Michel Lévy frères, éditeurs (p. 1-18).

CHATEAU-GAILLARD



PROLOGUE

1812


I

Nous sommes au faubourg Saint-Honoré, dans un hôtel de grande mine.

Madame, bien que souffrante et gardant le lit depuis plusieurs mois, reçoit la cour et la ville. Elle est d’ailleurs assez haut placée par sa fortune, son élégance, sa beauté, sa notoriété mondaine et le rang de son mari, pour se permettre de « tenir une ruelle » comme on disait encore.

Traversons le vestibule, où bâillent discrètement deux ou trois valets poudrés et galonnés ; montons l’escalier garni d’hortensias en fleurs, traversons l’antichambre, où vient vous recevoir une gentille soubrette de dix-huit ans en robe de guingamp rose et en tablier de percale festonné à dents de loup ; puis le salon tendu de point des Gobelins, meublé de consoles d’acajou à pilastres enrichis de cuivres ciselés par Gouttières, de fauteuils assortis et de tabourets à l’X ; et, entrons dans le sanctuaire.

Madame, les cheveux noués à l’antique sur le sommet de la tête, est languissamment couchée dans un lit de Jacob en forme de gondole, posé sur quatre cygnes, drapé de soie bleue et négligemment recouvert d’un cachemire orange, en guise de courte-pointe.

À portée de sa main, sur un somno, sont des journaux ; l’Almanach des modes, quelques numéros de l’Hermite de la chaussée d’Antin ; au fond du lit une glace à demi enveloppée par des draperies ; au pied, une vaste jardinière remplie de fleurs rares ; dans un coin, une harpe ; entre les fenêtres un piano chargé de sonates et de romances ; ailleurs, une psyché, une commode, une table à ouvrage ; à terre un frais tapis de la Savonnerie à rosaces ; çà et là, des siéges en bois doré recouverts de soie brochée ; sur les murs, des tentures de même soie plissées en tuyaux d’orgues, et attachées par des patères dorées à une frise de stuc ; sur la cheminée une pendule de Ravrio entre des vases de Sèvres peints par Dagoty ; et à l’entour de la glace, des portraits de Boilly et des miniatures d’Isabey…

C’est assez, n’est-ce pas, lecteur ? et vous savez que la femme chez qui je vous introduis est une des reines de Paris, qu’elle y donne le ton, qu’elle est coquette, qu’elle est aimée, et qu’elle a un mari qui la gâte et lui laisse faire ses quatre volontés.


II

M. Hérouard avait surgi sous les dernières années de la République ; de simple commis chez un banquier il était promptement devenu l’associé, puis le gendre et le successeur de son patron. Ses rares capacités financières lui valurent bientôt une place à part dans la haute banque parisienne ; il sut se rendre utile au moment du blocus, continental et obtint, en récompense, un poste élevé en Amérique comme agent diplomatique Français ; quelque chose comme un consulat général qui avait l’importance d’une ambassade.

J’ai dit que madame Hérouard était souffrante ; mais qu’avait-elle au juste ? On ne le savait pas ; c’étaient les nerfs sans doute ; ou bien le chagrin du veuvage, car monsieur était absent depuis plus de quinze mois. Que si vous me demandez pourquoi madame ne l’avait pas suivi en Amérique, je vous répondrai que le docteur Alibert l’avait défendu, madame étant délicate, et la traversée rude et longue.

Ce même docteur Alibert venait tous les jours voir la malade, conseillait le repos et la distraction, et parfois permettait une promenade le soir, en voiture.

Aussi avait-on aperçu, — c’était l’été — le gracieux visage de madame Hérouard, au fond d’un coupé, à la porte de Tortoni. Un beau jeune homme prenait soin d’elle ; ajustant l’ample schall qui la couvrait ; relevant ou abaissant, à propos, les glaces du coupé.

Ce jeune homme, d’ailleurs, était bien connu dans l’entourage de l’intéressante malade. On le trouvait assidu, chaque jour, à aller prendre de ses nouvelles et lui conter les bruits de la ville. Il jouait avec les enfants, et quelquefois reconduisait le docteur Alibert, à travers le salon, jusqu’à l’escalier.

