Champs, usines et ateliers/Chapitre premier

CHAPITRE PREMIER


La décentralisation de l’industrie.


La division du travail et son intégration. — L’habileté industrielle se répand. — Tendance de chaque nation à fabriquer elle-même les produits manufacturés dont elle a besoin. — L’Angleterre. — La France. — L’Allemagne. — La Russie. — La concurrence allemande en Angleterre.


Qui ne se souvient du remarquable chapitre par lequel Adam Smith ouvre son enquête sur la nature et les causes de la richesse des nations ? Même ceux de nos économistes contemporains qui consultent rarement les œuvres du père de l’économie politique et oublient souvent les idées qui les inspirèrent, savent ce chapitre par cœur, tant on l’a cité et reproduit souvent. Il est devenu article de foi ; et l’histoire économique du siècle qui s’est écoulé depuis qu’Adam Smith l’écrivit en a été, pour ainsi dire, un véritable commentaire.

« Division du travail », tel fut le mot d’ordre du siècle. Et la division et la subdivision — une subdivision permanente — des fonctions ont été poussées si loin que l’humanité s’est trouvée répartie en castes presque aussi solidement établies que celles de l’Inde ancienne.

Nous avons d’abord la grande distinction entre producteurs et consommateurs : producteurs consommant peu, d’une part, et, d’autre part, consommateurs produisant peu. Puis, parmi les premiers, une série de nouvelles subdivisions : travailleur manuel et travailleur intellectuel, nettement séparés l’un de l’autre au détriment de tous les deux ; ouvriers agricoles et ouvriers de fabrique ; et, parmi la masse de ces derniers encore, d’innombrables subdivisions, si ténues, en vérité, que l’idéal moderne de l’ouvrier semble être un homme ou une femme, voire une jeune fille ou un jeune homme, ne connaissant aucun métier, n’ayant aucune idée de l’industrie qui l’emploie, seulement capable de faire tout le long du jour et durant toute une vie la même partie infinitésimale du même objet. Depuis l’âge de treize ans jusqu’à celui de soixante, il poussera la banne jusqu’à un point déterminé de la galerie de mine, ou bien il fabriquera un ressort de couteau, ou encore exécutera « la dix-huitième partie d’une épingle ». Ce n’est plus que le serviteur d’une machine d’un certain type, qu’un rouage vivant, en chair et en os, d’un immense mécanisme, n’ayant aucune idée du pourquoi ni du comment des mouvements rythmiques de sa machine.

L’artisan habile n’est plus qu’une survivance d’un passé, condamné, nous dit-on, à disparaître. À l’artiste qui trouvait une joie esthétique dans le travail de ses mains doit être substitué l’esclave humain d’un esclave d’acier. Et l’ouvrier des champs lui-même, qui autrefois se reposait des fatigues de son dur labeur dans la maison de ses ancêtres, futur foyer de ses enfants, dans son amour de sa terre, et dans un commerce intime avec la nature, l’ouvrier des champs n’est-il pas condamné à disparaître par la loi de la division du travail ? On nous dit qu’il n’est plus qu’un anachronisme. Dans les fermes du Far West américain on le remplace déjà par un serviteur occasionnel loué pour la saison d’été et congédié à l’automne, un chemineau qui jamais ne reverra le champ où, une fois dans sa vie, il fit la moisson. « Dans quelques années, ce sera un fait accompli, » nous dit l’économiste, « l’agriculture se transformera aussi selon les vrais principes de la division du travail et de l’organisation industrielle moderne ».

Éblouis par les résultats obtenus, surtout en Angleterre, en notre siècle de merveilleuses découvertes, nos économistes et nos hommes politiques se laissèrent entraîner plus loin encore dans leurs rêves de division du travail. Ils proclamèrent la nécessité de diviser toute l’humanité en ateliers nationaux ayant chacun sa spécialité. On nous enseigna, par exemple, que la Hongrie et la Russie étaient prédestinées par la nature à produire du blé, afin de nourrir les contrées industrielles ; que la Grande-Bretagne devait pourvoir le marché mondial de cotonnades, de fers, d’acier et de houille ; que la Belgique devait procurer à tous les lainages, et ainsi de suite. Que dis-je, dans chaque nation chaque région devait avoir sa spécialité. Il en était ainsi depuis un certain temps, et cet état de choses devait persister. Des fortunes avaient été édifiées grâce à ce système, et il continuerait à s’en édifier.

Comme on avait déclaré que la richesse des nations se mesure à la somme des bénéfices faits par quelques-uns, et que c’est la division du travail qui permet de réaliser les bénéfices les plus considérables, on ne songeait nullement à se demander si les hommes consentiraient à subir toujours une telle spécialisation, et si des nations pouvaient se spécialiser comme des ouvriers isolés. La théorie était bonne pour aujourd’hui. À quoi bon s’inquiéter de demain ? Demain apporterait sa propre théorie.

C’est en effet ce qui arriva. Cette étroite conception de la vie, qui consistait à penser que les profits sont les seuls mobiles de la société humaine, et cette croyance obstinée que ce qui existe aujourd’hui durera toujours, se trouvèrent en désaccord avec les tendances de la vie humaine. La vie prit une autre direction. Personne ne niera sans doute que, grâce à la spécialisation, la production peut atteindre un très grand développement ; mais précisément à mesure que le travail demandé à l’ouvrier dans l’organisation industrielle actuelle devient plus simple et d’un apprentissage plus facile, et par suite plus monotone et plus ennuyeux, — le désir de varier son travail pour exercer toutes ses facultés se fait d’autant plus pressant chez l’individu.

L’humanité s’aperçoit qu’il n’y a aucun avantage pour la communauté à river pour toute sa vie un être humain à un endroit déterminé d’un atelier ou d’une mine, aucun bénéfice à le priver d’un travail qui le mettrait en rapport direct avec la nature, ferait de lui une partie consciente du grand tout, lui permettrait de participer aux jouissances suprêmes de la science et de l’art, du travail libre et de la création. On commence à comprendre qu’alors seulement il serait capable de donner à la société tout ce qu’il peut lui donner.

