Auguste Brancart (p. 133-140).
Deuxième partie



V


Un matin Dosia arrivait chez Lucie. Des rideaux épais cachaient les deux fenêtres, et par les fentes, un jour brumeux entrait en rayons gris. Il s’étalait en éventail aux coins de la chambre, éclairait vaguement le canapé presque disparu sous un entassement de jupons, de robes à volants crottés. Partout, dans la vaste chambre, un grand désordre, une complète insouciance d’embellir l’aspect des choses. Le globe de la pendule renversé gisait à terre, calé entre deux chaises ; une eau savonneuse y stagnait. Sur la cheminée, des épingles, des allumettes, de menus bijoux en argent. Sur un guéridon, un fichu de dentelle, cachant la soie d’un parapluie, un corset noir à piqûres jaunes, une houppette ; il y avait encore un livre rouge, des romances, la photographie de Judic, un flacon coiffé de peau blanche.

L’absence de l’homme, l’indifférence de la fille pour cette chambre, où elle ne faisait que dormir, s’affichait jusque sur la toilette : des serviettes sales, une natte de cheveux hérissée d’épingles, une éponge s’y affaissaient.

Au fond, dominant ce désordre, le lit apparaissait à demi voilé sous des rideaux blancs, et, la tête enfouie dans la mollesse de l’oreiller, Lucie Thirache dormait, souriante, les bras étendus, la peau moite, les seins à l’air.

Doucement, Dosia se glissa près elle, puis tout à coup, avec une brusquerie espiègle, elle lui dit dans l’oreille : « Oh ! la grande fainéante ! »

Lucie, d’abord, eut seulement une moue renfrognée, elle souleva ses paupières lourdes et murmura : « C’est toi ? » puis elle referma les yeux, emmaillottant sa face dans les couvertures. Dosia la voyant prête à dormir encore, courut à une fenêtre, à l’autre, tira les rideaux, inonda la chambre de lumière. Et revenue vers le lit, elle prit à deux mains la tête de Lucie, se mit à l’embrasser très vite dans les cheveux, sur la bouche, sur le front. Bientôt son amie entrouvrit les yeux avec une grimace boudeuse ; et maintenant, la tête un peu relevée, les poings ramenés sur les sourcils, elle baillait.

— Oh ! comme je suis fatiguée !

— Pourtant tu as assez dormi, voyons, il est midi moins le quart. Lève-toi, dis, tu veux ? Nous irons à Blangy canoter un peu.

— Canoter ? Des prunes, ma fille, et qui est-ce qui ramera ? Tu sais, moi, je n’en veux plus.

— Oh ! n’aie pas peur, ce ne sera pas toi.

— Et qui, alors ?

— Ah ! ça, je ne veux pas le dire.

— Oh ! c’est ça, dis tout de suite que tu veux me faire aller avec un type. Eh bien, merci, tu vas bien.

— Allons, voyons, ne te fâche pas. C’est pas du tout, d’abord.

Elle s’expliqua. Un officier, Émile, un beau brun, lui avait fait des propositions de vie commune ; il était très chic, offrait sans cesse des robes, des bibelots, un tas d’objets chers. Aujourd’hui il l’allait emmener pour faire une partie de canotage, et craignant que sa petite Nina n’eût du chagrin toute seule, elle était venue la chercher.

— Mais si ça t’embête tant que ça, tu sais, je m’en vais, et puis v’là tout.

— Oh, ça ne m’embête pas, voyons. Seulement, j’ai été tuée quand tu m’as dit, en arrivant, que tu venais me chercher pour canoter avec des types ; moi, je croyais que tu voulais me coller un amant.

— Eh bien ? Et après ? Où donc que serait le mal ? Dis, t’as pas envie de rester toujours comme ça, à faire ta bégueule peut-être ?

— Moi ? Pas du tout, seulement je ne veux plus coucher avec des hommes, voilà !

— Et pourquoi ?

— Tiens, parce qu’ils sont trop cochons. Et puis, je suis malade, je veux pas crever pour leur plaisir.

— De quoi, malade ? Mais il y a longtemps que t’es guérie, ma fille, tu sais bien que le médecin te l’a encore dit l’autre jour. Ben vrai, je fais bien la noce, moi ; pourtant j’ai été encore plus malade que toi, bien sûr.

— Oh ! plus que moi, faudrait voir ! objecta Lucie.

Et longuement les deux femmes discutèrent cette question. Le souvenir des souffrances passées leur était un bonheur d’en être enfin délivrées.

— Oui, oui, mais c’est pas tout ça. Sommes-nous bêtes avec nos histoires ! Viens-tu, oui ou non ? Dis ?

— Mais non, là, je veux pas retomber malade.

— Es-tu sotte ! Tiens, laisse-moi tranquille… Ainsi aujourd’hui si tu voudrais, tu pourrais faire un riche coup.