Visiteurs et visiteuses lui faisaient fête : car Lucien Mériot n’était pas seulement un élégant renommé au manège Sourdis et au jeu de paume Charrier ; portant à ravir le frac vert saule, la culotte de tricot et les bottes de Sakowsky. C’était encore, c’était surtout un poëte déjà célèbre et promis, disait-on, à de hautes destinées ; et, en attendant, auditeur au conseil d’État.

Voulait-elle confondre son ami dans le nombre, ou l’encadrer ? le perdre, ou le mettre en valeur ? je ne sais. Mais madame Hérouard avait ouvert sa maison au monde littéraire de son temps. On y rencontrait à la fois les célébrités faites et les réputations futures : Étienne, Jouy, Delille, Baour-Lormian, y coudoyaient Lebrun, Ducis, Piis, Dupaty, Boïeldieu, Dalvimare, sans parler d’un jeune statuaire, élève de Lemot, — Pradier ; d’Auber, alors au début de ses succès de salon qui précédèrent ses succès de théâtre ; d’Auber, gai, spirituel, aimable ; et d’un tout jeune homme, aux traits purs, à la taille élancée, que sa triple qualité de dandy, de collaborateur de Jouy et de secrétaire-rédacteur au cabinet de l’empereur, désignait dès alors à l’attention, et qui, après avoir fait partie de la rédaction du Nain Jaune et du Journal des Débats sous la Restauration, devait devenir un des sénateurs les plus connus du second Empire.

Mais n’énumérons pas, un à un, les artistes et les lettrés qui se mêlaient dans le salon ou la ruelle de madame Hérouard aux brillants officiers presque par tout alors tenant le haut du pavé, et aux hommes politiques pressentant déjà qu’aux triomphes bruyants des capitaines succéderait, à un moment donné, la suprématie des diplomates et des avocats ; nous aurions trop à faire, car parmi cette élite de la société parisienne d’alors, se trouvaient bien des individualités qui, à des titres divers, devaient appartenir à l’histoire.

Qu’il suffise de savoir que là se rencontraient les hommes les plus marquants et les femmes les plus élégantes ; et que, si les hommes enviaient secrètement la faveur dont Lucien paraissait jouir auprès de la belle dolente, les femmes n’avaient l’air de remarquer ni ses assiduités, ni ses privilèges.

Heureuse et puissante madame Hérouard ! les poëtes venaient lui lire leurs vers frais éclos ; les musiciens lui dédiaient leurs romances ; les diplomates et les militaires ébauchaient chaque jour, en marivaudant autour d’elle, une carte d’Europe nouvelle ; les couturières en vogue venaient prendre son avis avant de lancer telle ou telle mode, les bijoutiers lui présenter leurs parures les plus belles ; son mari lui avait fait venir d’Asie un des premiers cachemires…

Et les jeunes femmes ne la déchiraient pas, et les vieilles semblaient par un tacite accord couvrir d’une aimable indulgence les égarements d’un trop long veuvage !…

Oui, heureuse madame Hérouard !… et heureuse surtout quand les indifférents partis, ses enfants éloignés et les portes closes à tous, sauf à sa femme de chambre confidente, elle attirait, vers elle, Lucien enivré, pour lui murmurer doucement à l’oreille :

— Tu vois ! personne ne se doute de rien… et pourtant, quelques jours encore et tu seras père … Ah ! comme il te ressemblera ! Mais tu le soigneras bien, au moins !

Et qu’un baiser passionné scellait sur ses lèvres la réponse de son amant.

III

Mais soudain, un jour, en décachetant une lettre, dont déjà la suscription l’avait fait pâlir, madame Hérouard jeta un cri :

— Nous sommes perdus !

— Quoi ? s’écria Lucien, plus pâle encore que sa maîtresse : il revient ?

— Il arrive !… il est arrivé, peut-être… mon Dieu ! Tiens, lis… calcule…

Et tous deux, tandis que la femme de chambre gardait la porte, émue elle-même, frissonnant et comprenant toute la gravité de la situation, se jetèrent éperdus dans les bras l’un de l’autre ; ce furent des cris étouffés d’abord ; puis des sanglots ; puis des baisers entrecoupés d’exclamations sinistres.

