Chants populaires de la Basse-Bretagne/De Kerdadraon et de La Villeneuve


DE KERDADRAON & DE LA VILLENEUVE
PREMIÈRE VERSION.
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I

  Kerdadraon et de La Villeneuve,
Les deux plus beaux gentilshommes qui existent,
Sont bons amis tous les deux,
En fait de vin et de femmes.

  Le seigneur de Kerdadraon disait
A son frère, le seigneur de La Villeneuve :
— Allez, mon frère, à Morlaix,
Pour faire la cour à l’héritière ;

  A l’héritière de Mezarnou,
Qui, si je le puis, sera dame de Kerdadraon,
Et dites-lui, pour voir (pour l’éprouver),
De me délaisser et de vous prendre. —

  Le seigneur de La Villeneuve disait,
En arrivant à Morlaix :
— Salut à vous, fleur de lys,
Vous êtes jolie comme une rose ! —

  — Si je suis jolie comme une rose,
C’est l’or et l’argent qui me font blanche ;
L’or et l’argent qui sont autour de moi,
De La Villeneuve, me font jolie. —


  — Héritière, marions-nous tous les deux ensemble,
Et délaissez mon frère de Kerdadraon. —
— Je ne dis pas que vous n’êtes pas mon ami,
Mais à Kerdadraon est mon cœur.

  Et quand je serais déshabillée en chemise,
Et Kerdadraon aussi en chemise,
Le poignard nu prêt de m’entrer dans le cœur,
Kerdadraon est mon véritable ami ! —

II

  La jeune héritière demandait,
Un jour, à sa nourrice :
— Ma nourrice, dites-moi,
Si le temps est venu pour moi de me marier ? —

  — Héritière, mariez-vous quand vous voudrez,
Vous n’avez que dix-sept ans ;
Mais avant de vous marier.
Une lettre sera envoyée à votre père. —

  — Ma nourrice, si vous m’aimez,
Vous n’enverrez pas de lettre à mon père ;
Vous n’enverrez pas de lettre à mon père,
Jusqu’à ce que je sois fiancée et mariée ;

  Jusqu’à ce que je sois fiancée et mariée,
Et partie pour Kerdadraon avec mon mari. —
La nourrice répondit
A l’héritière, ce jour-là :

  — Le trouve mauvais qui voudra,
J’enverrai lettre à Mezarnou,
Car je sais bien que j’ai failli,
Et que je risque de perdre la vie. —
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

III

  Mezarnou est allé à Paris,
Pour chercher un feu d’artifice,
Pour incendier le Kerdadraon,
Et l’héritière de Mezarnou. ...

  La jeune héritière disait,
Un jour, à la fenêtre de sa chambre :
— Je vois le lévrier de mon père dans l’avenue,
Cette fois, nous perdrons la vie !

  Mon pauvre époux, cachez-vous,
C’est assez que je sois tuée moi-même ! —
La jeune héritière disait,
Ce jour-là, à son père Mezarnou


  — Mon pauvre petit père, si vous m’aimez,
Vous me tuerez avant mon enfant ;
Tuez-moi avant mon enfant,
Il ne me faudra pas mourir deux fois !

  Mais, mon pauvre petit père, si vous me tuez,
Vous prendrez d’abord mon enfant (dans vos bras) ;
Puis, disposez de moi comme vous voudrez,
Comme fait un bon père de ses enfants! —

  Le vieux Mezarnou disait,
En prenant le pauvre enfant :
— Ou mes yeux me mentent tous les deux,
Ou tu ressembles à Mezarnou ! —

  Il n’avait pas fini de parler,
Que le feu d’artifice a éclaté ;
Le feu d’artifice a éclaté,
Et le Kerdadraon a été incendié !