Les nations aussi refusent de se spécialiser. Chaque peuple est un composé de goûts et d’inclinations variés, de besoins, et de ressources multiples, de capacités et de puissance inventive de toute sorte. Le territoire occupé par chaque nation est à son tour une combinaison des plus diverses de sols et de climats, de monts et de plaines, de vallées aboutissant à une variété plus grande encore de territoires et de races. La variété, voilà le trait caractéristique de chaque territoire et de ses habitants, et cette diversité implique une diversité d’occupations. L’agriculture appelle à la vie l’industrie, et l’industrie fait vivre l’agriculture. Toutes deux sont inséparables, et leur combinaison, leur intégration est capable de produire les résultats les plus grandioses.

À mesure que le savoir professionnel devient le domaine virtuel de chacun, à mesure qu’il devient international et ne peut être monopolisé plus longtemps, chaque nation acquiert la possibilité d’appliquer toute la diversité de ses énergies à toute la diversité des travaux industriels et agricoles. Le savoir ignore les frontières politiques artificielles. Il en est de même de l’industrie, et la tendance actuelle de l’humanité est d’avoir la plus grande quantité possible d’industries variées, groupées dans chaque pays, dans chaque région séparée, côte à côte avec les entreprises agricoles.

Les besoins des agglomérations humaines correspondent ainsi aux besoins de l’individu ; et tandis qu’une division temporaire des fonctions reste la plus sûre garantie du succès dans chaque entreprise séparée, la division permanente est condamnée à disparaître ; elle tend à être remplacée par une variété de travaux intellectuels, industriels et agricoles, correspondant aux différentes aptitudes de l’individu, aussi bien qu’à la diversité des facultés que l’on trouve représentées dans toute agglomération humaine.

Aussi, dès que nous nous détournons de la scolastique de nos manuels pour examiner la vie humaine dans son ensemble, nous ne tardons pas à découvrir que, sans repousser les bienfaits d’une division du travail temporaire, il est grand temps de proclamer ceux de l’intégration du travail.

Jusqu’ici l’économie politique a surtout insisté sur la division. Nous, nous réclamons l’intégration, et nous soutenons que l’idéal de la société — c’est-à-dire le but prochain vers lequel la société est déjà en marche — est une société de travail intégré, une société où chaque individu est producteur à la fois de travail manuel et de travail intellectuel, où tout homme valide est ouvrier, et où chaque ouvrier travaille à la fois au champ et à l’atelier ; où tout groupement d’individus, assez nombreux pour disposer d’une certaine variété de ressources naturelles — que ce soit une nation ou mieux encore une région — produit et consomme lui-même la plus grande partie de ses produits agricoles et manufacturés.

L’échange, dans ces conditions, ne serait certainement pas exclu. Au contraire, il pourrait même augmenter d’importance. Mais ce ne serait plus cet échange forcé — cause principale des guerres, — que nous voyons aujourd’hui entre nations, dont l’une cherche à exploiter les retards industriels de l’autre. Ce serait surtout un échange d’hommes, d’idées, de savoir, de suggestions, de modèles à imiter et à dépasser. Et quant aux produits mêmes, l’échange se réduirait plutôt à s’envoyer mutuellement les produits créés par le génie de telle ou telle civilisation historique, ou bien ceux seulement qui resteront forcément limités à certaines zones, à certains climats.

Tant que la société restera organisée de façon à permettre aux propriétaires de la terre et du capital de s’approprier, sous la protection de l’État et de droits historiques, le surplus de la production humaine, un tel changement ne pourra certainement pas s’accomplir d’une manière complète. Mais le système industriel actuel, basé sur une spécialisation permanente des fonctions, porte déjà en lui-même les germes de sa propre ruine. Les crises industrielles, qui s’aggravent et se prolongent de plus en plus, et auxquelles les armements et les guerres, conséquence de l’organisation présente, donnent un caractère encore plus aigu, rendent de jour en jour plus difficile le maintien du régime actuel. Et chaque nouvelle crise rapproche de nous le moment où tout notre système de propriété individuelle et de production sera ébranlé jusque dans ses fondements par des luttes intestines, dont le caractère plus ou moins violent dépendra du plus ou moins de bon sens des classes aujourd’hui privilégiées.

Mais nous soutenons aussi que toute tentative socialiste pour modifier les relations actuelles entre le Capital et le Travail aboutira à un échec si elle ne tient pas compte des tendances signalées ci-dessus vers l’intégration. Ces tendances ont été, à notre avis, beaucoup trop négligées jusqu’ici par les différentes écoles socialistes. Mais il faudra qu’on y prenne garde. Une société réorganisée devra renoncer à cette erreur de la spécialisation des peuples pour la production agricole ou industrielle. Chaque nation devra compter sur elle-même pour se procurer sa nourriture, en même temps qu’une bonne partie des matières premières qui lui sont nécessaires. Elle devra trouver le meilleur moyen d’associer l’agriculture avec l’industrie, le travail des champs avec une industrie décentralisée ; et elle devra procurer à tous l’« éducation intégrale », la seule qui, enseignant à la fois la science et le métier manuel depuis la plus tendre enfance, peut donner à la société les hommes et les femmes dont celle-ci a réellement besoin.

Chaque peuple se suffisant par sa propre agriculture et sa propre industrie ; chaque individu se livrant à la fois au travail de la terre et à un art industriel quelconque ; chacun combinant les notions scientifiques avec la connaissance d’un métier manuel, — telle est, nous l’affirmons, la tendance actuelle des nations civilisées.


Le prodigieux développement de l’industrie en Grande-Bretagne et l’accroissement simultané du trafic international, qui permet aujourd’hui de transporter sur une gigantesque échelle les matières premières et les produits alimentaires, ont fait naître l’impression que certains peuples de l’Europe occidentale étaient destinés à devenir les manufacturiers du monde entier. Ils n’ont, disait-on, qu’à approvisionner le marché mondial de produits manufacturés, et ils feront venir de toute la surface de la terre la nourriture qu’ils ne peuvent demander à leur sol, ainsi que les matières premières dont leurs usines ont besoin. La rapidité toujours croissante des communications transocéaniques et les conditions de jour en jour meilleures de la navigation contribuèrent à renforcer cette impression.

