Chansons choisies d’Eugène Imbert/Le Parc

Chansons choisies d’Eugène Imbert
Chansons choisies ; [[Élégies parisiennes|Élégies parisiennes]]Imprimerie Demoulle (p. 75-78).


LE PARC


Air nouveau.


Hé, gars ! — Quoi, vieux ! — Quitte ta paille ;
Viens me donner un coup de main.
Avant que le soleil s’en aille,
Retournons le parc pour demain.
— Gars, c’est le fils. Vieux, c’est le père ;
Ils gardent tous deux le bétail.
Rarement vit-on telle paire
De compagnons pour le travail.

Toujours veillant à la besogne,
Un ciel sombre ou clair, voilà notre toit.
Mais la nuit tombe, et le chien grogne ;
Allons, Pataud, tais-toi !

Dépêchons-nous : voici la brune,
Et bientôt le ciel sera noir.
Ne comptons pas trop sur la lune :
Elle est paresseuse ce soir.

Pour que le maigre pré qu’il broute
Dans un mois soit prêt au labour,
Le troupeau doit, coûte que coûte,
Fumer ses trois perches par jour.

Toujours veillant à la besogne,
Un ciel sombre ou clair, voilà notre toit.
Mais la nuit tombe, et le chien grogne ;
Allons, Pataud, tais-toi !

Le fils de la ferme voisine,
Quand je passe avec le messier,
À l’aspect de ma limousine
Se sauve en criant au sorcier.
Car on me redoute ou me raille,
Et par le hameau si je sors,
Tous les gamins, sotte marmaille,
Vont m’appelant jeteur de sorts.

Toujours veillant à la besogne,
Un ciel sombre ou clair, voilà notre toit.
Mais la nuit tombe, et le chien grogne ;
Allons, Pataud, tais-toi !

Jetteur de sorts ! Je voudrais l’être ;
Que je donnerais de bon cœur
Un peu plus de douceur au maître,
De patience au travailleur !
Dans la rue, au bout du village,
Je sais des gens bien malheureux :
Si des sorts j’avais le partage,
J’en garderai un bon pour eux.

Toujours veillant à la besogne,
Un ciel sombre ou clair, voilà notre toit.
Mais la nuit tombe, et le chien grogne ;
Allons, Pataud, tais-toi !

Dès que le renouveau visite
Les murs où j’étouffe l’hiver,
Avec mes moutons, au plus vite,
J’entre en plaine et me mets au vert.
Au lieu du greniier, vilain bouge
Où je couche avec des valets,
Ma maison de bois peinte en rouge
Me fait libre et vaut un palais.

Toujours veillant à la besogne,
Un ciel sombre ou clair, voilà notre toit.
Mais la nuit tombe, et le chien grogne ;
Allons, Pataud, tais-toi !

Bon. Le parc a changé de place ;
Claie à claie il est retourné :
Le loup, s’il se mettait en chasse,
Ne saurait où fourrer son nez.
Dormez en paix, bêtes à laine,
À moins qu’avec son bruit d’enfer
Ne passe cette nuit en plaine
Un convoi du chemin de fer.

Toujours veillant à la besogne,
Un ciel sombre ou clair, voilà notre toit.
Mais la nuit tombe, et le chien grogne ;
Allons, Pataud, tais-toi !


La lune monte et le bois d’aunes
S’agite dans l’ombre sans bruit.
On dirait que ses feuilles jaunes
Craignent de réveiller la nuit.
Mon fils, si le sommeil t’accable,
Tu peux ronfler dans mon manteau ;
Dans les yeux je n’ai pas de sable.
Bonne nuit. L’œil au guet, Pataud !

Toujours veillant à la besogne,
Un ciel sombre ou clair, voilà notre toit.
Mais la nuit tombe, et le chien grogne ;
Allons, Pataud, tais-toi !