoux,
Puis elle s’est déshabillée :

  Elle s’est déshabillée
Et a invoqué sa patronne :
— Radegonde, ma marraine,
Soyez ma protectrice !

  Ma protectrice devant Dieu,
Pour mon corps et pour mon âme ;
Pour mon corps et pour mon âme,
Et faites que j’aille vous voir au ciel ! —

  Quand elle se fut déshabillée toute nue,
Il plongea son épée dans son corps, jusqu’à la croix (la garde) ;
Il plongea son épée dans son corps, jusqu’à la croix :
— Aïe ! mon mari, vous me faites souffrir ! —

  Et lui, quand il eut commis le crime,
Se mit à lui demander pardon ;
Il se mit à lui demander pardon,
Mais il ne le demandait pas à Dieu !

  — Ma pauvre femme, pardonnez-moi,
Car j’ai agi injustement,
J’étais possédé par le démon ! —
Mais elle était déjà morte !

  Mais elle était déjà morte,
Sans avoir pu lui répondre ;
Elle n’a pas pu lui répondre,
Mais sa patronne l’a fait :

  — Retire-toi de là, homme maudit.
Tu as mérité l’enfer ;
Tu as mérité dans l’enfer
D’aller brûler, chair et os ! —

  Quand la Marquise allait au ciel,
Les autres étaient emportés par les diables ;
Les autres étaient emportés par les diables,
Et voilà mauvaise fin aux deux époux.


Chanté par Pierre Kourio, tisserand.
Keramborgne, 1855.
________

LA MARQUISE DÉGANGÉ.
SECONDE VERSION,
________


I

  Ecoutez tous, et vous entendrez
Un gwerz nouvellement composé ;
Un gwerz nouvellement composé,
C’est à une Marquise qu’il a été fait.

  Elle était fille du duc de Rohan,
Fille unique, puisqu’elle était seule ;
Elle était fille unique, puisqu’il n’y avait pas d’autre enfant,
Héritière de tous ses biens.

  Elle fut envoyée à Paris, pour apprendre
La Cadence et l’Académie ;
L’Académie et la Cadence,
Afin de discourir avec la noblesse.

  Et au retour de là,
De grands gentilshommes la fréquentaient ;
De grands gentilshommes la fréquentaient,
Gens de haut rang, du sang royal.

  De tous ceux qui la fréquentaient,
Aucun ne lui plaisait,
Jusqu’à ce que vint le marquis Dégangé,[4]
A celui-là elle donna son amour. —

II

  Un mois et demi ont duré
Les solennités de la noce ;
Mais tout cela ne dure pas longtemps,
Il faut que le Marquis aille à la guerre.

  Quand il embarqua sur la grande mer,
Il rencontra son ennemi ;
Il a rencontré son ennemi,
Et il a demandé à lutter contre lui.


  Ils tombèrent dans l’eau, en se tenant l’un l’autre,
Tous les deux, comme deux ennemis.
Voilà Radegonde veuve,
Et certes elle ne le savait pas.

  Radegonde avait un oratoire,
Dans son jardin, au bord de la mer,
Et elle y venait tous les jours,
Tous les jours, pour prier Dieu.

  Pour prier le seigneur Dieu,
Pour que le marquis vainquit à l’armée ;
Pour que vainquit le marquis son mari,
Dans le combat contre ses ennemis.

  Un jour qu’elle était en prière,
Descend un ange auprès d’elle :
— Radegonde, laissez cette prière-là,
Votre mari a été noyé, en se rendant à l’armée ;

  Il est dans le feu du purgatoire,
Priez Dieu de le délivrer ;
Priez Dieu de le délivrer,
Et faites dire des messes pour lui ! —

III

  Pendant deux ans et demi elle a été
A porter le deuil de son mari ;
A porter le deuil de son mari.
Avec beaucoup d’honneur et de respect,[5]

  Un jour qu’elle était en prière,
Un ange descend auprès d’elle :
— Radegonde, laissez cette prière-là,
Votre mari est monté parmi les anges ! —

  Quand Radegonde entendit cela,
Elle se releva aussitôt ;
Elle se releva de là, et de nouveau,
Se rendit au château de sa mère.

  Quand elle eut été quelque temps ainsi,
Des gentilshommes la fréquentaient ;
De grands gentilshommes la fréquentaient,
Du haut sang royal.