Si nous considérons les enthousiastes tableaux du grand trafic international qu’a tracés Neumann Spallart — le statisticien, le poète, peut-on dire, du commerce mondial, — nous nous sentons en effet tout prêts à tomber en extase devant les résultats obtenus. « Pourquoi irions-nous faire pousser le blé, élever des bœufs et des moutons, nous imposer le pénible labeur du paysan, observer anxieusement le ciel dans la crainte d’une mauvaise récolte, lorsque nous pouvons, avec beaucoup moins de peine, faire venir des montagnes de blé de l’Inde, de l’Amérique, de la Hongrie ou de la Russie, de la viande de la Nouvelle-Zélande, des légumes des Açores, des pommes du Canada, du raisin de Malaga, etc ? »

C’est ainsi qu’on raisonne en Angleterre. Et on ajoute : « Dès maintenant, même dans les ménages les plus modestes, notre nourriture se compose de produits venus de tous les points du globe. Notre vêtement est fait de fibres qui ont poussé, de laine qui a été tondue dans toutes les parties du monde. Les prairies d’Amérique et d’Australie, les montagnes et les steppes de l’Asie, les solitudes glacées des régions arctiques, les déserts africains et les abîmes de l’Océan, les tropiques et les terres du soleil de minuit sont nos tributaires. Toutes les races humaines contribuent chacune pour sa part à nous procurer notre nourriture et notre luxe, nos vêtements les plus simples ou les plus riches ; et en échange nous leur expédions les produits enfantés par notre intelligence supérieure, nos connaissances techniques, nos puissantes facultés d’organisation industrielle et commerciale ! N’est-ce pas là un spectacle grandiose que ce réseau compliqué d’échanges actifs qui s’est développé en quelques années, et s’est étendu sur la terre entière ? »

Grandiose, peut-être ; mais si ce n’était qu’un mirage ? À quel prix ce résultat a-t-il été atteint ? Et combien de temps cela durera-t-il ?


Faisons un retour de cent ans en arrière. La France était saignée à blanc par les guerres de Napoléon, et sa jeune industrie, qui à la fin du siècle précédent avait commencé à grandir, était maintenant anéantie. L’Allemagne, l’Italie étaient impuissantes sur le terrain industriel. Les armées de la grande République y avaient porté, il est vrai, un coup mortel au servage ; mais, avec le retour de la réaction, le régime mourant était revivifié, et le servage, on le sait, est incompatible avec un grand développement de l’industrie moderne. Les terribles guerres entre la France et l’Angleterre, de 1792 à 1815, qu’on explique souvent par des raisons purement politiques, ont eu une signification beaucoup plus profonde, — une signification économique.[1] C’étaient des guerres pour la suprématie anglaise sur le marché du monde, des guerres contre le commerce et l’industrie de la France — et ce fut la Grande-Bretagne qui remporta la victoire. Elle devint maîtresse des mers. Bordeaux n’était plus le rival de Londres, et l’industrie française naissante semblait étouffée.

Favorisée par la puissante impulsion donnée aux sciences naturelles et à la technologie à une époque de grandes découvertes et d’inventions, ne trouvant pas de concurrents sérieux en Europe, l’Angleterre commença à développer en grand son industrie. Produire sur une large échelle, par énormes quantités, tel fut le mot d’ordre. Les forces humaines nécessaires, on les trouva parmi les paysans, à la fois chassés de leurs terres et attirés dans les villes par l’appât des hauts salaires. Le mécanisme nécessaire fut créé, et la production britannique d’articles manufacturés fit des progrès gigantesques. En moins de soixante-dix ans — de 1810 à 1878 — l’extraction de la houille monta de 10 à 133 millions de tonnes ; les importations de matières premières s’élevèrent de 30 à 380 millions de tonnes, et les exportations de produits manufacturés de 1100 millions de francs à 5 milliards. Le tonnage de la marine marchande fut presque triplé. Vingt-quatre mille kilomètres de chemins de fer furent construits.

Il est inutile de rappeler à quel prix furent obtenus ces résultats. Les terribles révélations des commissions parlementaires de 1840-42 sur la condition atroce des classes ouvrières, les récits d’enlèvements d’enfants, qu’on enfermait dans les manufactures de cotonnades, et de vastes domaines devenus déserts, après qu’on en eut chassé les cultivateurs, sont encore présents à la mémoire de chacun. Ce seront là des monuments durables qui resteront pour montrer par quels moyens la grande industrie s’implanta en Angleterre.

Mais entre les mains des classes privilégiées la richesse s’accumulait avec une rapidité qu’on n’eût jamais imaginée. Les richesses incroyables qui aujourd’hui étonnent l’étranger dans les maisons particulières d’Angleterre, c’est à cette époque qu’on commença à les entasser. Le train de vie si coûteux de la haute bourgeoisie, qui fait qu’une personne considérée comme riche sur le continent semble en Angleterre n’avoir qu’une bien modeste fortune, fut introduit durant cette période. La propriété imposée doubla de 1848 à 1878, et les capitalistes anglais placèrent à l’étranger, de 1810 à 1878, dans des entreprises industrielles ou en fonds d’États, une somme de 28 milliards qui à l’heure actuelle en valent 50.[2]

Mais l’Angleterre ne pouvait garder à tout jamais le monopole de la production industrielle. Ni le savoir industriel, ni l’esprit d’entreprise ne pouvaient rester indéfiniment un privilège des Îles Britanniques. Nécessairement, fatalement, ils franchirent la Manche et se répandirent sur le continent. La grande Révolution avait créé en France une classe nombreuse de paysans propriétaires qui pendant un demi-siècle jouirent d’un bien-être relatif ou eurent tout au moins un travail assuré. Les rangs des prolétaires dans les villes grossissaient lentement. Mais la révolution faite par la classe moyenne en 1789-1793 avait déjà établi une distinction entre les paysans propriétaires et les prolétaires des villages, et, en favorisant les premiers au détriment des seconds, elle força les agriculteurs qui n’avaient ni foyer à eux ni terre, à abandonner leurs villages et à former ainsi le premier noyau de travailleurs livrés à la merci des industriels. D’autre part, les paysans propriétaires eux-mêmes, après avoir joui d’une période de prospérité indéniable, commencèrent à leur tour à sentir la dureté des temps, et leurs enfants furent contraints de chercher un emploi dans les usines.