Et Dosia, avec des enthousiasmes, exhiba les avantages de la bonne affaire, qu’elle proposait :

Un ami d’Émile, officier aussi, Charles, un garçon très riche, s’était enmouraché de Lucie. Nina le connaissait bien, c’était celui qui buvait toujours des menthes à l’eau…

Mais Lucie Thirache aussitôt, se récria : Non, elle ne voulait pas, elle était très heureuse, dans son actuelle position, elle serait certainement beaucoup plus mal avec toujours un homme sur le dos.

Dosia riait :

— Bah ! Tu verrais bien quel plaisir que t’aurais. Et puis, tu sais, si ça t’embête de chanter, tu pourras lâcher le cornac ; Charles paiera ton dédit. Et il te donnerait tous les jours tes huit francs. C’est rudement chic, ça, tu sais !

— Il peut bien les garder ses huit francs. D’abord, j’ai pas envie de lâcher le cornac, j’aime encore mieux faire ce métier-là que de m’embêter avec un miché.

— Oh oui ! marche toujours, tu dis ça maintenant parce que ça t’amuse de chanter. Mais moi, ça commence à me scier le dos, un riche coup, et je rassure que, si Émile m’offrait ça, il n’y a pas de danger que je refuserais. Si tu savais comme je m’embête, ma pauvre fille, dans ce foutu pays. Je fais que de bâiller toute la journée.

— Eh bien, et Émile ? Il n’est donc pas drôle ?

— Oh, Émile, il passe la moitié de son temps à travailler ; alors il faut pas le déranger. Après ça, c’est Charles qui vient, et puis ils causent d’un tas de blagues, que je n’y comprends rien ; de service, de chiffres, de plans ; est-ce que je sais ! Puis, quand je leur dis quelque chose, ils se foutent de moi et continuent à causer de leurs affaires.

— Pauvre chérie ! Tu vois bien que c’est pas drôle, d’être collée comme ça.

L’autre renchérit, énuméra toutes ses petites misères. Mais, Lucie, s’apitoyant, demanda pourquoi elle ne se passait pas d’homme. Dosia alors se remit à louer ce genre de vie, raconta des parties fines, des voyages, de longues journées passées au lit dans un spasme d’amour. Et, de nouveau, elle insistait sur son invitation, jurait que l’ennui venait seulement de ces trop sérieux entretiens qui cesseraient, quand elles seraient deux à les interrompre :

— D’ailleurs, s’ils continuent, reprit-elle, nous les agacerons tout le temps, à parler tout bas à nous deux. Ça met les hommes en rage, tu sais, ce sera très drôle. Ils sont si bêtes.

— Oh, ça, c’est rudement vrai ! S’ils savaient seulement combien on se fout d’eux !

Elles rirent beaucoup. Dosia s’était assise sur le lit et, elle baisait sa bonne Nina, tâchait à la convaincre par des câlineries. Lucie Thirache, obstinément, refusait ; enfin, elle ajouta :

— Non, vois-tu, pas aujourd’hui ; il faut que je me soigne, aujourd’hui. C’est demain la visite et j’ai une peur bleue, deux jours d’avance.

— Tu es folle, tiens ! Ah ! bien, voilà encore quelque chose qui n’arriverait pas, si tu voudrais te mettre avec Charles ; il connaît très bien le commissaire ; il le voit tous les jours au café. Ainsi, Émile, il va me faire décarter bientôt. Eh bien, si tu voudrais, Charles te ferait décarter aussi.

— Oh ! ça, ce serait une rude veine ! s’écria Lucie. Et elle insista, demandant si c’était bien vrai. Mais, tandis que Dosia répondait, elle, déjà, n’écoutait plus. Elle se voyait affranchie, enfin, de cette sujétion humiliante, sans avoir à subir, chaque semaine, la blague des carabins, la brusquerie du docteur. Et tous ces ennuis devaient disparaître si seulement elle voulait devenir la maîtresse d’un jeune homme très bien, un officier, un joli garçon. Mais, de nouveau, le souci de sa bonne santé l’arrêta. Se coller avec ce type n’était-ce pas s’exposer à une rechute du mal ? Très hésitante, elle donnait à peine une molle dénégation aux instances de Dosia qui, sans cesse, lui répétait :

— Là, vrai, si tu ne veux pas venir je ne te parlerai plus jamais. C’est pas la peine d’avoir une amie, si elle ne veut pas se promener avec vous. D’abord, ça ne t’engage à rien.

— Eh bien, soit, j’irai. Et si tu essayes de me fourrer avec l’officier, tu verras un peu.

— Ah ! tu es bien gentille, dit Dosia, l’embrassant de nouveau, et, elle, sauta du lit, supplia :

— Allons, vite, ma chérie, habille-toi, nous n’arriverons jamais.