  Mais de tous ceux qui venaient,
Aucun ne plaisait à son cœur,
Jusqu’à ce que vint le marquis Deganvi,
Celui-là, il fallut qu’il l’eût.


  Comme c’était un homme redouté,
Elle n’osait pas le refuser ;
Elle n’osait pas le refuser,
Parce que c’était un homme puissant.

  Deux mois et demi ont duré
Les solennités de la noce,
Musiciens, bals, danses,
Des visites tous les jours à la noblesse.

  Mais tout cela ne dure pas longtemps,
Il faut que le Marquis aille à la guerre ;
Une lettre arrive de la part du roi,
(Commandant) à Deganvi de se rendre à l’armée. —

IV

  Quelque temps après,
Elle met au monde deux enfants, beaux comme le jour ;
Elle met au monde deux enfants, beaux comme le jour,
L’un était fils, et l’autre fille.

  La Dame écrivit une lettre
Au Seigneur (pour le prier) de venir à la maison,
Pour faire baptiser les deux innocents,
De peur qu’ils ne mourussent sans baptême.

  Quand la lettre lui arriva,
Il était dans un combat des plus terribles :
Alors il se retire à l’écart,
Pour lire ce morceau papier.

  Il écrit sur le coin de la lettre
De faire baptiser les deux enfants ;
De faire baptiser les deux innocents,
De peur qu’ils ne mourussent sans baptême.

  Et quand ce combat fut terminé,
Il retourna à la maison ;
Il retourna à la maison,
Pressé de revoir son épouse chérie.

  A mesure qu’il rencontrait les gens de sa maison,
Il les serrait dans ses bras avec grande joie ;
Avec une grande joie dans son cœur,
Il entre dans la chambre de sa Dame.

  — Or ça donc, mon épouse chérie,
Vous n’êtes pas là à votre aise. —
— Je n’ai plus souci de rien,
Mon pauvre mari, puisque vous voilà ! —

V

  A peine était-il arrivé à la maison,
Qu’il lui vint une lettre ;

(1) Il doit y avoir ici une lacune d’un vers au moins.

Qu’il lui arriva une lettre,
(Commandant) d’aller encore à la guerre.

  Le jeune Marquis pleurait,
En faisant ses adieux à sa femme :
— Adieu donc, ma femme chérie,
Je ne vous reverrai plus en vie ! —

  Le jeune marquis pleurait,
Quand il descendit dans la chambre de la nourrice : —
— Adieu donc, mes enfants,
Jamais je ne vous reverrai en vie ! —

  Le jeune Marquis pleurait,
En embrassant ses petits enfants :
En embrassant ses petits enfants,
Et il dit à la nourrice :

  — Adieu à vous, nourrice,
Prenez soin de mes enfants ;
Prenez soin d’eux,
Si je reviens à la maison, je vous récompenserai.

  A toi, mon frère prêtre, je donne la charge
De veiller sur ma femme,
Et prends bien soin d’eux.
Si je reviens à la maison, je te récompenserai. —[6]

VI

  Il n’était pas bien sorti de la maison. ... [1][7]
. . . . . . . . . . . . . . . . . .

  Le Démon est toujours subtil,
Pour tenter celui qui le croit,
Et il lui mit dans le cœur (l’esprit,)
De descendre dans la chambre de la Dame.

  — Bonjour à vous, ma chère sœur ;
Vous n’êtes pas là à votre aise ;
Vous n’êtes pas dans votre contentement,
Puisque vous n’êtes avec le Marquis, qui est si beau.

  Si vous vouliez, ma chère belle-sœur,
Me prendre pour deux ou trois nuits,
Je vous aimerais de tout mon cœur,
Oh ! oui, jusqu’à la fin de ma vie ! —

  Quand la Marquise entendit,
Elle lui donna un soufflet ;

Elle lui donna un soufflet,
Et le noya dans son sang :

  — Est-ce donc là la loyauté
Que vous aviez jurée à mon mari !
Si le Marquis mon époux savait
Que vous avez été si effronté ;

  Que vous avez eu l’insolence
De me tenir de tels propos,
Il vous broierait tous les membres,
Et mettrait votre tête à jouer aux quilles ! —

  Le prêtre entre en colère,
Et monte aussitôt à sa chambre :
Il écrit alors des lettres,
(Disant) que le marquis portais les cornes.

