Auguste Brancart (p. 115-131).
Chapitre V  ►
Deuxième partie



IV


Sous l’enseigne aux lettres déteintes : « Café des Allées » une porte cochère, baille à deux battants, découvrant, au fond du porche, du feuillage en touffes.

— C’est la baraque, indique Dosia, et cet après-midi on chante dans le jardin.

Lucie Thirache, trouva déplaisant l’aspect extérieur de cette bâtisse. Avec un regret, elle se retourna du côté des Promenades où jouait la musique militaire. Sous les rangées de marronniers, une foule grouillante et susurrante, une procession de pas, traînant sur le sable qu’étouffe parfois le mugissement de la mélopée cuivreuse. Au centre, dominent les shakos des musiciens barrés de passementeries jaunes, et le bâton du chef, emmanché d’un gant blanc, les dépasse, s’élance dans le vert tendre des feuilles, s’engloutit à nouveau dans le bleu sombre des uniformes.

— Tiens le patron, fait Dosia.

L’homme est coiffé d’une calotte en velours, une veste tricotée lui serre le torse ; il examine les chanteuses, puis les appelle.

— C’est déjà l’heure ? demande Lucie effarée.

À leur salut, le patron répond d’un signe, l’air maussade. Il ouvre cependant lui-même la porte du café, s’efface et Lucie à peine entrée, s’arrête éblouie, plissant les paupières. Par toutes les fenêtres le soleil fait irruption, renforce les ombres rétrécies, irise le pelage noir d’un épagneul qui dort. C’est une débauche de lueurs, un ruissellement d’aveuglants rayons, un tourbillon continu de poussières scintillantes. Cette lumière, renvoyée à tous les angles par deux glaces opposées, se darde, blanchit les murs, les gradins d’une estrade, dore la paille des chaises, se reflète sur le palissandre d’un billard. Tout près Lucie, contre une des glaces, des tablettes où flambe le miroitement des flacons, où s’alignent, reflétant les fenêtres, des verres, des bouteilles étiquetées de blanc, capuchonnées de plomb terni. Et plus bas, le comptoir resplendit ; il s’y entasse des faisceaux de cuillers, des empilements de chopes ; un bassin de cuivre où trempent des verres, étincelle.

Les deux miroirs opposés, réfléchissant les objets à l’infini, ouvrent de chaque côté de la pièce, d’interminables perspectives rompues par des caractères peints au blanc sur leurs faces polies :

Ce soir, DIMANCHE 16 Mai,
Débuts de Mademoiselle NINA,
Chanteuse de genre

Le patron baissa les stores. Les filles accrochèrent leurs chapeaux aux patères de bronze, allèrent lisser leurs tailles devant les miroirs et passèrent dans le jardin vide encore.

Il était terminé par un espace circulaire encombré de tables et de bancs ; tout au bout se dressait, en manière de théâtre exigu, une scène couverte, bariolée de raies tricolores. Elle béait en plein vent sans abriter ses trois chaises, son guéridon de fer blanchi qui supportait un plateau d’étain ; sur la corniche, des lettres contournées voulaient dire : « Alcazar d’été ».

— C’est là-dessus qu’on chante ? demanda Lucie.

— Oui, ma fille, et puis, le dimanche soir, les musiciens se collent à notre place pour le bal ; parce que, vois-tu, on retire les tables et on danse.

Un piano était appuyé à la scène. Les deux femmes y déposèrent les morceaux qu’elles devaient chanter.

Ainsi c’était là, pensait Lucie, que son sort se déciderait. Bah ! ça n’avait pas l’air fort riche ; les gens qui fréquentaient ça, ne devaient pas être difficiles. Et puis, tant pis, elle verrait bien.

Elle suivit Dosia sous les gloriettes qui encadraient le jardin en demi-cercle ; puis, assise, près elle, se renseignait craintivement. Mais, au milieu d’une phrase :

— Tiens v’là le cornac.

Un petit brun, tanguant sur deux jambes torses, s’avançait suivi d’une femme maigre.

— Est-ce qu’il chante aussi ce paquet d’os ? demanda Lucie.

— Mais je te crois, répondit Dosia, et du sentiment donc ?

Dans l’allée le couple se sépara. La femme entra au café, le mari souriant, s’approcha aux chanteuses.

— Bonjour les poulettes, et il ricana de tout le corps en une contorsion aimable.