— C’est la honte ! le scandale, la vengeance… Je ne l’attendrai pas !

— Eh bien, il me tuera… ou je le tuerai…

— Tais-toi ! et mourons ensemble avant son arrivée !…

— Fuyons plutôt !

— Et comment ? — Où ? — Dans mon état ? quand chaque jour j’attends ma délivrance ?

— Je t’en conjure ; calme-toi ; attends.

— Quoi ! n’as-tu pas compris ? Parti de New York le 12 avril, il a dû aborder au Havre peu de jours après cette lettre venue par voie anglaise et, par conséquent, retardée… Compte donc ! Qui sait ? à l’heure présente, il est en chaise de poste peut-être, et accourt du Havre à Paris. Attendre ? rester là ?… et d’heure en heure je puis redouter sa présence !

Lucien pressait en silence sa belle amie sur son cœur, mais il ne savait que lui répondre. Les vagues rassurances n’étaient pas de saison ; et, d’autre part, le coup était encore trop récent pour que les idées de salut eussent le temps de naître. Pendant une heure, à peu près, il demeura comme abasourdi, les yeux atones, le visage morne, cherchant à apaiser sa maitresse avec des caresses, comme on apaise un enfant qui pleure parce qu’il a du mal.

Mais c’était un homme. Sans savoir encore ce qu’il allait faire, il comprit qu’il fallait agir, défendre cette femme, la sauver.

Quand donc il eut rassemblé quelques idées, l’expression accablée de son visage s’effaça pour faire place à une expression grave et ferme. Sa parole prit un ton d’autorité. Il maintint doucement la malade dans son lit, enjoignit à la femme de chambre de faire défendre la porte, de ne pas quitter sa maîtresse ; puis :

— Ma bien chère Éléonore, votre mari, quelque rapide qu’ait été son voyage, et quelque diligence qu’il fasse du Havre à Paris, ne peut arriver avant quatre ou cinq jours. Rassurez-vous donc. D’ici ce temps j’aurai pourvu à votre sûreté — et même à votre honneur. Comment ? Je n’en sais rien encore, mais cela sera. Ayez confiance. Vous m’avez livré votre honneur, j’en suis responsable. Je vous quitte pendant quelques heures ; attendez-moi en paix. Jusque-là ne recevez personne. Le trouble qui vous agite pourrait se lire sur votre visage. Ayez la migraine pour tout le monde, et cependant assurez en même temps votre santé, vos forces, et votre courage. Quoi que je puisse vous proposer, vous aurez besoin de l’énergie morale, et du ressort physique. Et puis songez à cet enfant adoré qui va naître et qui est le nôtre… auquel je veux consacrer ma vie entière et qui sera notre doux lien à travers les années.

Quand il revint, le soir, Lucien avait un plan. D’un signe il éloigna la femme de chambre, qui emmena les enfants ; et, toutes portes closes, il dit à Éléonore :

— Il faut d’abord que votre mari ne vous trouve pas ici ; il faut ensuite que votre absence s’explique naturellement et ne donne pas de prise aux soupçons : je me suis surtout préoccupé de ces deux points. Il faut ensuite songer à votre salut et à celui de notre enfant. Je n’ai trouvé qu’un moyen. Vous allez me répondre qu’il est absurde et vous aurez raison. Mais il n’y a que l’impossible qui réussit. Et puis nous n’avons pas le choix des moyens.

— Je le sais. Sauvez-moi donc à tout prix et fallût-il risquer ma vie…

— Peut-être…

– Eh bien, dites !

