Michel Lévy frères, éditeurs (p. 19-31).


PREMIÈRE PARTIE




I


La table est dressée fort proprement, ma foi ! chez Pinson, rue de l’Ancienne Comédie, le bon restaurant du quartier latin vers 1832. Des huîtres, du vin de Sauterne, des rognons brochettes, un pâté de gibier. Quoi encore ? des biftecks aux pommes et un homard écarlate.

Aussi, c’est le cas de bien faire les choses. Marius Lehallier vient d’obtenir son diplôme d’avocat, et avant de retourner à Lyon recevoir les ovations de sa famille, il offre à ses amis un déjeuner de garçon pour prendre congé.

Autour de la table huit étudiants, qui ne sont ni muets ni manchots, s’escriment contre les vivres et d’estoc et de taille, et parlent d’abondance de leurs professeurs et des ministres, de la pièce en vogue et de leurs maîtresses.

Parmi ces huit, il en est un qui n’est pas l’amphitryon, et qui pourtant semble le maître : on l’écoute, quand il parle, avec une attention que n’obtiennent pas les autres ; son avis a du poids, soit qu’il s’agisse de politique, de littérature ou de femmes. Ce n’est pourtant qu’un étudiant de première année, un blanc-bec de vingt ans à la lèvre encore féminine ; et quant à sa famille, bien qu’il se fasse appeler « Jehan de Château-Gaillard » ma foi !… – la justice informe !

Au demeurant, il passe pour le fils naturel de Mériot l’académicien, aimable poëte auquel le Théâtre-Français doit une demi-douzaine de jolies comédies, dont deux sont restées au répertoire.

Mais à son âge, il s’est déjà fait deux duels : l’un, pour je ne sais plus quelle héroïne de je ne sais plus quel drame de Victor Hugo ; l’autre, à propos de son nom que l’on trouvait un peu bien ronflant à l’École. Un mauvais plaisant avait osé dire, je crois, que sur l’écusson des sires de Château-Gaillard, la barre était si large, qu’on ne lisait pas bien les armoiries !

Deux duels ! à vingt ans ! Et puis, habits de Pomadère, gants frais et bottes fines ; des succès au Prado et l’accès des premiers salons de Paris. — En fallait-il davantage pour mettre hors de pair un joli garçon ?

Car il avait une tête faite pour affoler les femmes : des yeux d’un vert de mer où l’infini semblait avoir mis son reflet ; une bouche d’un dessin à la fois pur et voluptueux, sur laquelle on voyait à peine une ombre brune dénoncer la moustache naissante ; un ovale à la Byron qu’encadraient d’abondants cheveux d’un blond fauve ; un teint mat que mettaient en valeur la ligne correcte des sourcils et le pourpre des lèvres. Mais c’étaient les yeux surtout : tantôt fascinateurs à corrompre une vierge, tantôt froids à glacer un homme, tantôt caressants à enjoler un diplomate.

Et avec cela si aimable ! et si bon enfant ! Pas de morgue du tout : une facilité de cœur et de caractère vraiment séduisante ; de l’esprit, des talents…

Mon Dieu ! chacun a ses faiblesses, et c’était bien innocent, après tout, en ce temps où le moyen âge était à la mode, de signer « Jehan » pour « Jean. » Maintenant pourquoi pas « Château-Gaillard ? » Le protégé de Mériot avait ses raisons sans doute, et quelques droits, puisqu’il avait tué son homme pour le prouver.

Du premier coup d’œil il s’enlevait en lumière sur le groupe des autres convives. Il y a comme cela de ces distinctions innées, de ces dons de nature qui créent, pour ainsi dire, la supériorité de ceux qui les possèdent, qui proclament leur royauté. On sent qu’ils deviendront « quelque chose » et que dans ce monde ils tiendront, quoi qu’il arrive, une plus grande place que le commun des hommes.

Quand on eut épuisé la politique et traîné aux gémonies le gouvernement de Juillet qui commençait alors à déplaire aux étudiants, quand la question « des femmes » vint sur le tapis, – au dessert, en un mot, chacun conta quelque prouesse.

L’un avait enlevé à un rival de neuvième année la première valseuse de la Chaumière ; l’autre avait été admis dans la loge d’une actrice de l’Odéon ; celui-ci était amoureux de Mademoiselle Mars, et croyait être sûr de recueillir chaque soir une œillade ; celui-là avait été « distingué » par une grande dame de province et lui écrivait « poste restante » , etc…

– Moi, dit Jehan, j’ai eu Sarah Bertin.

Il y eut un silence, et les sept auditeurs se regardèrent.