Il ouvrit le piano et disposa la musique.

Des gens entraient : un homme gros, cachant sa figure derrière l’énorme chapeau d’un enfant qu’il portait au bras ; des femmes affichant leur sollicitude maternelle, tirant leurs bébés, soutenant des grappes de jouets ; des ouvriers en redingotes luisantes, tambourinant sur les tables de leurs ongles violacés, des jeunes filles, toutes habillées de noir, toutes coiffées de chapeaux bleu-ciel. Des militaires venaient s’adosser aux arbres, les pouces dans le ceinturon. Et, sur chacun, le directeur lançait un mot drôle qui tordait les deux chanteuses. Lorsque le nombre des consommateurs lui parut suffisant, il s’assit au piano, tapota pour allumer le public. Ses notes dominaient le bruit éloigné de la foule.

Mais, par degrés, le son des voix devenait plus fort mêlé aux tyroliennes hurlées par les voyous.

Les clients désertaient les Promenades, envahissaient en masse le jardin par toutes les portes.

Maintenant, les garçons couraient ahuris, portant des chaises, épanchant la mousse des chopes dans les cases de leurs corbeilles. Pressés de répondre aux appels incessants, ils rendaient vite la monnaie, fouillaient dans leurs poches en retenant les pièces blanches entre leurs dents. Les gloriettes étaient emplies et Lucie voyait les couples amoureux se serrer volontiers pour faire place aux arrivants nouveaux.

Sur un arbre le patron cloua un avis : « On est prié de faire silence quand on chante. »

Lucie souriait. Cette nouveauté la charmait ; elle trouvait tout très drôle.

Mais Dosia qui était restée auprès d’elle courut vers un bosquet. Et la fille, restée seule, sentit comme une tristesse. Ainsi la chose était décidée : elle allait faire ses débuts. Et une appréhension croissante la poignait de cet événement prochain si grave, solennel. On allait rire d’elle, bien sûr. Elle serait gauche ; la voix peut-être lui manquerait. Puis la méchante vie qu’elle avait prise là, et sans réfléchir, oublieuse des tranquilles joies ! Elle éprouva un instant le furieux dessein de se sauver, de lâcher tout, ce beuglant, ce public sans doute moqueur, cette ville, de retourner à Douai pour demander pardon.

Le pianiste plaqua des accords. Dosia revint prendre place sur sa chaise et égaya son amie d’un regard railleur pour la femme maigre qui accourait dans une robe de soie rose très bouillonnée.

Le silence se lit sous les « chut » prolongés du patron, qui promenait parmi les bancs, sa mine sévère.

Dosia s’était levée. De quelques tapes, elle remit en ordre les plissés de son costume, et, se penchant vers le public, elle commença :

Faut pas pousser des holà,
Je m’appelle
Mad’moiselle,
Je m’appelle Mamzelle Nana
De Zola.

Elle montrait du doigt son corsage rebondi, étendait les mains, les frappait l’une à l’autre avec un rythmique dandinement des hanches.

Quand elle acheva le troisième couplet, des bravos enthousiastes éclatèrent. Les soldats surtout s’évertuaient à bruire, ils se levaient et applaudissaient avec de larges ricanements.

Dosia, légère, descendit de la scène. Devant le nez de chaque auditeur elle passa le plateau, ponctuant ses demandes en secouant les sous.

— Eh, vous, gros, vous m’oubliez.

— Oh ! ma fille, je suis en dêche.

— Oh ! là ! là ! pauvre homme, je vous plains. Et vous, c’est-il votre femme qui vous force à faire des économies ?

Lucie examinait et écoutait très attentive. Après tout, ils n’étaient pas bien difficiles, ces gens-là. Dosia était une brave fille, et très drôle ; mais enfin, elle avait bien mal chanté. Cependant, une crainte vague encore lui demeurait.

À son tour, la femme du cornac se leva. Elle fit une révérence sérieuse, elle roucoula, en lançant de tendres œillades à la draperie rouge de l’Alcazar :

Gentil voisin,
Par le même chemin,
À travers les roses nouve… éel… éelles
Sans crainte de les écraser,
Pour que ma réponse ait des ai… ailes
Je la remets dans un baiser.

