Auguste Brancart (p. 49-63).
Chapitre V  ►
Première partie



IV


Une dernière fois, Lucie Thirache fut se mirer en les glaces du salon vert. Cette robe blanche à pois bleus, rigide d’amidon, lui seyait à merveille ; sa peau était toute rose, toute rose et toute blanche, aussi fraîche que le costume. Elle n’avait pas mis de fard : pour aller à la campagne, c’était inutile ! Et ne pas sentir l’épiderme tiré et tendu sous le blanc gras lui paraissait une sensation nouvelle, très agréable. Cependant, elle craignit que le soleil, le grand air ne halât son teint et elle passa sur son visage la caresse blanchissante d’une houppette à veloutine. Elle revint au couloir. Laurence et Emilia attendaient la voiture qui les devait venir prendre, la Donard ayant décidé une partie champêtre pour ce jour-là.

À un bruit de ferrailles dansant dans la rue Pépin, elles se ruèrent vers l’escalier, appelèrent « Madame ! » toutes ensembles.

Et, dans le nacre, après un bonjour digne hoché à la face souriante du cocher, ce fut toute une affaire, étaler sans froissements les jupes empesées qui craquaient à chaque geste. La patronne, très à l’aise en une robe de popeline bleue, se moque de leur coquetterie.

Par la ville, le fiacre roula.

Madame avait voulu qu’on traversât les places, « ce serait plus gai. » Sur la place d’Armes, les cafés verdoyaient et murmuraient un cliquetis de vaisselle, des conversations. Lucie se rappela son arrivée dans la ville, les craintes qui l’agitaient alors. Elles étaient bien ridicules, ces terreurs ! Une rude chance ! être venue au 7. N’était-ce pas charmant cette promenade hors les murs ; ce goûter qu’on allait faire dans la propriété de la patronne avec les bonnes choses juchées sur la toiture du fiacre, en deux grands paniers ?

Au Café du Centre, un monsieur la reconnut, et lui envoya des baisers. Madame, très contrariée, lui ordonna se retirer de la portière  : « Elle lui ferait avoir des désagréments, cette grande folle-là ! »

Le soleil se dardait lourdement dans la rue de Paris. Il blanchissait le badigeon pisseux des maisons, illuminait les lettres noires des enseignes. Aux femmes toujours enfermées, ce soleil parut magnifique ; éblouies, elles furent obligées à regarder du côté de l’ombre.

Trois cochons éventrés à la porte d’une charcuterie excitèrent l’apitoiement de Lucie Thirache. Elle s’emporta contre Emilia qui s’intéressait à voir le sang filer sur la graisse blanche, finir par goutter en des terrines posées sur le trottoir. Elle s’indigna, répliqua aux plaisanteries par un argument qui amena le silence :

— Qu’est-ce que vous diriez, si on vous en ferait autant ?

La chaussée s’allongeait, irrégulière, entre des bâtiments rentrants et sortants, des pâtés de constructions où des ruelles sordides étaient percées. Madame en indiqua une très noire, très sale.

— C’est là que demeure Blanche…, la dernière maison près du rempart.

— Ça pue-t-il !

— Comment des femmes peuvent-elles vouloir travailler là dedans ?

La Donard raconta des horreurs : les artilleurs s’y battaient à coups de sabre et rossaient les femmes.

À la porte de Paris, un lignard en blouse de treillis était vautré sur un banc. Il se redressa subitement, clama :

— Tiens, les pucelles en sapin !

Ces dames s’esclaffèrent, épanchèrent par le vasistas une gesticulation amicale. Nina agite. son mouchoir tant que le soldat fut en vue.

Lentement, le fiacre s’avança dans la porte entre les hautes murailles. Puis le cheval trotta. La fille eut une rapide vision de l’octroi : deux hommes, en casquettes galonnées, écrivant derrière les fenêtres d’une maisonnette neuve. En voilà une vie qui ne devait pas être drôle ! Être toujours enfermés ! Ne sortir que pour visiter les voitures !

Mais brusquement, à droite, la plaine lui apparut, gisant au loin, ondulante, toute verte.

Dans une avidité de voir, elle resta silencieuse à contempler les champs.

Maintenant, la vanité, qu’elle avait eue de se sentir voiturée parmi les piétons avait disparu. Toute entière, elle était accaparée par le spectacle nouveau de la campagne.

