Chants hellènes - Avertissement

Ladvocat, libraire (p. 5-16).

Au moment où j’allais publier ces poésies, j’ai lu dans les journaux que deux jeunes Grecs ont été faits prisonniers par un pacha, qui leur a demandé d’abjurer leur religion s’ils voulaient conserver la vie. Ils ont répondu qu’ils aimaient mieux mourir. Le pacha a cependant consenti à les épargner moyennant une rançon de 20 000 piastres. 10 000 ont déjà été données par les fidèles de Rome. On fait un appel aux fidèles de Paris, pour les dernières 10 000. Le nonce du Pape garantit la vérité du récit, et tous les notaires sont chargés de recevoir les dons que la propagande fera parvenir d’une manière certaine à leur destination.

C’est à la délivrance de ces deux jeunes Grecs que sera consacré le produit de cet ouvrage. Le dévouement de conscience, la constance dans le sentiment d’une foi quelconque, sont des vertus trop rares en ce moment pour ne pas les honorer et les secourir là où elles se présentent. Il faut le dire à la civilisation européenne rendue molle et égoïste par une longue prospérité, c’est encore l’Orient, ce sont encore ces contrées héroïques qui ressuscitent les premières ces grands exemples que l’Occident n’a guère fait qu’imiter. Une chose singulière à remarquer dans la destinée de la Grèce, c’est que cette nation existe d’une manière éclatante et supérieure, ou disparaît sans garder aucune trace de sa grandeur, aucun débris de sa puissance. Elle est, ou n’est pas. La voici maintenant qui se réveille après un sommeil de près de vingt siècles. Il ne s’agit plus de cette Grèce accusée et flétrie depuis si longtemps, peut-être avec raison. C’est un peuple nouveau régénéré par le malheur, forcé de se relever violemment, parce qu’on l’a trop fortement courbé ; incapable de combiner une révolte, mais aussi de l’abandonner, commencée ; ne pouvant se dégager d’une intolérable oppression que par le glaive, et marchant à son affranchissement, tout chargé de l’héritage d’une longue vengeance, qu’il laissera plus léger à ses enfans. Je n’ai pas besoin, je crois, de justifier l’intérêt puissant qu’une si belle lutte m’inspire ; ceux qui ne calculent que les moyens purement humains, peuvent garder quelques doutes sur son résultat. Pour moi, je ne le crains pas : je crois pleinement en l’énergie de tout un peuple qui se fait sauter avec ses forts pour emporter avec lui ses ennemis, qui s’attache lui-même avec ses brandons aux vaisseaux des barbares pour les incendier, qui trouve des femmes et des enfans toujours prêts à le seconder ou à l’imiter, et qui, placé maintenant dans une double alternative de mort ou de victoire, prouvera solennellement que le mépris de l’une mène toujours à l’autre.

Cependant l’Europe actuelle ne porte à de si nobles débats qu’un intérêt de curiosité ; on dirait que les combats du cirque sont renouvelés, et que la Grèce est un vaste colisée où les descendans des Miltiade et des Aristide sont livrés au cimeterre ottoman, comme les premiers chrétiens l’étaient aux griffes des lions. Ce sont toujours des chrétiens qui combattent ; mais autrefois, du moins, c’était l’Europe payenne qui remplissait les amphithéâtres.

Je sais qu’il est des nécessités politiques (quoiqu’en petit nombre), qui peuvent imposer à l’égard des Grecs une certaine réserve, à plusieurs bons esprits, et je respecte les motifs qui empêchent les hommes d’état d’intervenir dans une cause qui ne peut manquer de les intéresser en leur qualité d’hommes et de chrétiens : c’est une concession que je fais aux préjugés de tous les temps ; car ma conscience ne reconnaît de respectable, même en politique, que ce qui est juste et moral ; j’ai toujours été convaincu qu’il n’y a de vraiment bon dans sa fin que ce qui est bon dans son principe, et que toute la ruse diplomatique, toute la force des bayonnettes ne sauraient mener à bien une chose vicieuse en soi, au moins pour un résultat définitif. Je sais bien que les hommes d’état ont pour eux les traditions, mais je crois avoir en ma faveur l’expérience, celle surtout de leur système ; je ne leur demande que d’y regarder de plus près ; et sans prétendre à les régenter, ce qui serait un rôle trop aisé, quand le leur est si difficile, je me permettrai d’exprimer un vœu qui n’a pas été écouté sans succès dans la dernière guerre d’Espagne : c’est qu’on reconnaisse du moins à la morale politique le droit d’être essayée comme système, si l’on ne veut pas l’admettre comme devoir.