Sans cesse son bras s’étendait dans un baiser languissant. Une émotion profonde avait pris l’auditoire. Des femmes, presque pleurantes, gifflaient vigoureusement leurs bébés, pour faire cesser un bruit de pantins frappés sur la table et qui empêchait d’entendre. Le gros homme soufflait très empoigné, s’abritait toujours derrière l’immense chapeau de son enfant.

Mais Dosia et Lucie s’attentionnaient à un groupe de paysans blondasses emblousés court. Ils regardaient l’Alcazar et les chanteuses dans un ébahissement admirateur ; ils salivaient par minces jets entre les bouffées de leurs pipes, puis essuyaient leurs lèvres d’un revers de main. L’un d’eux surtout hilarait les filles : un grand au nez aplati dans la face joufflue, aux cheveux jaunes, noircis par plaques, sous la pommade

— Oh ! mais regarde, Nina, son papa s’est assis sur sa frimousse quand il est sorti du chou, celui-là.

— Ben vrai, quelle tête !

L’homme se voyant observé, rougissait, buvait coup sur coup pour reprendre un aplomb. Ses camarades le plaisantaient, patoisant des syllabes gutturales.

— Oh ! ch’est ti qu’elle ravise comme nô.

— Non, ch’est pas mi, ch’est ti.

— À ch’t’heure, ch’est mi ? Hé t’es sot, ch’est ti, ch’est ben ti. Oh ! elle ravise cor ; comme elle t’a cher.

Lucie Thirache riait encore lorsqu’elle dut se lever pour chanter. Elle se remit très vite, et, tout d’un trait, avec une grande dépense de gestes et d’inflexions malicieuses, elle débita une scie dont les couplets, arrêtés brusquement au milieu d’une phrase, se terminaient par l’imitation d’une roucoulade de mirliton :

J’ai vu à l’Exposition
Des sommiers fil d’Écosse,
C’est solide, j’dis pas non,
Mais j’crois qu’pour une nuit d’noces…

Et le mirliton reprenait. Après avoir hurlé cinq couplets accompagnés de clins d’œil provoquants, elle fit mine de descendre pour la quête, mais le public, dans un délire, se récria : « Bis, bis. » Ces bis se prolongeaient, étaient unanimes, couraient de bouche en bouche. Par instants le bruit s’apaisait puis, près la porte, une voix relançait le monosyllabe approbateur, qui, de nouveau, se répandait, frénétique.

Bronier, le pianiste, félicitait Lucie avec un enthousiasme galant :

— Allons, ange de mon âme, recommençons pour l’amusement des enfants, la tranquillité des parents. En voilà un riche début !

Lucie remonta sur la scène, chanta au milieu d’un silence flatteur :

J’vois un monsieur là-bas
Qui boit sa chop’ de bière,
Sa femm’, pendant c’temps-la,
Est pt’être en train d’le faire…

Et quand le son du mirliton reprit, tous les rires s’exhalèrent vers le gars à face aplatie, que Lucie, en chantant, avait désigné du doigt. Il devint bleu, puis très pâle, dut enfin s’en aller malgré les instances de ses camarades, qui lui criaient :

— Hé reste donc, hé sot. Tu vois pas qu’ch’est pour rigoler un mollet.

Les rires recommencèrent. Ce fut un affolement, un succès énorme. Jamais Nina n’avait été si heureuse, ni si fière d’elle-même. Étonnée d’abord d’avoir si bien pris les allures de son nouveau métier, elle crut enfin que son temps d’épreuves avait cessé : elle s’avoua qu’elle avait un tempérament d’artiste. Et, tout en faisant danser les sous dans son plateau, devant les consommateurs, elle songeait aux belles destinées que ce jour lui devait ouvrir, se voyait déjà cantatrice à Paris avec des princes pour amants.

À huit heures, Lucie ayant dîné, revint au café pour le concert du soir. Portant, enfilé au coude, un paquet de hardes ; elle entra avec son amie. De sa vie au bordel, elle avait gardé une habitude, le besoin de sentir toujours une femme près elle ; et elle reportait sur la chanteuse ses tendresses natives, l’accompagnant partout, admirant tout d’elle.

À grand’peine, sous le reluquage obstiné du public, les deux femmes se frayèrent un chemin dans la salle encombrée. Par une porte vêtue de cet écriteau : « Entrée interdite », les chanteuses pénétrèrent dans la loge. C’était une pièce irrégulière, fort petite, noire malgré le gaz. Aux champignons d’un portemanteau, les costumes de la représentation pendaient, un fouillis d’étoffes voyantes. Sur une table ronde, des cuvettes veinées de fêlures ; épars autour, des pots de pommade, des savons, une guirlande de fleurs artificielles.