L’uniformité plate des terres lui paraissait énorme et superbe, et les files d’arbres, perdues en une brume blanchâtre, qui terminaient le paysage, semblaient être à une distance infranchissable, dans un lointain indéfini. Par-dessus les cimes feuillues d’un bosquet, une cheminée de fabrique s’amincissait vers le ciel, soufflant des nuages noirs et l’immensité du sol cultivé montait dans le ciel bleu, bosselée par les meules jaunes, ravée par les rubans des chemins où les voyageurs étaient perçus comme des points immobiles. À gauche de la route, des plantes potagères régulièrement espacées laissaient voir la terre grise entre leurs alignements. Laurence les dénommait dans une joie :

— Ça c’est des choux, ça c’est des asperges ; celles qui ont des feuilles frisées c’est des carottes ; celles qui s’enroulent à de grands bâtons, c’est des haricots.

Lucie écoutait avec attention répondant :

— Ah ! vraiment. Et elle regardait bouche béante, une émotion dans les yeux. Quoi, c’était ça qu’elle mangeait, comme c’était différent sur la table !

Soudain toutes parlèrent à la fois, bâtirent des projets de retraite champêtre pour le jour où elles seraient au pair. Elles montraient un si grand désir d’abandonner la ville et leur condition que Madame vexée se récria :

— Ah ! c’est comme ça que vous me quitteriez ; c’est bon à savoir.

Elles protestèrent. Laurence embrassa la patronne.

Mais Lucie Thirache, penchée à la portière, ne se lassait pas de considérer la plaine où les labourés mettaient des taches brunes, les jachères des taches jaunes.

Elle suivait le va et vient des rouloirs aplanissant le terrain, les efforts mesurés des chevaux que ne semblaient émouvoir les coups de fouet.

Ailleurs, les sarcleuses, la tête cachée sous les capotes de toile, s’avançaient en ligne, péniblement courbées. Et jusqu’à Lucie arrivaient les cris des conducteurs comme une plainte affaiblie. Elle prenait plaisir à voir travailler les autres, à s’apitoyer sur leur sort, estimant sa carrière fainéante bien plus heureuse : « Oui ! Mais plus tard ? » pensa-t-elle. Et ce « plus tard » lui sembla obscur, plein de menaces. Elle n’était pas certaine, comme ces pauvres paysannes, de trouver jusqu’à la fin l’abri gagné par le travail ; et elle se prit à réfléchir, très triste, trouvant que la campagne énorme, éclairée par le soleil de trois heures avait, une mine de félicité tranquille, de bonheur égoïste, indifférent à son état.

Le fiacre cahotait entre la fabrique qu’on avait atteinte et des maisons basses, à enseignes de cabaret. Des ouvriers, la bouche pleine, taillaient des tartines en des chanteaux de pains.

Lucie, prise d’une curiosité, interrogea Madame :

— Qu’est-ce qu’on fait dans cette fabrique ?

Personne ne le savait. On s’égara en des suppositions contradictoires.

— Tenez, voilà Lambres ! et la maison est là-bas dans les arbres.

Toutes se penchèrent. La route poudreuse allait vers une masse de feuillage dont les trouées laissaient voir une bâtisse blanche. Elles ne quittèrent plus des yeux cette perspective, écoutèrent les renseignements que donnait la patronne. Elle l’avait achetée en 1876, à un monsieur habitant Le Quenoy…

On arriva. La maison se trouvait au fond d’un jardin très boisé, ceint d’une haie. Au milieu de la haie, deux pilastres en briques servaient de chambranle à une porte jaune. Les femmes entrèrent en secouant les plis de leurs costumes ; elles lissèrent leurs tailles par des caresses qui enveloppaient toutes les rondeurs. Et, aussitôt, ayant vu un ruisseau qui serpentait entre les carrés de légumes, elles coururent, s’émerveillèrent à considérer les ventres nickelés des épinoches zigzaguant dans l’eau verte. Emilia s’accroupit au bord, essaya de les attraper. Elle ne réussit qu’à se mouiller les mains et à faire des taches sur sa robe. Les autres femmes s’empressèrent autour d’elle avec des exclamations désespérées. C’était bien ennuyeux, une robe qu’on étrennait ! Il fallait toujours quelque chose pour gâter la joie !

On suivait le cours d’eau. Madame avait pris le bras de Lucie et continuait à faire l’historique de son acquisition ; maintenant elle énumérait les réparations qu’elle avait dû entreprendre.

— Le long du chemin de halage, j’ai été forcée de faire construire un mur, parce que les cordes des bateaux mangeaient la haie, c’en était dégoûtant.

— La rivière passe tout près ?

— Mais oui, c’est la Scarpo. Il y a toujours des bateaux. Pour qu’on puisse voir, j’ai fait poser une grille dans le mur.

Les femmes allèrent à cette grille ; au pied, le mâchefer au chemin était étalé, et, au-delà, l’eau stagnait en une nappe huileuse. Un bateau noir de goudron se dressait immobile ; sur le pont, entre des empilements de sacs, une minuscule guérite s’élevait, blanche et rouge.

