Chants de l’Atlantique suivis de Le ciel des Antilles/01/02


II

LES BEAUX SOUVENIRS


LA NUIT SUR LA MONTAGNE


Une vapeur d’or tiède a noyé les prés blonds
Les champs de sarrasin et de bruyères roses.
On n’entend plus chanter la caille au pied des monts.
L’immense paix du ciel descend sur toutes choses.

La nuit règne ; c’est l’heure où s’élève vers Dieu
L’hommage recueilli de l’humanité sombre ;
Faible vibration qui dans l’éther s’émeut
Du vaste mouvement des univers sans nombre.

C’est de la nuit que sortiront les jours nouveaux ;
Dans son apaisement que les semences germent,
Que les fleurs de la mort s’ouvrent sur les tombeaux,
Que le bonheur s’apprête et que les hommes s’aiment.


Elle porte le songe au front du malheureux
Et le sommeil aux lits tragiques des malades,
Elle fait d’une mare un lac miraculeux
Et du brun rossignol suscite les roulades.

C’est l’heure où j’ai voulu méditer avec toi,
Sous l’azur étoilé des belles nuits profondes ;
Afin qu’à mon côté tu ressentes l’émoi
De n’être rien au cœur des siècles et des mondes.

Nous avons vu les jours et leurs décors nombreux :
L’océan empourpré, le couchant de topaze,
L’automne dans les bois allumant de grands feux,
Et la neige plongeant le monde dans l’extase.

J’ai voulu que chaque heure en frôlant notre amour
Lui laisse quelque peu de sa belle harmonie ;
Afin que nous puissions, au gré de chaque jour,
Mêler notre néant à l’éternelle vie.

Béatrice, je vais te montrer une nuit
D’une sérénité suave. Tout repose.
L’izard a déserté la fougère et le buis
Et le sphinx athropos ne frôle plus la rose.


Viens, nous irons dans l’ombre et le recueillement
Qui tombent des forêts aux odeurs souveraines.
Le grand ciel de juillet déroule éperdument
La pure immensité de ses voûtes sereines.

Viens, suivons le sentier tracé par les bergers.
Les planètes déjà grossissent sur nos têtes.
Les gaves vont chanter pour les deux étrangers
Qui marchent cette nuit vers les cimes désertes.

Montons, montons encor dans le silence bleu.
Qu’il sera beau de voir, Béatrice aux mains frêles,
Par cette nuit mystique où tout parle de Dieu,
La lune illuminer les neiges éternelles !


LE FLACON DE RHUM

À Pierre Camo.


Jadis, quand je vivais dans les îles en fleurs,
Ma jeune vie était de lumière inondée.
Qu’il m’est doux de pouvoir respirer leurs odeurs
Grâce aux ailes de feu d’une émouvante idée !



Flacon d’un rhum très vieux qu’un ami m’a donné,
Grâce à toi je refais mes voyages aux Îles.
— Hauteurs de Salazie ! Antilles ! Soirs tranquilles !
Le passé me revient net et coordonné.

Voici les champs de canne où l’on chante en cadence,
Où les longs coutelas coupent les blonds roseaux.
Voici la sucrerie où le vesou s’élance
Au sortir du moulin, dans un tumulte d’eaux.

Se peut-il, ô flacon, que dorment, sous ton verre,
Tant de beaux souvenirs et tant de beaux émois :
L’odeur de la bagasse et la houle des bois
Et l’encens du soir rouge où fume la chaudière ?


De même qu’un rayon de miel en sa clarté
Évoque le printemps de fleurs à jamais mortes,
Ton rhum, flamme liquide, esprit d’un fauve été
Fait d’un lointain passé surgir les odeurs fortes.

Je revois les beaux soirs où j’aimais ardemment
Les yeux miraculeux d’une jeune créole.
Ah ! vivent les rayons de cette liqueur folle
Qui me ramène aux jours heureux du sentiment !

Mais l’adorable est morte au pied du noir cratère[1].
Et c’est pour oublier ce cruel souvenir
Que je boirai, flacon doré, ton dernier verre
Sympathique flacon qui fais si bien dormir.

Là-bas les champs de canne au morne et sur la dune
Ont fleuri, leur blancheur moutonne au vent du soir ;
Et battu par les mains arides d’un vieux noir,
Le tamtam saccadé résonne au clair de lune…

Canne à sucre, rayon de soleil condensé
Dans un roseau mûri sous le ciel du tropique,
Je chante en ton honneur et dans Londres glacé
C’est toute la rumeur de la nuit exotique !

London 1911.


LES TROIS JOURS BLEUS
ou
LA VISITE MERVEILLEUSE


J’ai conservé tous les détails
De ta visite merveilleuse.
Nos palmiers de leurs éventails
Ont frôlé ta grâce rieuse.