Mais enfin, ce n’est pas ici le lieu d’entrer dans une discussion qui nous égarerait trop loin de notre sujet. Je ne veux pas entreprendre de rendre la cause des Grecs sacrée, sous le rapport politique, aux monarques de l’Europe ; je désirerais seulement la montrer telle aux peuples, sous le rapport du malheur. Mon but serait presqu’atteint si je leur inspirais une pitié libérale en bienfaits, et si l’argent de nos banques allait aider les efforts désespérés de ces malheureux Grecs, à défaut du fer de nos arsenaux.

Si j’avais cru mes chants dignes d’un grand succès, si je m’étais senti fortement appuyé de l’intérêt et de l’exemple de quelque personnage éminent en renommée ou en dignité, qui eût désiré attacher le premier son nom à une entreprise généreuse, j’aurais ouvert une souscription en faveur de ces braves qui ont besoin de payer des alliés, et qui n’ont guère de ressources à attendre d’un pays qui ne peut avoir que des soldats. Nous semblons nous être jetés tout entiers dans les opérations de finances : eh bien ! secourons en marchands ceux que nos aïeux allaient défendre en chevaliers. Et pourtant nous revenons de Cadix où la bannière chevaleresque s’est déployée dans toute sa beauté !… Ah ! que notre diplomatie du moins nous conserve notre beau caractère, à Constantinople, comme notre pavillon le fait aimer et respecter dans tout l’Archipel. Présentons-nous au sérail, en tête de la diplomatie européenne ; il s’agit de civilisation et de générosité, et cette place nous appartient ; menaçons, conseillons, et que le divan cède à nos paroles ce qu’il serait forcé de céder à nos armes.

Et qu’on ne dise pas que c’est une croisade à recommencer, que ce ne sera pas chose facile de détruire l’islamisme et d’en délivrer à la fois l’Europe et l’Asie ! Il ne s’agit aucunement d’une telle entreprise, qui ne laisserait pas du reste que d’être très belle si elle devenait praticable. Il est sous l’Empire turc des provinces presqu’entièrement peuplées de Musulmans, où le peu de naturels du pays qui ont échappé à plusieurs siècles de massacres, vivent dans un esclavage qui ne leur pèse plus, parce qu’ils se sont totalement courbés sous son joug. Là il n’y a pas de résistance au vainqueur ; par conséquent il y règne une sorte de paix, comme ces barbares l’entendent. Eh bien, qu’on leur abandonne ces contrées assez malheureuses pour leur appartenir. On ne les a pas défendues à temps : maintenant le mal est fait ; peu d’hommes y souffrent… Mais les provinces de la Grèce, mais ces belles parties de l’Europe, assez peuplées de proscrits pour qu’ils tiennent en échec la plus vaste puissance du monde ! Voilà ce qui ne leur a jamais appartenu ; voilà où l’usurpation est manifeste, où la légitimité est demeurée dans toutes les familles à défaut de la famille du chef. Est-ce donc la première fois que la légitimité a dû se retirer devant la violence, et sied-il aux Français de nos jours de la faire résider dans un pouvoir que la seule force a établi ? Les royalistes sont trop accoutumés à abandonner un terrain où ils rencontrent leurs adversaires ; ils ne songent pas qu’en s’établissant toujours en opposition avec certains hommes qui ont souvent l’adresse de se bien placer, ils se mettent dans le cas de perdre tous leurs avantages. Je concevrais leur manière d’agir si le royalisme était un parti, parce qu’il y a toujours dans un parti quelque chose d’inconciliable avec ce qui n’est pas lui-même : mais le royalisme est en quelque sorte la religion politique de l’État, et au lieu de se retirer devant les hérésies, il doit les attendre de pied ferme pour les combattre ou les ramener par la persuasion dans la bonne voie.

Un grand malheur a compromis dans le principe la cause des Grecs ; c’est la funeste coïncidence de leurs mouvemens avec ceux de Naples, du Piémont et de l’Espagne. Mais on n’aurait jamais dû confondre ce qui n’avait aucun point de ressemblance. Le temps, au reste, a déjà séparé l’ivraie du bon grain ; les défenseurs des saines doctrines religieuses et légitimes, doivent retirer à eux une cause qui leur appartient. La légitimité s’entend toujours dans l’intérêt des peuples ; et c’est-là ce qui donne tant de force à celle de nos rois : la religion ne peut reconnaître aucune légitimité dans l’injustice et l’oppression, dans la violation constante de toutes les lois divines et humaines : et la religion est le régulateur suprême de tous les devoirs politiques ou sociaux. Élevons donc une voix ferme et libre en faveur des victimes, et si les Souverains alliés demeurent toujours spectateurs indifférens de cette horrible lutte, ne désirons pas qu’elle finisse, parce qu’il vaut encore mieux que Dieu reçoive des martyrs, que si le bâton faisait sans cesse des renégats ou des esclaves.