– Voici mon projet : demain, vous recevrez comme à l’ordinaire, et vous paraîtrez particulièrement gaie et bien portante. Vous annoncerez à votre cercle l’arrivée de M. Hérouard, et vous manifesterez l’intention d’aller au-devant de lui… :

– Moi ? qui garde le lit depuis quatre mois !…

— Que voulez-vous ? Il faut se résigner à cette invraisemblance ; on dira que vous faites une folie. Eh bien ! qu’importe ? Si après on vous voit revenir avec votre mari, nul ne s’étonnera de vous trouver un peu souffrante…

— Avec mon mari ?…

— Je vous ai dit que mon plan était insensé. Ce désir d’aller au-devant de votre mari, vous ne l’annonceriez d’ailleurs qu’en manière de projet en l’air ; de façon enfin qu’on le prenne pour une rêverie de malade demain, et qu’après-demain, en vous trouvant réellement partie, le monde ne soit pas surpris comme par un coup de foudre. Après-demain vous partez en chaise de poste, au vu et au su de tous vos gens, emmenant votre femme de chambre, n’emportant que le bagage qui convient à une course de huit à dix jours, recommandant bien vos enfants à la gouvernante. Remarquez que, par ce beau mois de septembre, vous n’avez point de parents à Paris auxquels vous deviez faire part de vos intentions, et qui puissent à cet égard vous faire des remontrances. La saison vous autorise aussi à partir chaudement vêtue, car les nuits peuvent devenir fraîches. Vous vous envelopperez donc bien. Vos gens d’ailleurs ne prendront pas garde à ces détails, parce qu’ils ne se doutent de rien…

— Qui sait ?

– En partant vous multiplierez les recommandations, minutieusement, et vous promettrez à tous et à chacun bonne récompense si au retour vous trouvez les choses selon vos ordres. Et, en effet, au retour vous serez généreuse.

– Reviendrai-je ? fit-elle avec mélancolie.

— Il y a un Dieu pour les amants !

— Et vous me conduirez ?

— Voilà ou vous allez me prendre pour un fou ! Je vous conduirai au Havre.

Les yeux seuls de madame Hérouard, cette fois, interrogèrent Lucien.

— Écoutez, dit-il, je pourrais sans doute vous conduire en cent endroits qui sembleraient mieux lieu d’asile ; mais, vers quel but pouvons-nous aller avec plus de sûreté ? En quelque lieu que vous vous cachiez, si vous vous cachez, il faudra prendre un faux nom et faire une déclaration de naissance illégitime ; laisser voir à un certain nombre de gens, à des mercenaires, que vous êtes dans une situation inavouable. Votre charmant visage est bien connu à Paris. Tant de gens, dont vous ne soupçonnez pas l’existence, vous ont ad mirée à Longchamps dans votre équipage, ou bien dans votre loge à l’Opéra ! Par simple curiosité ces gens chercheraient à savoir votre secret. Et pourquoi pas par intérêt ? Plus tard bien des complications pourraient se produire, en supposant que, dès demain, vos traces ne soient pas suivies et que vous ne vous trouviez pas prise en votre retraite comme en un traquenard.

Elle frissonna.

— Sauvez-moi de cela surtout ! s’écria-t-elle.

— Dans notre chaise de poste, et avec votre passeport légitime, vous êtes chez vous ; pas de curiosités éveillées, pas de cupidités à l’affût. Enfin… ma bien-aimée, pardonnez-moi, mais j’ose prévoir les éventualités les plus épouvantables et, vous connaissant comme je vous connais, je sais que, même dans la mort, vous ne voudriez pas emporter le déshonneur.

Les yeux d’Éléonore s’éclairèrent d’un jet de flamme.

— Ah ! s’écria-t-elle, tu me devines bien, toi ! Oui… avant tout que l’honneur soit sauf… Si je vis, que ce soit pour garder mon nom, mon rang, ma fortune… ma royauté tout entière ! Si je meurs… eh bien, que ce soit pour être pleurée… de mes enfants… de mon mari !

Et haute, fière, orgueilleuse, elle se souleva sur son lit avec une énergie souveraine. Il y a des natures à qui la honte est impossible, et qui ne sauraient courber le front, ni pour avouer ni pour mentir. Peut-être est-ce là tout ce qui sépare quelquefois des déclassées les reines de ce monde.

