Chants populaires de la Basse-Bretagne/La Femme aux deux Maris


LA FEMME AUX DEUX MARIS
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I

J’ai une marâtre, la pire que vous puissiez trouver :
Une heure avant le jour elle me force à me lever, (bis)

Une heure avant le jour elle me force à me lever,
Et elle m’envoie chercher de l’eau à la fontaine de Goashalec.

Comme j’étais auprès de la fontaine, mon pichet à moitié rempli,
Voilà que j’entendis une voix qui était délibérée.

Voilà que j’entendis une voix qui était délibérée,
Celle du valet d’un gentilhomme qui abreuvait ses chevaux.

Et lui de me prendre par la main, de me conduire à la genêtaie,
Et de mettre mes yeux à regarder les étoiles.

Il mit mes yeux à regarder les étoiles,
Et les siens propres à regarder la jeune fille.

Quand je m’en revins, et lui de me donner cent écus
Pour nourrir mon enfant, comme s’il était né….

— J’ai une marâtre, la pire que vous puissiez trouver,
Quand j’arriverai à la maison, je serai grondée par elle….

— Quand vous arriverez à la maison, si vous êtes grondée par elle,
Je vous prie de lui dire que vous aurez trouvé l’eau troublée ;

Je vous prie de lui dire que vous aurez trouvé l’eau troublée
Par le valet d’un gentilhomme qui abreuvait ses chevaux….

II

Quand elle arriva à la maison, elle fut grondée,
Jetée hors de la maison par sa marâtre maudite.

De là elle est allée à la maison de sa marraine.
Chez Madame du Quenquis, où elle avait été souvent….

La dame dit un jour à sa servante ;
— Je vous trouve, dit-elle, terriblement pâle !

Je vous trouve, dit-elle, terriblement pâle ;
Quand vous arrivâtes chez moi, vous n’aviez pas ce teint-là.

Vous faites contrairement à la rose qui est dans les jardins,
Et aux herbes, qui commencent à verdir, à cette époque, dans les prés…

— Comment, ma marraine, ne me trouveriez-vous pas pâle,
Puisque j’ai la fièvre, voici quatre mois passés ?….

— Pourquoi donc, Jacquette, ne me l’aviez-vous pas dit ?
Et je serais allée en ville vous chercher des médecins ;

Et je serais allée en ville vous chercher des médecins,
Jacquette du Penhoat[1], qui vous auraient guérie…

— Taisez-vous, ma marraine, ne vous moquez pas de moi,
C’est le petit clerc de Monseigneur qui est la cause de mon mal….

Madame du Quenquis, en entendant ses propos,
A envoyé une lettre au petit clerc du Seigneur :

— Jacquette du Penhoat est gâtée, me dit-on,
Il vous faut l’épouser, oui, ou être banni ;

Il vous faut l’épouser, oui, ou être banni,
Quitter votre pays, où vous ne retournerez plus.

— Je suis un jeune clerc, sur le point d’être fait prêtre,
Madame, et si vous dites cela, me voici désolé !

Madame, si vous dites cela, me voici désolé :
Le petit page du Seigneur et elle sont bons amis.

L’autre jour ils étaient dans le jardin à casser des noix pour manger,
Et sa tête à elle était sur ses genoux, et il la lui carressait !

Madame du Quenquis, entendant ses propos,
A écrit une lettre au petit page du Seigneur :

— Jacquette du Penhoat est gâtée, me dit-on,
Et il vous faut l’épouser, ou être banni ;

Il vous faut l’épouser, ou être banni,
Et quitter votre pays, où vous ne retournerez plus.

— Je suis un jeune page, nouvellement arrivé de l’armée,
Madame, si vous dites cela, je suis prêt à y retourner…

III

Quand furent faites les fiançailles et aussi les noces, le petit page du Seigneur est reparti.

Voilà sept ans passés, et les huit ans révolus,
Et le petit page du Seigneur ne revient pas à la maison ;


Le petit page du Seigneur ne revient pas à la maison :
Jacquette du Penhoat s’est remariée.