Je te fis voir tous nos oiseaux,
Les cascades, les lucioles.
Tes yeux disaient dans les roseaux
Une romance sans paroles.

Tu t’étonnais des colibris,
Des perroquets à l’aile rouge ;
On entendait plein de leurs cris
Le grand bois qui chante et qui bouge.


Tu parlais d’hier et de jadis
En te penchant sur mon épaule.
N’était-ce pas en paradis,
Ce ciel flou, cette lune molle ?

La maison songe encor à toi.
La chambre rose te regrette.
Le miroir n’a pas eu deux fois
Une aussi radieuse fête.

Trois jours avant je n’espérais
Rien de l’Ile et de sa lumière ;
Trois jours après je me sentais
Le plus riche amant de la terre.

L’hiver là-bas, dans ton foyer,
Tu songes à l’Antille claire.
J’ai gardé le doux oreiller
Où dormit ta tête légère.

Je n’irai pas chercher tes yeux
De peur que s’efface le rêve ;
Mais j’évoque les trois jours bleus
Que tu passas sur cette grève.


Ulysse ! tu fus moins troublé
En voyant Nausicaa frêle.
Nul désir ne fut mieux comblé,
Ô souvenir, joie immortelle !

Je te chéris. De temps en temps
Tu consens encor à m’écrire ;
Et chaque fois c’est le printemps
Que m’apporte le beau navire.

Rien qu’à lire les tendres mots
De ta radieuse écriture,
Je respire encor, à longs flots,
Ton parfum et ta chevelure.

Je crois revoir le blanc rayon
De la lune sur ton visage
Et respirer l’ilang-ilang
Qui parfumait la nuit sauvage.

De cette nuit qui finit tard
J’ai savouré chaque seconde ;
Jeux de l’amour et du hasard
Vous êtes les plus beaux du monde !


L’ÎLE DES RAMIERS


Reverrai-je bientôt l’Île où sont les ramiers,
Où rit la mer au chant sonore des palmiers ?
— « Oui, bientôt surgira l’Île qui parut belle
À tes yeux, au doux mois cher à la tourterelle.
Alors, l’ami d’enfance accompagnait tes pas.
Il partageait tes jeux, tes travaux, tes repas.
La nuit, sur un canot chargé de fines voiles,
Il aimait prononcer les beaux noms des étoiles.
C’était lui qui donnait, par sa jeunesse en fleur,
Tant de charme à cette Île, aux halliers tant d’odeur ;
C’était lui qui prêtait, — pour tes yeux de poète, —
À la plage antillaise un sourire de fête…
Mais à présent, hélas ! que ton cœur l’a perdu
Et que te voilà plein de regret éperdu
Pour celui qui périt, par un soir de vaillance,
Parmi tant de héros morts pour sauver la France,
L’Île n’a plus son charme et ses tendres couleurs.
Le chant de ses ramiers semble traîner des pleurs.

Crois-moi, ne tente pas d’aller vers le rivage.
Tu ne trouveras plus le même paysage.
Ce ne sera pour toi qu’un îlot jaune et vert
Où broute le cabri sauvage, un vrai désert.
Sois sage, éloignons-nous de l’Île des Ramiers
Où riait autrefois la mer sous les palmiers.
Garde intacts, dans ton cœur, ces heures de jeunesse,
Ces couchants merveilleux, ces aubes d’allégresse,
Pour que rien n’y ternisse, aux soirs de l’avenir
L’adorable couleur de ce beau souvenir. »
Ainsi parla l’ami, l’ami sincère et sage.
Notre souple vaisseau cingla vers l’eau du large ;
Et moi, je revoyais, en rêve, à l’horizon,
Sous les palmiers en fleurs une blanche maison.


LE « RENOWN »
MOUILLE DANS LA RADE


à son altesse royale, le prince de galles


The days of our youth are the days of our glory.
Byron


Lorsque, quittant les ciels frais de l’Océanie,
Vous vîntes d’Amérique aux Antilles en fleur,
Vous avez de notre île admiré l’harmonie
Et visité Roseau par un jour de chaleur.

J’ai vu le fier « Renown » tout pavoisé qui glisse
Sur l’azur miroitant des flots glauques et lourds,
Altesse, et j’ai songé que nul depuis Ulysse
Ne fit plus beau voyage à travers plus beaux jours.

N’aviez-vous pas à bord, près de vous un poète
Capable de chanter, en des strophes d’airain,
Les lumineux pays qui tous se firent fête
De rendre hommage au fils de leur bon souverain ?


Il eût dit les couleurs des races merveilleuses,
Les acclamations des peuples fraternels,
Vos paroles de joie aux foules bienheureuses
Et votre clair plaisir à voir de nouveaux ciels.

Ô charme d’affirmer qu’aux pays de l’aurore
Vous avez fait chérir le royaume lointain ;
Qu’une rouge tribu du Canada sonore
Vous donna le beau nom « d’Étoile-du-Matin » !

