Chants populaires de la Basse-Bretagne/Jeanne Le Guern

Édouard Corfmat (1p. 27-42).


JEANNE LE GUERN.
PREMIÈRE VERSION.
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I

  — Voilà trois nuits que je n’ai dormi goutte,
Et cette nuit je ne le ferai pas encore,

  En entendant la Vipère
Qui siffle au bord de la rivière.

  Et elle disait par son sifflement
Qu’il n’y a de (bonnes) fiançailles qu’une seule fois :

  Celui qui est fiancé de bon gré
Et qui rompt par caprice ;

  Et qui rompt par caprice,
Fait contrat avec le démon :

  Il est détaché net de Dieu,
Comme la branche de l’arbre ;

  Détaché net du paradis,
Comme le grain de la paille ! —

II

  Comme Jeanne Le Guern allait à Guingamp,
Pour désavouer le sacrement.

  Et danser devant une croix d’argent,
Elle rencontra un jeune gentilhomme ;

  Elle rencontra un jeune gentilhomme,
Mais il était vêtu comme un paysan ;

  Un jeune gentilhomme qui était assez bien,
Si ce n’est qu’il avait des pieds de cheval.

  — Jeanne Le Guern, dites-moi,
A combien de jeunes gens avez-vous fait promesse ?

  — J’ai promis à dix-huit,
Mais je n’ai tenu parole à aucun ;

  Mais je n’ai tenu parole a aucun,
Vous serez mon mari, si vous voulez.

  Il y a dix-huit tailleurs chez moi,
A me faire des habits neufs ;

  A me faire des habits neufs,
Pour me fiancer demain. —

  Et quand les habits neufs furent faits.
Ils ne plaisaient pas à Jeanne Le Guern ;


  Ils ne plaisaient pas à Jeanne Le Guern,
Et elle les a foulés aux pieds.

III

  Le Démon disait
En arrivant chez le vieux Le Guern :

  — Donnez-moi un escabeau, pour m’asseoir,
Si je dois être le gendre dans cette maison. —

  — Le gendre dans cette maison vous ne serez point,
Car vos yeux n’ont pas de blancs ;

  Vos yeux n’ont pas de blancs,
Et vos pieds ressemblent à ceux d’un cheval ! —

  — Le trouve bon ou mauvais qui voudra,
Je serai gendre dans cette maison ;

  Et quand mes pieds ressembleraient à ceux d’un chien,
Votre fille Jeanne m’appartient ! —

  — Ma fille Jeanne ne vous appartiendra pas,
Car il faudra avoir mon congé. —

— Avec une goutte de sang de mon petit doigt
J’ai fait contrat avec elle pour l’éternité ! —

IV

  Dur eut été le cœur de celui qui n’eut pleuré,
Chez le vieux Le Guern,

  En voyant les gens de la noce portés (sur des chevaux)
Et la jeune fiancée allant à pied ;

  Et la jeune fiancée allant à pied,
Sa haquenée ne la supportait pas.

  — Jetez-la moi sur la croupe de mon cheval,
Celui-ci la supportera bien ! —

  A partir de ce moment on ne la vit plus,
Jusqu’au moment d’entrer dans le cimetière.

  A mesure qu’elle approchait de l’église,
Elle était belle comme la fleur de lys ;

  Quand elle tourne son visage vers l’autel,
Elle est belle comme la fleur du poirier ;

  Quand elle tournait le dos à l’autel,
Elle devenait noire comme Lucifer !

  Monsieur le curé disait
A Jeanne Le Guern, en voyant cela :

  — Jeanne Le Guern, dites-moi,
Vous avez nié quelque péché ? —


  — Je n’ai nié aucun péché,
Mais j’ai fait sept promesses ;

  Oui, sept promesses, pour mon malheur,
Sans me marier à aucun ! —

  — Jeanne Le Guern, dites-moi,
A qui fites-Yous la première promesse ? —

  — A Yves Le Bail, de Bourbriac,
Oui, à celui-là je promis le premier. —

  Le prêtre, à ces mots,
Est monté sur sa haquenée ;

  Il est monté sur sa haquenée,
Et est allé à Bourbriac.

