Chants populaires de la Basse-Bretagne/Garan Le Briz

Édouard Corfmat (1p. 97-104).

GARAN LE BRIZ.


I

S’il vous plait, vous écouterez
Un gwerz nouvellement composé ;

Un gwerz nouvellement composé,
C’est à Garan Le Briz qu’il a été fait.

Le mandat est encore arrivé,
Mandat rigoureux de la part du roi,

Pour faire tirer au sort
Et choisir les plus beaux corps parmi les hommes,

Depuis l’âge de dix-huit ans,
Jusqu’à l’âge de soixante ans.

Le curé de Cavan disait.
Monté dans sa chaire à prêcher :

— Habitants de Cavan, pour vous tous
Voici une bien triste nouvelle !

Nos corps et nos biens appartiennent au roi.
Et notre âme est à Dieu.

Demain vous vous trouverez tous ici,
Et je dirai la messe à votre intention ;

Je dirai la messe à votre intention à tous.
Puis j’irai avec vous à Lannion. —

II

Dur eut été le cœur de celui qui n’eut pleuré
Dans la ville de Lannion,

En voyant Cavan et Ploubezre
Descendant ensemble dans la ville.

Au coup de dix heures,
La commune de Ploubezre a été appelée ;

La commune de Ploubezre a été appelée,
Et aucun n’est tombé au sort.

La commune de Cavan a ensuite tiré.
Et Garan Le Briz a été désigné par le sort.

Garan Le Briz pleurait,
Et personne ne le consolait ;

Et personne ne le consolait.
Si ce n’est son parrain, celui-là le faisait.


— Consolez-vous, Garan, ne pleurez pas,
Il faut bien que quelqu’un parte. —

— Peu m’importerait de partir,
N’était ma pauvre mère, qui est malade ;

Voilà sept mois qu’elle est sur son lit,
Et elle n’a chrétien que moi (pour la soigner). —

III

Garan Le Briz disait
A sa mère, en arrivant à la maison :

— Ma pauvre mère, levez-vous,
Pour que je fasse encore une fois votre lit.

— Etes-vous fatigué de ma maladie.
Ou êtes-vous las de me voir ? —

— J’ai été tirer au sort,
Et je suis tombé soldat pour Cavan ! —

La pauvre femme disait
A son fils Garan, en ce moment :

— Mon pauvre fils, consolez-vous,
Il faut bien que quelqu’un parte. —

Pendant qu’ils se désolaient tous les deux,
Le capitaine entra dans la maison :

— Préparez-vous vite, Garan,
Il faut aller à Guingamp ce soir ! —

Garan Le Briz, à ces mots.
Est sorti de la maison ;

Il a fermé la porte à clef sur sa mère,
Et est allé chez le curé :

— Tenez, gouvernante, voici la clef de ma mère,
Ayez-en bien soin, je vous prie,

Et dites à monsieur le curé
De la recommander dans son prône ;

De la recommander à la grande messe
Pour que les habitants aillent la visiter. —

— Mettez votre clef où vous voudrez.
Où vous l’aurez mise vous la retrouverez. —

Il a fait ses adieux au presbvtère,
Et s’est rendu aussitôt dans l’église.

— Monsieur saint Garan, mon patron,
Accordez-moi une faveur ;

Faites que vos cloches sonnent le deuil
De ma pauvre mère, quand elle sera morte :


Deuil le soir et le matin,
Et carillon à midi ;

Et faites aussi que je les entende,
Dussé-je en être éloigné de cinq cents lieues ! —

IV

Garan Le Briz disait
Un jour, au milieu de l’armée :

— Arrêtez, mon capitaine, arrêtez un peu.
J’ai entendu les cloches de Cavan ! —

— Et comment pourrais-tu les entendre,
Puisque tu en es à cinq cents lieues ? —

— Mettez votre pied sur le mien,
Et vous les entendrez comme moi. —

Il a mis son pied sur le sien.
Et a entendu les cloches de Cavan.

Son capitaine disait
A Garan Le Briz, sur la place :

— Je te signe ton congé, Garan,
Pour aller faire un tour chez toi. —

V

Garan Le Briz disait
En arrivant près des fontaines de Cavan :

— Qu’y a-t-il de nouveau ici,
Que les cloches sonnent ainsi ? —

— Voilà trois jours et trois nuits
Qu’elles sonnent le deuil, jour et nuit ;

Elles sonnent le deuil, jour et nuit.
Sans qu’il y ait chrétien né autour d’elles !

Deuil le soir et le matin.
Et carillon à midi ! —

Garan Le Briz disait.
En passant sous la fenêtre du lit de sa mère :

— Dieu ! ma mère est morte.
Puisque je ne vois sa tête à la fenêtre de son lit ;

Puisque je ne la vois à la fenêtre de son lit.
Pour voir de quel côté j’arriverai ! —

Garan Le Briz disait.
En arrivant au presbytère de Cavan :

— Donnez-moi mes clefs. —
— Où vous les aviez mises, vous les retrouverez.