Ô gloire d’évoquer l’Australie encensée
De parfums inconnus, ses Kangourous, ses fleurs.
Ah ! le poème frais, la riante Odyssée
D’un héros que le sort combla de ses bonheurs !…

Vous avez fait partout aimer la modestie
Quoique capable en tout d’égaler les plus forts :
On vous vit affronter une mer en furie
Et dompter un cheval de cowboy sans efforts.

Votre cœur a souffert de la mort d’une bête.
D’un jeune « wallaby » qui, loin du ciel natal,
Aimait à reposer sur vous sa fine tête
Et qui mourut tué par un poison brutal.


Vous serrez la main blanche et la brune et la noire
Et vous dites tout bas des paroles d’amour
À tous ceux dont le sang coula pour la victoire
Des pays menacés par le barbare lourd !

Il faut redire, après le héros de Corneille,
Que le nombre des ans ne fait pas la valeur ;
Et qu’on vous vit, sans peur, dans la pourpre vermeille
Des combats, jeune prince au magnifique cœur.

Altesse, Dieu vous garde et qu’une vie intense
Vous donne le loisir d’accomplir de hauts faits ;
Ô Prince-Ambassadeur, votre gloire est immense,
Lorsque le cœur est droit, les actes sont parfaits.

Altesse, laissez nous conserver l’espérance
Que la noble Albion restera sans efforts,
Toujours, toujours liée à la loyale France,
En souvenir de tous ses ducs, de tous ses lords

Et de tous ses soldats qui sont parmi nos morts !


Octobre 1920
Ce poème a été traduit en vers anglais par M. H.-B. Pidduck.


À CHARLES LINDBERGH

En souvenir de l’« Oiseau Blanc ».


I


Quoique portant au cœur le deuil de ses deux fils,
Arrachés sans retour au ciel pur de la gloire ;
La France a célébré ta superbe victoire ;
Mille mains t’ont tendu le laurier et le lys :

Le peuple ardent qui vit au chant de quatre fleuves,
Quel que soit leur pays, adore les héros :
Il aime également beau geste et nobles mots ;
Mais il préfère à tout une prouesse neuve.

Il fut vibrant lorsque l’avion d’Amérique
Vint atterrir, après le voyage tragique ;
Ses acclamations montèrent vers le ciel !

Pendant ce temps, au fond de l’Atlantique immense,
Dormaient, battus des flots, leur sommeil éternel
Nungesser et Coli, braves enfants de France.


II


Conquistador de l’air, gloire de l’Amérique,
Tu rêvas un beau soir d’être un fier goéland ;
Et l’avion parti de l’autre continent
Fendit l’air et monta vers la nuit fantastique.

D’un bond prodigieux franchissant l’Atlantique,
Ton vol sut abolir la distance, ô Lindbergh,
Et les divinités du grand océan vert
Les bras levés t’ont proclamé le magnifique.

Jeune triomphateur, digne de ton destin,
Ô toi qui tentas seul le voyage incertain,
D’où te venait le goût d’une action si grande ?

Était-ce à regarder, dans le couchant vermeil,
Par delà les Sierras et par delà les Andes,
Les grands aigles franchir les portes du soleil ?


IN MEMORIAM


Pour Sadi-Lecointe.


Aujourd’hui, au large du Havre,
des fleurs seront jetées sur la mer pour
commémorer les morts de l’Aviation.
(Les journaux, 1er  nov. 1927.)


Du haut des avions, les chrysanthèmes blonds,
Les chrysanthèmes blancs pleuvent mélancoliques.
Beaux courants emportez vers leurs tombeaux profonds,
Les fleurs que nous jetons aux morts de l’Atlantique.

Dites-leur qu’on n’a pas cessé de les chérir
Et qu’ils verront encor du fond de leurs abîmes
Guidés par des héros fiers de leur souvenir,
Le vol vertigineux des avions sublimes !


L’AVION

À l’Aéro-Club de France.


Quel est là-bas cet oiseau blanc
Qui voyage sur l’Océan ?
Est-ce le grand condor qui plane
Ou l’aigrette de la savane ?
L’oiseau blanc voyage dans l’air :
Il descend, il touche la mer.
Est-ce le Cerf-Volant magique ?
Est-ce vous, Albatros Arctique ?…
« C’est l’Avion, gloire de l’homme d’aujourd’hui ;
Et c’est un mortel qui le guide.
Icare a triomphé des ombres de la nuit ;
Le voilà qui monte splendide,
Vers l’azur qui vibre et qui luit…
Salut à l’homme ailé qui passe
À la conquête de l’Espace !
Salut, dans la vaste clarté,
Salut au vol illimité
D’Icare enfin ressuscité ! »


Paris, novembre 1927.
  1. Celui du Mont Pelé.