  — Yves Le Bail, dites-moi,
Voulez-vous délivrer une âme damnée ;

  Voulez-vous délivrer une âme damnée,
En prenant Jeanne Le Guern pour femme ?

  — J’irai avec vous où vous voudrez,
Et ferai ce que vous me direz ;

  Je ferai ce que vous me direz,
Je prendrai Jeanne Le Guern pour femme.

  Jeanne Le Guern dit
Qu’elle ne connaissait pas cet homme ;

  Qu’elle ne connaissait pas cet homme,
Et qu’elle était avec celui qu’elle aimait.

. . . . . . . . . . . .
. . . . . . . . . . . .

  — Otez-moi mon manteau de dessus les épaules,
Il me brûle comme la braise !

  Enlevez-moi ma ceinture,
Ma ceinture de noces et mon anneau ;

  Ma ceinture de noces et mon anneau,
Ils me brûlent comme le feu de l’enfer ! —

V

  Le Démon disait
Alors aux sonneurs de la noce :

  — Sonneurs de la noce, dites-moi,
Y a-t-il eu beau jeu au banquet ? —

  — Il n’y a pas eu beau jeu au banquet,
Car Jeanne Le Guern est perdue ! —

  — Sonneurs de la noce, dites-moi.
Désirez-vous la revoir ? —


  — Oui, je voudrais bien la revoir,
Mais à la condition qu’il ne m’arrivera aucun mal ;

  A la condition qu’il ne m’arrivera aucun mal,
Et que je serai ramené dans le porche. —

  Alors il le prend par la tête
Et l’enlève pas-dessus les hautes maisons....
 

VI

  Arrivé dans l’enfer,
Il a vu Jeanne Le Guern ;

  Il a vu Jeanne Le Guern,
Assise dans un siège de feu ;

  Assise dans un siège de feu,
Devant elle un bassin rempli de plomb fondu !

  Jeanne Le Guern dit
Alors au sonneur de ses noces :

  — Prenez mon petit chapelet,
Qui me brûle ici comme le feu !

  Dites à Nicolas, mon père,
Que son contrat est dans enfer ;

  Dites à Jeanne Le Guern (sa mère),
Que son siège est dans l’enfer !

  Prenez mon chapelet de noces,
Et donnez-le à celui qui sera dans le porche ... —

. . . . . . . . . . . . . . .

  Dès qu’elle s’est dessaisie de son chapelet,
Elle est tombée au fond du puits de l’enfer,

  En criant : — douleur ! hélas !
Les peines de l’enfer sont grandes ! —


Dicté par Marie CLECH, sabotière de la forêt de Beffou.
Loguivi-Plougras, 1857.

JEANNE LE GUERN.
SECONDE VERSION.
_____


I

— Voilà trois nuits que je n’ai dormi goutte,
Et cette nuit je ne le ferai pas encore,

En entendant la Vipère
Qui siffle au bord de la rivière.

Et elle disait par son sifflement
Qu’il n’y a de [bonnes] fiançailles qu’une seule fois;

Celui qui se fiance à deux, à trois.
Va brûler dans l’enfer ;

Celui qui se fiance à cinq, à six,
Est damné éternellement ;

Celui qui se fiance à six, à sept,
Est complètement détaché de Dieu ;

Est détaché de Dieu aussi net.
Que l’est la branche de l’arbre. —

II

Jeanne Le Guern est encore fiancée :
Elle est allée choisir ses habits de noces ;

Elle est allée choisir ses habits de noces.
Tout ce qu’on trouvera de plus beau dans la boutique.

Comme elle s’en retournait de la ville de Guingamp,
Elle rencontra un jeune homme ;

Elle rencontra un jeune homme,
Qui avait au doigt un anneau d’argent.