Les guerres et la Révolution avaient certainement arrêté le développement de l’industrie, mais elle reprit son essor pendant la seconde moitié du xixe siècle ; elle progressa, et aujourd’hui, malgré la perte de l’Alsace, la France n’est plus tributaire de l’Angleterre pour les produits manufacturés, comme elle l’était il y a cinquante ans. Maintenant ses exportations d’objets manufacturés sont évaluées à plus d’un tiers du chiffre des exportations anglaises, et plus du quart de ces exportations sont représentées par les textiles, tandis que les importations de textiles comprennent principalement les qualités supérieures de filés de coton et de laine — partiellement réexportés après avoir été tissés — et une petite quantité de lainages. La France montre ainsi une tendance très nette à suffire entièrement aux besoins de sa consommation, et pour la vente de ses produits manufacturés elle semble vouloir compter, non sur ses colonies, mais surtout sur la riche clientèle de son propre marché[3].

L’Allemagne suit la même voie. Depuis la guerre de 1870, son industrie a subi une complète réorganisation. Son outillage a été profondément amélioré, et ses usines, nées d’hier, sont pourvues de machines qui en général représentent le dernier mot du progrès technique. Elle possède un grand nombre d’ouvriers et de techniciens ayant reçu une éducation professionnelle et scientifique supérieure ; et dans une armée de savants chimistes, physiciens et ingénieurs son industrie trouve une aide puissante et intelligente. Dans son ensemble, l’Allemagne offre aujourd’hui le spectacle d’une nation dans une période de renouveau (Aufschwung), douée de toutes les forces de la jeunesse dans tous les domaines de la vie. Il y a cinquante ans, elle était cliente de l’Angleterre pour la plupart des objets manufacturés. Aujourd’hui elle est déjà pour elle une rivale sur les marchés du Sud et de l’Orient et, vu la rapidité de son développement industriel, sa concurrence devient de plus en plus redoutable.

Le mouvement de la production industrielle, après avoir pris naissance dans le nord-ouest de l’Europe, s’étend vers l’est et le sud-est, couvrant un cercle toujours plus vaste. Et, à mesure qu’il gagne vers l’est et pénètre dans les pays plus jeunes, il y introduit tous les perfectionnements dus à un siècle d’inventions mécaniques et chimiques ; il emprunte à la science tous les secours qu’elle peut apporter à l’industrie, et il trouve des populations avides de s’approprier les derniers résultats des recherches modernes. Les nouvelles usines d’Allemagne commencent au point où Manchester était arrivé après un siècle d’expériences et de tâtonnements, et la Russie part du point atteint aujourd’hui par Manchester la Belgique, la Saxe. À son tour, elle s’émancipe de l’Europe occidentale, et rapidement elle se met à fabriquer tous les articles qu’elle importait autrefois, soit d’Angleterre, soit d’Allemagne.

Il est possible que des tarifs protecteurs favorisent quelque peu la naissance de nouvelles industries, — toujours aux dépens d’autres industries en voie de développement et toujours en enrayant les progrès de celles qui existent déjà. Mais la décentralisation des industries se fait, qu’il y ait des droits protecteurs ou non — on pourrait même dire en dépit des droits protecteurs. L’Autriche, la Bohême, la Hongrie, la Suisse et l’Italie suivent la même voie : elles développent leurs industries nationales, et l’Espagne et la Serbie même vont bientôt rejoindre la famille des nations industrielles.

L’Inde, qui plus est, et le Brésil, et le Mexique, aidés par la science et le capital anglais et allemand, créent des industries sur leur propre sol. Enfin, un terrible concurrent s’est élevé récemment pour toutes les nations industrielles d’Europe : la République des États-Unis. À mesure que l’éducation professionnelle se vulgarise dans cette agglomération de 85 millions d’hommes, — et toute l’éducation est dirigée aujourd’hui aux États-Unis de façon à répandre à pleines mains l’instruction technique-scientifique — il faut que des usines s’édifient ; et elles s’édifient avec une telle rapidité — rapidité américaine — que d’ici quelques années les marchés encore ouverts à tous seront envahis par les marchandises américaines. Enfin on a vu surgir dans le Japon et l’on voit surgir déjà dans la Chine deux nouveaux rivaux, si puissants que l’Europe et l’Amérique devront entièrement renoncer d’ici un demi-siècle à leur ambition d’inonder de leurs marchandises les marchés de ces deux contrées. Réussiront-elles seulement à garder pour elles les marchés des autres parties de l’Asie ?

Le monopole des nations qui furent les pionniers de l’industrie s’en va. Et il ne se rétablira plus, quels que soient leurs efforts spasmodiques pour conserver leur position privilégiée d’autrefois. De nouvelles voies doivent être cherchées et trouvées. Le passé a vécu : on n’arrivera plus à le faire revivre.


Avant d’aller plus avant, je voudrais rendre sensible par quelques chiffres la marche de l’industrie vers l’Est. Pour commencer, je prends la Russie comme exemple. Non pas parce que je la connais mieux, mais parce que ce pays est le dernier venu dans le monde industriel.

Il y a cinquante ans, on considérait la Russie comme le type des nations agricoles, condamnées par la nature même à nourrir les autres nations et à faire venir de l’Occident les articles manufacturés dont elles avaient besoin. C’était ainsi, en effet, à cette époque — mais il n’en est plus de même aujourd’hui.

En 1861, année de l’émancipation des serfs, la Russie et la Pologne ne comptaient que 14.060 établissements industriels produisant annuellement 296 millions de roubles (environ un milliard de francs). Vingt ans plus tard, le nombre des établissements s’élevait à 35.160 et leur production annuelle devenait environ quatre fois plus importante ; elle atteignait 1.305.000.000 de roubles (environ 3.500.000.000 fr.) ; et en 1894, bien que le recensement laissât de côté les petites manufactures et toutes les industries soumises aux impôts indirects (sucres, alcools, allumettes), l’ensemble de la production de l’Empire atteignait déjà 1.760.000.000 de roubles, c’est-à-dire plus de 4 milliards et demi de francs. Le trait le plus remarquable de l’industrie russe est que, tandis que le nombre des ouvriers employés dans les fabriques n’avait pas tout à fait doublé depuis 1861 (en 1894, il était de 1.555.000 ; de 1.723.200 en 1907), la production par ouvrier avait plus que doublé en 33 ans : elle avait triplé dans les principales industries. La moyenne était de 1750 fr. par an en 1861, elle montait jusqu’à 4075 fr. en 1894[4]. Cette augmentation du rendement était due principalement au perfectionnement de l’outillage.

