Chansons choisies de Désaugiers/Souvenirs nocturnes

Pour les autres éditions de ce texte, voir Souvenirs nocturnes de deux époux du dix-septième siècle.


SOUVENIRS NOCTURNES
DE DEUX ÉPOUX DU XVIIe SIÈCLE


Il avait plu toute la journée ; et n’ayant pu aller le soir faire leur partie de loto chez madame Caquet, sage-femme, rue des Martyrs, monsieur et madame Denis s’étaient couchés de bonne heure. Au bout de vingt-trois minutes, madame Denis, qui ne dormait pas, impatientée du silence obstiné de son mari, qui n’avait pas cessé de lui tourner le dos, soupira trois fois et prit la parole :

Madame Denis.

Air : Premier mois de mes amours.

    Quoi ! vous ne me dites rien ?
    Mon ami, ce n’est pas bien ;
    Jadis c’était différent ;
Souvenez-vous-en, souvenez-vous-en…
    J’étais sourde à vos discours,
    Et vous me parliez toujours.

Monsieur Denis, se retournant.

    Mais, m’amour, j’ai sur le corps
    Cinquante ans de plus qu’alors ;
    Car c’était en mil sept cent,
Souvenez-vous-en, souvenez-vous-en…
    An premier de mes amours,
    Que ne durez-vous toujours !

Madame Denis, se ravisant.

    C’est de vous qu’en sept cent un
    Une anguille de Melun

    M’arrivant si galamment !
Souvenez-vous-en, souvenez-vous-en…
    Avec des pruneaux de Tours
    Que je crois manger toujours.

Monsieur Denis.

    En mil sept cent deux, mon cœur
    Vous déclara son ardeur :
    J’étais un petit volcan ;
Souvenez-vous-en, souvenez-vous-en.
    Feu des premières amours,
    Que ne brûlez-vous toujours !

Madame Denis.

    On nous maria, je crois,
    À Saint-Germain-l’Auxerrois.
    J’étais mise en satin blanc ;
Souvenez-vous-en, souvenez-vous-en.
    Du plaisir, charmants atours,
    Je vous conserve toujours.

Monsieur Denis, se mettant sur séant.

    Comme j’étais étoffé

Madame Denis, s’asseyant de même.

    Comme vous étiez coiffé !

Monsieur Denis.

Habit jaune en bouracan ;
Souvenez-vous-en, souvenez-vous-en…

Madame Denis.

    En culotte de velours

    Que je regrette toujours.
(Continuant.)
    Comme, en dansant le menuet,
    Vous tendîtes le jarret !
    Ah ! vous alliez joliment !
Souvenez-vous-en, souvenez-vous-en…
    Aujourd’hui nous sommes lourds ;

Monsieur Denis.

    On ne danse pas toujours.
(S’animant.)
    Comme votre joli sein
    S’agitait sous le satin !
    Il était mieux qu’à présent ;
Souvenez-vous-en, souvenez-vous-en…
    Belles formes, doux contours,
    Que ne durez-vous toujours !

Madame Denis.

    La nuit, pour ne pas rougir,
    Je fis semblant de dormir.
    Vous me pinciez doucement ;
Souvenez-vous-en, souvenez-vous-en…
    Mais à présent, nuits et jours,
    C’est moi qui pince toujours.

Monsieur Denis.

    La nuit, lorsque votre époux
    S’émancipait avec vous,
    Comme vous faisiez l’enfant !
Souvenez-vous-en, souvenez-vous-en…
    Mais on fait les premiers jours
    Ce qu’on ne fait pas toujours.


Madame Denis.

    « Comment avez-vous dormi ? »
    Nous demandait chaque ami :
    « Bien, » répondais-je à l’instant ;
Souvenez-vous-en, souvenez-vous-en…
    Mais nos yeux et nos discours
    Se contredisaient toujours.

Monsieur Denis, lui offrant une prise de tabac.

    Demain, songez s’il vous plaît,
    À me donner mon bouquet.

Madame Denis, tenant la prise de tabac sous le nez.

    Quoi ! c’est demain la Saint-Jean ?

Monsieur Denis, rentrant dans son lit.

Souvenez-vous-en, souvenez-vous-en…
    Époque où j’ai des retours
    Qui me surprennent toujours.
 

Madame Denis, se recouchant.

    Oui, jolis retours, ma foi !
    Votre éloquence avec moi
    Éclate une fois par an ;
Souvenez-vous-en, souvenez-vous-en…
    Encor votre beau discours
    Ne finit-il pas toujours.
        (Ici M. Denis a une réminiscence)

Madame Denis, minaudant.

    Que faites vous donc, mon cœur ?


Monsieur Denis.

    Rien… je me pique d’honneur.

Madame Denis.

    Quel baiser !… il est brûlant…

Monsieur Denis, toussant.

Souvenez-vous-en, souvenez-vous-en…

Madame Denis, rajustant sa cornette.

    Tendre objet de mes amours,
    Pique-toi d’honneur toujours !
    Ici le couple bâilla
    S’étendit et sommeilla.
    L’un marmottait en ronflant :
« Souvenez-vous-en, souvenez-vous-en… »
    L’autre : « Objet de mes amours,
    Pique-toi d’honneur toujours ! »