Le jeune homme demanda
A Jeanne Le Guern, quand il la rencontra :

— Jeanne Le Guern, dites-moi.
Où avez-vous été, où allez-vous ? —

— Je reviens de la ville de Guingamp,
Où j’ai été choisir mes habits de noces ;

J’ai été choisir mes habits de noces.
Tout ce que j’ai trouvé de plus beau dans la boutique. —

— Si vous m’aviez invité.
J’irais aussi à votre noce. —


   — Si vous n’avez pas été invité,
Venez demain matin et vous le serez. —

   Elle lui plut si bien,
Qu’il la conduisit jusqu’à sa maison ;

   Il l’a accompagnée jusqu’à sa maison;
Hélas elle ne savait pas qui il était !
 
   Le jeune homme lui disait,
En la reconduisant :

   — Jeanne Le Guern, si c’était votre bon plaisir.
Nous serions fiancés ensemble, tous les deux. —

   — Ce n’est pas sur les chemins
Que doivent se faire les fiançailles ;

   Moi j’ai mon père et ma mère vivants,
Et ils seront sur les lieux avant que je m’engage. —
 
   — Et les miens aussi sont vivants.
Mais je ne demande pas leur permission. —
. . . . . . . . . . . . . . . . . . .
   Le jeune homme disait,
En arrivant dans un carrefour :
 
   — Jeanne Le Guern, voulez-vous
Que nous soyons fiancés ensemble, tous les deux ? —

   — Ce n’est pas dans les carrefours
Que doivent se faire les fiançailles ;

   Moi j’ai mon père et ma mère qui vivent encore,
Et il faut qu’ils assistent au contrat. —

   — Les miens aussi vivent encore.
Mais je ne demande pas leur consentement. —
 

III

   Le jeune homme souhaitait le bonjour.
En arrivant chez Jeanne Le Guern :

   — Donnez-moi un escabeau pour m’asseoir.
Et une serviette pour essuyer la sueur ;

   Et une serviette pour essuyer la sueur.
Si je dois être gendre dans cette maison ;
 
   Je vous plairai à souhait.
Car je vous donnerai de l’or et de l’argent ;

   Je vous donnerai de l’or et de l’argent,
Et des biens autant que vous en désirerez ;

   Je vous plairai à souhait.
Car vous aurez de l’or et de l’argent à discrétion —


   — Vous seriez assez à mon gré,
Si vos yeux avaient des blancs ;

   Vos yeux n’ont pas de blancs,
Et vos pieds ressemblent à ceux des chevaux ! —

IV

   Monsieur le curé demanda
Au jeune homme, quand il le vit :

   — Que cherches-tu autour de ma maison ?
Moi je ne vais jamais à la tienne. —

   — Je suis d’un pays qui est bien loin d’ici,
Et tous mes frères me ressemblent ;

   Je suis d’un pays qui est bien loin d’ici,
En mon nom est fils de Lucifer. —

   Monsieur le curé demandait
A Jeanne Le Guern, en ce moment :

   — Jeanne Le Guern, dites-moi.
Quel est le péché que vous avez nié ? —

   — Je n’ai nié aucun péché,
Mais j’ai été fiancée sept fois ;

   J’ai été fiancée sept fois,
Sans jamais tenir ma parole ;

   Sans passer contrat avec aucun,
Mais cette fois, hélas ! il faudra le faire ! —
. . . . . . . . . . . . . . .

V

   Quand Jeanne descend dans le bas de l’église,
Elle est belle comme la fleur de lys ;

   Quand elle monte vers l’autel,
Elle devient noire comme Lucifer !
. . . . . . . . . . . . . . .
. . . . . . . . . . . . . . .

VI

. . . . . . . . . . . . . . .
   — Le banquet a été assez beau,
Mais la jeune mariée est perdue ! —

   La Vipère disait
Aux sonneurs de la noce, en ce moment :

   — Si vous voulez voir Jeanne Le Guern,
Venez avec moi au fond de l’enfer ! —


   La Vipère disait
A Jeanne Le Guern, en arrivant :

   — Que donnerez-vous à vos sonneurs de noces,
Jeanne Le Guern, dites-le moi ? —

   — Et que puis-je leur donner,
Si ce n’est mon anneau et mon chapelet ;

   Mon anneau et mon chapelet,
Pour les porter à mon époux ?