  Elle se donne aux gens de sa maison,
Jusqu’aux valets d’écurie ! ...,.
. . . . . . . . . . . . . . . . . .

  Quand la lettre lui arriva,
Il était dans un combat des plus terribles ;
Il se retire un peu à l’écart
Pour lire ce papier.

  A mesure qu’il lisait les papiers,
Il en effaçait les lettres ;
Il en effaçait les lettres,
Tant il versait de larmes !

  Et quand ce combat fut terminé,
Il retourna encore à la maison,
Et à mesure qu’il rencontrait les gens de sa maison,
Il les renversait à terre en les souffletant.

  Quand la Dame a vu
Son mari si en colère,
Elle a envoyé sa femme de chambre
Pour l’apaiser.

  La femme de chambre, en arrivant,
S’est jetée à ses genoux ;
Elle s’est jetée à ses genoux,
Et lui a demandé pardon.

— Mon pauvre maître, dites-moi.
Pourquoi êtes-vous tant en colère ?
Vous avez entendu quelque mauvaise langue,
Au sujet de la Marquise, votre femme ? —

  Le jeune Marquis l’ayant entendue,
Lui donna un soufflet ;
Il lui donna un soufflet,
Et la noya dans son sang.


  Quand la Dame vit
Sa femme de chambre en cet état,
Elle écrivit une lettre, avec son sang,
A sa belle-mère, qui était à Huelgoat ;

  A sa belle-mère, qui était à Huelgoat,
(Pour la prier) de venir apaiser la colère de son fils ;
De venir promptement l’apaiser,
Car il maltraitait tous les gens de sa maison.

  Sa belle mère, quand elle fut arrivée,
Se jeta à ses genoux ;
Elle se jeta à ses genoux
Et demanda pardon à son fils.

  — Mon pauvre fils, dites-moi,
Quel mauvais propos vous avez entendu,
Au sujet de la Marquise votre femme,
Pour être à ce point en colère ? —

  — Ma pauvre mère, si vous m’aimez,
Au nom de Dieu, éloignez-vous de moi ;
Je ne voudrais pas vous frapper,
Et, si vous ne vous retirez, vous m’y forcerez. —

  Il descendit dans la chambre de sa femme,
Et lui dit aussitôt :
— Mettez votre habit de noce.
Pour que nous allions coucher à la chambre nuptiale !

  — Mon pauvre mari, dites-moi,
Quel méchant propos vous avez entendu ;
Quel méchant propos vous avez entendu,
Pour être à ce point en colère ? —

  — Avant le jour vous saurez
Quelle nuit vous aurez passée ! ...
. . . . . . . . . . . . . . . . . .

  La jeune Marquise pleurait,
En mettant son habit de noce ;
En mettant son habit de noce.
Et disait à sa belle-mère :

  — Ma belle-mère, si vous m’aimez,
Vous aurez souci de mes enfants ;
Vous prendrez soin d’eux,
Ils seront mineurs (orphelins) avant qu’il soit jour ! —

  Elle monta alors à la chambre de la tourelle,
Et le Marquis lui dit :
— Otez votre habit de noce,
Et mettez-vous comme quand vous êtes venue au monde:
 
  Quittez tous vos vêtements, jusqu’à votre chemise,
Je veux vous voir absolument nue ! —

— Mon pauvre mari, cela n’est pas convenable,
Mais puisque vous dites, ce sera fait. —

  Entre son cœur et sa tête,
Elle a reçu sept coups de coutelas :
A chaque coup qu’il frappait,
Sa femme lui demandait :

  — Mon mari, dites-moi,
Pourquoi me coutelassez-vous ainsi ?
Pourquoi me coutelassez-vous ainsi ?
Je sens la mort de votre part ! —

  Ce qui le mettait le plus en colère,
C’est qu’il ne pouvait pas la tuer ;
Il la prit alors par les cheveux,
Et la jeta hors de la chambre de la tourelle.