Si nous prenons maintenant quelques branches séparément, en particulier les industries textiles et les industries mécaniques, le progrès apparaît encore plus frappant. Ainsi, si nous considérons les dix-huit années qui précédèrent 1879 — date à laquelle les droits d’importation furent augmentés de près de 30 %, et fut définitivement adoptée une politique protectionniste, — nous constatons que même sans droits prohibitifs, la production totale des cotonnades fut triplée, tandis que le nombre des ouvriers employés dans cette industrie ne s’élevait que de 25 %. Le rendement annuel de chaque ouvrier avait passé de 1135 à 2945 fr. Au cours des neuf années suivantes (1880-89) la production annuelle fut plus que doublée : elle atteignit les chiffres respectables de 1.225.000.000 fr. et de 160.000 tonnes. Depuis lors la production doublait de nouveau de 1890 à 1900, la quantité de coton écru travaillé dans les usines de l’Empire montant de 255.000 à 520.700 tonnes, et le nombre des broches s’élevant de 3.457.000 à 6.554.600. Il faut noter que, avec une population de 130 millions d’habitants, le marché national des cotons russes est presque illimité, et qu’en outre des cotonnades sont exportées en Perse et dans l’Asie centrale[5].

Il est vrai que les qualités les plus fines de coton filé et de fil à coudre doivent encore être importées. Mais les manufacturiers du Lancashire y auront bientôt mis bon ordre : ils vont maintenant installer leurs filatures en Russie. De vastes filatures, fabriquant les qualités supérieures de fil de coton ont été déjà ouvertes en Russie avec l’aide de capitaux anglais et d’ingénieurs anglais, ainsi que des fabriques de fil d’acier fin pour le cardage du coton. Le capital est international et, qu’il y ait des droits protecteurs ou non, il franchit les frontières.

Il en est de même des lainages. Dans cette branche la Russie est relativement en retard. Cependant des établissements où l’on peigne, file et tisse la laine, munis du meilleur outillage moderne, sont construits tous les ans en Russie et en Pologne par des filateurs anglais, allemands et belges, si bien qu’aujourd’hui presque toute la laine ordinaire ainsi que la laine fine, des plus belles qualités qu’on puisse obtenir en Russie, sont cardées et filées dans le pays même ; on n’exporte plus que pour 12 à 15.000.000 fr. de laine brute.

L’époque où la Russie était connue comme un pays exportateur de laine brute appartient irrémédiablement au passé[6].

En ce qui concerne les industries mécaniques, aucune comparaison ne saurait être faite entre leur situation actuelle et celle de 1861 ou même de 1870, puisque toute cette industrie s’est développée au cours des trente-cinq dernières années. Dans un rapport soigneusement étudié, le Professeur Kirpitcheff déclarait qu’on peut juger des progrès réalisés par la perfection atteinte en Russie dans la construction des locomotives les plus parfaites et dans la fabrication des tuyaux de conduite d’eau qui supportent fort bien la comparaison avec ceux que l’on fabrique à Glasgow. Grâce aux ingénieurs anglais et français en premier lieu, et ensuite aux progrès techniques accomplis dans le pays même, la Russie n’a plus besoin d’importer aucune pièce de son matériel de chemins de fer. Quant aux machines agricoles, nous savons par les rapports de plusieurs consuls britanniques que les charrues et les moissonneuses russes concurrencent victorieusement les mêmes instruments de marque américaine ou anglaise. Dans les années 1880 à 1890 cette branche de l’industrie s’est largement développée dans les Ourals méridionaux, — sous forme d’industrie villageoise qui doit le jour à l’École technique de Krasno-oufimsk relevant du conseil de district local (zemstvo), et particulièrement dans les plaines qui descendent en pente douce vers la mer d’Azov. Au sujet de cette dernière région un vice-consul anglais écrivait dans un rapport de 1894 : « Outre huit ou dix grands établissements industriels, toute la circonscription consulaire est parsemée de petits ateliers de construction de machines s’occupant surtout de la fabrication de machines et instruments agricoles et ayant la plupart leur propre fonderie… La ville de Berdyansk, » ajoutait-il, « peut se vanter à l’heure actuelle de posséder le plus grand atelier de construction de moissonneuses d’Europe, capable de mettre sur pied trois mille machines par an[7] ! »

Ajoutons que les chiffres ci-dessus, concernant seulement les établissements dont la production annuelle surpasse 5.000 fr., laissent de côté le nombre immense des petites industries domestiques et villageoises qui ont pris récemment un développement considérable à côté des grandes usines et manufactures. Les industries domestiques — si caractéristiques de la Russie et si nécessaires pour ses longs hivers — occupent à l’heure actuelle plus de 7.500.000 paysans, et leur production d’ensemble était estimée il y a quelques années à plus de la moitié de la production totale de la grande industrie : elle dépassait 4 milliards et demi de francs. J’aurai l’occasion de revenir plus loin sur ce sujet, ce qui me permet d’être sobre de statistiques et de me contenter d’ajouter que, même dans les principales provinces industrielles de la Russie, tout autour de Moscou, le tissage à domicile d’étoffes destinées au commerce représente une valeur annuelle de 112.500.000 fr., et que, même dans le Caucase septentrional, où la petite industrie domestique est d’origine récente, il y a dans les maisons des paysans 45.000 métiers produisant 5 millions de francs par an de soieries.

Quant aux industries minières, en dépit d’une protection exagérée qui maintient la routine et malgré la concurrence du bois et du pétrole comme combustibles[8], l’extraction de la houille a doublé dans l’empire russe pendant les années 1896-1904, et en Pologne elle a quadruplé. Presque tout l’acier, le fer et la fonte brute employés en Russie sont produits dans le pays même, l’importation est de moins d’un dixième de la consommation, et les huit usines russes qui fabriquent les rails d’acier sont assez puissamment organisées pour jeter sur le marché 300.000 tonnes de rails par an[9].