IV

— Quand j’étais à Keridon, sur mon cheval, revenant,
Voilà que j’entendis une voix qui était délibérée ;

Voilà que j’entendis une voix qui était délibérée,
Avec nombre de sonneurs, à la table des noces…

— Ouvrez-moi votre porte, fille deux fois mariée,
Je viens vous apporter ce que vous m’aviez demandé ;

Je viens vous apporter ce que vous m’aviez demandé,
Une quenouille de jonc d’Espagne et une épée dorée.

— Oh ! moi je suis ici aux côtés de mon mari.
Si je faisais trop de bruit, je serais peut-être gourmandée.

— Ouvrez-moi votre porte, fille deux fois mariée,
Car mes deux mains sont engourdies sous le temps ;

Car mes deux mains sont engourdies sous le temps,
En tenant la bride de mon cheval et mon épée dorée.

— Je vais ouvrir la porte, dussé-je être tuée,
Puisque vous êtes mon premier mari.

Dès qu’elle eut ouvert la porte, elle sauta à son cou,
Et mourut entre ses bras, sur la place !

Il avait avec lui un valet qui s’appelait Pierre :
— Mon valet, obéis-moi, prends mon épée, et fais en de moi !

Voilà mon argent et mon accoutrement,
Retourne à la maison, et dis à mes parents que je serai mort au régiment.

— Je n’ai pas le cœur, mon bon maître, de vous tuer,
Je n’en ai pas le cœur, parce que je suis votre serviteur.

Et il n’avait pas fini de parler,
Que le petit page mourut sur la place !

Voilà un jeune veuf, la première nuit de ses noces ![2][3]


Chanté par Marguerite Philippe,
de Pluzunet — Côtes-du-Nord.





LA FEMME AUX DEUX MARIS
Autre version
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I

En revenant d’une aire-neuve,
Je fis une promesse.

Je rencontrai une jolie jeune fille,
Et elle me plut à souhait.

Et moi de lui demander :
— Jeune fille, vous fianceriez-vous ?

— Je me trouve bien jeune encore
Pour me fiancer cette année.

— Un mouchoir de satin à fleurs
Et une bague dorée,

Si vous êtes fidèle à votre promesse,
Jeune fille, les voilà.

Pour moi, je vais, à présent, à l’armée,
Pour servir le roi.

Et dans deux ans, ou trois,
Je reviendrai vous épouser.

II

Voilà les deux ans passés,
Son père l’a fiancée ;

Son père l’a fiancée
À un vieillard qu’elle n’aimait point.

— Pour obéir à vos paroles,
Mon père chéri, je le prendrai ;

Je le prendrai pour mari,
Mais pour coucher avec lui, je ne le ferai point…

Comme minuit sonnait,
Elle entendit la voix d’un clairon ;

Elle entendit la voix de son serviteur,
Qui revenait de la guerre.


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Quand elle ouvrit la porte,
Il sauta auprès d’elle :

Il sauta auprès d’elle…
La jeune fille mourut à l’instant !

Un valet était avec lui
Et on l’appelait Pierre :

— Pierre, mon valet, obéis-moi,
Prends mon épée et fais en de moi.

Voilà tout mon argent,
Et aussi tout mon accoutrement.

Vas à la maison, et dis à mes parents
Que je serai mort au régiment.

Il n’avait pas fini de parler,
Qu’il mourut auprès d’elle.

Et voilà un vieillard fait veuf
La première nuit de ses noces ! —


Chanté par Marguerite Philippe,
de Pluzunet — Côtes-du-Nord.






  1. Peut-être « Jacquette Du Penhoat » signifie-t-il, ici, « Jaquette à la tête de bois », c’est-à-dire « l’entêtée. »
  2. Rapprocher cette pièce de celle du Barzaz-Breiz, page 163, sixième édition.
  3. Dans le premier volume (pages 267 — 271), j’ai déjà donné deux versions de ce chant, mais beaucoup moins complètes. Cette dernière leçon a été recueillie depuis la publication de ce 1er volume, et voilà pourquoi elle ne se trouve pas à la place et au rang qu’elle devrait occuper dans l’ordre de classification que j’ai généralement suivi, selon la nature, les analogies et la date probable ou certaine des pièces. — La même observation est applicable à plus d’une autre pièce du présent volume.