Chants populaires de la Basse-Bretagne/Kervégan et Des Tourelles

KERVEGAN ET DES TOURELLES
Première Version
________


I

  Kervégan et Des Tourelles
Sont amis depuis longtemps :
Le seigneur de Kervégan disait
À Des Tourelles, un jour !

  — Viens avec moi au manoir de l’Eau (de la Rivière)[1]
Pour me demander la fille aînée ;
Ne sois pas traître à mon endroit,
C’est pour moi-même qu’elle sera demandée.

  Des Tourelles souhaitait le bonjour
En arrivant au manoir de l’Eau :
— Bonjour et joie dans cette maison,
(Où est) la fille aînée, que je ne la vois ?

  (Où est) la fille aînée, que je ne la vois ?
Je viens la demander pour cet homme.
Le père alors répondit
À Des Tourelles, quand il l’entendit :

  — Si c’est pour cet homme-là que vous la demandez,
Des Tourelles, vous serez refusé ;
Si vous l’aviez demandée pour vous-même,
Seigneur, vous l’auriez eue sur-le-champ.

  La fille aînée, quand elle entendit,
Descendit par l’escalier tournant ;
Elle est descendue par l’escalier tournant.
Et a dit à son père :

  — Prenez garde, mon père, à ce que vous avez fait.
Pour Kervégan, je ne l’aurai pas ; (je n’en veux pas).
J’aime mieux Des Tourelles
Que Kervégan avec tous ses biens.


Kervégan, quand il a entendu.
Est monté sur son cheval ;
Il est monté sur son cheval,
Et a pris congé de Des Tourelles.

Le manoir (le seigneur) de l’Eau disait
À Des Tourelles, en ce moment ;
— Descendez et entrez dans la maison,
Pour que nous déjeunions ensemble.

— Je ne descendrai ni entrerai dans aucune maison.
Jusqu’à ce que je sois arrivé à Lezormel ;
Jusqu’à ce que je sois arrivé à Lezormel, pour souper,
Dans la société de ma sœur ainée.

II

Des Tourelles est sorti (de la cour),
Et est arrivé à la Lieue-de-Grève[2].
La première rencontre qu’il a faite,
C’est Kervégan et ses gens.

Et Kervégan, sitôt qu’il le vit,
De cette façon lui parla :
— Je savais bien, depuis longtemps,
Que Des Tourelles était un traître !

— Jamais de ma vie je ne fis traîtrise,
Jamais je n’en ferai, m’est avis.
— Si tu n’es traître, comme tu le dis,
Tu viendras jouer un coup de fleuret.

— Pour ce soir coup de fleuret je ne jouerai,
Jusqu’à ce que j’aie été souper à Lezormel ;
Jusqu’à ce que j’aie été souper à Lezormel,
En la société de ma sœur aînée.

À peine avait-il fini de parler,
Que Kervégan est descendu de cheval ;
Kervégan est descendu de cheval,
Et ils ont commencé de jouer du fleuret.

Le premier coup qu’il a porté,
Son épée s’est brisée par la moitié…[3]
Des Tourelles ne savait pas
Qu’il était pris par derrière ;

Qu’il était pris par derrière,
Les gens de Kervégan l’ont tué !…[4]
Les premiers qui entendirent les cris (d’alarme)
Ce furent Locrenan et les gens de sa maison :

Ce furent Locrenan et ses gens,
Qui allaient chasser au bois :
— Seigneur Dieu, est-il possible
Que tu sois Des Tourelles ?

Si tu es Des Tourelles,
Fais-moi quelque signe :
Fais-moi quelque signe
Pour que je cherche un prêtre pour ton âme !

Des Tourelles a parlé,
Et il lui a dit :
— Vas à Lezormel, sur-le-champ,
Pour dire à ma sœur ainée

De faire dire sept messes pour mon salut,
Puisque je ne puis déclarer ce que j’ai sur la conscience
De faire dire trois messes à Saint-Efflam,
Pour que j’aille au paradis sans souillure ;

Et trois devant le Saint-Esprit,
Pour que j’aille au paradis promptement ;
Et trois aussi à Kernitron[5],
Pour que j’aille jusqu’au roi du trône !

III

Locrenan, dès qu’il a entendu,
Est monté à cheval :
Il est monté à cheval,
Et est allé promptement à Lezormel.