Dans ce désordre, Dosia voulut trouver une place pour les robes de Lucie ; mais bientôt elle s’impatienta, bousculant tout, renversa une cruche dont l’eau se répandit.

— Zut alors ! On ne sait seulement pas où mettre ses affaires. En voilà une sale boîte ! Et les larbins, qu’est-ce qu’ils font donc ?

Lucie, retenant toujours son paquet dans les mains, assistait aux colères de Dosia, sans parler, avec la timidité souriante d’une nouvelle venue.

Elles se mirent à déballer les effets, très soigneuses d’en secouer les plis.

Bientôt la femme du pianiste les vint rejoindre.

— Vite, dépêchez-vous, mes chères, c’est l’heure. Oh ! j’ai une migraine ce soir ! je ne sais comment je vais faire pour chanter.

Toutes trois, dans un déboutonnement rapide, découvrirent les blancheurs des bras, de la poitrine, et chacune revêtit son costume de soirée.

Quand elle se fut habillée, Lucie Thirache se mira. Sa poitrine nue mouvait doucement, en l’étreinte d’un corsage de soie mauve. Un collier de velours mettait une raie sombre sur la peau blanche du cou. La courbe de ses jambes était moulée dans des bas noirs ornés aux chevilles de broderies d’or. Et la jupe rose descendait à peine aux genoux, laissant voir les dentelles du pantalon.

Lucie se trouvait vraiment gentille. Elle oubliait ses récentes pudeurs. Elle laissa tomber sur ses épaules le flot de ses cheveux châtains ; elle les noua sur la nuque, d’un large ruban.

Et comme elle voyait dans la glace Dosia s’approchant, elle se retourna pour contempler son amie :

— Oh ! que tu es bien comme ça !

Au fond, elle pensait que Dosia, pour sûr, portait mal ses robes. Elle avait un corsage crème très décolleté ; aux pieds, de hautes bottines blanches lacées de rose… Non, décidément, Dosia n’avait pas son chic.

Oh ! ni madame Bronier, alors, avec sa robe de bal en soie grise, de longues mitaines sur les bras, un air de vieille bégueule tout à fait. Et comme ses os saillaient, semblaient craquer, malgré le soin qu’elle avait eu de s’élargir dans une ample jupe à paniers.

Les trois femmes achevaient leur toilette, lorsqu’un sonnement les appela. Elles revinrent au café. Elles montèrent sur l’estrade. Un regard jeté à la glace, un dernier arrangement donné à la ceinture, et toutes trois s’assirent, tournées vers le public. De nouveau, Bronier, avec un rythme enragé, entama la Mascotte.

Les refrains étaient lancés, à voix forcée, par les chanteuses qui voulaient être entendues quand même, malgré la musique du bal installé dans le jardin, malgré les interruptions fréquentes des clients pressés de se voir servir, malgré les continuelles entrées des sous-officiers en grande tenue, traînant leurs sabres. La chanson finie, c’est un remuement de chaises, un passage frayé à la hâte pour la quêteuse, un glissement sourd de bottes sur le plancher. Lucie passe en fredonnant, traverse les nues de fumée, attire les convoitises des mâles, en mettant sous leur nez ses bras parfumés de veloutine. Pour tous, elle a un sourire aimable et, d’un gracieux merci, elle montre ses dents blanches lorsqu’un décime tombe dans le plateau.

Une réminiscence de ses anciens succès la rendait très hardie. D’un coup, elle avait pris les manières des autres chanteuses. Elle faisait son métier savamment, avec des câlineries et des ruses alléchantes. Au jardin, elle quête sous les gloriettes, parmi les danseurs. Un tour de valse, si le patron ne regarde pas, et vite, elle rentre pour vider le plateau dans l’escarcelle du cornac.

Vers neuf heures, le gloussement aigu des clairons, sonnent la retraite, s’entendît. Par instants, s’éteignait, puis reprenait plus fort et bientôt il assourdit la salle, faisant frissonner les vitres. Alors, tous ensemble, soldats et sous-officiers, vidèrent leurs chopes, se levèrent, creusèrent les ventres pour reboucler les ceinturons, et vérifièrent les matricules au fond des schakos. Ils sortirent après un dernier regard aux trois femmes qui trônaient sur la scène.