— Voilà pourquoi j’ai imaginé un coup d’audace qui peut tout sauver, reprit Lucien. - Écoute :

— La chaise de poste dans laquelle tu partiras d’ici seule avec Annette te conduira jusqu’à Mantes. Là tu me trouveras à l’hôtel du Grand-Cerf qui est l’hôtel achalandé de la ville, celui où tous les voyageurs de ton rang s’arrêtent…

– Mais alors ?…

– Tu vas m’objecter que ton mari aussi peut s’arrêter dans cet hôtel : c’est peu probable. Il y a deux routes pour aller de Paris à Rouen ; celle d’en haut, et celle d’en bas. La première, plus courte, part de Saint-Denis et, de Pontoise, va droit à Rouen par Magny et quelques petites villes insignifiantes ; c’est celle des voyageurs pressés, des gens d’affaires : la seconde suit à peu près le cours de la Seine par Meulan, Mantes, Vernon, Louviers, Pont-de-l’Arche : c’est celle des touristes. M. Hérouard évidemment arrivera par la route d’en haut. Mais rien que de naturel à ce qu’une femme délicate et souffrante prenne celle d’en bas, qui est pourvue de bons gîtes.

– Ainsi de Paris à Rouen pas de rencontre à redouter ?

— Non, à moins de complications impossibles à prévoir.

— Et de Rouen au Havre ?

– De Rouen au Havre la manœuvre est plus difficile ; mais irons-nous bien jusqu’au Havre ? Le tout d’abord est de partir et d’arriver à Mantes. Tu m’y trouveras, hôtel du Grand-Cerf : je serai en compagnie d’une femme que je nommerai ma mère, et qui semblera aussi un peu souffrante. – Ah ! il est convenu que tu voyages à petites journées !… Nous aussi. Je m’arrangerai pour que nous dînions ensemble. Tout en causant tu te plaindras de ta chaise de poste, qui sera, selon toi, incommode et mal suspendue : j’en prendrai occasion pour faire l’éloge de la nôtre, qui sera vaste et admirablement installée. Bref, nous nous arrangerons pour continuer la route de compagnie, et tu renverras ta chaise à Paris.

» La conversation qui rendra cette combinaison naturelle et plausible, tu l’imagines. Allant tous au Havre et voyageant du même train, rien de plus simple que notre arrangement. Mais en même temps, la gentille Annette dînant à la cuisine devra causer. Elle dira ton nom, et te donnera une maladie quelconque ; racontera que tu cours au-devant de ton mari, et que c’est une grande folie dans l’état de ta santé.

— Je comprends. Si M. Hérouard, arrivant à Paris et ne m’y trouvant pas, se prenait à suivre mes traces…

— Justement ; le témoignage de l’hôtesse serait un commencement d’explication à la suite des choses.

– De Mantes nous partons ensemble, ma mère et toi dans le fond de la voiture, Annette et moi sur le devant. Cette chaise de poste, ma bien-aimée, sera ta maison, ta chambre, jusqu’à l’heure de la délivrance. Il va sans dire que la femme qui m’accompagnera sera une habile sage-femme. Eh bien, l’enfant que tu comptais mettre au monde ici, seule entre Annette et moi, nous l’attendrons sur une grande route en chaise de poste. Tu auras du courage, moi je tâcherai d’avoir de la présence d’esprit, et les postillons eux-mêmes pourront ne se douter de rien.

– Bien. Et, l’enfant né ?

– Je descendrai au premier relai ; je l’emporterai roulé dans mon manteau. Tu continueras la route seule avec Annette et la sage-femme, jusqu’à un endroit convenu, où tu t’arrêteras et où je devrai vous retrouver.

— Je ne m’arrêterai pas un jour, pas une heure ! Je ferai tourner bride et reviendrai chez moi.

– Tu sauveras ta vie d’abord ; car une fois l’enfant et moi partis, l’honneur sera sauf, et tout peut s’expliquer au besoin… J’exige que tu te conformes aux prescriptions de la matrone.

– J’obéirai donc. Et maintenant, l’enfant ?

— J’en aurai soin… comme du mien ; Éléonore, ne crains rien.

— Mais encore ?

– Eh ! bien ! je gagnerai une bourgade assez éloignée. Là, je ferai la déclaration de naissance, et chercherai une bonne nourrice à laquelle je laisserai notre cher petit.

– La déclaration de naissance sera ?