Cette guérite occupa beaucoup Lucie. Elle se demandait comment les bateliers pouvaient vivre là-dedans, sans air, entassés les uns sur les autres. Ça devait sentir joliment mauvais. Comme personne ne sortait de la cabane, contre son attente, elle quitta ce lieu, se mit à marcher entre les parterres. Les autres la suivirent.

Les fleurs, arrangées en corbeilles, lui parurent très jolies. Elle s’extasia devant les fines clochettes des fuchsias, les couleurs éclatantes des pensées, les épanouissements des roses qu’Emilia comparait à de petits choux.

La Donard avait des souliers neufs dont les lacets se dénouaient sans cesse ; chaque fois qu’elle s’occupait à les attacher, les filles arrachaient vivement une fleur et la cachaient dans leurs poches. Soudain Emilia découvrit une grenouille tapie près un plant de géraniums ; elle la ramassa et se mit à poursuivre Laurence, menaçant de la lui jeter. Nina, réfugiée auprès de la patronne, craignait fort, sans oser le dire, qu’Emilia ne vînt l’attaquer aussi. Mais Laurence essoufflée s’arrêta très en colère, déclara à sa compagne que, si jamais elle la touchait avec cette vilaine bête, elle verrait un peu. Emilia lâcha la grenouille et reprit sa poursuite.

Alors, avec de grands éclats de rire, la Donard et Nina se mêlèrent à ce jeu. Il y eut une course folle à travers les arbres, des enjambements maladroits par dessus les parterres et des embrassades furieuses quand on s’attrapait. Elles redoublaient leurs gambades, levant très haut les jupons ; elles avaient remarqué les œillades que lançait dans leurs dessous, un jardinier émondant les saules. La mine piteuse du mâle les amusa beaucoup.

En courant, elles escaladèrent un tertre qui dominait le mur et le paysage extérieur. Devant une fabrique, aux bâtiments noircis, la Scarpe coulait, s’enfuyait sous un pont vers les remparts de la ville. Un chalet se montrait sur la même rive, bouchant la vue de la campagne.

Lucie fit remarquer que ce tertre était mal placé, on aurait dû l’ériger de l’autre côté du jardin, du côté où on voyait les champs.

— C’est si beau les champs, dit Emilia.

— Madame, appuya Laurence, voulez-vous que nous y allions dans les champs, nous cueillerons des reines-marguerites, il y en a plein dans les fossés ; je les ai vues en venant.

— Allons-y, si vous y tenez, autorisa la patronne.

Elles s’en furent le long de la haie, jusqu’à la porte, en chantonnant. Seule Lucie était silencieuse, elle allait revoir les travailleurs : elle songea à sa condition ; à Léon qui, maintenant bien loin d’elle, l’avait sans doute oubliée. Elle s’abîma en une mélancolie, se rappelant le passé, ses joies de jeune amoureuse. Perdues toutes ces félicités ! Heureusement, que lui ne savait pas sa position, ne se la représentait pas, ainsi qu’elle était, salie par toutes les lèvres, avilie par tous les contacts ! Et le malheur, c’est qu’elle était sans courage pour sortir de cet état ; et puis elle n’était pas libre ; les dettes s’accumulaient, la Donard la tenait par là.

Déjà on était sorti du jardin, on longeait les champs sur la route. Un cri d’Emilia qui marchait au haut du talus fit retourner Lucie.

— Tiens, un nid de chrétiens !

Elle alla avec les autres à l’endroit que la fille indiquait. Les herbes étaient couchées sur un grand espace, foulées, mâchées, une épingle à cheveux s’accrochait à quelques brins de seigle vert. Il y eut une avalanche de plaisanteries grivoises, une supputation des spasmes voluptueux dont avaient frémi les êtres qui s’étaient vautrés là amoureusement. Et Nina se promit conter la chose, le soir, à ses clients préférés ; ils ne manqueraient pas de faire des réflexions très drôles.

On rentra pour le goûter. Madame, partie en avant, conseilla à ses pensionnaires un court repos.

Dans les herbes hautes, chacune se vautra moelleusement. Lucie couchée sur le dos, voyait près sa figure les herbes se balancer, transparentes. Elle avait mis un mouchoir sur son front pour le garantir du trop ardent soleil. Dans ses cheveux, dans son cou, des brins de verdure la chatouillaient en une caresse agaçante que la fille recherchait. Et, tout autour d’elle, c’était un bruissement continu, un cliquetement de tiges qui se redressent, un bourdonnement de guêpes en butin. En haut, le ciel très bleu, où filaient les ventres blancs des hirondelles, dont le vol circulaire s’abaissait tout à coup, soulevait sur l’eau transparente une écume d’argent. Lucie ne bougeait pas, désireuse de ressentir le frôlement de leurs ailes, elle regardait vaguement les arbres, le gazon, frissonnants dans une buée violette. Et de ses pensées tristes, il ne restait plus rien. En elle était venue l’appétence d’une perpétuelle oisiveté, d’une torpeur alanguissante, où elle s’abandonnerait délicieusement, enfoncée dans les grandes herbes.