Il faut savoir que « Sarah Bertin » était alors une des courtisanes les plus vantées de Paris ; et, disait-on, la plus chère. En ce temps-là , tout le monde ne connaissait pas de vue les impures célèbres et leurs prix n’étaient pas cotés comme aujourd’hui. — Mais, parmi les jeunes gens, on était au fait de ces choses.

À propos de Sarah Bertin précisément, on racontait une anecdote qui faisait rêver les cerveaux des pauvres étudiants.

Un grand seigneur de vingt ans, beau et aimable, avait désiré, paraît-il, lui être présenté. On lui demanda dix mille francs, et il obtint une soirée.

À l’aurore, quittant la belle, il s’était penché vers ses lèvres, et dans un baiser d’adieu plein de reconnaissance et de tendresse, il avait murmuré :

— À ce soir ?…

Et Sarah Bertin, cambrant son beau corps dans son peignoir de dentelle, renversant sa tête alanguie, tandis que ses cheveux se déroulaient sur son épaule blanche, avait répondu :

— Tu es donc bien riche ?

– Sarah Bertin ! s’écrièrent ensemble les étudiants, après le premier moment d’étonnement.

Et puis :

— Tu es assez beau garçon pour lui avoir plu, dit Marius à Jehan.

— Peuh !… le duc de *** était beau garçon aussi.

— Mais… Tu n’as pas sans doute déposé ès mains de sa duègne les dix mille francs de rigueur ?

— Plus souvent ! J’ai usé d’adresse ; et, au fait, le tour est joli. Écoutez :

» Un jour que j’étais allé serrer la main d’un ami, — Baudrillet, vous savez, qui est clerc du fameux avoué Bordier, — je vois traversant l’étude une femme… ah ! lumineuse, radieuse ! Mon ami surprend le coup d’œil que je lance vers elle.

» — Joli morceau, hein ? me dit-il ; c’est Sarah Bertin.

» — Bah ! je ne l’avais pas reconnue d’abord… elle est plus belle encore de près que de loin.

» — Oui, mais « ils sont trop verts !… »

» — Elle a des procès ?

» — Elle est aux abois, mon cher ; son luxe dépasse… ses recettes : — saisie-arrêt sur sa voiture — sur son mobilier.

» — Bah ! Elle a donc beaucoup de créanciers ?

» — Une douzaine — qui ont chargé de leurs intérêts Villardier, le terrible homme d’affaires. — Et elle vient demander à mon patron de la tirer de ses griffes.

» – Ah ! oui-da ! Villardier… il a un fils, ce Villardier, qui a été au collége avec moi.

» — Possible. — Mais le fils n’est pour rien dans l’affaire.

» — Hum !

» Je ne sais quelle idée, vague comme une lueur à travers le brouillard, me passa par l’esprit.

» Sarah Bertin sortit du cabinet de l’avoué et je la revis. Dieu ! qu’elle était belle, animée par la colère !… Et puis… je ne la voyais plus avec les mêmes yeux… non !… Avant, elle m’était apparue comme une étoile… brillante… mais placée si haut, si loin qu’il était inutile à mon imagination même de souhaiter l’atteindre ; maintenant il me semblait qu’en me haussant et en étendant le bras, peut-être… — Enfin n’avez-vous jamais senti de différence entre l’admiration désintéressée qu’on éprouve pour ce qui est hors de votre portée, et la convoitise qui s’allume pour ce qui est difficile à conquérir, mais possible ?… — Avant, pour moi, Sarah Bertin était statue ; tout à coup elle venait de devenir femme.

» Quand je sortis de l’étude sordide qu’elle venait de traverser sans me voir, l’ardent désir brûlait en moi. Je marchais vite, la poitrine haletante ; il me semblait qu’au bout de ma course, par delà cette rue, puis cette autre, je voyais s’entr’ouvrir ces boudoirs capitonnés de soie dont le clerc de Bordier m’avait parlé en m’expliquant le luxe qui coûtait si cher et laissait la courtisane pauvre, malgré les flots d’or versés entre ses doigts.

» Je me remémorais l’anecdote du duc, et le « tu es donc bien riche » me semblait moins effrayant. Il me donnait bien le vertige, mais il ne me faisait plus peur…

» — Voyez-vous ça ! interrompit Marius Lehallier, en souriant, eh ! eh ! petit loup de six mois, tu vas bien ! — Un peu de Champagne, tiens, puisque le vertige ne te fait pas peur…

» — Volontiers, vieux requin. Non ! le vertige, au contraire, a des charmes d’une toute-puissance qu’on n’oublie plus dès qu’on les a sentis. Le vertige ! n’est-ce pas là le but suprême de nos efforts en ce monde ? Que cherchons-nous pour prix de labeurs incessants, de luttes désespérées ? des tentatives de l’audace et des palinodies de la lâcheté ? Quoi ? toujours la même chose ! — le vertige. Ah ! rien ne coûte assez pour payer cela ! car c’est la fin de l’excès… le « par delà » des forces et des plaisirs humains. C’est la conscience perdue, la vie dépassée, l’aspiration de toute notre puissance et de tous nos appétits, de nos rêves et de nos fantaisies, un instant touchée, sentie… réalisée, malgré les défenses de l’impossible.

