Auguste Brancart (p. 65-73).
Première partie



V


L’été fut très chaud, cette année-là. Tout le jour, les filles couchées sur le divan du petit salon, sommeillaient, presque nues. Et dans la pièce sombre, un silence, continuellement, pesait. Parfois, une mouche bourdonnante venait planer au-dessus des chairs moites, et une femme la chassait, en jurant. Nulle ne travaillait. Lucie elle-même abandonna son tricot ; ça l’impatientait de sentir toujours les aiguilles glisser entre ses doigts humides de transpiration. Elles vivaient dans une paresse avachie. Les parties de campagne se renouvelèrent rarement. La Donard ne les organisait qu’aux grandes occasions, et encore, si la conduite de ses pensionnaires l’avait complètement satisfaite Et les soirées aussi s’écoulaient, mornes. Il ne venait plus de clients ; tous avaient déserté la ville universitaire dès le mois de juillet. À peine, de temps à autre, un voyageur entrait au salon, jetait sur la table son guide et sa lorgnette, s’écroulait sur le canapé dans un harassement. Il restait peu avec les femmes, pressé de monter, de reposer en un lit la lassitude de ses membres. Ce n’étaient plus les gaies réunions d’hiver où les chants, les danses, les histoires drôles amusaient ces dames ; personne qui leur prêtât un roman ; toute distraction manquait.

L’ennui bientôt empoigna Lucie Thirache. Elle se perdait en des rêvasseries monotones ; elle songeait à son passé, à son amour pour Léon ; et des regrets sans cesse l’attristèrent. Et puis, c’était une appréhension terrifiante de l’avenir ; elle vieillirait, se fanerait, et, quand elle aurait perdu fraîcheur et beauté, on la chasserait des maisons chères ; elle roulerait de bordel en bordel, jusqu’au jour où elle tomberait dans les maisons à un franc, ces bouges infects dont les roulures de passage parlaient avec dégoût, ces bouges où il fallait se livrer à des gens malpropres et à des soldats ivres. Enfin, quand elle serait tout à fait décatie, on la mettrait dans la rue, et alors que deviendrait-elle ? Peut-être aurait-elle la chance de mourir auparavant. Cela vaudrait mieux sans doute. C’était pourtant les hommes qui la menaient là, avec leurs sales passions ! Oh ! si jamais elle pouvait se venger d’eux ! Comme elle leur en voulait à ces salops-là ! Et toujours, l’image de la mort s’offrait à elle comme une promesse de délivrance, comme le terme désirable de ses malheurs et de son asservissement. Obsédée par cette pensée, elle la poursuivait dans toutes ses conséquences ; elle se représentait son enterrement, le catafalque élevé dans le couloir aux murs roses ; et, si elle décédait au 7, certainement la bière ne pourrait passer dans l’escalier, il faudrait la descendre au moyen de cordes. Cette idée surtout lui était pénible ; on la déposerait dans la fosse commune sans une inscription, sans une couronne. Soudain, Lucie Thirache se révoltait contre la hantise de cette songerie lugubre, elle s’écriait : « Ah que je suis bête ! » et elle courait à ses compagnes, les réveillant d’une claque, clamant dans un ricanement qui voulait étouffer un sanglot : « En avant la musique ! »

Et elle chantait.

Elle chantait des couplets d’opérette, des romances en vogue, des scies désopilantes. Laurence assise au piano tapotait l’accompagnement. Toutes psalmodiaient le refrain en chœur, et, dans la maison, un concert de sons aigus montait. Madame accourait, furieuse, menaçant de fermer l’instrument, si on continuait un pareil tapage.

Alors le charivari cessait. Une à une, elles chevrotaient leurs airs favoris. Laurence se renversait au dos de sa chaise, s’accompagnait d’une main, allongeant doucement l’autre bras en l’air, suivant le rythme, et soupirait d’antiques romances sentimentales. Reine avait la spécialité des couplets grivois ; elle les clamait à tue-tête, appuyant avec des intentions sur les mots crus, soulignant chaque gauloiserie d’une claque violente sur les cuisses.

Lucie Thirache prit goût à ces exercices. D’abord assez inhabile, elle étudia le solfège, apprit à lire ses notes et s’appliqua avec une scrupuleuse attention à chanter en mesure. Elle passait ses après-midi à susurrer des airs en cherchant les inflexions justes, et, sans se lasser, elle répétait vingt fois des tâtonnements vocaux, des ébauches de ritournelles. Peu à peu elle devint assez bonne chanteuse.

Elle était très fière de son talent, se promettait, la prochaine saison, s’attacher tous les clients par son habileté musicale ; et déjà, elle se voyait en possession de sérieuses économies ; elle pourrait acquitter ses dettes, reconquérir sa liberté, mener une vie indépendante et calme.

Et, infatigablement, elle solfiait.

Au milieu de ses occupations, une angoisse la poignait. Elle avait connu une fille de passage atteinte du mal vénérien, et, depuis, le spectacle des accidents qu’elle avait observés la hantait, lui inspirait à la fois épouvante et répugnance. Tout en redoutant ce mal terrible, elle l’attendait comme une conséquence inévitable de son métier. Les jours de visite, lorsque la gouvernante, venue de bonne heure frapper à sa porte, l’avait avertie de se tenir prête, elle s’apeurait, devenait très pâle. Elle découvrait avec précaution l’homme étendu à son côté, soigneuse de ne point l’éveiller, visitait le corps en une inspection minutieuse. Si, par hasard, elle apercevait sur ses membres un furoncle de mauvais aspect, Lucie Thirache interrompait par de brusques caresses, le sommeil du miché ; et, très inquiète, elle cherchait, jusqu’à ce qu’il fût parti, à amener, par d’habiles insinuations, l’aveu d’une maladie récente. La réponse toujours négative, la rassurait peu. Restée seule, elle se livrait sur elle aux mêmes examens, s’affolant à la vue d’une rougeur, d’une tache.