Il n’est donc pas étonnant que les importations de produits manufacturés soient si insignifiantes en Russie, et que depuis 1870, — c’est-à-dire neuf ans avant l’augmentation générale des droits de douane — la proportion de ces articles dans l’ensemble des importations soit toujours allée en décroissant. Ces produits, qui formaient encore un cinquième des importations dans les années 1880-85, n’en forment plus [1905] qu’un quarantième ; et tandis que les importations d’Angleterre en Russie étaient estimées en 1872 à 408 millions de francs, elles n’étaient que de 173 à 280 millions de 1894 à 1905. En particulier, les produits manufacturés étaient évalués à un peu moins de 150 millions de francs — le reste étant constitué par des objets alimentaires, des matières premières ou demi-ouvrées (métaux, filés, etc.).

En fait, les importations d’articles fabriqués en Angleterre même ont passé en dix ans de 220 millions à 125 millions de francs, de sorte que la valeur de ces produits n’est plus figurée en 1906 que par les chiffres insignifiants qui suivent : machines, 33 millions ; cotonnades et filés de coton, 9 millions ; lainages et filés de laine, 12 millions ; produits chimiques, 5 millions. Mais la dépréciation des importations d’origine anglaise est encore plus frappante. C’est ainsi qu’en 1876 la Russie importait 400.000 tonnes de métaux anglais et les payait 150 millions, tandis qu’en 1884 la même quantité en était bien importée, mais leur valeur n’était plus que de 85 millions. Et la même dépréciation a continué de se produire pour toutes les marchandises importées, quoique pas toujours dans la même proportion.

Ce serait une grossière erreur de croire que la diminution des importations étrangères soit principalement due à des droits protecteurs élevés. Une explication plus juste se trouve en effet dans le développement de l’industrie nationale. Les droits protecteurs, associés à d’autres causes, ont sans doute contribué à attirer les industriels allemands et anglais en Pologne et en Russie. Lodz, le Manchester polonais, est une ville tout allemande, et les annuaires commerciaux russes sont pleins de noms anglais et allemands. Des capitalistes allemands et anglais, des ingénieurs et des contre-maîtres anglais ont transplanté en Russie les filatures de colon perfectionnées de leurs pays : maintenant ils travaillent à améliorer l’industrie de la laine et la construction des machines, tandis que les Belges ont perfectionné en quelques années d’une façon frappante l’industrie métallurgique dans la Russie méridionale. Il n’y a plus aujourd’hui à en douter, — et cette opinion est partagée non seulement par les économistes mais encore par plus d’un industriel russe, — une politique libre-échangiste n’arrêterait point le développement des forces productives de la Russie. Elle ne ferait que diminuer les énormes bénéfices de certaines catégories d’industriels qui ne perfectionnent pas assez leur technique et comptent sur les bas salaires, les longues journées, et surtout sur les commandes de l’État.

D’autre part, dès que la Russie réussira à obtenir plus de liberté, l’industrie verra ses progrès s’accélérer encore. L’éducation technique — qui, chose étrange, fut très longtemps combattue systématiquement par le gouvernement — se développerait et se répandrait rapidement. En quelques années, avec ses ressources naturelles et sa jeunesse laborieuse, qui précisément tente aujourd’hui l’alliance de la science et du travail manuel, la Russie verrait sa puissance productive se décupler. Dans le domaine industriel elle farà da sè. Elle fabriquera tout ce dont elle a besoin, tout en restant une nation agricole.

Sur les 112 millions d’habitants de la Russie d’Europe proprement dite, il n’y en a, à présent, qu’un million et demi qui travaillent dans les usines et manufactures, et 7 millions et demi associent le travail agricole au travail industriel. Ce chiffre triplerait que la Russie ne cesserait pas d’être une nation agricole ; mais s’il triplait, il n’y aurait plus lieu d’importer d’objets fabriqués, car une nation agricole peut les produire à meilleur compte que les pays qui vivent de matières alimentaires achetées à l’étranger. N’oublions pas qu’un million d’hommes, femmes et enfants, dont moins de 300.000 sont des hommes adultes, fabriquent tous les textiles produits en Angleterre, en Écosse et en Irlande ; que ces travailleurs font marcher 53.000.000 de broches et plus de 700.000 métiers dans l’industrie du coton seulement, et que le Royaume-Uni produisait pendant ces dernières années une quantité si formidable de textiles de toute sorte, qu’on évaluait sa production annuelle à plus de 6 milliards, dont plus de 3 milliards étaient exportés[10].

Les mêmes remarques sont encore plus justifiées en ce qui regarde les autres nations européennes qui sont beaucoup plus avancées dans leur évolution industrielle que la Russie, et tout particulièrement s’il s’agit de l’Allemagne. On a tant écrit récemment sur la concurrence que l’Allemagne fait au commerce britannique, même sur les marchés anglais, et on peut tant apprendre sur ce sujet simplement en passant en revue les magasins de Londres, que point n’est besoin d’entrer dans d’amples détails. Plusieurs articles de revues, la correspondance échangée à ce sujet dans le Daily Telegraph en août 1886, de nombreux rapports de consuls, régulièrement résumés dans les principaux journaux, et encore plus impressionnants quand on les lit dans l’original, et, pour finir, les discours politiques, ont familiarisé l’opinion publique anglaise avec l’idée de l’importance et de la puissance de la concurrence allemande[11].

D’autre part, les forces que l’industrie allemande tire de l’éducation technique de ses ouvriers, de ses ingénieurs et de ses nombreux savants ont si souvent servi de thèmes aux discussions des promoteurs de l’éducation professionnelle en Angleterre, que le développement de la puissance industrielle allemande ne peut plus être ignoré de personne.

Mais si l’Allemagne est devenue une puissante concurrente de l’Angleterre et lui enlève des marchés importants, aussi bien en Europe qu’en Asie, — c’est que son industrie s’est développée avec une rapidité prodigieuse. C’est que, s’il fallait autrefois plusieurs dizaines d’années pour développer telle ou telle industrie, aujourd’hui quelques années suffisent.