Et tandis qu’il parlait, ses yeux avaient des lueurs phosphorescentes et des reflets intenses et changeants que regardaient avec étonnement les convives ; ses lèvres frémissantes, des courbes d’une volupté avide que rien ne semblait devoir assouvir. Il était beau et redoutable.

Mais tout à coup il s’arrêta, surprenant les regards de ses camarades, sans doute ; et, trouvant qu’il était monté bien haut, soit pour les oreilles qui l’écoutaient, soit pour la bonne fortune d’occasion qu’il racontait, il se prit à éclater de rire, d’un rire large et strident. Et :

— Bref, dit-il, les mystères de l’antre de la Sirène, autant que sa beauté, enfiévrèrent mon imagination. Je voulus cette femme, et naturellement je me dis que je l’aurais.

– Peste !

– En rentrant chez moi je fouillai la coupe où, dans mon antichambre, s’amoncelaient les cartes de mes visiteurs. J’y trouvai bientôt celle de mon ex-condisciple Charles Villardier, et je la mis, sans parti pris très-arrêté encore, dans la poche de mon gilet. Il y avait, dans la même, jusqu’à deux louis qui se choquaient.

» Le lendemain matin, vers onze heures, j’arrive rue du Helder, chez Sarah Bertin. Naturellement la femme de chambre qui m’ouvre la porte me répond que « madame n’est pas visible. »

— Dites-lui, repris-je, que c’est un clerc de l’étude de son avoué.

» L’effet fut magique. On m’introduisit aussitôt dans le plus délicieux boudoir : des glaces partout, perdues dans des draperies de satin cerise. Dans l’embrasure de la fenêtre une jardinière pleine des fleurs aux parfums pénétrants… Mais qu’importe ? je ne vis plus rien dès qu’elle entra, dans un peignoir de cachemire, fraîche, reposée, ses abondants cheveux cendrés mordus par un peigne de corail, le regard perdu sous ses longs cils noirs, le cou nu, les lèvres entr’ouvertes.

J’essayai une phrase de clerc. Ah ! bien oui, j’eus vite jeté mon personnage d’emprunt pour tomber à ses pieds, lui dire en termes ardents, en phrases insensées, l’amour qui me possédait, et mes désirs de jeune homme, pour lui crier que je donnerais ma vie en échange d’une heure d’amour…

— Tu dois bien jouer cette comédie-là, interrompit Marius qui se représentait en imagination le chérubin aux pieds de la courtisane.

— Ah ! comédie et pas comédie !… Il est certain que j’étais venu là pour rouer cette femme, pour lui ravir par adresse ce que je ne pouvais payer ; il est certain encore que je calculais l’effet de mon attaque et jusqu’au désordre de mes paroles ; mais, avec cela, j’étais cependant poussé par une passion diabolique, et je ne sais ce que j’aurais fait pour l’obtenir.

— Eh bien ?

— Elle fut aussi froide et aussi dédaigneuse qu’une duchesse aurait pu l’être, et sans me répondre, elle étendit la main et tira la sonnette.

— Ah !… s’écrièrent en chœur tous les étudiants, avec un accent d ’étonnement et de réprobation. Puis chacun à son tour :

— Elle est forte !

Elle n ’a pas de cœur !

— Comment faut-il qu’elle ait été trompée !

— À quel âge a-t-elle été vendue ?

— À douze ans, reprit Jehan. Je l’ai su depuis. Et elle en a dix-huit.

— Hélas !

— Reconduisez monsieur, dit-elle à la femme de chambre qui entra.

» Je me levai, mais ayant au cœur une rage folle. En même temps je calculai que le moment de risquer le coup était venu. Je me dirigeai vers la porte, en chancelant, et au moment de la franchir, quand déjà l’inflexible Sarah avait disparu, je poussai un cri étouffé et tombai roide sur le tapis.

» En tombant j’eus soin de chasser hors de la poche de mon gilet la carte de Charles Villardier et mes deux louis.

» On se précipita, cela va sans dire, à mon secours, et au bout de dix minutes, quand elle sut que je ne reprenais pas connaissance, la déesse daigna venir elle-même jeter sur son amoureux inanimé un regard, — dirai-je d’intérêt ? — non, de curiosité.