– Père et mère inconnus. C’est la meilleure en pareil cas, parce qu’elle réserve tout. En même temps, d’ailleurs, je me chargerai d’élever l’enfant.

– Et… on acceptera ?… Comment ?

— Que répondre à un homme qui vient présenter un enfant devant l’officier de l’état civil, en disant : « Voilà un enfant que je viens de trouver, au coin d’un chemin, je l’ai ramassé, je l’apporte, il m’intéresse ; j’ai quelque fortune ; ma position sociale est honorable, je me charge de pourvoir à ses besoins ? »

— Rien, en effet, il me semble.

— Cette promesse faite par devant le juge de paix constitue.ce que le Code Napoléon appelle la tutelle officieuse, qui est un acheminement à l’adoption.

— Ce que tu feras sera bien fait, mon ami. Au demeurant, je t’aime et tu es son père.

– Sois tranquille, et repose-t’en sur moi, Éléonore.

– Eh bien, mon honneur, ma vie, la sienne et sa destinée, je remets tout entre tes mains… Que cette suprême confiance, au moins, soit mon excuse pour m’être abandonnée.

— Chère !

— Ah ! Je ne trompe pas ma conscience, mon ami, dit elle, avec l’accent d’une profonde mélancolie, je

— sais que je suis coupable… J’ai honte de ce mensonge et de cette comédie que je vais jouer au plus digne, au plus noble des hommes… — Je la jouerai pourtant, — et de mon mieux ! reprit-elle avec une fermeté soudaine, car c’est le seul parti que nous ayons à prendre ; et l’heure du danger n’est pas celle du repentir. À demain donc la préparation du monde ; à après-demain matin le départ ; au soir du même jour la rencontre à Mantes… Et, à l’avenir, l’expiation.

Sous presque toutes ces Parisiennes frèles, délicates, petites-maitresses, en cherchant bien, on trouve une héroïne.

IV

Peu de jours après, Lucien Mériot se présentait à la mairie des Andelys et y déclarait un enfant du sexe masculin, qu’il venait de trouver, disait-il, dans les ruines du Château-Gaillard.

Il lui donna les noms de Jean-Victor-Eugène de Château-Gaillard, en assuma la charge, donna au maire son nom et son adresse à Paris, choisit la plus belle nourrice du pays, la paya grassement et lui annonça qu’il viendrait une fois le mois savoir des nouvelles du poupon.

Et quand maire, juge de paix, et nourrice eurent regardé, en souriant à demi, le nouveau Saint-Vincent de Paule, tout fut dit.

Vers le même temps, madame Hérouard rentrait à Paris ; – fatiguée de son voyage, disait sa jeune soubrette, et un peu plus souffrante qu’avant son départ.

Tout précisément, M. Hérouard était arrivé de la veille et s’apprêtait à repartir pour rejoindre sa femme.

On s’était croisé ; pendant que madame suivait le cours de la Seine, monsieur arrivait par les hauteurs. Monsieur ne trouva pas de paroles pour remercier madame de cette preuve d’amour, et quand madame, qui prit le lit au débarqué, fut un peu reposée, elle serra tendrement les mains de son mari et exprima plusieurs fois son plaisir de se voir au milieu des siens.

Jamais famille plus charmante et plus unie ne s’était vue ; c’était à qui le dirait, dans le monde, à Paris ; et à qui vanterait aussi les cadeaux magnifiques rapportés par M. Hérouard à sa femme.


L’hiver suivant, les salons de l’hôtel du faubourg Saint Honoré s’ouvrirent à deux battants. Il y eut des fêtes brillantes et l’on y retrouva parmi la foule des désœuvrés et des élégantes les amis plus intimes que la gracieuse hôtesse avait choisis dans le monde des lettres et des arts.

Lucien y parut à son tour, juste assez pour que les commensaux ordinaires du logis ne remarquassent pas qu’il se faisait rare, et pour que M. Hérouard ne trouvât pas qu’il était assidu.

Au reste M. Hérouard l’aima fort, avant peu de temps ; et le poëte-auditeur devint, le plus naturellement du monde, un des meilleurs amis de la maison.