La demoiselle disait
À sa petite servante, ce jour-là :
— Met la broche au feu,
Je vois mon frère qui vient souper ;

Je vois mon frère qui vient souper,
Et devant lui est Locrenan.
— Ne mettez pas la broche au feu,
Le seigneur ne viendra pas souper ;

N’ayez pas de joie de me voir (de ma part),
Car Des Tourelles est mort !
Le seigneur Des Tourelles est mort,
Il est dans la Lieue-de-grêve (couché) sur la bouche[6] !

La demoiselle, quand elle a entendu
Trois fois à terre est tombée ;
Trois fois à terre est tombée
Locrenan l’a relevée.

La dernière fois qu’il l’a relevée,
Elle a parlé et a dit
D’atteler les chevaux à la voiture,
Pour qu’elle allât le voir à la Lieue (de grève).

Dur eut été de cœur celui qui n’eût pleuré,
À la Lieue-de-grêve celui qui eût été,
En la voyant embrasser le corps mort,
Et l’arroser de ses larmes !

Puis elle est tombée sur lui,
Et son cœur s’est brisé !
………………………………………………

Les deux corps sont sur les tréteaux funèbres,
Que Dieu pardonne aux pauvres âmes !
Ils sont tous les deux dans le même tombeau,
Que Dieu soit avec leur âme[7].


Chanté au bourg de Ploëgat-Guerrand,
par un tailleur — mois de Mai 1863.


KERVÉGAN ET DES TOURELLES
Seconde version
________


I

  Kervégan et des Tourelles
Sont amis depuis longtemps ;[8]

  Sont amis depuis longtemps,
Si ce n’est au sujet du vin et des femmes.

  Kervégan disait
À Des Tourelles, un jour :

  — Je vais au manoir de l’Eau (la Rivière ), en ce moment,
Pour demander la fille ainée.

  Des Tourelles disait
À Kervégan, là, en ce moment :

  — Ne sois pas traître à mon endroit ;
C’est pour moi qu’elle sera demandée.

II

  Les seigneurs souhaitèrent le bonjour,
En arrivant au manoir de l’Eau (de la Rivière).

  — Bonjour et joie dans cette maison,
La fille ainée où est-elle ?

  — Elle est dans la chambre de la tourelle,
Avec elle deux ou trois demoiselles.

  La fille ainée, quand elle entendit,
Descendit par l’escalier tournant ;

  Elle descendit par l’escalier tournant
Et dit à son père :

  — Prenez garde, mon père, à ce que vous avez fait,
Car pour Kervégan, je ne l’aurai pas ;

  J’aime mieux Des Tourelles
Que Kervégan avec tous ses biens.


  Et quand Kervégan entendit (cela),
Il dit à Des Tourelles :

  — Viens, sur ta petite haquenée,
Afin que nous allions à la maison, promptement.

  Quand ils descendirent dans le chemin vert,
Kervégan dit :

  Descends de dessus ta haquenée, à présent,
Pour que nous jouions de l’épée, ici.

  Des Tourelles disait
À Kervégan, là, en ce moment :

  — Je savais bien, à ta mine,
Que tu portais les habits d’un poltron ![9]

  Et il descendit de dessus sa haquenée,
Pour jouer du fleuret.

  Pendant que Kervégan jouait contre lui,
Un autre était par derrière à le tuer.

  Les premiers qui entendirent les cris,
Ce furent Locrénan et ceux de sa maison :

  Ce furent Locrénan et ses deux fils,
Qui chassaient dans le taillis.

  Et Locrénan disait
À ses deux fils, là, en ce moment :

  — Seigneur Dieu, serait-il possible
Que ce fût Des Tourelles !

   Et Locrénan disait
À Des Tourelles, là, en ce moment :

  — Dis-moi quelque chose,
Puisque je ne puis chercher un prêtre pour ton âme !

  — Fais dire sept messes en offrande (en expiation),
Puisque je ne puis déclarer ma conscience (me confesser) ;

  Fais dire sept messes à Kernitron,[10]
Celle-là est la vraie reine du trône ;


  Et fais en mettre trois à Saint-Efflam,
Pour que j’aille au paradis, sans tache.

  Quand Locrénan entendit cela,
Il monta sur son cheval ;

  Il monta sur son cheval,
Et se rendit à Lezormel.