  Quand elle fut tombée à terre,
Son beau-frère le prêtre arriva ;
Son beau-frère le prêtre arriva,
Et lui parla de la sorte :

  — Bonjour à vous, ma chère belle-sœur,
C’est moi qui suis cause que vous perdez la vie !
J’ai damné mon âme,
Et j’ai sauvé la vôtre ! —

Quand le jeune Marquis apprit
Qu’il avait tué sa femme injustement,
Il alla, cela est bien certain,
Faire pénitence le reste de sa vie ! [1][8]


Chanté par une femme, dans l’ile de Batz
Au mois d’octobre, 1854.


(l) Variante :

— Me ha breroa d’rivior Jourdenn,
’Wit (iber eno pinijiMiii ;
Me ha da ober pinijonn,
’N lec’h u’aiD gweio d’en birwikeun.

Je vais maintenant à la rivière du Jourdain.
Pour y faire pénitence ;
Je vais faire pénitence
Là où personne ne me verra jamais !




VARIANTE.


Une troisième version présente, dans sa seconde partie, des détails assez intéressants. Je prie d’abord de remarquer ces deux vers :

D’ar c’houlz-ze ’vije ’r groage tri miz
Kent ewit monet d’ann iliz.

— Mon pauvre mari, cela n’est pas convenable,
Mais puisque vous dites, ce sera fait. —

  Entre son cœur et sa tête,
Elle a reçu sept coups de coutelas :
A chaque coup qu’il frappait,
Sa femme lui demandait :

  — Mon mari, dites-moi,
Pourquoi me coutelassez-vous ainsi ?
Pourquoi me coutelassez-vous ainsi ?
Je sens la mort de votre part ! —

  Ce qui le mettait le plus en colère,
C’est qu’il ne pouvait pas la tuer ;
Il la prit alors par les cheveux,
Et la jeta hors de la chambre de la tourelle.

  Quand elle fut tombée à terre,
Son beau-frère le prêtre arriva ;
Son beau-frère le prêtre arriva,
Et lui parla de la sorte :

  — Bonjour à vous, ma chère belle-sœur,
C’est moi qui suis cause que vous perdez la vie !
J’ai damné mon âme,
Et j’ai sauvé la vôtre ! —

Quand le jeune Marquis apprit
Qu’il avait tué sa femme injustement,
Il alla, cela est bien certain,
Faire pénitence le reste de sa vie ! [1][9]


Chanté par une femme, dans l’ile de Batz
Au mois d’octobre, 1854.




VARIANTE.


En ce temps-là, les nouvelles accouchées restaient trois mois
Sans se présenter à l’église.


ce qui ferait supposer ou que le poëte n’était pas contemporain de l’événement qu’il raconte, ou que c’est une interpolation introduite par les chanteurs.

J’ai voulu essayer de faire une traduction rigoureusement littérale, un mot-à-mot absolu de cette variante, afin de donner au lecteur, autant que cela est possible, une idée de quelques inversions et particularités propres à notre langue. Cela pourra présenter quelque intérêt aux personnes qui étudient le breton

armoricain au point de vue de la grammaire et de la philologie.

. . . . . . . . . . . . . . . . . .

IV

  A la époque là était les femmes trois mois
Avant que aller à la église.
Quand était à venir de la église,
Trouve son frère-beau frère (de) la Marquise :

  — Marquise, vous ne êtes pas contente,
Puisque ne est le Marquis présent ;
Si aimez vous me permettre,
Jamais que dans votre gré ne mourrai ! —

  — Celle-là est la fidélité,
(Que) promites à votre frère quand alla à la armée ?
Si était mon mari à toi entendre,
Tes tous membres serait à toi cassés !

  Cassés serait tes tous membres,
Jetés dans mer profonde à noyer ! —
Aller lit à écrire une lettre
A porter à son frère, était dans armée ;

  Mettre sur le lui, en langage bon,
Que était cocu, assuré bien ;
(Qu’il) portait les cornes sur sa tête,
Faisait la Dame nuitées blanches.

  Venir fit le Marquis à la maison,
Et lui transporté par colère ;
A mesure que rencontrait gens (de) sa maison,
Eux renversait un à un.

  Envoyer fait la Marquise sa Demoiselle,
Dans espoir casser sa colère :
— Demoiselle, dit lui, vous retirez,
Garder vous frapper ne pourrais pas.