» Et il me sembla – je voyais un peu à travers mes paupières mi-closes — que demi-intéressée, demi-dédaigneuse, elle se disait :

» — Qu’est-ce que cela peut être que ce garçon-là ?

» Précisément un domestique ramassa la carte ; elle fit un signe, on la lui tendit – cette fois je ne me trompais pas, l’éclair d’une idée passa dans ses yeux. Je n’en attendis pas davantage, et je revins à moi.

» Les domestiques venaient de ramasser aussi les deux louis qui avaient roulé. Ils me les présentèrent en même temps que la carte, comme j’ouvrais les yeux. Je pris machinalement la carte ; quant aux louis — mes uniques ! et nous étions au milieu du mois, – je les repoussai d’un geste alangui en murmurant : « Gardez !… »

» On m’avait assis sur un fauteuil, entre la porte et la cheminée ; la femme de chambre me faisait respirer des sels ; le laquais attendait qu’on lui donnât quelqu’ordre.

» — Laissez-nous, dit Sarah Bertin après un moment d’incertitude.

» Ses domestiques sortirent, et je demeurai seul avec elle ; moi reprenant mes sens peu à peu, et sans oser faire un mouvement ni dire un mot : attendant tout désormais de son initiative ; elle, accoudée au marbre de la cheminée et dardant sur moi des regards singuliers.

» — Vous m’aimez donc bien ! dit-elle enfin.

» La glace était rompue. J’avais tout à l’heure épuisé les expressions les plus vives de la passion ; cette fois je ne répondis pas et me pris à pleurer.

— Comédien ! dit un des convives.

» — Mais non, je vous assure ; je tirais parti seulement de mon excitation nerveuse - et vraiment j’éprouvais des émotions incroyables ! désir, attente, multipliés dix fois par l’espérance et par la crainte. C’était en même temps l’impatience de l’amant, l’angoisse du joueur, la volonté du capitaine montant à l’assaut d’une redoute ennemie.

» Elle me prit les mains, puis me baisa les yeux… Alors… — Ah ! s’il y avait en moi une partie de comédien, en elle y avait-il une partie de passion ?… Quelle femme !… — Je veux être riche.

Il y eut un silence, pendant lequel les étudiants regardèrent Jehan avec curiosité.

— Et d’une voix délicieusement caressante elle murmura :

» — À présent, Charles, m’aimeras-tu encore ?

» Ce « Charles » me tira de l’extase. — Depuis quelques minutes, – enfant que je suis ! — j’oubliais que je n’étais pas aimé pour mon amour et mes vingt ans, et que c’était à Charles Villardier que Sarah Bertin avait ouvert ses bras. Je me réveillai, l’esprit déjà libre, et je répondis l’éternelle réponse de la politesse :

» — Toujours.

» Nous déjeûnames ensemble, gaiement, et la belle Sarah, devenue tendre, ne me disputa pas les menus suffrages de l’amour. Je demeurai là jusqu’à deux heures, me laissant aller à la dérive du plaisir. Négligemment elle me dit :

» — Ton père est un Turc, tu sais ? j’ai des créanciers ; il me persécute en leur nom — j’espère bien que tu vas y mettre ordre…

» Pourquoi revins-je chez moi avec l’envie de la déchirer ? N’importe, le lendemain, j’avais grand’soif de la revoir…

» — Et l’as-tu revue ?

» — Diable ! on ne recommence pas deux fois de ces coups-là… Je me figure que depuis elle a dû recevoir quelques papiers timbrés lancés par le Villardier ; et je vois d’ici le billet de reproches qu’elle aura écrit à mon camarade Charles !…

Et Jehan se prit à rire d’un rire nerveux ; et les étudiants, eux, de rire tout franchement, en faisant cent gorges chaudes.

« Le Sire de Château-Gaillard », comme ils l’appelaient en plaisantant, grandit encore à leurs yeux de quelques coudées. Tudieu ! ce n’était point là un garçon pétri du limon vulgaire : quelle audace ! que de passion et de calcul, d’impudence et de présence d’esprit !

Le seul Marius, homme grave, qui passait pour un puritain, ne riait pas.

– Est-ce que tu ne trouves pas que c’est un bon tour ? lui demanda son voisin.

– Soit, mais j’aime autant ne l’avoir pas fait, répondit-il sotto-voce.

Mais cette note discordante se perdit dans le concert des louanges, des brocards, des exclamations. — On porta la santé de l’infortuné Charles Villardier, de Sarah Bertin, et de l’heureux vainqueur, qui fut salué de cent jeux de mots combinés de son nom et de son prénom, et dont le mieux trouvé fut : « Don Juan de Fameux Gaillard ! »