  La marquise disait
À sa petite servante, cette nuit-là ;

  Mettez la broche au feu,
Je vois Des Tourelles qui vient souper.

  Et Locrénan disait
À la marquise, là, en ce moment :

 — Ne mettez pas la broche au feu,
Des Tourelles ne viendra pas souper ;

  Il est sur la Lieue-de-grêve, couché sur la bouche,
Que le seigneur Dieu lui pardonne ;

  Il est sur la Lieue-de-grêve, au milieu de son sang,
Que le seigneur Dieu le console.

III

  Dur eût été de cœur celui qui n’eût pleuré,
S’il eût été à la Lieue-de-grêve,

  En voyant la marquise, pleine de deuil,
Embrasser le corps mort !

  Et Locrénan disait
À la marquise, là, en ce moment :

  Laissez-moi Kervégan[11],
Je ferai juger sa vie ![12]


Chanté par une Servante d’Auberge,
au bourg de Plestin. — 1864.




  1. Les chanteurs disent quelquefois : « maner ann tour » le manoir de la Tour, mais plus ordinairement « maner ann dour » le manoir de l’Eau. Je ne connais pas de manoir de « la Tour » dans le pays, et l’on m’a affirmé que par « maner ann dour, » ou « manoir de l’Eau, » on désignait le manoir de la Rivière, maison noble de Tréduder, commune limitrophe de Plestin.
  2. La Lieue-de-Grève, à Saint-Michel-en-Grève.
  3. Ces deux vers m’ont tout l’air d’une interpolation, et d’un emprunt fait au gwerz de Penanger et de De La Lande, qui suit. Il est peu probable que Kervégan portât en ce moment une cotte de maille, comme le fait supposer ce passage.
  4. Variante (1) :

    Arrivés dans un chemin profond,
    Il (Kervégan) dit à Des Tourelles :
    — Prépare-toi, à présent, quand tu voudras,
    Car voici le moment où tu mourras !

    Quand Des Tourelles entendit cela,
    Il répondit à Kervégan :
    — Serait-il possible que Dieu permit
    Que je fusse tué par mon cousin !

    Nous sommes les enfants des deux sœurs,
    Leurs cœurs se briseront de douleur !
    Il (Kervégan) fit un pas en arrière
    Et le traversa de son épée !

  5. En la commune de Lanmeur.
  6. Variante (1) :

    Le seigneur de Locrenan disait
    En arrivant à Lezormel :
    — Bonjour à vous, mademoiselle Des Tourelles,
    Je viens vous annoncer une bien mauvaise nouvelle ;

    Je viens vous annoncer une bien mauvaise nouvelle,
    Votre frère est dans la Lieue-de-Grêve la bouche contre terre !
    Il vous fait dire de ne pas pleurer,
    Car c’est par trahison qu’il a été tué !

    — Si mon frère Des Tourelles a été tué,
    C’est parce qu’il plaisait aux femmes.
    Si mon frère Des Tourelles a été tué,
    Le plus beau jeune homme du pays (est mort) !….
    …………………………………………………

  7. Cette dernière strophe est un lieu commun que les chanteurs ajoutent souvent arbitrairement, en pareil cas, — et il faut se garder de croire à la lettre au cœur qui se brise de douleur, jusqu’à en mourir.
  8. Cette version m’a été chantée sur un air différent de la précédente. Le couplet n’y est que de deux vers.
  9. C’est, sans doute, traître qu’il veut dire.
  10. Notre-Dame de Kernitron, belle église romane du commencement du XIIe siècle, auprès du bourg de Lanmeur, arrondissement de Morlaix.
  11. Kervégan habitait la paroisse de Plouzélambre, canton de Plestin, arrondissement de Lannion. — Ses violences de toutes sortes défrayent encore les traditions des paysans, dans les environs.

    Le château de Lezormel et le manoir de Locrénan sont en Plestin, commune contigüe.
  12. On m’a montré près le bourg de Plouzelambre, à cent cinquante pas, environ, de l’église, un petit oratoire assez élégant, en pierre de taille, où selon la tradition du pays, le seigneur de Kervégan, exclu de l’église, pour quelque crime, sans doute, peut-être celui qui fait le sujet de cette ballade, se tenait les dimanches, pendant la grand’messe, et priait à haute voix, de manière à être entendu du prêtre qui officiait à l’autel et de tous les assistants.