  Ecrire fait le Seigneur une lettre,
A porter à sa mère belle, à Bretagne Basse,
Pour dire à elle venir vite,
Pour apaiser colère son fils

  La Marquise disait
Dans Dugangé quand arrivait :
— Mon fils, moi avais été (eu) beaucoup de peine
A vous nourrir, quand étiez petit ;

  Et à présent vous donne douleur à moi,
A venir à maltraiter gens (de) votre maison. —
— Ma mère, dit lui, vous retirez,
Car garder vous frapper ne pourrais pas.


  — Ne sait aucun le sujet ce,
Si ce n’est marquise Dugangé ;
Si ce n’est marquise Dugangé,
Celle-là perdra sa vie ! —

  Marquis Dugangé disait
A la Marquise et en nuit-là ;
— Allez vous à coucher à la chambre blanche,
Moi irai aussi maintenant bientôt. —

  La Marquise disait
A sa servante petite, dans nuit cette :
— Faites vous dans bien à mes enfants,
Sera mineurs (orphelins) avant le jour !

  Sainte Radegonde, ma marraine,
Moi recommandez à Dieu ;
Moi recommandez à Dieu,
Moi serai morte avant le jour ! —

  Marquis Dugangé disait,
Dans la chambre blanche quand arrivait :
— Marquise, dit lui, mon épouse,
En nu je ai envie à vous voir. —

  Quand était elle déshabillée en nu,
Plante son épée dans elle, jusqu’à la croix !
Sept coups lui a à elle donnés,
Avant que elle est à la terre tombée ;

  Chaque coup demandait d’avec lui
Quoi était le sujet à elle tuer ?
— A cause de la jalousie
Etait entrée dans mon cœur ! —

  — Si aviez contre moi avoué,
Moi je aurais votre colère cassée ;
Moi je aurais votre colère cassée,
Par faux témoins (de) votre frère prêtre. —

  — Marquise pauvre, mon épouse,
Médecins il sera cherché ;
Médecins il sera cherché,
Et vos blessures (il sera) guéri. —

  — Sauf votre grâce, dit-elle, mon époux,
Mourir à présent il sera nécessaire :
Dans Paradis, ou sur son tour (aux environs)
Si faites le bien, nous nous trouverons ! —

  Là fut entendu force et cris,
Avec les serviteurs de la maison ;
Avec les serviteurs à pleurer,
La Marquise à faire ses adieux !


Quand descendait le corps à en bas,
Allait son frère beau avec les diables ;
Quand était elle mise dans la charette,
(Il) allait devant tous avec la rage ! —


Chanté par une femme de la paroisse de Ploulec’h,
prés du Koz-Guéodet. — 1849.


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  1. (1) Je laisse ce nom tel que le prononcent nos chanteurs populaires, n’étant pas bien sûr de la manière dont il faudrait l’écrire, quoique je le soupçonne fort d’être une altération pour Du Gage (Du Cieux du Gage). — Souvent nos paysans désignent aussi cette ballade sous le titre de Gwerz Santa Radegonda. Ils ont fait une sainte de l’infortunée marquise.
  2. (1) Ces mots cadence et académie, employés par un paysan illettré qui n’en connaissait saus doute pas la signification, doivent s’entendrt dans le sens de les belles manières, les manières de la cour.
  3. (1) Ne faudrait-il pas markiz ?
  4. (1) Variante :

      Son père vient à supposer
    Qu’il serait bon de la marier,
    Et de la donner à un Marquis puissant,
    Castelleny, un homme vaillant.
  5. (1) Gant enor ha respect, est une phrase consacrée, un lieu commun qui se présente souvent dans nos poésies populaires, et qui revient à peu près à l’expression française avec convenance, avec religion.
  6. (1) Dans aucune des nombreuses versions que j’ai recueillies de cette ballade, je n’ai trouvé ces adieux tels que les donne la pièce correspondante du Barzaz Breiz (page 175, 6e édition) où ils rappellent si bien les adieux célèbres d’Andromaque et d’Hector, dans Homère. — Le petit Astyanax s’y trouve aussi.
  7. (1) Il doit y avoir ici une lacune d’un vers au moins.
  8. (1) Variante :

    Je vais maintenant à la rivière du Jourdain.
    Pour y faire pénitence ;
    Je vais faire pénitence
    Là où personne ne me verra jamais !
  9. (1) Variante :

    Je vais maintenant à la rivière du Jourdain.
    Pour y faire pénitence ;
    Je vais faire pénitence
    Là où personne ne me verra jamais !