  L’héritière disait,
Ce jour-là, à son père Mezarnou :
— Seigneur Dieu, que faire ?
Le Kerdadraon est incendié ! —

  — Consolez-vous, ma fille, ne pleurez pas,
Le Kerdadraon sera relevé ;
Le Kerdadraon sera relevé
Et couvert en ardoises gorge-de-pigeon ;

  Et quand le soleil luira,
Il brillera comme l’argent ;
Comme l’argent il brillera,
Sous le soleil clair qui éclatera. —

  Le seigneur de Kerdadraon répondit
A son beau-père Mezarnou, quand il l’entendit :
— Le Kerdadraon sera rebâti,
Seigneur de Mezarnou, sans votre aide.

  Mieux que votre fille de Mezarnou,
A été dame de Kerdadraon :
La fille aînée de Kerouspi
Y a été dame avant elle ! —


Chanté par Garandel, surnommé Compagnon-l’Aveugle.
Kerarborn, 1845.


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DE KERDADRAON & DE LA VILLENEUVE
SECONDE VERSION.
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I

  A Kerdadraon il y a sept fils,
Aux cheveux blonds et aux yeux bleus ;
A Kerdadraon il y a sept fils,
Les plus beaux enfants qui portent habits.

  Le seigneur de Kerdadraon disait,
Un jour, à son frère Coat-ar-Skinn :
— Venez avec moi à Morlaix,
Demander l’héritière en mariage. —

  Le seigneur de Coat-ar-Skinn disait,
En arrivant à Morlaix :
— Bonjour et joie à tous dans cette ville,
Où est le manoir noble de Lezarmo ? [1][1]

  Et le portier répondit
A Coat-ar-Skinn dès qu’il entendit :
— Si c’est le manoir noble de Lezarmo que vous cherchez.
Vous parlez au seuil de la cour. —

  Et Coat-ar-Skinn disait,
En entrant dans la maison noble :
— Bonjour et joie dans ce manoir,
L’héritière où est-elle ? —

  Sa nourrice, qui était dans la maison,
Répondit pour elle :
— Elle est dans la salle, à déjeuner,
Nombre de gentilshommes sont avec elle. —

  Le seigneur de Coat-ar-Skinn disait,
En entrant dans la salle :
— Bonjour à vous, héritière,
A vous et à votre compagnie.

  Jeune héritière, dites-moi,
Ai-je fait un voyage inutile ? —
— Oh ! non, dit-elle, Coat-ar-Skinn,
Car j’aime toujours Kerdadraon ; (1)[2]


  Et quand l’épée nue serait dans mon cœur,
(Je dirais) : Kerdadraon est mon ami !
Je vais trouver ma nourrice,
Qui est aussi ma gouvernante :

  Ma nourrice, dites-moi,
Le temps n’est-il pas venu de me marier ? —
— Vous n’avez que douze (ans), prenant treize,
C’est un peu tôt pour vous marier :

  Il faudra avoir la permission de votre père,
Et celle de vos parents, jusqu’à l’âge de quinze ans ;
Et votre père est allé à Paris,
Et il n’en reviendra pas avant onze mois ;

  Mais je vais écrire des lettres,
Pour envoyer au seigneur votre père. —
— Ma nourrice, ne faites point cela,
Je me marierai sans sa permission ! —

II

  La nourrice demandait.
Un matin, de son lit :
— Qu’y a-t-ii donc de nouveau en ville,
Que tous les pavés tremblent ? —

  — Ce sont les carrosses de Kerdadraon,
Ma chère nourrice, qui viennent me prendre ! —
L’héritière disait
Au seigneur de Kerdadraon, en ce moment :

  — Vous n’avez pas cherché de demoiselles (d’honneur),
Je n’irai pas avec vous à Kerdadraon ! —
— J’ai cherché des demoiselles assez,
Ma cousine et ma tante. —

  L’héritière disait,
À sa nourrice, en la quittant :
— Nourrice chérie, si vous m’aimez.
Vous ferez mes excuses à mon père. —

III

  Le seigneur de Lezarmo disait,
En arrivant à la maison :
— Mon héritière, où donc est-elle ?
Elle n’est pas venue me recevoir. —