En 1864, l’Allemagne n’importa que 80.000 quintaux métriques de coton brut et n’exporta que 8.000 quintaux de tissus de coton. Le filage et le tissage du coton étaient alors des industries domestiques absolument insignifiantes. Vingt ans plus tard, les importations de coton brut s’élevaient déjà à 1.800.000 et doux ans plus tard à 2.780.000 quintaux ; et les exportations de filés et de cotonnades étaient évaluées à 90 millions de francs en 1883, 192 millions en 1893, et 473 millions en 1905. C’est ainsi qu’une grande industrie se créa en moins de trente ans. L’habileté professionnelle nécessaire s’est entre temps développée et, à l’heure actuelle, l’Allemagne ne reste tributaire du Lancashire que pour les qualités supérieures de filés. Cependant il est fort probable que même cette infériorité ne durera pas longtemps[12].

En effet, de très belles filatures ont été érigées en ces derniers temps, et l’Allemagne est sur le point de s’émanciper de Liverpool pour l’achat du coton brut, grâce à l’établissement d’une Bourse du Coton à Brême[13].

Dans l’industrie lainière le nombre des broches a rapidement doublé, et en 1905 la valeur des exportations en lainages atteignit 367 millions (206 millions en 1894), dont 49 millions et demi destinés au Royaume-Uni[14]. L’industrie linière a fait des progrès plus rapides encore, et, en ce qui concerne la soie, l’Allemagne, avec ses 87.000 métiers et une production annuelle estimée 225 millions, tient le premier rang après la France.

Les progrès accomplis dans la préparation des produits chimiques en Allemagne sont bien connus : on ne s’en ressent que trop en Écosse et dans le Northumberland ; et les rapports sur l’industrie du fer et de l’acier en Allemagne, qu’on trouve dans les publications de l’Iron and Steel Institute et dans l’enquête faite par la British Iron Trade Association, montrent l’accroissement formidable de la production du fer ouvré depuis 1871. Il n’est donc pas étonnant que les importations de fer et d’acier en Allemagne se soient réduites de moitié de 1874 à 1894, tandis que les exportations quadruplaient.

Quant aux industries mécaniques, si les Allemands ont commis l’erreur de copier trop servilement les modèles anglais, au lieu de chercher de nouvelles voies et de créer de nouveaux types, comme ont fait les Américains, nous devons cependant reconnaître que leurs imitations sont bonnes et qu’elles rivalisent victorieusement au point de vue du bon marché avec les machines et les outils fabriqués en Angleterre[15]. Quant à la fabrication supérieure des appareils scientifiques allemands, c’est un fait bien connu des hommes d’étude, même en France.

En résumé, toutes les importations de produits manufacturés en Allemagne sont en voie de diminution rapide. Le chiffre des importations de textiles, en y comprenant les filés, est si bas qu’il est presque compensé par la valeur des exportations. Et il est hors de doute que non seulement les marchés allemands de textiles seront bientôt perdus pour les autres peuples industriels, mais encore que la concurrence allemande se fera sentir de plus en plus fortement sur les marchés neutres et sur ceux de l’Europe occidentale. Il est facile de se faire applaudir par des auditoires non informés en s’écriant sur un ton plus ou moins pathétique que jamais l’article allemand n’égalera l’article anglais ou français ! Le fait est qu’il le concurrence au point de vue du bon marché et parfois aussi — quand besoin en est — en ce qui concerne la bonne exécution. Et ceci est dû à bien des causes.

La raison qu’on va chercher dans le « bon marché de la main-d’œuvre » et qu’on cite si souvent dans les discussions sur la « concurrence allemande » en France comme en Angleterre, peut être laissée de côté, aujourd’hui qu’il a été prouvé par tant de récentes enquêtes que les bas salaires et les longues journées de travail n’ont pas nécessairement pour conséquence le bon marché du produit. Les bas salaires et le protectionnisme permettent tout bonnement à un certain nombre d’industriels de continuer à travailler avec un outillage antédiluvien et très imparfait. Mais dans les principales industries qui ont atteint un haut degré de développement, comme celles du coton et du fer, le produit le moins cher est obtenu avec de hauts salaires, des journées courtes et un outillage de premier ordre. Lorsque le nombre des ouvriers nécessaires pour faire fonctionner mille broches peut varier de 17, ce qui est le cas dans de nombreuses filatures russes, à 3, comme en Angleterre, et qu’un seul ouvrier surveille de 2 à 20 métiers à tisser, selon la perfection des machines, — il est impossible qu’une réduction de salaires vienne compenser cette immense différence. En conséquence, dans les grandes filatures de coton et les grandes usines métallurgiques d’Allemagne les salaires de l’ouvrier — nous le savons directement pour les usines métallurgiques par l’enquête ci-dessus mentionnée de la British Iron Trade Association — ne sont pas moins élevés qu’en Angleterre. Tout ce qu’on peut dire, c’est que l’ouvrier en Allemagne peut se procurer plus de choses avec son salaire que l’ouvrier du Royaume-Uni, ce paradis de l’intermédiaire ; un paradis qui durera tant que l’Angleterre se nourrira surtout de matières alimentaires importées.

La principale raison des victoires de l’Allemagne sur le champ de bataille commercial est la même que pour les États-Unis. Ces deux pays sont entrés récemment dans la phase industrielle de leur évolution, et ils y sont entrés avec toute l’énergie de la jeunesse. Ils profitent surtout d’une éducation scientifique et technique, ou tout au moins scientifique et concrète, très largement répandue. Dans ces deux pays les établissements industriels se construisent d’après les modèles les plus nouveaux et les plus parfaits qu’on ait imaginés ailleurs ; et ces deux pays traversent une période de renouveau et de réveil dans toutes les branches de l’activité : littérature et science, industrie et commerce. Ils entrent dans la même phase où entrait la Grande-Bretagne dans la première moitié du dix-neuvième siècle, alors que les ouvriers anglais contribuaient pour une si grande part à l’invention de notre merveilleux mécanisme moderne.

Nous sommes simplement en présence d’un fait illustrant la loi du développement successif des nations. Et au lieu de s’en plaindre et de résister, il serait bien préférable de voir si les deux pionniers de la grande industrie, l’Angleterre et la France, ne peuvent prendre l’initiative d’un nouveau mouvement, entrer dans une nouvelle ère. Il vaudrait beaucoup mieux chercher pour le génie créateur de ces deux nations une issue dans une nouvelle direction, à savoir l’utilisation de la terre et de la puissance industrielle de l’homme de manière à assurer le bien-être au peuple tout entier et non plus au petit nombre.