À un appel de la patronne, elle dut se lever, rejoindre Emilia et Laurence qui s’avançaient en riant vers le jardinier. L’homme était assis sur la tête d’un saule et, muni d’un sécateur, il abattait les branches. Les femmes s’amusaient à entendre la mastication de l’instrument, à voir tomber les gaules, avec des froissements. Laurence, la première, adressa la parole à l’ouvrier.

— Vous aviez l’air joliment chaud, tout à l’heure, quand nous courions là-bas ?

— Ah ! dame, je ne ravise pas toudis des bellées gambes comme nô.

Ce patois les réjouit énormément ; Elles s’amusèrent à faire causer le paysan. Bientôt, il descendit de son arbre et devint entreprenant. Il avait empoigné Emilia par la taille et voulait l’embrasser. À cette démonstration, les femmes se fâchèrent subitement, lui commandèrent de se tenir tranquille. Elles étaient vexées de se voir traiter ainsi par un homme de rien. Leur dignité se révolta : Avait-on jamais vu un pareil pignouf qui prenait des manières !

Un instant le jardinier resta ahuri, puis il cria avec une colère :

— Bah ! bah ! faut pas faire les bégueules, parce qu’on a mie des bellées capotes, on est un homme tout de même, pas vrai ? Alors de quoi ? Il y en a assez d’autres qui ont frotté t’panche ed’putain.

Les femmes s’éloignèrent, contristées.

Mais, dans la cuisine, l’aspect d’une table surchargés de victuailles, de bouteilles, de pâtisseries, les remit en joie.

Elles mangèrent avidement. Elles s’amusaient à conter l’histoire du jardinier qu’elles trouvaient très drôle maintenant. Et on trinqua à Madame, une si bonne personne. On fit l’éloge de sa propriété, en énumérant les splendeurs du jardin.

Laurence, ayant par mégarde, tiré de sa poche une des fleurs cueillies, la patronne la sermonna doucement. Toutes, enhardies par cette affectation de bonté, tirèrent également des fleurs de leurs mouchoir. Un fou rire les prit. Madame elle-même se tordait en répétant :

— Gamines ! Oh ! les gamines !

Le fermier en entrant interrompit leur hilarité. Lucie soupira, attendant l’annonce d’une catastrophe pressentie.

— Madame Donard. Ch’est l’voiture qui attend !

Des larmes vinrent aux yeux de la fille, quand il fallut remettre son chapeau. Ses regards étaient si troublés, qu’elle tourna ses brides à l’envers et eut beaucoup de mal à faire son nœud. Elle maudissait la patronne qui les ramenait à la boîte, où on allait les coffrer pour un long temps. Il fallait qu’elle fût sans cœur, cette femme-là pour torturer ainsi de pauvres filles. D’ailleurs, il n’y avait pas à se plaindre, puisqu’on s’était vendue ? Et ce mot « vendue » résonnait à son oreille sans arrêt.

Une fois en voiture, quand elle eut mis son visage à la portière, les plaisanteries de ses compagnes, la paresseuse jouissance de se sentir mouvoir sans agir, rendirent à Lucie sa bonne humeur. Elle se trouva bien ainsi, assise sur des coussins capitonnés. Du reste, il fallait prendre la vie comme elle venait, sans se casser la tête à chercher midi à quatorze heures.

Calmée par cette réflexion, elle contempla béatement le ciel de pourpre qui flambait à l’horizon, sous les arbres. Douai se cachait derrière la verdure des remparts, et, par delà les feuillages, le beffroi dressait ses clochetons dont l’or s’irradiait.

Lucie Thirache devint presque gaie, puis tout à fait joyeuse. Elle éclata même de rire en voyant, sur le bord de la route, de tous petits garçons qui relevaient leurs chemises, pour découvrir les blancheurs de leurs ventres.

À la vue des fortifications, du pont qu’on allait franchir, il revint à la fille comme un vague désir d’être déjà rentrée, de voir si les choses étaient en leurs places au 7, de considérer Monsieur et les faces accoutumées des clients.

Quand les employés de l’octroi visitèrent la voiture, elle fut très drôle. À leur demande : « Vous n’avez rien à déclarer ? » elle tira gravement son porte-monnaie et dit :

— Combien ça paye, les petites femmes ?

Et le fiacre rentra dans la ville, bavant des éclats de rire, ramena au 7 les femmes hilares.