Garan Le Briz, à ces mots,
A pris ses clefs :

Il a pris ses clefs,
Et a ouvert la porte de sa mère.

Sa pauvre mère était sur l’aire de la maison»
Et quatre vierges l’ensevelissaient ;

Quatre vierges l’ensevelissaient,
Quatre cierges allumés devant elle.

Il a donné deux baisers à sa mère
Puis il est mort sur la place.

Ils sont tous les deux sur les tréteaux funèbres.
Que Dieu pardonne à leurs âmes !

Ils sont tous les deux dans le palais de la Trinité,
Et puissions-nous y aller les rejoindre !


Chanté par Marie-Josèphe Kerival, domestique
à Keramborgne, — 1848.


________

NOTE.


Saint Garan, dont le héros de notre gwerz porte le nom, est un personnage peu connu des hagiographes bretons, et pas du tout, je crois, des autres. Quoiqu’il en soit, la commune de Cavan, dans les environs de Lannion, le vénère comme son patron, et l’on croit que Cavan n’est qu’une altération de Garan. Je possède un vieux manuscrit breton où sa vie est exposée sous forme de Mystère, On m’assure qu’il s’en trouve aussi une copie, ou une autre version, avec quelques différences, sans doute, dans la collection des manuscrits bretons de M. de Penguern. D’après mon Mystère, Garan était fils d’un patricien Romain. Sa jeunesse fut orageuse. Après avoir commandé les armées, il se convertit au christianisme, à la veille de se marier à la fille d’un sénateur, fut baptisé par saint Denis et ordonné prêtre par saint Clément. Jeté par a ne tempête sur les côtes de la Basse-Bretagne, alors pleine d’idolâtres, il prit terre en la commune de Plestin, au lieu encore nommé aujourd’hui Trégaran, y convertit les habitants et vint ensuite prêcher la foi au pays où se trouve maintenant la commune de Cavan, entre Lannion et Bégar. Là encore il signala son séjour par des miracles et de nombreuse conversions.

Cette pièce, fort longue, ne manque pas d’un certain mérite littéraire. Voici une jolie comparaison de saint Garan instruisant ses disciples :

" ... Voyez, quand vient le mois de mai, comme tout est gai et riant dans un verger ! Tous les arbres se couvrent de fleurs, selon leur nature, et tous sont si beaux à voir !... Mais survient un mauvais vent, qui souille et flétrit les belles fleurs, et trouble le ciel ! Ainsi le démon flétrit et dévaste nuit et jour le verger de Dieu ! »

On aura remarqué dans ce gwerz et quelques autres, et on aura souvent occasion de remarquer encore dans la suite, beaucoup d’irrégularité dans le métré des vers bretons. Est-ce de la faute des chanteurs, ou des auteurs ? Je ne saurais le dire. Les élisions, les contractions, les syncopes fréquentes auxquelles je suis forcé de recourir par suite de ces irrégularités, rendront la lecture de mes textes assez difficile, surtout aux personnes à qui notre vieil idiome n’est pas très-familier. Mais la méthode de rigoureuse fidélité à laquelle je me suis condamné m’oblige à user de ces moyens, qui n’ont même pas été toujours suffisants pour éviter quelques vers excédant la mesure. En procédant autrement, en redressant les vers boiteux, en les remettant sur leurs pieds, prosodiquement, — chose assez facile en général, — il pourrait m’arriver parfois de substituer ma propre pensée à celle du poète populaire, et dans tous les cas, je ne donnerais plus un texte parfaitement authentique. C’est du reste un inconvénient commun à toutes les poésies du peuple, dans tous les pays, et il faut en prendre son parti. Je constate aussi que la méthode que je pratique a été généralement celle des éditeurs de poésies populaires, tant français qu’étrangers. On se tromperait cependant en croyant que ces irrégularités sont une grande difficulté pour nos chanteurs. Quelques syllabes de plus ou de moins dans un vers ne les embarrassent nullement, et ils y adaptent facilement leurs airs. « Les mots de plusieurs syllabes, » comme le dit très-bien M. Champfleury dans son recueil des Chansons populaires des provinces de France, glissent sur une note comme par enchantement ; un vers tout entier saute le pas, s’il le faut ; et, en d'autres occasions, une phrase musicale de plusieurs mesures n'est pas trop longue pour un mot. C'est une poésie impossible à régulariser, ce qui n'enlève rien, au contraire, au charme de la mélodie. »

La prosodie du peuple existe plus dans sa tête, dans sa voix surtout, que dans les caractères typographiques et la mesure matérielle des mots et des vers. D’ailleurs, dans l’intention de ces poètes inconnus, et qui le plus souvent, sinon toujours, ne savaient pas lire, ces chants n’étaient pas destinés à l’impression.