Leur départ attrista Lucie. Se tournant vers Dosia, elle les plaignit. Et, comme son amie l’écoutait à peine, elle lui reprocha son mauvais cœur.

Le café se vidait. Ménages et petites ouvrières, s’en allaient, la mine endormie, après un calcul compliqué de leurs gros sous.

Mais un bruit de chants, de sifflets, annonça une bande de jeunes gens. Ils entrent avec leurs maîtresses. Ils sont très ivres, ils crient, ils gesticulent, ils s’entassent aux pieds des chanteuses.

Dosia, qui allongeait le cou pour souffler à madame Bronier les paroles d’un couplet, se retourna vers sa camarade :

— Ça, c’est la haute gomme !

La nuit avançait, le pianiste accordait aux chanteuses épuisées de longs repos. Des fragments de conversation arrivaient à Lucie. On la commentait, on supputait le tarif de ses nuits. Habituée, par sa vie antérieure, à s’entendre ainsi marchandée, une appréciation élogieuse la flatta.

Dans un autre groupe, des vanteries étaient lancées, des énumérations de pièces abattues. Les jeunes gens s’injuriaient, déversaient, à plaisir, l’ordure des épithètes grasses. Ils se narraient aussi des tours joués aux filles. Lucie Thirache s’indignait à les écouter s’enorgueillir des amours non payées, volées. Leurs maîtresses, silencieuses, sirotaient leur boisson ou bien, tout bas, se parlaient, et quelques-unes, profitant de l’animation des disputes, adressaient, par dessus l’épaule de leur miché, des œillades entendues à d’autres hommes, installés plus loin. Lucie, dédaigneuse, les méprisa.

Maintenant, suffoquées par l’odeur montante de la fumée, étourdies par les exclamations bruyantes échangées de table à table, les chanteuses hurlaient sans conviction, impuissantes à dominer le tumulte.

Mais bientôt des officiers, des messieurs, vinrent payer du champagne aux artistes. On s’épancha en élégantes flatteries ; on sollicita tout bas la permission de reconduire ces dames. Puis les derniers complets défilèrent dans un galop. Ils étaient remplis d’allusions, de coups d’œil, de sourires encourageants, auxquels les michés interpellés répondaient par d’autres sourires, d’autres œillades.

Aux demandes des hommes, Lucie d’abord n’opposa point un refus formel. En elle, des désirs se réveillaient. Mais le souvenir de sa maladie, les défenses du médecin la hantèrent. L’idée d’un nouveau séjour à l’hôpital, la terrifiait ; et, avec effroi surtout, elle se voyait forcée encore, en sortant, à travailler dans un atelier pieux… Oh ! pour rien au monde, elle ne reprendrait cette vilaine existence.

Au dehors, le bal finissait. Les danseurs en transpiration, envahissaient le café, traînant derrière eux des filles dépeignées. Tous se mirent à boire des chopes goulûment.

Et le concert s’acheva. Le piano fut refermé. Les chanteuses s’allèrent dévêtir.

Quand elles revinrent, des officiers restaient encore dans une attente. Sur le piano le cornac érigeait des piles de décimes et Madame Bronier, oublieuse de sa mimique sentimentale, surveillait l’encaissement des fonds. Elle comptait la recette, si attentive, qu’elle cherchait machinalement, sans les trouver, les boutons de son manteau, dans l’entremêlement des effilés.

Une interminable promenade commença dans la ville, le long des murs de la caserne, près les chaînes du marché aux chevaux. Lucie, enlacée par un officier, marchait lentement, se débattait sous les caresses, toute heureuse de se sentir serrée dans les bras d’un homme, après une si longue abstinence de baisers. Mais, à sa porte, elle lança un refus net, à peine mitigé d’une excuse : « Non, vous savez, faut pas m’en vouloir : je veux pas faire ça, pas plus avec un autre qu’avec vous. »

Vite, elle monta dans sa chambre, et s’amusa malignement à considérer, de sa fenêtre, l’allure piteuse de l’éconduit qui, la tête dans le collet relevé de sa capote, s’éloignait, battant l’asphalte.

Longtemps elle le suivit des yeux et, par degrés, sa moquerie s’éteignit. Elle plaignait ce jeune homme de retourner seul. Il y avait en elle comme un regret.