  1. J. R. SEELEY, dans The Expansion of England, étend même cette remarque à toutes les guerres franco-anglaises du xviiie siècle. Voir en particulier le chapitre ii. (Note du trad.)
  2. C’est à plus de deux milliards (2.250.000.000 fr.) que monte aujourd’hui le revenu annuel, officiellement constaté, que perçoivent les capitalistes du Royaume-Uni pour les sommes prêtées seulement aux divers États et aux compagnies étrangères de chemins de fer. Mais on ne sait pas encore à combien de milliards s’élèvent les intérêts perçus pour les capitaux anglais engagés dans les compagnies de navigation sur les mers du monde entier et sur les grands lacs américains, les câbles, les phares, les banques anglaises, répandues partout, les terrains achetés en Amérique pour la spéculation, les emprunts des villes en Europe et en Amérique, les sociétés d’assurances, et enfin dans les industries du monde entier. On sait seulement que ce chiffre doit être énorme.
  3. Voir Appendice A.
  4. Pour ces dernières années, depuis la guerre du Japon, les chiffres sont incertains. Au 1er  janvier 1906, les inspecteurs de fabriques enregistraient pour la Russie d’Europe, la Pologne et quatre autres provinces du Caucase septentrional, 14.376 établissements industriels, avec 1.693.320 ouvriers, dont 1.104.520 hommes, 412.880 femmes et 175.930 enfants.
  5. Les importations annuelles de coton brut atteignent 160.000 tonnes dont 19.000 proviennent de l’Asie centrale et de la Transcaucasie. Ce sont les Russes qui ont introduit dans le Turkestan les premières plantations de coton américain, ainsi que les premiers établissements de triage et de pressage. Le bon marché relatif des cotonnades unies de Russie et la bonne qualité des indiennes ont attiré l’attention du Commissaire britannique à l’Exposition de Nijni Novgorod de 1897 et il en parle assez longuement dans son rapport.
  6. La production annuelle des 1085 filatures de laine de Russie et de Pologne était évaluée en 1894 à 300 millions de francs.
  7. Rapport du vice-consul Green, The Economist, 9 juin 1894 : « Les moissonneuses d’un type spécial, vendues de 375 à 425 fr., sont solidement construites et font plus de travail que les moissonneuses anglaises ou américaines. » En 1893, dans ce seul district, furent vendues 20.000 moissonneuses, 50.000 charrues, etc., représentant une valeur de 20.500.000 fr. Sans les droits véritablement prohibitifs qui pèsent sur le fer brut étranger (deux fois et demi son prix sur le marché de Londres), cette industrie aurait pris un développement plus grand encore. Mais en vue de protéger l’industrie du fer dans les Ourals — ce qui d’ailleurs a eu pour résultat de la laisser s’enfoncer dans la routine — un droit de 76 fr. est imposé sur chaque tonne de fer brut importé. Les tristes conséquences de cette politique pour l’agriculture, les chemins de fer et le budget russes ont été exposées en détail dans un ouvrage de A. A. Radzig, L’Industrie du Fer dans le Monde. Saint-Pétersbourg, 1896 (En russe).
  8. Des 1500 vapeurs qui naviguent sur les cours d’eau russes, un quart emploient le pétrole et la moitié le bois comme combustible ; le bois est aussi le principal combustible sur les chemins de fer et dans les établissements métallurgiques des Ourals.
  9. Voir Appendice B.
  10. Voici les chiffres officiels qui viennent d’être publiés pour l’année 1906 : — Dans toute l’industrie du coton ne travaillent que 220.563 hommes (y compris les garçons), 262.245 femmes et 90.061 jeunes filles de moins de 18 ans. La production est comme suit : Cotonnades grises et blanchies, 5.870.679.600 mètres ; en couleurs, 556.222.900 mètres (soit, environ 146 mètres par habitant du Royaume-Uni) ; filés, 683.749.000 kilogrammes. Valeur totale du produit, 4.446.350.000 francs. Soit 11.219 mètres de cotonnades et 1.194 kilogrammes de filés produits par chaque ouvrier, Pour les laines (worsted compris) : 112.438 hommes et garçons, 111.492 femmes et 34.087 jeunes filles. Valeur de la production (incomplet), 1.531.250.000 francs. — Pour montrer jusqu’à quel point on se rend généralement peu compte de la productivité moderne du travail humain, il suffira de rappeler que les économistes marxistes russes affirmaient tout récemment encore qu’il fallait « prolétariser » la masse des paysans russes pour développer en Russie la grande industrie. Or, si le quart seulement du surcroît numérique annuel de la population paysanne de la Russie pouvait se diriger vers l’industrie, au bout de vingt ans la Russie ne saurait plus que faire de ses produits. Elle devrait avoir pour elle seule le marché des Indes ou bien même celui de la Chine.
  11. Un grand nombre de faits relatifs à cette question ont été réunis en 1896 dans un petit livre, Made in Germany, par E. E. Williams. Malheureusement les documents concernant le récent développement industriel de l’Allemagne sont si souvent utilisés dans cet ouvrage dans un esprit de parti, afin de plaider la cause du protectionnisme, que l’on peut se méprendre sur leur importance réelle.
  12. Francke, Die neweste Entwickelung der Textil-Industrie in Deutschland. (Développement récent de l’industrie textile en Allemagne).
  13. Cf. Schulze Gæwernitz, Der Grossbetrieb, etc. Voir Appendices C, D, E.
  14. Les importations allemandes des étoffes de laine en Angleterre ont augmente sans interruption, de 1890, où elles atteignaient 15 millions de fr., à 1894, où elles étaient de 22 millions et demi, et 1905, lorsqu’elles montèrent à 49.612.000 fr. Les exportations anglaises en Allemagne qui s’élevaient, pour les étoffes et les filés de laine, à 69 millions et demi en 1890, n’avançaient que lentement. Elles montaient à 75 millions et demi en 1894, et à 95 millions en 1905.
  15. Voir Appendice D.