Sa terreur, chaque jour croissait, entretenue, avivée encore par les récits que lui faisaient les autres filles. Sur un ton navré, elles se communiquaient leurs craintes, exagéraient les descriptions du mal. Puis, tout à coup, quand Lucie, rendue curieuse, voulait les interroger afin de se mieux garantir, elles se moquaient d’elle en affichant une subite insouciance. Seule, une femme nouvellement enrôlée, Léa, une Parisienne, se complaisait à satisfaire aux questions de Nina. Durant des heures, elle narrait des symptômes, racontait des traitements, et Lucie l’écoutait, en une attention muette, complètement asservie par l’érudition de cette fille. Elle était grande et mince, très nerveuse, incapable de rester en place ; ses vêtements semblaient la gêner ; elle en mettait le moins possible et se promenait par toute la maison, voilant à peine ses nudités sous d’amples peignoirs de soie. On la rencontrait partout, en haut et en bas, dans la cuisine et au salon, toujours affairée, agitant dans un rire continu sa tête couverte par les frisures noires d’une chevelure coupée court, montrant des dents petites qu’elle faisait souvent craquer, dans un tic.

Comme elle était arrivée au 7 avec de fortes dettes, son crédit auprès de la patronne était mesuré ; aussi empruntait-elle aux unes et aux autres les objets dont elle avait besoin, payant d’une plaisanterie ou d’une histoire. Lucie surtout, incapable de résister à ses prières pressantes, était sa pourvoyeuse la moins avare de pots de pommade et de parfums. Un jour Léa vint demander à sa bonne Nina, une paire de jarretières bleues qu’elle convoitait. Elle la trouva occupée à laver ses cuisses à grande eau.

— Qu’est-ce que tu fais là ? demanda-t-elle.

— Tu vois, je me lave. J’ai des rougeurs, ici, je sais pas ce que c’est.

— C’est rien du tout, fit Léa, après avoir examiné.

— Qui sait ? c’est peut-être le mal ?

— Ah ! oui, t’es folle !

— Oh ! si tu savais comme je suis aux cent coups, reprit Lucie. C’est demain la visite ; j’ai une peur bleue. Le docteur qui a l’air bonasse comme ça ; au fond, il ne rigole pas et, si on a la moindre chose, vlan, il vous flanque à l’hôpital ; c’est réglé.

— Il n’y a pas besoin de lui montrer ses misères.

— Avec ça qu’il ne les voit pas ?

— Allons, tu ne sais donc pas les cacher ! Oh ! bien, rue d’Aboukir nous arrangions ça, il n’y voyait que du feu, le médecin. On a des trucs.

— Quels trucs ?

— Oh ! je te dirai ça. Fais voir un peu si tu as quelque chose.

Ayant fait mettre Lucie sur le lit, Léa commença à la retourner sur toutes les faces. La fille se laissait faire comme un enfant. L’autre lui joignait, lui disjoignait les jambes, lui faisait étendre les bras, les ramenait au torse, suivant d’un œil exercé tous les plis de la peau et tous les contours des membres. Soudain, elle éclata de rire, déclarant :

— Mais tu n’as rien du tout grosse bête !

— C’est bien sûr ?

— Oh ! tu peux t’en rapporter ma fille ! je m’y connais un peu, j’en ai déjà soigné, dans ma vie, de ces petites histoires, va. Oui, j’en ai soigné, répéta-t-elle en chatouillant par tout le corps Lucie qui se contorsionnant, la repoussait moitié riant, moitié fâchée.

— Oh ! non, voyons, je t’en prie, laisse-moi !

— Ah ! tu me fais chercher comme ça, pour des prunes. Attends, tu vas voir comme je vais me venger.

Et Léa continuait ses chatouillements. Ses doigts allaient par toutes les rondeurs du corps, le long des côtes, simulant les mouvements allongés d’une araignée qui court. Lucie, mollement, se défendait ; sa peau frémissait sous les attouchements délicats, sous les effleurements des grands ongles de Léa. Elle ressentait une étrange émotion l’envahir : sa poitrine se soulevait par secousses. Elle cacha sa figure dans ses mains demandant :

— Oh  ! non, laisse-moi je t’en prie !

— Que je te laisse ? Tu ne voudrais pas ; tu es trop contente, attends un peu !

Et Léa, enserrant sa taille, se mit à l’embrasser sur le cou, sur la poitrine. De sa langue rose, à petits coups, elle piquait la peau blanche de Lucie, les pointes des seins qui se dressèrent ; par instants elle interrompait ses caresses pour contempler son amie sans une sorte de malicieuse attente.

Tout à coup comme prise de rage elle appliqua à plusieurs reprises sa bouche sur le ventre poli et, brusquement, enfouit sa tête dans les chairs blanches qu’elle étreignit avec violence. Lucie eût un long frisson, ferma les yeux, se cacha la face dans ses bras, et, sous l’influence rapidement croissante d’une volupté inconnue, elle sentit ses nerfs se tendre et se détendre délicieusement en une précipitation qui s’accélérait ; c’étaient des soubresauts, des halètements rauques, des sanglots, Alors Léa se relevant, se précipita sur le corps de Lucie, se mit à couvrir de baisers sa face, sa gorge ; et les femmes se pâmèrent, bouche à bouche, dans un spasme furieux, interminable.