Champs, usines et ateliers/Préface de la première édition anglaise

Traduction par Francis Leray.
P.-V. Stock (p. xiii-xvii).

PRÉFACE
DE LA
PREMIÈRE ÉDITION ANGLAISE




Sous les noms de profit, revenu, intérêt du capital, plus-value et autres, les économistes ont souvent étudié les bénéfices que les propriétaires du sol ou du capital, ou bien certaines nations privilégiées peuvent tirer, soit du travail salarié, payé au-dessous de sa vraie valeur, soit de la situation inférieure d’une classe de la société par rapport à une autre classe, soit enfin de la lenteur relative avec laquelle telle ou telle nation accomplit son évolution industrielle. Ces profits étant partagés aujourd’hui d’une manière très inégale entre les différents individus, classes ou nations prenant part à la production, on s’est donné une peine considérable pour étudier comment se fait le partage des bénéfices, ainsi que les conséquences économiques et morales de la répartition, telle qu’elle se fait actuellement. On a discuté aussi avec ardeur les réformes qu’il faudrait apporter à notre organisation économique pour obtenir une plus équitable répartition des richesses, accumulées avec une rapidité toujours croissante ; et c’est sur les questions relatives au droit de participer à cet accroissement de richesse que les économistes des différentes écoles se livrent aujourd’hui les batailles les plus ardentes.

Entre temps, la grande question : « Que devons-nous produire, et comment ? » est nécessairement restée à l’arrière-plan. Cependant l’économie politique, à mesure qu’elle se dégage de sa forme demi-scientifique, tend de plus en plus à devenir une science vouée à l’étude des besoins des hommes et des moyens de les satisfaire en gaspillant le moins possible d’énergie. Elle tend à devenir une espèce de physiologie de la société. Mais, jusqu’ici, bien peu d’économistes ont reconnu que c’est là le vrai domaine de l’économie politique, et bien peu ont essayé de constituer leur science en se plaçant à ce point de vue. Il s’en suit qu’aujourd’hui, le principal, le vrai sujet de l’économie politique, — c’est-à-dire l’économie de l’énergie nécessaire dans une société pour la satisfaction des besoins humains, — est le dernier des sujets que l’on discute sous une forme concrète dans les traités d’économie politique.

Les pages qui suivent sont une contribution à une partie de ce vaste sujet. Elles contiennent une discussion des avantages que les sociétés civilisées peuvent tirer, pour la satisfaction de leurs besoins, d’une combinaison intelligente des travaux industriels avec l’agriculture intensive, ainsi que du travail intellectuel avec le travail manuel.

L’importance de cette combinaison n’a pas échappé à l’attention d’un certain nombre de sociologues. Elle fut beaucoup discutée en Angleterre dans les années trente et quarante du dix-neuvième siècle, lors du mouvement chartiste, et en France lors du réveil socialiste dans les années quarante. On parla beaucoup à cette époque de « travail harmonisé », « d’éducation intégrale, » etc. On signala dès lors que pour obtenir le maximum de bien-être il faut combiner dans chaque communauté une certaine variété de travaux agricoles, industriels et intellectuels. L’homme, disait-on, ne donnera la vraie mesure de ce qu’il peut produire, que s’il est en situation d’appliquer ses facultés variées à différents travaux : dans la ferme, la manufacture, le cabinet de travail, l’atelier de l’ouvrier, l’atelier de l’artiste, au lieu d’être rivé pour toute sa vie à une seule de ces occupations.

À une époque beaucoup plus rapprochée de nous, vers 1875, la théorie de l’évolution de Herbert Spencer donna naissance en Russie à un remarquable travail, la Théorie du Progrès de M. Mikhaïlovsky. La part qui revient dans l’évolution progressive à la différenciation et celle qui appartient à une intégration des aptitudes et des activités furent discutées par l’écrivain russe avec une certaine profondeur de pensée, et la formule spencérienne de la différenciation reçut ainsi son complément nécessaire.

Enfin, parmi un certain nombre de monographies, il me faut mentionner un petit livre suggestif de J. R. Dodge, le statisticien américain, Farm and Factory : Aids derived by Agriculture from Industries. (La Ferme et l’Usine : l’aide que l’Industrie peut prêter à l’Agriculture, New-York, 1886). La même question y est discutée au point de vue de son application pratique aux États-Unis.

Vers le milieu du dix-neuvième siècle une union harmonieuse entre les travaux agricoles et industriels, ainsi qu’entre le travail cérébral et le travail manuel, ne pouvait être qu’un desideratum. Les conditions dans lesquelles s’affirmait alors le régime de la grande industrie, ainsi que les formes surannées de l’agriculture rendaient une telle union impraticable. La production synthétique était chose impossible. Mais la merveilleuse simplification des procédés techniques de l’industrie et de l’agriculture, due en partie à une division du travail de plus en plus accentuée, — fait analogue à ce que nous voyons en biologie, — a rendu la synthèse possible ; et une tendance marquée vers une synthèse des activités humaines devient évidente dans l’évolution économique moderne.

C’est cette tendance que j’ai analysée dans les chapitres qui suivent, et j’y insiste en particulier sur les résultats que nous donne déjà en certains endroits l’agriculture moderne, — comme on peut le voir par les exemples que j’emprunte à différents pays. J’insiste aussi sur la petite industrie, à laquelle une impulsion nouvelle est donnée par les nouveaux modes de transmission de la force motrice.

J’ajoute enfin à l’Appendice des renseignements intéressants sur les développements récents de l’agriculture intensive, sous verre et en plein champ.

La matière de ces essais parut en 1888-1890 dans la revue anglaise Nineteenth Century et dans un article sur la question agraire, publié aux États-Unis, dans le Forum. Cependant la tendance qui y fut signalée se trouva confirmée depuis par une telle masse de preuves, qu’il a fallu faire un nombre considérable d’additions et rédiger à nouveau les chapitres sur l’agriculture et la petite industrie.

Je profite de l’occasion qui s’offre ici à moi pour adresser mes meilleurs remerciements aux éditeurs du Nineteenth Century et du Forum qui ont bien voulu m’autoriser à reproduire ces essais sous une nouvelle forme, ainsi qu’aux amis et correspondants qui m’ont aidé à recueillir des renseignements sur l’agriculture et la petite industrie.

Bromley, Kent, 1898.