Chansons populaires de la Basse-Bretagne/Les fileuses


LES FILEUSES
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Approchez pour écouter chanter,
— Puisque j’ai le temps de rimer, —
Pour entendre une dispute choquante,
(Qui s’est) élevée entre deux jeunes filles,
Dans le cours de l’année passée,
(Un soir qu’elles étaient) réunies, à une filerie,

Trente filles elles étaient à filer
Et à entendre la dispute que voici,
Toutes dirent qu’elles étaient contentes
Qu’il fût fait une chanson divertissante,
Au sujet des vilains mots
Qu’elles se sont dits l’une à l’autre.

En chaque pays c’est un usage,
Répandu parmi la jeunesse,
(Que) quiconque a une fille (de sa connaissance)
___________________________ dans la filerie,

Aille lui porter un bouquet ;
Et, vers le soir, immanquablement,
L’homme rapporte le rouet.

Comme était sonné midi et demie,
Entre une fille, avec un panier,
(Dans l’appartement) où les filles filaient,
Pour remettre un bouquet à Anna,
Ainsi qu’une bouteille de vin,
(Et) quelque deux ou trois grappes de raisin.

La fille commence son discours,
En remettant ses présents ;
Mais Isabelle, quand elle a vu
À qui l’on donne le bouquet,
(Sent) la jalousie lui monter à la tête,
Et elle a parlé comme suit :

— Je crois que c’est pour agir vilainement
Qu’on donne ces choses à cette vilaine pièce,
Ou bien qu’elle les a fait venir ici
Pour nous faire bisquer.

Moi, j’ai fait en tout lieu mon devoir,
(Je suis) à même de le faire encore, à ton égard,
Et (j’ai) vécu dans l’honnêteté,
Aussi bien que toi, fille aux cheveux gris.

— C’est toi qui as toutes les bonnes qualités,
Ce qui n’empêche pas que personne ne regarde de ton côté,
Si ee n’est un lécheur de chopines,
Un mange-boutique, un freluquet,
Qui demeure là chez je ne sais qui,
Où, comme gage, on lui donne son pain (seulement).

— M’est avis que tu désires entendre
Parler de deux jambes cagneuses,
Ses cheveux (sont) couleur carotte.
M’est avis que c’est de celui-là
Que tu as eu ta bouteille de vin,
Tes bouquets et ton raisin.

— C’est qu’il a le moyen
D’acheter ce que bon lui semblera,
Et il n’emploie pas son argent,
Comme fait ton jeune galant,
À mener la vie de garçon et à s’ivrogner,
Sans avoir d’habits à revêtir.


— Le tien à toi est gars faraud, Quand il porte sa vieille culotte,
Qui lui a été léguée par son grand’père,
(Il y a plus d’une aune dans le fond),
Veste à queue mince et chapeau haut,
Comme Gilles, quand il va à la foire de Tréguier,

— Nous devenons tous deux des gens avancés en âge,
Nous ne suivons pas la mode, comme vous autres ;
Vous, certes, porterez des manches à gigot,
Un châle (qui descend) jusqu’à vos chaussures,
Une bordure au bas de votre jupe ;
Dessous il n’y aura pas de chemise de toile.

— Moi, il ne manque rien à ma chemise,
Car elle est blanche comme un tapis ;
Gilles, avec son paletot queue tènue (queue de pie)
Et vous avec votre corsage de toscane[1],
Votre tablier de berlinge foulé,
Vous êtes deux jolis pigeons à voir.

— Jolis assez nous sommes à voir,
En qualité de domestiques ;
Vous, certes, portez des gants,
Et du velours sur vos manches ;
Vos chaussons sont brodés,
Pendant que vos parents chaque jour mendient leur pain.

— Eh quoi ! Anna, dit Isabelle,
N’allez-vous pas bientôt vous taire ?
Je suis lasse, — et voici beau temps,
D’être insultée par des saletés !
Je ne serais pas longue, entends-tu,
A prendre prise en tes cheveux !

Le maître de la journée, quand il a vu
Combien elles étaient irritées,
S’est adressé, en termes conciliants,
Pour casser la tête à la querelle,
A l’une et à l’autre parties,
Afin de faire la paix entre elles.

Quand (les fileuses) eurent mangé leur souper,
Est arrivé Gilles,
Pour porter le rouet d’Anna,
Puisqu’il l’avait fleuri.

Comme il n’y avait de fleurs que les siennes,
Il y eut grand joie (au cœur) de Gilles.

Si Gilles passait par ici,
En emportant le rouet d’Anna,
Il n’est personne à l’assemblée,
Ne fût-il pas en santé, qui ne rît,
En voyant Gilles faire (la belle) jambe,
A l’intention d’Anna, tout en portant son rouet,

Et pour faire ses embarras,
Comme si elle avait des amoureux.
Anna, dès qu’elle a compris,
A saisi sa bouteille :
— C’est pour boire à votre santé, Isabelle,
Puisque le vent s’est trouvé du bon côté ;
J’ai beau ne pas être jolie,
Je n’en plais pas moins aux jeunes gens.

— Toutes tant que nous sommes ici, si nous en avions envie
Nous pourrions nous en payer autant avec notre argent,
Tout aussi bien que toi, face grêlée,
Œil noir, bouche édentée ;
Je me demande qui prend de la dépense
Pour t’envoyer à toi des bouquets.

Quand te viendra l’envie de te marier,
Tu ne trouveras personne pour t’épouser.
Eusses-tu cinq mille écus,
Si j’étais garçon, je ne voudrais point de toi...
A moins que je n’eusse besoin d’un épouvantail :
C’est de quoi tu pourrais servir à merveille.

J’ai beau n’être pas bien attifée,
Je fais mon chemin dans le monde,
Aussi bien que les poupées,
Les crêpes de pardon, les traînées ;
Six mois après leurs noces,
C’est une honte pour tous de les voir !

Je vois beaucoup de filles jolies,
Qui ne tardent pas à changer ;
Elles deviennent fainéantes comme les chiens,
Ce n’est que par la force qu’on les fait se remuer ;
Elles s’imaginent qu’on vit de beauté,
Au lieu de vivre d’honnêteté.

— Que dis-tu, pièce effrontée,
Oreilles de fournil, bec sans couleur ?

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .[2]
Et sur lui, sa culotte à fond large,
(Nous en avons encore parlé),
Veste à queue mince et chapeau haut :
Mais laisse-le rentrer chez lui ;
Quand l’envie l’en prendra, avec son argent,
Il s’habillera différemment.


Marguerite Philippe, 1888.
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  1. Toscann — Tissu fait de coton bleu sur fil.
  2. Il doit manquer ici quelques vers.