  La nourrice répondit
Au seigneur, quand elle entendit :
— Votre héritière est à Kerdadraon,
Il y aura demain dix mois pleins. —


  — Je ne crois pas cela,
Qu’elle se soit mariée sans ma permission :
Si mon héritière est mariée,
Nourrice, vous avez failli ! —

  — Je lui avais offert d’écrire des lettres,
Pour vous envoyer, mon seigneur —
Le seigneur, dès qu’il a entendu,
A dit a son petit page :

  — Va-t-en tout de suite à Paris,
Chercher un feu d’artifice,
Pour incendier Le Kerdadraon,
Avec l’héritière de Lezarmo ! —

IV

  Le seigneur de Lezarmo disait,
En arrivant à Kerdadraon :
— Bonjour et joie à tous dans cette maison,
L’héritière de Lezarmo où est-elle ? —

  — Elle est là-bas, dans son lit,
Avec un petit fils à ses côtés.
Et il n’est pas encore baptisé,
Jusqu’à ce que vous lui ayez donné un nom.

  — Aussitôt que Kerdadraon entendit,
Il descendit vite l’escalier tournant ;
Il descendit vite l’escalier tournant,
Et salua son beau-père :

  — Bonjour à vous, mon père Lezarmo ! -
— A vous aussi, seigneur de Kerdadraon !
Il n’était pas digne, Kerdadraon,
D’avoir l’héritière de Lezarmo ! —

  — Aussi bien que votre fille, Lezarmo,
A été dame de Kerdadraon !
La fille aînée de Kerouspy
Y a vécu exempte de soucis ! —

  Quand l’héritière a entendu cela,
Elle a sauté hors de son lit :
— Mon pauvre petit père, pardonnez-moi.
Je sais bien que j’ai failli ! —

  — Ma fille, retirez-vous de là,
Ma fille, retournez, vite, à votre lit :
Un messager est allé à Paris,
Chercher un feu d’artifice,

  Pour incendier le Kerdadraon,
Et aussi l’héritière de Lezarmo ! —
L’héritière en entendant cela,
Présenta son enfant à son père :


  — Mon pauvre petit père si vous m’aimez,
Vous ne ferez point de mal à mon enfant ! —
Le seigneur de Lezarmo disait,
En prenant le pauvre enfant :

  — Mon petit enfant, viens avec moi,
Tu seras héritier de Lezarmo,
Et je te bâtirai un château,
Le plus beau de toute la Basse-Bretagne ;

  Les portes en seront d’or jaune,
Les fenêtres d’argent blanc
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

  Il n'avait pas fini de parler,
Que le page est entré dans la maison ;
Le page est entré dans la maison,
Et a mis le feu au château !

  Et voilà l’héritière de Lezarmo brûlée,
Et Kerdadraon et tous ses biens !


Chanté par Anne Prigent,
de Pommerit-Jaudi.


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  1. (1) Les chanteurs disent, les uns Mézarnou, et les autres Lezarmo. Je ne suis pas en mesure d’établir, avec preuves à l’appui, lequel de ces deux noms il faut préférer, quoique je penche pour Mezarnou. Il y a un manoir noble de ce nom en la commune de Plouneventer, dans le Finistère. C’est sans doute celui que pilla La Fontenelle, le fameux Ligueur. Il ne se contenta
    pas de ce butin, estimé quarante mille écus; il enleva aussi l’héritière, fille de Vincent de Parcevaux, et l’épousa. — Il y a un manoir de Kerdadraon, à deux kilomètres de Saint-Pol-de-Léon.
  2. (1) Peut-être faudrait-il écrire Kerandraon ? En l’année 1590, le château de Kerouzéré, en Siberil, ayant été pris par les Ligueurs, Kerandraon qui y commandait pour le roi, fut tué par les soldats. Du reste, je crois que Kerdadraon et Kerandraon ne sont que le même nom.