   Pour les porter à mon époux,
Le premier à qui j’avais fait promesse ? —

   De son anneau et son chapelet
Aussitôt qu’elle s’est dessaisie.

   Elle a poussé un cri,
Et est tombée au fond du puits de l’enfer,

   En disant : — O douleur ! hélas !
Les peines de l’enfer sont grandes ! —


Keramborgne, 1849


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NOTES ET VARIANTES.


Une autre version donne ainsi la finale de cette ballade :

Pa oant gant ann hent o vonel,
Ar gompagnonez ’n euz laret :
— Jannet ar Wern, em diouallet,
Ur gwall briet gavfann ’G*h euz bet !
N’eo ket henvel euz ur c’hristenn,
Daoulagad diaoul ’zo ’n he benn ! —
Dre m’ tosta Janet d’ann iliz,
Ili a oa kaer ’vel fourdeliz ;
Dre ma tostaê d’ann aoter,
Hi a ice du ’vel Lusufer !
— Ganl-oc’h, Guern-koz, ’on saouezel.
O welet petra oc’h euz grel,
Roèt ho merc’h da Lusufer,
Laket ’nn ez-hi ’n ker braz mizer !

. . . . . . . . . . . . . . .
Pa lak’ hi gwalen war hi biz,
Saoueze kement oa ’n iliz.
Ober eure ur iouc’hadenn
A oa spontuz, war houez hi fenn !
Menz ann iliz p’eo sortiet,
Komanz da grial a deuz gret :
— Dewi a rann kig hag-eskern,
Me ’zo un’ ’vemprou ann ifern ! —
Ann douar a zo digoret.
En punz ann ifern co kouezet !
— Seiz promese faoz am boa gret.
Hep beza hini eureujet ;
Ann eizvet am euz eureujet,
D’ ’nn ifern gant-han renkann monet !
Me ia gant ’nn eizvet d’ann ifern,
Ewit dewi kig-hag-eskern ! —


Kanet gant Mari-Job KADO.
Kerarborn, 1849.


Comme ils allaient par le chemin,
La compagnie disait :
— Jeanne Le Guern, prenez garde à vous,
Je trouve que vous avez là un singulier mari !
Il ne ressemble pas à un chrétien.
Il a des yeux de démon dans la tête !
Quand Jeanne approchait de l’église ;
Elle était belle comme la fleur de lys,
Mais à mesure qu’elle approchait de l’autel.
Elle devenait noire comme Lucifer !
— Je suis bien surpris avec vous, vieux Le Guern,
En voyant ce que vous avez fait ;
Avoir donné votre fille à Lucifer,
Et l’avoir mise en si grande infortune ! —

. . . . . . . . . . . . . . .
Quand elle mit son anneau à son doigt,
Tous ceux qui étaient dans l’église furent effrayés ;
Elle poussa un cri,
Un cri épouvantable, de toutes ses forces !
Et quand elle sortit de l’église.
Elle se mit encore à crier :
— Le feu consume ma chair et mes os,
Je suis un membre de l’enfer ! —
La terre s’est entr’ouverte,
Et elle est tombée dans le puits de l’enfer !
— J’ai fait sept fausses promesses,
Sans épouser aucun :
Mais le huitième, je l’ai épousé.
Et il faut aller avec lui en enfer
Je vais avec le huitième, en enfer.
Pour y brûler chair et os ! —


Chanté par Mari-Job KADO.
Keramborgne, 1849.


Une autre version débute ainsi :

Jannedik ar Wern a lare
D’ar belek iaouank un dez oê :
— Ter noz ’zo takenn n’ ’meuz kousket, etc.


ce qui donne à croire que c’est en confession qu’elle lui parle. Dans cette même version, le premier a qui elle a fait promesse s’appelle : Ervoan ar Bihan, de Saint-Brieuc.

Rapprocher cette ballade de celle contenue dans le Barzaz-Breiz sous le titre de la Fiancée de Satan, p. 156 (sixième édition).